LES CONSULTATIONS
DU DOCTEUR NOIR.
PETIT FRAGMENT D’UN GROS LIVRE.

PREMIÈRE CONSULTATION.


STELLO,
OU
LES DIABLES BLEUS (BLUE DEVILS).
(SUITE[1].)
CHAPITRE XII.
Une idée pour une autre.

Lorsque le désespérant docteur eut achevé son histoire, Stello demeura long-temps muet et abattu. Il savait, comme tout le monde, la fin douloureuse de Gilbert ; mais, comme tout le monde, il se trouva pénétré de cette sorte d’effroi que nous donne la présence d’un témoin qui raconte. Il voyait et touchait la main qui avait touché et les yeux qui avaient vu. Et, plus le froid conteur était inaccessible aux émotions de son récit, plus Stello en était pénétré jusqu’à la moelle des os. Il éprouvait déjà l’influence de ce rude médecin des âmes, qui, par ses raisonnemens précis et ses insinuations préparatrices, l’avait toujours conduit à des conclusions inévitables. Les idées de Stello bouillonnaient dans sa tête et s’agitaient en tous sens ; mais elles ne pouvaient réussir à sortir du cercle redoutable où le docteur noir les avait enfermées, comme un magicien. Il s’indignait à l’histoire d’un pareil talent et d’un pareil dédain ; mais il hésitait à laisser déborder son indignation, se sentant comprimé d’avance par les argumens de fer de son ami. Des larmes gonflaient ses paupières, et il les retenait en fronçant les sourcils. Une fraternelle pitié remplissait son cœur. En conséquence, il fit ce que trop souvent l’on fait dans le monde, il n’en parla pas, et exprima une idée toute différente.

— Qui vous dit que j’aie pensé à une monarchie absolue et héréditaire, et que ce soit pour elle que j’aie médité quelque sacrifice ? D’ailleurs, pourquoi prendre cet exemple d’un homme oublié ? Combien, dans le même temps, n’eussiez-vous pas trouvé d’écrivains qui furent encouragés, comblés de faveurs, caressés et choyés ?

— À la condition de vendre leur pensée, reprit le docteur ; et je n’ai voulu vous parler de Gilbert que parce que cela m’a été une occasion de vous dévoiler la pensée-intime monarchique touchant messieurs les poètes, et nous convenons bien d’entendre par poètes tous les hommes de la Muse ou des Arts, comme vous le voudrez. J’ai pris cette pensée secrète sur le fait, comme je viens de vous le raconter, et je vous la transmets fidèlement. J’y ajouterai, si vous voulez bien, l’histoire de Kitty Bell, en cas que votre dévouement politique soit réservé à cette triple machine assez connue sous le nom de monarchie représentative. Je fus témoin de cette anecdote en 1770, c’est-à-dire dix ans précisément avant la fin de Gilbert.

— Hélas ! dit Stello, êtes-vous né sans entrailles ? N’êtes-vous pas saisi d’une affliction interminable en considérant que chaque année dix mille hommes en France, appelés par l’éducation, quittent la table de leur père pour venir demander, à une table supérieure, un pain qu’on leur refuse ?

— Eh ! à qui parlez-vous ? je n’ai cessé de chercher toute ma vie un ouvrier assez habile pour faire une table où il y eut place pour tout le monde ! Mais, en cherchant, j’ai vu quelles miettes tombent de la table monarchique : vous les avez goûtées tout à l’heure. J’ai vu aussi celles de la table constitutionnelle, et je vous en veux parler. Ne croyez pas qu’en ce que j’ai dessein de vous conter il se trouve la plus légère apparence d’un drame, ni la moindre complication de personnages nouant leurs intérêts tout le long d’une petite ficelle entortillée que dénoue proprement le dernier chapitre ou le cinquième acte : vous ne cessez d’en faire de cette sorte sans moi. Je vous dirai la simple histoire de ma naïve Anglaise Kitty Bell. La voici telle qu’elle s’est passée sous mes yeux.

Il tourna un instant dans ses doigts une grosse tabatière où étaient entrelacés, en losange, les cheveux de je ne sais qui, et commença ainsi :

CHAPITRE XIII.
Histoire de Kitty Bel.

Kitty Bell était une jeune femme comme il y en a tant en Angleterre, même dans le peuple. Elle avait le visage tendre, pâle et allongé, la taille élevée, mince, et avec de grands pieds et quelque chose d’un peu maladroit et décontenancé que je trouvais plein de charme. À son aspect élégant et noble, à son nez aquilin, à ses grands yeux bleus, vous l’eussiez prise pour l’une des belles maîtresses de Louis xiv, dont vous aimez tant les portraits sur émail, plutôt que pour ce qu’elle était, c’est-à-dire une marchande de petits gâteaux. Sa petite boutique était située près du parlement ; et quelquefois, en sortant, les membres des deux chambres descendaient de cheval à sa porte, et venaient manger des buns ou des mince-pies en continuant la discussion sur le bill. C’était devenu une sorte d’habitude par laquelle la boutique s’agrandissait chaque année, et prospérait sous la garde des deux petits enfans de Kitty. Ils avaient huit ans et dix ans, le visage frais et rose, les cheveux blonds, les épaules toutes nues, et un grand tablier blanc devant eux, tombant comme une chasuble.

Le mari de Kitty, master Bell, était un des meilleurs selliers de Londres, et si zélé pour son état, pour la confection et le perfectionnement de ses brides et de ses étriers, qu’il ne mettait presque jamais le pied à la boutique de sa jolie femme dans la journée. Elle était sérieuse et sage ; il le savait, il y comptait, et je crus, en vérité, qu’il n’était pas trompé.

En voyant Kitty, vous eussiez dit la statue de la paix. L’ordre et le repos respiraient en elle, et tous ses gestes en étaient la preuve irrécusable. Elle s’appuyait à son comptoir et penchait sa tête dans une attitude douce en regardant ses beaux enfans. Elle croisait les bras, attendait les passans avec la plus angélique patience, et les recevait ensuite en se levant avec respect, répondait juste et seulement le mot qu’il fallait, faisait signe à ses garçons, ployait modestement la monnaie dans du papier pour la rendre, et c’était là toute sa journée, à peu de chose près.

J’avais toujours été frappé de la beauté et de la longueur de ses cheveux blonds, d’autant plus qu’en 1770 les femmes anglaises ne mettaient plus sur leur tête qu’un léger nuage de poudre, et qu’en 1770 j’étais assez disposé à admirer les beaux cheveux attachés en large chignon derrière le cou et détachés en longs repentirs devant le cou. J’avais d’ailleurs une foule de comparaisons agréables au service de cette belle et chaste personne. Je parlais assez ridiculement l’anglais, comme nous faisons d’habitude, et je m’installais devant le comptoir, mangeant ses petits gâteaux et la comparant. Je la comparais à Pamela, ensuite à Clarisse, un instant après à Ophélia, quelques heures plus tard à Miranda. Elle me faisait verser du ginger-beer, et me souriait avec un air de douceur et de prévenance, comme s’attendant toujours à quelque saillie extrêmement gaie de la part du Français ; elle riait même quand j’avais ri. Cela durait une ou deux heures, après quoi elle me disait qu’elle me demandait bien pardon, mais ne comprenait pas l’allemand. N’importe, j’y revenais, sa figure me reposait à voir. Je lui parlais toujours avec la même confiance, et elle m’écoutait avec la même résignation. D’ailleurs ses enfans m’aimaient pour ma canne à la Tronchin qu’ils sculptaient à coups de couteau ; un beau jonc pourtant !

Il m’arriva quelquefois de rester dans un coin de sa boutique à lire le journal, entièrement oublié d’elle et des acheteurs, causeurs, disputeurs, mangeurs et buveurs qui s’y trouvaient, c’était alors que j’exerçais mon métier chéri d’observateur. Voici une des choses que j’observai :

Tous les jours, à l’heure où le brouillard était assez épais pour cacher cette espèce de lanterne sourde que les Anglais prennent pour le soleil, et qui n’est que la caricature du nôtre, comme le nôtre est la parodie du soleil d’Égypte, cette heure, qui est souvent deux heures après midi ; enfin, dès que venait l’entre-chien-et-loup, entre le jour et les flambeaux, il y avait une ombre qui passait une fois sur le trottoir, devant les vitres de la boutique, Kitty Bell se levait sur-le-champ de son comptoir, l’aîné de ses enfans ouvrait la porte, elle lui donnait quelque chose qu’il courait porter dehors, l’ombre disparaissait, et la mère rentrait chez elle.

