LES CONSULTATIONS
DU DOCTEUR NOIR.

PREMIÈRE CONSULTATION.


STELLO,
OU
LES DIABLES BLEUS (BLUE DEVILS).[1]

CHAPITRE XIX.
Tristesse et pitié.


Pendant les longs récits et les plus longs silences du Docteur noir, la nuit était venue. Une haute lampe éclairait une partie de la chambre de Stello ; car cette chambre était si grande, que la lueur n’en pouvait atteindre les angles ni le haut plafond. Des rideaux épais et longs, un antique ameublement, des armes jetées sur des livres, une énorme table couverte d’un tapis qui en cachait les pieds, et sur cette table deux tasses de thé ; tout cela était sombre et brillait, par intervalle, de la flamme rouge d’un large feu, ou bien se laissait dessiner à demi et par reflets, sous la lueur jaunâtre de la lampe. Les rayons de cette lampe tombaient d’aplomb sur la figure impassible du Docteur noir, et sur le large front de Stello, qui reluisait comme un crâne d’ivoire poli. Le Docteur attachait sur ce front un œil fixe, dont la paupière ne s’abaissait jamais. Il semblait y suivre en silence le passage de ses idées et la lutte qu’elles avaient à livrer aux idées de l’homme dont il avait entrepris la guérison, comme un général contemplerait, d’une hauteur, l’attaque de son corps d’armée montant à la brèche ; et le combat intérieur qui lui resterait contre la garnison, au milieu de la forteresse à demi conquise.

Stello se leva brusquement et se mit à marcher à grands pas d’un bout à l’autre de la chambre. Il avait passé sa main droite sous ses habits, comme pour contenir ou pour déchirer son cœur. On n’entendait que le bruit de ses talons qui frappaient sourdement sur le tapis, et le sifflement monotone d’une grande bouilloire d’argent placée sur la table, source inépuisable d’eau chaude et de délices pour les deux causeurs nocturnes. Stello laissait échapper, en marchant vite, des exclamations douloureuses, des hésitations pénibles, des juremens étouffés, des imprécations violentes, autant que ces signes se pouvaient manifester dans un homme à qui l’usage du grand monde avait donné la retenue comme seconde nature.

Il s’arrêta tout d’un coup et toucha de ses deux mains les mains du Docteur. — Vous l’avez donc vu aussi, s’écria-t-il. — Vous avez vu et tenu dans vos bras le malheureux jeune homme qui s’était dit : Désespère et meurs ! comme souvent vous me l’avez entendu crier la nuit. — Mais j’aurais honte d’avoir pu gémir, j’aurais honte d’avoir souffert, s’il n’était vrai que les tortures que l’on se donne par les passions égalent celles que l’on reçoit par le malheur. — Oui, cela s’est dû passer ainsi ; oui, je vois chaque jour des hommes semblables à ce Beckford, qui est miraculeusement incarné d’âge en âge, sous la peau blafarde des plaideurs d’affaires publiques.

Ô cérémonieux complimenteurs, lents paraphraseurs de banalités sententieuses ! fabricateurs légers de cette chaîne lourde et croissante, pompeusement appelée Code, dont vous forgez les quarante mille anneaux qui s’entrelacent au hasard, sans suite, le plus souvent inégaux comme les grains du chapelet, et ne remontant jamais à l’immuable anneau d’or d’un religieux principe ! — ô membres rachitiques des corps politiques, impolitiques plutôt ! fibres détendues des assemblées, dont la pensée flasque, vacillante, multiple, égarée, corrompue, effarée, sautillante, colérique, engourdie, évaporée, émérillonnée, et toujours et sempiternellement commune et vulgaire ; dont la pensée, dis-je, ne vaut pas pour l’unité et l’accord des raisonnemens, la simple et sérieuse pensée d’un Fellah jugeant sa famille, au désert, selon son cœur ! n’est-ce pas assez pour vous d’être glorieusement employés à charger de tout votre poids le bât, le double bât du maître que le pauvre âne appelle son ennemi en bon français ! faut-il encore que vous ayez hérité du dédain monarchique, moins sa grâce héréditaire et plus votre grossièreté élective !

Oui, noir et trop véridique Docteur ! oui ils sont ainsi. — Ce qu’il faut au poète, dit l’un, c’est trois cents francs et un grenier ! La misère est leur muse dit un autre. — Bravo ! — Courage ! — Ce rossignol a une belle voix ! crevez-lui les yeux, il chantera mieux encore ! l’expérience en a été faite. Ils ont raison. Vive Dieu !