— « Ah ! Kitty ! Kitty ! dis-je en moi-même, cette ombre est celle d’un jeune homme, d’un adolescent imberbe ! Qu’avez-vous fait, Kitty Bell, que faites-vous Kitty Bell ? Kitty Bell, que ferez-vous ? cette ombre est élancée et leste dans sa démarche. Elle est enveloppée d’un manteau noir qui ne peut réussir à la rendre grossière dans sa forme. Cette ombre porte un chapeau triangulaire dont un des côtés est rabattu sur les yeux, mais on voit deux flammes sous ce large bord, deux flammes comme Prométhée les dut puiser au soleil. »

Je sortis en soupirant, la première fois que je vis ce petit manége, parce que cela me gâtait l’idée que j’avais de ma paisible et vertueuse Kitty ; et puis vous savez que jamais un homme ne voit, ou ne croit voir, le bonheur d’un autre homme auprès d’une femme sans le trouver haïssable, n’eût-il nulle prétention pour lui-même ?… La seconde fois je sortis en souriant, je m’applaudissais de ma finesse pour avoir deviné cela, tandis que tous les gros lords et les longues ladies sortaient sans avoir rien découvert. La troisième fois je m’y intéressai, et je me sentis un tel désir de recevoir la confidence de ce joli petit secret, que je crois que je serais devenu complice de tous les crimes de la famille d’Agamemnon, si Kitty Bell m’eût dit : Oui, monsieur, c’est cela même.

Mais non, Kitty Bell ne me disait rien. Toujours paisible, toujours placide comme au sortir du prêche, elle ne daignait pas même me regarder avec embarras, comme pour me dire : Je suis sûre que vous êtes un homme trop bien élevé et trop délicat pour en rien dire ; je voudrais bien que vous n’eussiez rien vu ; il est bien mal à vous de rester si tard, chaque jour. Elle ne me regardait pas non plus d’un air de mauvaise humeur et d’autorité, comme pour me dire : Lisez toujours, ceci ne vous regarde pas. Une Française impatiente n’y eût pas manqué, comme bien vous savez, mais elle avait trop d’orgueil ou de confiance en elle-même, ou de mépris pour moi, elle se remettait à son comptoir, avec un sourire aussi pur, aussi calme et aussi religieux que si rien ne se fût passé. Je fis de vains efforts pour attirer son attention. J’avais beau me pincer les lèvres, aiguiser mes regards malins, tousser avec importance et gravité, comme un abbé qui réfléchit sur la confession d’une fille de dix-huit ans, ou un juge qui vient d’interroger un faux monnayeur ; j’avais beau ricaner dans mes dents en marchant vite et me frottant les mains, comme un fin matois qui se rappelle ses petites fredaines, et se réjouit de voir faire certains petits tours où il est expert ; j’avais beau m’arrêter tout à coup devant elle, lever les yeux au ciel, laisser tomber mes bras avec abattement, comme un homme qui voit une jeune femme se noyer de gaîté de cœur et se jeter à l’eau du haut du pont ; j’avais beau jeter mon journal tout à coup et le chiffonner comme un mouchoir de poche, ainsi que pourrait faire un philantrope désespéré, renonçant à conduire les hommes au bonheur par la vertu ; j’avais beau passer devant elle d’un air de grandeur, marchant sur les talons et baissant les yeux dignement, comme un monarque offensé de la conduite trop leste qu’ont tenue en sa présence un page et une fille d’honneur ; j’avais beau courir à la porte vitrée un instant après la disparition de l’ombre, et m’arrêter là comme un voyageur parisien au bord d’un torrent, arrangeant ses cheveux rares, de manière à ce qu’ils aient l’air dérangé par les zéphirs, et parlant du vague des passions, tandis qu’il ne pense qu’au positif des intérêts ; j’avais beau prendre mon parti tout à coup, et marcher vers elle comme un poltron qui fait le brave et qui se lance sur son adversaire, jusqu’à ce qu’étant à portée, il s’arrête, manquant à la fois de pensée, de parole et d’action. — Toutes mes grimaces de réflexion, de pénétration, de confusion, de contrition, de componction, de renonciation, d’abnégation, de méditation, de désolation, de consomption, de résolution, de domination et d’explication ; toute ma pantomime enfin vint échouer devant ce doux visage de marbre, dont l’inaltérable sourire et le regard candide et bienfaisant ne me permirent pas de dire une seule parole intelligible.

J’y serais encore (car j’avais résolu de n’en pas avoir le démenti, et je fus toujours persévérant en diable) ; oui, monsieur, j’y serais encore ; j’en jure parce que vous voudrez (j’en jure sur votre Panthéon deux fois décanonisé par les canons et d’où sainte Geneviève est allée coucher deux fois dans la rue ; ô galant Attila qu’en dis-tu ?) Je jure que j’y serais encore, s’il ne fût arrivé une aventure qui m’éclaira sur l’ombre amoureuse, comme elle vous éclairera vous-même, je le désire, sur l’ombre politique que vous poursuivez depuis une heure.

CHAPITRE XIV.
Une lettre anglaise.

Jamais la vénérable ville de Londres n’avait étalé avec tant de grâce les charmes de ses vapeurs naturelles et artificielles, et n’avait répandu avec autant de générosité les nuages grisâtres de son brouillard mêlés aux nuages noirâtres de son charbon de terre ; jamais le soleil n’avait été aussi mat ni aussi plat que le jour où je me trouvai plus tôt que de coutume à la petite boutique de Kitty. Ses deux beaux enfans étaient debout devant la porte de cuivre de la maison. Ils ne jouaient pas, mais se promenaient gravement, les mains derrière le dos, imitant leur père avec un air sérieux charmant à voir, placé comme il était sur des joues fraîches, sentant encore le lait, bien roses et bien pures, et sortant du berceau. En entrant, je m’amusai un instant à les regarder faire, et puis je portai la vue sur leur mère. Ma foi, je reculai. C’était la même figure, les mêmes traits réguliers et calmes, mais ce n’était plus Kitty Bell ; c’était sa statue très-ressemblante. Oui, jamais statue de marbre ne fut aussi décolorée ; j’atteste qu’il n’y avait pas sous la peau blanche de sa figure une seule goutte de sang ; ses lèvres étaient presque aussi pâles que le reste, et le feu de la vie ne brûlait que le bord de ses grands yeux. Deux lampes l’éclairaient et disputaient le droit de colorer la chambre à la lueur brumeuse et mourante du jour. Ces lampes, placées à droite et à gauche de sa tête penchée, lui donnaient quelque chose de funéraire dont je fus frappé. Je m’assis en silence devant le comptoir : elle sourit.

Quelle que soit l’opinion que vous aient donnée sur mon compte l’inflexibilité de mes raisonnemens et la dure analyse de mes observations, je vous assure que je suis très-bon ; seulement je ne le dis pas. En 1770 je le laissais voir : cela m’a fait tort, et je m’en suis corrigé.

Je m’approchai donc du comptoir et je lui pris la main en ami. Elle serra la mienne d’une façon très-cordiale, et je sentis un papier doux et froissé qui roulait entre nos deux mains : c’était une lettre qu’elle me montra tout à coup en étendant le bras d’un air désespéré, comme si elle m’eût montré un de ses enfans mort à ses pieds.

— Elle me demanda en anglais si je saurais la lire.

— J’entends l’anglais avec les yeux, lui dis-je en prenant sa lettre du bout du doigt, n’osant pas la tirer à moi et y porter la vue sans sa permission.

Elle comprit mon hésitation et m’en remercia par un sourire plein d’une inexprimable bonté et d’une tristesse mortelle, qui voulait dire : Lisez, mon ami, je vous le permets, et cela m’importe peu.

Les médecins jouent à présent, dans la société, le rôle des prêtres dans le moyen âge. Ils reçoivent les confidences des ménages troublés, des parentés bouleversées par les fautes et les passions de famille : l’abbé a cédé la ruelle au docteur, comme si cette société, en devenant matérialiste, avait jugé que la cure de l’âme devait dépendre désormais de celle du corps.

Comme j’avais guéri les gencives et les ongles des deux enfans, j’avais un droit incontestable à connaître les peines secrètes de leur mère. Cette certitude me donna confiance, et je lus la lettre que voici. Je l’ai prise sur moi comme un des meilleurs remèdes que je puisse apporter à vos dispositions douloureuses. Écoutez :

Le docteur tira lentement de son portefeuille une lettre excessivement jaune, et dont les angles et les plis s’ouvraient comme ceux d’une vieille carte géographique, et lut ce qui suit avec l’air d’un homme déterminé à ne pas faire grâce au malade d’une seule parole :


« My dear madam,

» I will only confie to you


— Ô ciel ! s’écria Stello, vous avez un accent français d’une pesanteur insupportable. Traduisez cette lettre, docteur, dans la langue de nos pères, et tâchez que je ne sente pas trop les angoisses, les bégaiemens et les anicroches des traducteurs, qui font que l’on croit marcher avec eux dans la terre labourée à la poursuite d’un lièvre, emportant sur ses guêtres dix livres de boue.

— Je ferai de mon mieux pour que l’émotion ne se perde pas en route, dit le docteur noir, plus noir que jamais, et si vous sentez l’émotion en trop grand péril, vous crierez, ou vous sonnerez, ou vous frapperez du pied pour m’avertir.

Il poursuivit ainsi :


« Ma chère madame,

» À vous seule je me confierai, à vous, madame, à vous, Kitty, à vous, beauté paisible et silencieuse qui seule avez fait descendre sur moi le regard ineffable de la pitié. J’ai résolu d’abandonner pour toujours votre maison, et j’ai un moyen sûr de m’acquitter envers vous. Mais je veux déposer en vous le secret de mes misères, de ma tristesse, de mon silence et de mon absence obstinée. Je suis un hôte trop sombre pour vous ; il est temps que cela finisse. Écoutez bien ceci.

» J’ai dix-huit ans aujourd’hui. Si l’âme ne se développe, comme je le crois, et ne peut étendre ses ailes qu’après que nos yeux ont vu pendant quatorze ans la lumière du soleil ; si, comme je l’ai éprouvé, la mémoire ne commence qu’après quatorze années à ouvrir ses tables et à en suivre les registres toujours incomplets, je puis dire que mon âme n’a que quatre ans encore depuis qu’elle se connaît, depuis qu’elle agit au dehors, depuis qu’elle a pris son vol. Dès le jour où elle a commencé de fendre l’air du front et de l’aile, elle ne s’est pas posée à terre une fois : si elle s’y abat, ce sera pour y mourir, je le sais. Jamais le sommeil des nuits n’a été une interruption au mouvement de ma pensée ; seulement je la sentais flotter et s’égarer dans le tâtonnement aveugle du rêve, mais toujours les ailes déployées, toujours le cou tendu, toujours l’œil ouvert dans les ténèbres, toujours élancée vers le but où l’entraînait un mystérieux désir. Aujourd’hui la fatigue accable mon âme, et elle est semblable à celles dont il est dit dans le Livre saint : Les âmes blessées pousseront leurs cris vers le ciel.

» Pourquoi ai-je été créé tel que je suis ? J’ai fait ce que j’ai dû faire, et les hommes m’ont repoussé comme un ennemi. Si dans la foule il n’y a pas place pour moi, je m’en irai.

» Voici maintenant ce que j’ai à vous dire :

» On trouvera dans ma chambre, au chevet de mon lit, des papiers et des parchemins confusément entassés. Ils ont l’air vieux et ils sont jeunes : la poussière qui les couvre est factice ; c’est moi qui suis le poète de ces poèmes ; le moine Rowley, c’est moi. J’ai soufflé sur sa cendre ; j’ai reconstruit son squelette ; je l’ai revêtu de chair ; je l’ai ranimé ; je lui ai passé sa robe de prêtre : il a joint les mains et il a chanté.

» Il a chanté comme Ossian. Il a chanté la Bataille d’Hastings, la tragédie d’Ella, la ballade de Charité, avec laquelle vous endormiez vos enfans ; celle de Sir William Canynge, qui vous a tant plu ; la tragédie de Goddwyn, le Tournoi et les vieilles Églogues du temps de Henri ii.

» Ce qu’il m’a fallu de travaux durant quatre ans, pour arriver à parler ce langage du xiiie siècle, eût rempli les quatre-vingts années de ce moine supposé. J’ai fait de ma chambre la cellule d’un cloître ; j’ai béni et sanctifié ma vie et ma pensée ; j’ai raccourci ma vue et j’ai éteint devant mes yeux les lumières de notre âge ; j’ai fait mon cœur plus simple, et l’ai baigné dans le bénitier de la foi catholique ; je me suis appris le parler enfantin du vieux temps ; j’ai écrit, comme le roi Harold au duc Guillaume, en demi-saxon et demi-franc, et ensuite j’ai placé ma muse religieuse dans sa châsse comme une sainte.

» Parmi ceux qui l’ont vue, quelques-uns ont prié devant, et ont passé outre ; beaucoup d’autres ont ri ; un grand nombre m’a injurié : tous m’ont foulé aux pieds. J’espérais que l’illusion de ce nom supposé ne serait qu’un voile pour moi, je sens qu’elle m’est un linceul.

» Ô ma belle amie, sage et douce hospitalière qui m’avez recueilli ! croirez-vous que je n’ai pu réussir à renverser le fantôme de Rowley que j’avais créé de mes mains ? cette statue de pierre est tombée sur moi et m’a tué ; savez-vous comment ?

» Ô douce et simple Kitty Bell, savez-vous qu’il existe une race d’hommes au cœur sec et à l’œil mycroscopique, armée de pinces, et de griffes ? Cette fourmilière se presse, se roule, se rue sur le moindre de tous les livres, le ronge, le perce, le lacère, le traverse plus vite et plus profondément que le ver ennemi des bibliothèques. Nulle émotion n’entraîne cette impérissable famille, nulle inspiration ne l’enlève, nulle clarté ne la réjouit ni l’échauffe ; cette race indestructible et destructive, dont le sang est froid comme celui de la vipère et du crapaud, voit clairement les trois taches du soleil et n’a jamais remarqué ses rayons ; elle va droit à tous les défauts ; elle pullule sans fin dans les blessures même qu’elle a faites, dans le sang et les larmes qu’elle a fait couler ; toujours mordante et jamais mordue, elle est à l’abri des coups par sa ténuité, son abaissement, ses détours subtils et ses sinuosités perfides ; ce qu’elle attaque se sent blessé au cœur comme par les insectes verts et innombrables que la peste d’Asie fait pleuvoir sur son chemin ; ce qu’elle a blessé se dessèche, se dissout intérieurement, et sitôt que l’air le frappe, tombe comme ces habitans d’Herculanum, que l’on croyait vivans à les entrevoir, mais qui s’écroulèrent en poudre au premier souffle ou au moindre toucher.

» Épouvantés de voir comment quelques esprits élevés se passaient de main en main les parchemins que j’avais passé les nuits à inventer, comment le moine Rowley paraissait aussi grand qu’Homère à lord Chatam, à lord North, à sir William Draper, au juge Blackston, à quelques autres hommes célèbres, ils se sont hâtés de croire à la réalité de mon poète imaginaire, j’ai pensé d’abord qu’il me serait facile de me faire reconnaître. J’ai fait des antiquités en un matin plus antiques encore que les premières. On les a reniées sans me rendre hommage des autres. D’ailleurs, tout à la fois a été dédaigné ; mort et vivant, le poète a été repoussé par les têtes solides dont un signe ou un mot décide des destinées de la Grande-Bretagne : le reste n’a pas osé lire. Cela reviendra quand je ne serai plus ; ce moment-là ne peut tarder beaucoup : j’ai fini ma tâche.

Othello’s occupation’s gone. »

» Ils ont dit qu’il y avait en moi la patience et l’imagination ; ils ont cru que de ces deux flambeaux on pouvait souffler l’un et conserver l’autre. — Ynne heav’n godd’s mercie synge ! dis-je avec Rowley. Que Dieu leur remette leurs péchés ! ils allaient tout éteindre à la fois ! J’essayai de leur obéir, parce que je n’avais plus de pain et qu’il en fallait envoyer à Bristol pour ma mère, qui est très-vieille, et qui va mourir après moi. J’ai tenté leurs travaux exacts et je n’ai pu les accomplir ; j’étais semblable à un homme qui passe du grand jour à une caverne obscure, chaque pas que je faisais était trop grand, et je tombais. Ils en ont conclu que je ne savais pas marcher ; ils m’ont déclaré incapable de choses utiles ; j’ai dit : Vous avez raison, et je me suis retiré.

» Aujourd’hui que me voici hors de chez moi (je devrais dire de chez vous) plus tôt que de coutume, j’avais projeté d’attendre M. Beckford, que l’on dit bienfaisant, et qui m’a fait annoncer sa visite ; mais je n’ai pas le courage de voir en face un protecteur. Si ce courage me revient, je rentrerai chez moi. Tout le matin j’ai rôdé sur le bord de la Tamise. Nous voici en novembre, au temps des grands brouillards ; celui d’aujourd’hui s’étend devant les fenêtres comme un drap blanc. J’ai passé dix fois devant votre porte, je vous ai regardée sans être aperçu de vous, et j’ai demeuré le front appuyé sur les vitres comme un mendiant. J’ai senti le froid tomber sur moi et couler sur mes membres ; j’ai espéré que la mort me prendrait ainsi, comme elle a pris d’autres pauvres, sous mes yeux, mais mon corps faible est doué pourtant d’une insurmontable vitalité. Je vous ai bien considérée pour la dernière fois, et sans vouloir vous parler de crainte de voir une larme dans vos beaux yeux ; j’ai cette faiblesse encore de penser que je reculerais devant ma résolution, si je vous voyais pleurer.

» Je vous laisse tous mes livres, tous mes parchemins et tous mes papiers, et je vous demande en échange le pain de ma mère, vous n’aurez pas long-temps à le lui envoyer.

» Voici la première page qu’il me soit arrivé d’écrire avec tranquillité. On ne sait pas assez quelle paix intérieure est donnée à celui qui a résolu de se reposer pour toujours. On dirait que l’éternité se fait sentir d’avance, et qu’elle est pareille à ces belles contrées de l’orient dont on respire l’air embaumé long-temps avant d’en avoir touché le sol. »


» Thomas Chatterton. »
CHAPITRE XV.
Où le drame est interrompu par l’érudition d’une manière déplorable aux yeux de quelques dignes lecteurs.

Lorsque j’eus achevé de lire cette longue lettre, qui me fatigua beaucoup la vue et l’entendement, à cause de la finesse de l’écriture et de la quantité d’e muets et d’y que Chatterton y avait entassés par habitude d’écrire le vieil anglais, je la rendis à la sérieuse Kitty. Elle était restée appuyée sur son comptoir ; son cou long et flexible laissait aller sur l’épaule sa tête rêveuse, et ses deux coudes appuyés sur le marbre blanc s’y réfléchissaient, ainsi que tout son buste charmant. Elle ressemblait à une petite gravure de Sophie Western, la patiente maîtresse de Tom Jones, gravure que j’ai vue autrefois à Douvres, chez…

— Ah ! vous allez encore la comparer, interrompit Stello ; qu’ai-je besoin que vous me fassiez un portrait en miniature de tous vos personnages ? Une esquisse suffit, croyez-moi, à ceux qui ont un peu d’imagination ; un seul trait, docteur, quand il est juste, me vaut mieux que tant de détails, et, si je vous laisse faire, vous me direz de quelle manufacture était la soie qui servit à nouer la rosette de ses souliers : pernicieuse habitude de narration qui gagne d’une manière effrayante.

— Là ! là ! s’écria le docteur noir avec autant d’indignation qu’il put forcer son visage insensible à en indiquer, sitôt que je veux devenir sensible, vous m’arrêtez tout court ; ma foi, vogue la galère ! vive Démocrite ! Habituellement j’aime mieux qu’on ne rie ni ne pleure, et qu’on voie froidement la vie comme un jeu d’échecs ; mais s’il faut choisir d’Héraclite ou de Démocrite pour parler aux hommes d’eux-mêmes, j’aime mieux le dernier, comme plus dédaigneux. C’est vraiment par trop estimer la vie que la pleurer : les larmoyeurs et les haïsseurs la prennent trop à cœur. C’est ce que vous faites, dont bien me fâche. L’espèce humaine, qui est incapable de rien faire de bien ou de mal, devrait moins vous agiter par son spectacle monotone. Permettez donc que je poursuive à ma manière.

— Vous me poursuivez en effet, soupira Stello d’un ton de victime.

L’autre poursuivit fort à son aise :

— Kitty Bell reprit la lettre, tourna languissamment sa tête vers la rue, la secoua deux fois, et me dit :

He is gone !

— Assez, assez ! La pauvre petite ! s’écria Stello. Oh ! assez ! N’ajoutez rien à cela. Je la vois toute entière dans ce seul mot : Il est parti ! Ah ! silencieuse Anglaise, c’est bien tout ce que vous avez dû dire ! Oui, je vous entends, vous lui aviez donné asile, vous ne lui faisiez jamais sentir qu’il était chez vous ; vous lisiez respectueusement ses vers, et vous ne vous permettiez jamais un compliment audacieux, vous ne lui laissiez voir qu’ils étaient beaux à vos yeux que par votre soin à les apprendre à vos enfans, avec leur prière du soir. Peut-être hasardiez-vous un timide trait de crayon en marge des adieux de Birtha à son ami, une croix presque imperceptible et facile à effacer au-dessus du vers qui renferme la tombe du roi Harold ; et si une de vos larmes a enlevé une lettre du précieux manuscrit, vous avez cru sincèrement y avoir fait une tache, et vous avez cherché à la faire disparaître. Et il est parti ! Pauvre Kitty ! L’ingrat, he is gone !

— Bien ! très-bien ! dit le docteur, il n’y a qu’à vous lâcher la bride ; vous m’épargnez bien des paroles inutiles, et vous devinez très-juste. Mais qu’avais-je besoin de vous donner d’aussi inutiles détails sur Chatterton ? Vous connaissez aussi bien que moi ses ouvrages.

— C’est assez ma coutume, reprit Stello nonchalamment, de me laisser instruire avec résignation sur les choses que je sais le mieux, afin de voir si on les sait de la même manière que moi ; car il y a diverses manières de savoir les choses.

— Vous avez raison, dit le docteur ; et si vous faisiez plus de cas de cette idée, au lieu de la laisser s’évaporer comme au dehors d’un flacon débouché, vous diriez que c’est un spectacle curieux que de voir et mesurer le peu de chaque connaissance que contient chaque cerveau : l’un renferme d’une science le pied seulement, et n’en a jamais aperçu le corps ; l’autre cerveau contient d’elle une main tronquée ; un troisième la garde, l’adore, la tourne, la retourne en lui-même, la montre et la démontre quelquefois dans l’état précisément du fameux torse, sans la tête, les bras et les jambes ; de sorte que, toute admirable qu’elle est, sa pauvre science n’a ni but, ni action, ni progrès ; les plus nombreux sont ceux qui n’en conservent que la peau, la surface de la peau, la plus mince pellicule imaginable, et passent pour avoir le tout en eux bien complet. Ce sont là les plus fiers. Mais, quant à ceux qui de chaque chose dont ils parleraient posséderaient le tout, intérieur et extérieur, corps et âme, ensemble et détail, ayant tout cela également présent à la pensée pour en faire usage sur-le-champ, comme un ouvrier de tous ses outils, lorsque vous les rencontrerez, vous me ferez plaisir de me donner leur carte de visite, afin que je passe chez eux leur rendre mes devoirs très-humbles. Depuis que je voyage, étudiant les sommités intellectuelles de tous les pays, je n’ai pas trouvé l’espèce que je viens de vous décrire.

Moi-même, monsieur, je vous avoue que je suis fort éloigné de savoir si complètement ce que je dis ; mais je le sais toujours plus complètement que ceux à qui je parle ne me comprennent et même ne m’écoutent. Et remarquez, s’il vous plaît que la pauvre humanité a cela d’excellent, que la médiocrité des masses exige fort peu des médiocrités d’un ordre supérieur, par lesquelles elle se laisse complaisamment et fort plaisamment instruire.

Ainsi, monsieur, nous raisonnions sur Chatterton, j’allais vous faire, avec une grande assurance, une dissertation scientifique sur le vieil anglais, sur son mélange de saxon et de normand, sur ses e muets, ses y, et la richesse de ses rimes en aie et en ynge. J’allais pousser des gémissemens pleins de gravité, d’importance et de méthode sur la perte irréparable des vieux mots si naïfs et si expressifs de emburled, au lieu de armed, de deslavatie pour unfaithfulness, de acrool pour faintly ; et des mots harmonieux de myndbruch pour firmness of mind, mysterk pour mystic, ystorven pour dead. Certainement traduisant si facilement l’anglais de l’an 1449, en anglais de 1831, il n’y a pas une chaire de bois de sapin tachée d’encre, d’où je ne me fusse montré très-imposant à vos yeux. Dans ce fauteuil même, malgré sa propreté, j’aurais pu encore vous jeter dans un de ces agréables étonnemens qui font que l’on se dit : C’est un puits de science, lorsque je me suis aperçu fort à propos que vous connaissiez votre Chatterton, ce qui n’arrive pas souvent à Londres (ville où l’on voit pourtant beaucoup d’Anglais, me disait un voyageur très-considéré à Paris) ; me voici donc retombé dans l’état fâcheux d’un homme forcé de causer au lieu de prêcher, et par-ci par-là d’écouter ! Écouter ! ô la triste et inusitée condition pour un docteur !

Stello sourit pour la première fois depuis bien long-temps.

— Je ne suis pas fatigant à écouter, dit-il lentement, je suis trop vite fatigué de parler…

— Fâcheuse disposition, interrompit l’autre, en la bonne ville de Paris où celui-là est déclaré éloquent, qui, le dos à la cheminée, ou, les mains sur la tribune, dévide pour une heure et demie de syllabes sonores ; à la condition, toutefois qu’elles ne signifient rien qui n’ait été lu ou entendu quelque part.

— Oui, continua Stello les yeux attachés au plafond, comme un homme qui se souvient, et dont le souvenir devient plus clair et plus pur de momens en momens ; oui, je me sens ému à la mémoire de ces œuvres naïves et puissantes que créa le génie primitif et méconnu de Chatterton, mort à dix-huit ans ! Cela ne devrait faire qu’un nom, comme Charlemagne, tant cela est beau, étrange, unique et grand.

Ô triste, ô douloureux, ô profond et noir docteur ! Si vous pouvez vous émouvoir, ne sera-ce pas en vous rappelant le début simple et antique de la bataille d’Hastings ? Avoir ainsi dépouillé l’homme moderne ! S’être fait par sa propre puissance, moine du quinzième siècle ! Un moine bien pieux et bien sauvage, vieux Saxon révolté contre son joug normand qui ne connaît que deux puissances au monde, le Christ et la mer. À elles, il adresse son poème et s’écrie :

« Ô Christ ! quelle douleur pour moi que de dire combien de nobles comtes et de valeureux chevaliers sont bravement tombés en combattant pour le roi Harold dans la plaine d’Hastings ! »

» Ô mer ! mer féconde et bienfaisante ! Comment avec ton intelligence puissante, n’as-tu pas soulevé le flux de tes eaux contre les chevaliers du duc Wylliam. »

— Oh ! que ce duc Guillaume leur a fait d’impression, interrompit le docteur ! Saint-Valery est un joli petit port de mer, sale et embourbé ; j’y ai vu de jolis bocages verdoyans, dignes des bergers du Lignon ; j’ai vu de petites maisons blanches, mais pas une pierre où il soit écrit : Guillaume est parti d’ici pour Hastings.

— De ce duc Wylliam, continua Stello en déclamant pompeusement, dont les lâches flèches ont tué tant de comtes et arrosé les champs d’une large pluie de sang !

— C’est un peu bien homérique, grommela le docteur.

πολλὰς δ’ἰφθίμους ψυχὰς ἄϊδι προΐαψεν

Autrement :

« The souls of many chiefs untimely slain. »

— Que le jeune Harold est donc beau dans sa force et sa rudesse ; continuait l’enthousiasme de Stello :

Kynge Harolde hie in ayre majestic raysd, etc. Guillaume le voit et s’avance en chantant l’air de Roland… — Très-exact ! très-historique ! murmurait sourdement la science du docteur ; car Malmsbury dit positivement que Guillaume commença l’engagement par le chant de Roland :

« Tunc cantilenâ Rolandi inchoatâ ut martium viri exemplum pugnatores accenderet. »

Et Warton, dans ses Dissertations, dit que les Huns chargeaient en criant : Hiu, hiu ! C’était l’usage barbare.

Et Jean-de-Wace, donc, ne dit-il pas de Taillefer le Normand :

« Taillifer, qui moult bien chantout,
» Sorr un cheval qui tost alloul,
» Devant le duc allout chantant
» De Karlemagne et de Rollant,
» Et de Olivier et des vassals
» Qui moururent à Rouncevals. »

— Et les deux races se mesurent, disait Stello avec ardeur, en même temps que le docteur récitait avec lenteur et satisfaction ses citations ; la flèche normande heurte la cotte de maille saxonne. C’est le sire de Châtillon qui attaque le carl Aldhelme ; le sire de Torcy tue Hengist. La France inonde la vieille île saxonne ; la face de l’île est renouvelée, sa langue changée ; et il ne reste que, dans quelques vieux couvens, quelques vieux moines, comme Turgot et Rowley, pour gémir et prier auprès des statues de pierre des saints rois saxons, qui portent chacun une petite église dans leur main.

— Et quelle érudition ! s’écria le docteur. Il a fallu joindre les lectures françaises aux traditions saxonnes. Que d’historiens depuis Hue de Longueville jusqu’au sire de Saint-Valery ! le vidam de Patay, le seigneur de Picquigny, Guillaume des Moulins, que Stowe appelle Moulinous, et le prétendu Rowley du Mouline ; et le bon sire de Sanceaulx, et le vaillant sénéchal de Torcy, et le sire de Tancarville, et tous nos vieux faiseurs de chroniques et d’histoires mal rimées, balladées et versiculées ! C’est le monde d’Ivanhoë.

— Ah ! soupirait Stello, qu’il est rare qu’une si simple et si magnifique création que celle de la bataille d’Hastings vienne du même poète que ces chants élégiaques qui la suivent ; quel poète anglais écrivit rien de semblable à cette ballade de charité si naïvement intitulée : An excelente balade of charitie, comme l’honnête Francisco de Leefdael imprimait la famosa comedia de Lope de Vega Carpio ; rien de naïf comme le dialogue de l’abbé de Saint-Godwyn et de son pauvre ; que le début est simple et beau ! Que j’ai toujours aimé cette tempête qui saisit la mer dans son calme ! quelles couleurs nettes et justes ! quel large tableau, tel que depuis l’Angleterre n’en a pas eu de meilleurs en ses poétiques galeries.

— Voyez :

« C’était le mois de la Vierge. Le soleil était rayonnant au milieu du jour, l’air calme et mort, le ciel tout bleu. Et voilà qu’il se leva sur la mer un amas de nuages de la couleur du sable, qui s’avancèrent dans un ordre effrayant et se roulèrent au-dessus des bois en cachant le front éclatant du soleil. La noire tempête s’enflait et s’étendait à tire d’aile… »

Et n’aimez-vous pas (qui ne l’aimerait !) à remplir vos oreilles de cette sauvage harmonie des vieux vers ?

« The sun was gleeming in the middle ol daie,
» Deadde still the aire, and eke the welken blue,
» When from the sea arist in drear arraie
» A hepe of cloudes of sable sullen hue,
» The which full fast unto the woodlande drewe
» Hiltring attener the sunnis fetive face,
» And the blacke tempeste swolne and gatherd up apace. »

Le docteur n’écoutait pas.

— Je soupçonne fort, dit-il, cet abbé de Saint-Godwin de n’être autre chose que sir Ralph de Bellomont, grand partisan des Lancastres, et il est visible que Rowley est Yorkiste.

— Ô damné commentateur ! vous m’éveillez ! s’écria Stello, sorti des délices de son rêve poétique.

— C’était bien mon intention, dit le docteur noir, afin qu’il me fût permis de passer du livre à l’homme, et de quitter la nomenclature de ses ouvrages pour celle de ses événemens, qui furent très-peu compliqués, mais qui valent la peine que j’en achève le récit.

— Récitez donc, dit Stello avec humeur.

Et il se ferma les yeux avec les deux mains, comme ayant pris la ferme résolution de penser à autre chose, résolution qu’il ne put mettre à exécution, comme on le pourra voir si l’on se condamne à lire le chapitre suivant.

CHAPITRE XVI.
Suite de l’histoire de Kitty Bell.


UN BIENFAITEUR

— Je disais donc, reprit le plus glacé des docteurs, que Kitty m’avait regardé languissamment. Ce regard douloureux peignait si bien la situation de son âme, que je dus me contenter de sa céleste expression, pour explication générale et complète de tout ce que je voulais savoir de cette situation mystérieuse, que j’avais tant cherché à deviner. La démonstration en fut plus claire encore un moment après ; car tandis que je travaillais les nerfs de mon visage pour leur donner, les tirant en long et en large, cet air de commisération sentimentale que chacun aime à trouver dans son semblable.

— Il se croit le semblable de la belle Kitty, murmura Stello.

Tandis que j’appitoyais mon visage, on entendit rouler avec fracas un carrosse lourd et doré qui s’arrêta devant la boutique toute vitrée où Kitty était éternellement renfermée comme un fruit rare dans une serre chaude. Les laquais portaient des torches devant les chevaux et derrière la voiture ; nécessaire précaution, car il était deux heures après-midi à l’horloge de Saint-Paul…

The lord-mayor ! lord-mayor ! s’écria tout à coup Kitty en frappant ses mains l’une contre l’autre, avec une joie qui fit devenir ses joues enflammées et ses yeux brillans de mille douces lumières ; et, par un instinct maternel inexplicable, elle courut embrasser ses enfans, elle qui avait une joie d’amante ! — Les femmes ont des mouvemens inspirés on ne sait d’où !

C’était en effet le carrosse du lord-maire, le très-honorable monsieur Beckford, roi de Londres, élu parmi les soixante-douze corporations des marchands et artisans de la ville, qui ont à leur tête les douze corps des orfèvres, poissonniers, tanneurs, etc., dont il est le chef suprême. Vous savez que jadis le lord-maire était si puissant, qu’il alarmait les rois, et se mettait à la tête de toutes les révolutions, comme Froissard le dit en parlant des Londriens ou Vilains de Londres. M. Beckford n’était nullement révolutionnaire en 1770 ; il ne faisait nullement trembler le roi, mais c’était un digne gentleman, exerçant sa jurisdiction avec gravité et politesse, ayant son palais et ses grands dîners, où quelquefois le roi était invité, et où le lord-maire buvait prodigieusement sans perdre un instant son admirable sang-froid. Tous les soirs, après dîner, il se levait de table le premier, vers huit heures du soir, allait lui-même ouvrir la grande porte de la salle à manger aux femmes qu’il avait reçues ; ensuite se rasseyait avec tous les hommes, et demeurait à boire jusqu’à minuit. Tous les vins du globe circulaient autour de la table et passaient de main en main, emplissant, pour une seconde, des verres de toutes les dimensions, qu’il vidait le premier avec une égale indifférence. Il parlait des affaires publiques avec le vieux lord Chatam, le duc de Grafton, le comte de Mansfield, aussi à son aise après la trentième bouteille qu’avant la première ; et son esprit, strict, droit, bref, sec et lourd, ne subissait aucune altération dans la soirée. Il se défendait avec bon sens et modération des satiriques accusations de Junius, ce redoutable inconnu qui eut le courage ou la faiblesse de laisser éternellement anonyme un des livres les plus spirituels et les plus mordans de la langue anglaise, comme fut laissé le second Évangile, l’Imitation de J. C.

— Et que m’importent à moi les trois ou quatre syllabes d’un nom ? soupira Stello. Le Laocoon et la Vénus de Milo sont anonymes, et leurs statuaires ont cru leurs noms immortels, en cognant leur bloc avec un petit marteau. Le nom d’Homère, ce nom de demi-dieu, vient d’être rayé du monde par un monsieur grec. Gloire ! rêve d’une ombre ! a dit Pindare, s’il a existé, car on n’est sûr de personne à présent.

— Je suis sûr de M. Beckford, reprit le docteur, car j’ai vu, dis-je, sa grosse et rouge personne en ce jour-là que je n’oublierai jamais. Le brave homme était d’une haute taille, avait le nez gros et rouge ; tombant sur un menton rouge et gros. Il a existé celui-là ! personne n’a existé plus fort que lui. Il avait un ventre paresseux, dédaigneux et gourmand, longuement emmaillotté dans une veste de brocard d’or ; des joues orgueilleuses, satisfaites, opulentes, paternelles, pendantes largement sur la cravate ; des jambes solides, monumentales et goutteuses qui le portaient noblement d’un pas prudent, mais ferme et honorable ; une queue poudrée, enfermée dans une grande bourse qui couvrait ses rondes et larges épaules dignes de porter, comme un monde, la charge de lord-mayor.

Tout cet homme descendit de voiture lentement et péniblement.

Tandis qu’il descendait, Kitty Bell me dit, en huit mots anglais, que M. Chatterton n’avait été si désespéré que, parce que cet homme, son dernier espoir, n’était pas venu, malgré sa promesse.

— Tout cela en huit mots ? dit Stello, la belle langue que la langue turque !

— Elle ajouta en quatre autres mots (et pas un de plus), continua le docteur, qu’elle ne doutait pas que M. Chatterton ne revînt avec le lord-maire.

En effet, tandis que deux laquais tenaient de chaque côté du marche-pied une grosse torche résineuse, qui ajoutait aux charmes du brouillard, ceux d’une vapeur noire et d’une détestable odeur ; et que M. Beckford faisait son entrée dans la boutique, l’ombre de tous les jours, l’ombre pâle, aux yeux bruns se glissa le long des vitres et entra à sa suite. Je vis et contemplai avidement Chatterton.

Oui, dix-huit ans. Tout au plus dix-huit ! Des cheveux bruns tombant sans poudre sur les oreilles, le profil d’un jeune lacédémonien, un front haut et large, des yeux fixes, creux et perçans, un menton relevé sous des lèvres épaisses auxquelles le sourire ne semblait pas avoir été possible. Il s’avança d’un pas régulier, le chapeau sous le bras et attacha ses yeux de flamme sur la figure de Kitty, elle cacha sa belle tête dans ses deux mains. Le costume de Chatterton était entièrement noir de la tête aux pieds ; son habit serré et boutonné jusqu’à la cravate lui donnait, tout ensemble, l’air militaire et ecclésiastique, il me sembla parfaitement fait et d’une taille élancée. Les deux petits enfans coururent se prendre à ses mains et à ses jambes, comme accoutumés à sa bonté. Il s’avança en jouant avec leurs cheveux sans les regarder. Il salua gravement M. Beckford qui lui tendit la main, et la lui secoua vigoureusement, de manière à arracher le bras avec l’omoplate… Ils se toisèrent tous deux avec surprise.

Kitty Bell dit à Chatterton du fond de son comptoir, et d’une voix toute timide, qu’elle n’espérait plus le voir. Il ne répondit pas, soit qu’il n’eût pas entendu, soit qu’il ne voulût pas entendre.

Quelques personnes, femmes et hommes, étaient entrées dans la boutique, mangeaient et causaient indifféremment. Elles se rapprochèrent ensuite et firent cercle, lorsque M. Beckford prit la parole avec l’accent rude des gros hommes rouges, et le ton fulminant d’un protecteur. Les voix se turent par degré, et, comme vous dites entre poètes, les élémens semblèrent attentifs, et même le feu jeta partout des lueurs éclatantes qui sortaient des lampes ranimées par Kitty Bell, heureuse jusqu’aux larmes de voir pour la première fois un homme puissant tendre la main à Chatterton. On n’entendait plus que le bruit que faisaient les dents de quelques petites Anglaises fourrées, qui sortaient timidement leurs mains de leurs manchons, pour prendre sur le comptoir des macarons, des craknells et des plum-buns qu’elles croquaient.

M. Beckford dit donc à peu près ceci :

« Je ne suis pas lord-maire pour rien, mon enfant ; je sais bien ce que c’est que les pauvres jeunes gens, mon garçon. Vous êtes venu m’apporter vos vers hier, et je vous les rapporte aujourd’hui, mon fils : les voilà. J’espère que je suis prompt, hein ? Et je viens moi-même voir comment vous êtes logé et vous faire une petite proposition qui ne vous déplaira pas. — Commencez par me reprendre tout cela. »

Ici l’honorable M. Beckford prit des mains d’un laquais plusieurs manuscrits de Chatterton, et les lui remit en s’asseyant lourdement et s’étalant avec ampleur. — Chatterton prit ses parchemins et ses papiers avec gravité, et les mit sous son bras, regardant le gros lord-maire avec ses yeux de feu.

— « Il n’y a personne, continua le généreux M. Beckford, à qui il ne soit arrivé, comme à vous, de verailler dans sa jeunesse. Eh ! eh ! — cela plaît aux jolies femmes. — Eh ! eh ! — c’est de votre âge, mon beau garçon. — Les young ladies aiment cela. — N’est-il pas vrai, la belle ?…

Et il allongea le bras pour toucher le menton de Kitty Bell par-dessus le comptoir. Kitty se rejeta jusqu’au fond de son fauteuil, et regarda Chatterton avec épouvante, comme si elle se fût attendue à une explosion de colère de sa part, car vous savez ce que l’on a écrit du caractère de ce jeune homme !

He was violent and impetuous to a strange degree.

— « J’ai fait comme vous dans mon printemps, dit fièrement le gros M. Beckford, et jamais Littleton, Swift et Wilkes n’ont écrit pour les belles dames des vers plus galans et plus badins que les miens. Mais j’avais la raison assez avancée, même à votre âge, pour ne donner aux muses que le temps perdu, et mon été n’était pas encore venu, que déjà j’étais tout aux affaires ; mon automne les a vues mûrir dans mes mains, et mon hiver en recueille aujourd’hui les fruits savoureux. »

Ici l’élégant M. Beckford ne put s’empêcher de regarder autour de lui, pour lire dans les yeux des personnes qui l’entouraient, la satisfaction excitée par la facilité de son élocution et la fraîcheur de ses images.

Les affaires mûrissant dans l’automne de sa vie, parurent faire, sur deux ministres, un quaker noir et un lord rouge qui se trouvaient là, une impression aussi profonde que celle que produisent à notre tribune de l’an 1831 les discours des bons petits vieux généraux del signor Buonaparte, lorsqu’ils nous demandent, en phrases de collége et d’humanités, nos enfans et nos petits-enfans, pour en faire de grands corps d’armée, et pour nous montrer comment, parce qu’on s’est occupé durant dix-sept ans du débit des vins et de la tenue des livres, on saurait bien encore perdre sa petite bataille, comme on faisait en l’absence du grand-maître.

L’honnête M. Beckford, ayant ainsi séduit les assistans par sa bonhommie mêlée de dignité et de bonne façon, poursuivit sur un ton plus grave :

— « J’ai parlé de vous, mon ami, et je veux vous tirer d’où vous êtes. On ne s’est jamais adressé en vain au lord-maire depuis un an : je sais que vous n’avez rien pu faire au monde que vos maudits vers, qui sont d’un anglais inintelligible, et qui, en supposant qu’on les comprît, ne sont pas très-beaux ; je suis franc, moi, et je vous parle en père, voyez-vous — et quand même ils seraient très-beaux, — à quoi bon ? je vous le demande : à quoi bon ?

Chatterton ne bougeait non plus qu’une statue. Le silence des sept ou huit assistans était profond et discret ; mais il y avait dans leurs regards une approbation marquée de la conclusion du lord-maire, et ils se disaient du sourire : À quoi bon ?

Le bienfaisant visiteur continua :

— Un bon anglais, qui veut être utile à son pays, doit prendre une carrière qui le mette dans une ligne honnête et profitable. Voyons, enfant, répondez-moi. — Quelle idée vous faites-vous de nos devoirs ? » — Et il se renversa de façon doctorale.

J’entendis la voix creuse et douce de Chatterton qui fit cette singulière réponse en saccadant ses paroles et s’arrêtant à chaque phrase :

« L’Angleterre est un vaisseau. Notre île en a la forme ; la proue tournée au nord, elle est comme à l’ancre au milieu des mers, surveillant le continent. Sans cesse elle tire de ses flancss d’autres vaisseaux faits à son image et qui vont la représenter sur toutes les côtes du monde. Mais c’est à bord du grand navire qu’est notre ouvrage à tous. Le roi, les lords, les communes sont au pavillon, au gouvernail et à la boussole ; nous autres, nous devons tous avoir la main aux cordages, monter aux mâts, tendre les voiles et charger les canons : nous sommes tous de l’équipage et nul n’est inutile dans la manœuvre de notre glorieux navire. »

Cela fit sensation. On s’approcha sans trop comprendre et sans savoir si l’on devait se moquer ou applaudir, situation accoutumée du vulgaire.

Well ! very-well ! cria le gros Beckford, c’est bien, mon enfant ! c’est noblement représenter notre bienheureuse patrie ! Rule Britannia, chanta-t-il en fredonnant l’air national. Mais, mon garçon, je vous prends par vos paroles. Que diable peut faire le poète dans la manœuvre ?

Chatterton resta dans sa première immobilité. C’était celle d’un homme absorbé par un travail intérieur qui ne cesse jamais et qui lui fait voir des ombres sur ses pas. Il leva seulement les yeux au plafond et dit :

— Le poète cherche aux étoiles quelle route nous montre le doigt du Seigneur.

Je me levai et courus, malgré moi, lui serrer la main. Je me sentais du penchant pour cette jeune tête montée, exaltée et en extase comme est toujours la vôtre.

Le Beckford eut de l’humeur.

— Imagination ! dit-il…

— Imagination ! Célestes vérités ! pouviez-vous répondre ? dit Stello.

— Je sais mon Polyeucte comme vous, reprit le docteur, mais je n’y songeais guère en ce moment.

— Imagination, dit M. Beckford, toujours l’imagination au lieu du bon sens et du jugement. Pour être poète à sa façon lyrique et somnambule dont vous l’êtes, il faudrait vivre sous le ciel de Grèce, marcher avec des sandales, une clamyde et les jambes nues, et faire danser les pierres avec le psaltérion. Mais avec des bottes crottées, un chapeau à trois cornes, un habit et une veste, il ne faut guère espérer se faire suivre, dans les rues, par le moindre caillou, et exercer le plus petit pontificat, ou la plus légère direction morale sur ses concitoyens.

La poésie est à nos yeux une étude de style assez intéressante à observer, et faite quelquefois par des gens d’esprit, mais qui la prend au sérieux ? quelque sot ! Outre cela, je tiens ceci d’un Français, et je vous le donne comme certain ; savoir : que la plus belle muse du monde ne peut suffire à nourrir son homme, et qu’il faut avoir ces demoiselles-là pour maîtresses, mais jamais pour femmes. Vous avez essayé de tout ce que vous pouvait donner la vôtre, quittez-la, mon garçon ; croyez-moi, mon petit ami. D’un autre côté nous vous avons essayé dans des emplois de finance et d’administration où vous ne valez rien. Lisez ceci, acceptez l’offre que je vous fais, et vous vous en trouverez bien, avec de bons compagnons autour de vous. Lisez ceci et réfléchissez-y mûrement, cela en vaut la peine.

Ici, remettant un petit billet à ce sauvage enfant, le lord-maire se leva majestueusement.

— C’est, dit-il en se retirant au milieu des saluts et des hommages, c’est qu’il s’agit de quatre cents livres sterling par an.

Kitty Bell se leva et salua comme si elle eût été prête à lui baiser la main à genoux. Toute l’assistance suivit jusqu’à la porte le digne magistrat qui souriait et se retournait, prêt à sortir, avec l’air bénin d’un évèque qui va confirmer des petites filles ; il s’attendait à se voir suivi de Chatterton, mais il n’eut que le temps d’apercevoir le mouvement violent de son protégé. — Chatterton avait jeté les yeux sur le billet ; tout à coup il prit ses manuscrits, les lança sur le feu de charbon de terre qui brûlait dans la cheminée à hauteur des genoux, comme une grande fournaise, et disparut de la chambre.

Monsieur Beckford sourit avec satisfaction, et saluant de la portière de sa voiture : — je vois avec plaisir, cria-t-il, que je l’ai corrigé, — il renonce à sa poésie. — Et ses chevaux partirent.

C’est à la vie, me dis-je, qu’il renonce. — Je me sentis serrer la main avec une force surnaturelle. — C’était Kitty Bell, qui, les yeux baissés et n’ayant l’air aux yeux de tous que de passer près de moi, m’entraînait vers une petite porte vitrée, au fond de la boutique ; porte que Chatterton avait ouverte pour sortir.

— On parlait bruyamment de la bienfaisance du lord-maire ; on allait, on venait. On ne la vit pas. Je la suivis.

CHAPITRE XVII.
Un escalier.

Saint-Socrate, priez pour nous ! disait Erasme le savant. J’ai fait souventes fois cette prière en ma vie, continua le docteur, mais jamais si ardemment, vous m’en pouvez croire, qu’au moment où je me trouvai seul avec cette jeune femme dont j’entendais à peine le langage, qui ne comprenait pas le mien, et dont la situation n’était pas claire à mes yeux plus que la parole à mes oreilles.

Elle ferma vite la petite porte par laquelle nous étions arrivés au bas d’un long escalier ; et là, elle s’arrêta tout court, comme si les jambes lui eussent manqué au moment de monter. Elle se retint un instant à la rampe, ensuite elle se laissa aller assise sur les marches et quittant ma main qui la voulait retenir, me fit signe de monter.

Vite ! vite ! allez ! me dit-elle en français à ma grande surprise ; je vis que la crainte de parler mal avait, jusqu’alors, arrêté cette timide personne.

Elle était si effrayée, ses yeux ouverts démesurément avaient une expression de Méduse si extraordinaire, que je frémis moi-même, et la quittai brusquement pour monter. Je ne savais vraiment où j’allais, mais j’allais comme une balle qu’on a lancée violemment.

Hélas ! me disais-je en montant au hasard l’étroit escalier, hélas ! quel sera l’esprit révélateur qui daignera jamais descendre du ciel, pour apprendre aux sages, à quels signes ils peuvent deviner les vrais sentimens d’une femme quelconque, pour l’homme qui la domine secrètement ? Au premier abord, on sent bien quelle est la puissance qui pèse sur son âme, mais qui devinera jamais jusqu’à quel degré cette femme est possédée ? Qui osera interpréter hardiment ses actions et qui pourra, dès le premier coup d’œil, savoir le secours qu’il convient d’apporter à ses douleurs. Chère Kitty, me disais-je (car en ce moment je me sentais, pour elle, l’amour qu’avait, pour Phèdre, sa nourrice, son excellente nourrice, dont le sein frémissait des passions dévorantes de la fille qu’elle avait nourrie.) Chère Kitty, pensai-je, que ne m’avez-vous dit : Il est mon amant ! J’aurais pu nouer avec lui une utile et conciliante amitié, j’aurais pu parvenir à sonder les plaies inconnues de son cœur ; j’aurais… Mais ne sais-je pas que les sophismes et les argumens sont inutiles où le regard d’une femme aimée n’a pas réussi. Mais comment l’aime-t-elle ? Est-elle plus à lui qu’il n’est à elle ? N’est-ce pas le contraire ? Où en suis-je ? Et même, je pourrais dire aussi : Où suis-je ?

En effet, j’étais au dernier étage de l’escalier assez négligemment éclairé, et je ne savais de quel côté tourner, lorsqu’une porte d’appartement s’ouvrit brusquement. Mon regard plongea dans une petite chambre, dont le parquet était entièrement couvert de papiers déchirés en mille pièces. J’avoue que la quantité en était telle, que les morceaux en étaient si petits, que cela supposait la destruction d’un si énorme travail, que j’y attachai long-temps les yeux avant de les reposer sur Chatterton qui m’ouvrait la porte.

Lorsque je le regardai, je le pris vite dans mes bras par le milieu du corps, et il était temps, car il allait tomber, et se balançait comme un mât coupé par le pied. — Il était devant sa porte, je l’appuyai contre cette porte, et je le retins ainsi debout comme on soutiendrait une momie dans sa boîte. — Vous eussiez été épouvanté de cette figure. — La douce expression du sommeil était paisiblement étendue sur ses traits, mais c’était l’expression d’un sommeil de mille ans, d’un sommeil sans rêve, où le cœur ne bat plus, d’un sommeil imposé par l’excès du mal. Les yeux étaient encore entr’ouverts, mais flottans au point de ne pouvoir saisir aucun objet pour s’y arrêter ; la bouche était béante et la respiration forte, égale et lente, soulevant la poitrine comme dans un cauchemar.

Il secoua la tête, et sourit un moment comme pour me faire entendre qu’il était inutile de m’occuper de lui. — Comme je le soutenais toujours très-ferme par les épaules, il poussa du pied une petite fiole qui roula jusqu’au bas de l’escalier, sans doute jusqu’aux dernières marches où Kitty s’était assise, car je l’entendis jeter un cri, et monter en tremblant. — Il la devina. — Il me fit signe de l’éloigner, et s’endormit debout sur mon épaule comme un homme pris de vin.

Je me penchai, sans le quitter, au bord de l’escalier. J’étais saisi d’un effroi qui me faisait dresser les cheveux sur la tête. J’avais l’air d’un assassin.

J’aperçus la jeune femme qui se traînait, pour monter les degrés, en s’accrochant à la rampe comme n’ayant gardé de force que dans les mains pour se hisser jusqu’à nous. — Heureusement elle avait encore deux étages à gravir avant que de le rencontrer.

Je fis un mouvement pour porter dans la chambre mon terrible fardeau. — Chatterton s’éveilla encore à demi. — Il fallait que ce jeune homme eût une force prodigieuse, car il avait bu soixante grains d’opium. — Il s’éveilla encore à demi, et employa, le croiriez-vous ? — employa le dernier souffle de sa voix à me dire ceci :

— Monsieur…you… médecin… achetez-moi mon corps, et payez ma dette.

Je lui serrai les deux mains pour consentir. — Alors il n’eut plus qu’un mouvement. Ce fut le dernier, malgré moi, il s’élança vers l’escalier, s’y jeta sur les deux genoux, tendit les bras vers Kitty, poussa un long cri, et tomba mort le front en avant.

Je lui soulevai la tête. Il n’y a rien à faire, me dis-je. — À l’autre.

J’eus le temps d’arrêter la pauvre Kitty, mais elle avait vu. — Je lui pris le bras et la forçai de s’asseoir sur les marches de l’escalier. — Elle obéit, et resta accroupie comme une folle avec les yeux ouverts. Elle tremblait de tout le corps.

Je ne sais, monsieur, si vous avez le secret de faire des phrases dans ces cas-là ; pour moi, qui passe ma vie à contempler ces scènes de deuil, j’y suis muet.

Pendant qu’elle voyait devant elle fixement et sans pleurer, — je retournais dans mes mains la fiole qu’elle avait apportée dans la sienne ; elle, alors, la regardant de travers, semblait dire comme Juliette : L’ingrat ! avoir tout bu ! ne pas me laisser une goutte amie !

Nous restions ainsi l’un à côté de l’autre assis et pétrifiés, l’un consterné, l’autre frappée à mort ; aucun n’osant souffler un mot, et ne le pouvant.

Tout d’un coup une voix sonore, rude et pleine, cria d’en bas :

Come, mistriss Bell !

À cet appel, Kitty se leva comme par un ressort ; c’était la voix de son mari. Le tonnerre eût été moins fort d’éclat, et ne lui eût pas causé même en tombant une plus violente et plus électrique commotion. Tout le sang se porta aux joues, elle baissa les yeux, et resta un instant debout pour se remettre.

Come, mistriss Bell !

Répéta la terrible voix.

Ce second coup la mit en marche, comme l’autre l’avait mise sur ses pieds. Elle descendit avec lenteur, droite, docile, avec l’air insensible, sourd et aveugle d’une ombre qui revient. Je la soutins jusqu’en bas ; elle rentra dans sa boutique, se plaça les yeux baissés à son comptoir, tira une petite Bible de sa poche, l’ouvrit, commença une page et resta sans connaissance, évanouie dans son fauteuil.

Son mari se mit à gronder, des femmes à l’entourer, les enfans à crier, les chiens à aboyer.

— Et vous ? s’écria Stello en se levant avec chagrin.

— Moi ? je donnai à monsieur Bell trois guinées, qu’il reçut avec plaisir et sang-froid en les comptant bien.

— C’est, lui dis-je, le loyer de la chambre de M. Chatterton qui est mort.

— Oh ! dit-il avec l’air satisfait.

— Le corps est à moi, dis-je, je le ferai prendre.

— Oh ! me dit-il avec un air de consentement.

Il était bien à moi car cet étonnant Chatterton avait eu le sang-froid de laisser, sur ma table, un billet qui portait à peu près ceci :

— Je vends mon corps au docteur (le nom en blanc), à la condition de payer à M. Bell six mois de loyer de ma chambre, montant à la somme de trois guinées. Je désire qu’il ne reproche pas à ses enfants les gâteaux qu’ils m’apportaient chaque jour, et qui, depuis un mois, ont seuls soutenu ma vie.

Ici, le docteur se laissa couler dans la bergère sur laquelle il était placé, et il s’y enfonça jusqu’à ce qu’il se trouvât assis sur le dos et même sur les épaules.

— Là ! dit-il, avec un air de satisfaction et de soulagement, comme ayant fini son histoire.

— Mais Kitty Bell ? Kitty ? que devint-elle, dit Stello en cherchant à lire dans les yeux froids du docteur noir ?

— Ma foi, dit celui-ci, si ce n’est la douleur, le calomel des médecins anglais dut lui faire bien du mal car, n’ayant pas été appelé, je vins visiter les gâteaux de sa boutique. Il y avait là ses deux beaux enfans qui jouaient et chantaient en habit noir. Je m’en allai en frappant la porte de manière à la briser.

— Et le corps du poète ?

— Rien n’y toucha que le linceul et la bière. Rassurez-vous.

— Et ses poèmes ?

— Il fallut dix-huit mois de patience pour réunir, coller et traduire les morceaux de ceux qu’il avait déchirés dans sa fureur. Quant à ceux que le charbon de terre avait brûlés, c’était la fin de la bataille d’Hastings dont on n’a que deux chants.

— Vous m’avez écrasé la poitrine avec cette histoire, dit Stello en retombant assis.

Tous deux restèrent en face l’un de l’autre pendant trois heures quarante quatre minutes, tristes et silencieux comme Job et ses amis. Après quoi Stello s’écria comme en continuant :

— Mais que lui offrait donc M. Beckford dans son petit billet ?

— Ha ! à propos, dit le docteur noir, comme en s’éveillant en sursaut…

C’était une place de premier valet de chambre chez lui.


Le Cte  Alfred de Vigny


(La fin de la première consultation (Stello) à la prochaine livraison.)



  1. Voyez la livraison du 15 octobre