Triple divinité du ciel ! que t’ont-ils donc fait ces poètes que tu créas les premiers des hommes, pour que les derniers des hommes les renient et les repoussent ainsi !

Stello parlait à-peu-près de la sorte en marchant. Le Docteur tournait la pomme de sa canne sous son menton et souriait.


— Où se sont envolés vos diables bleus, dit-il !


Le malade s’arrêta, il ferma les yeux et sourit aussi, mais ne répondit pas, comme s’il n’eût pas voulu donner au Docteur le plaisir d’avouer sa maladie vaincue.

Paris était plongé dans le silence du sommeil, et l’on n’entendait au-dehors que la voix rouillée d’une horloge sonnant lourdement les trois quarts d’une heure très avancée au-delà de minuit.

Stello, dis-je, s’arrêta tout-à-coup au milieu de l’appartement, écoutant le marteau dont le bruit parut lui plaire ; il passa ses doigts dans ses cheveux comme pour s’imposer les mains à lui-même et calmer sa tête. On aurait pu dire, en l’examinant bien, qu’il ressaisissait intérieurement les rênes de son âme, et que sa volonté redevenait assez forte pour contenir la violence de ses sentimens désespérés. — Ses yeux se rouvrirent, s’arrêtèrent fixement sur les yeux du Docteur, et il se mit à parler avec tristesse, mais avec fermeté :


— Les heures de la nuit, quand elles sonnent, sont pour moi comme les voix douces de quelques tendres amies, qui m’appellent et me disent, l’une après l’autre : qu’as-tu ?

Jamais je ne les entends avec indifférence quand je me trouve seul, à cette place où vous êtes, dans ce dur fauteuil où vous voilà. — Ce sont les heures des esprits, des esprits légers qui soutiennent nos idées sur leurs ailes transparentes, et les font étinceler de clartés plus vives. Je sens que je porte la vie librement durant l’espace de temps qu’elles mesurent ; elles me disent que tout ce que j’aime est endormi, qu’à présent il ne peut arriver malheur à qui m’inquiète. Il me semble alors que je suis seul chargé de veiller, et qu’il m’est permis de prendre sur ma vie ce que je voudrai du sommeil. — Certes, cette part m’appartient, je la dévore avec joie, et je n’en dois pas compte à des yeux fermés. — Ces heures m’ont fait du bien. Il est rare que ces chères compagnes ne m’apportent pas, comme un bienfait, quelque sentiment ou quelque pensée du ciel. Peut-être que le temps invisible comme l’air, et qui se pèse et se mesure comme lui, comme lui aussi apporte aux hommes des influences inévitables. Il y a des heures néfastes. Telle est pour moi celle de l’aube humide, tant célébrée, qui ne m’amène que l’affliction et l’ennui, parce qu’elle éveille tous les cris de la foule, pour toute la démesurée longueur du jour, dont le terme me semble inespéré. Dans ce moment, si vous voyez revenir la vie dans mes regards, elle y revient par des larmes. Mais c’est la vie enfin, et c’est le calme adoré des heures noires qui me la rend.

Ah ! je sens en mon âme une ineffable pitié pour ces glorieux pauvres dont vous avez vu l’agonie, et rien ne m’arrête dans ma tendresse pour ces morts bien-aimés.

J’en vois, hélas ! d’aussi malheureux qui prennent de diverses sortes leur destinée amère. Il y en a en qui le chagrin devient bouffonnerie et grosse gaîté ; ce sont les plus tristes à mes yeux. Il y en a d’autres à qui le désespoir tourne sur le cœur. Il les rend méchans. Eh ! sont-ils bien coupables de l’être ?

En vérité, je vous le dis : l’homme a rarement tort, et l’ordre social toujours. — Quiconque y est traité comme Gilbert et Chatterton, qu’il frappe, qu’il frappe partout ! — Je sens pour lui (s’attaquerait-il à moi-même) l’attendrissement d’une mère pour son fils, atteint injustement dans son berceau d’une maladie douloureuse et incurable :

— Frappe-moi ! mon fils, dit-elle, mords-moi ! pauvre innocent ! tu n’as rien fait de mal, pour mériter de tant souffrir ! — Mords mon sein, cela le soulagera ! — mords, enfant, cela fait du bien !

Le Docteur sourit dans un calme profond, mais ses yeux devenaient plus sombres et plus sévères de moment en moment, et avec son inflexibilité de marbre, il répondit :

— Que m’importe, s’il vous plaît, de voir à découvert que votre cœur a d’inépuisables sources de miséricorde et d’indulgence, et que votre esprit venant à son aide, jette incessamment sur toute sorte de criminels autant d’intérêt que Godwin en répandit sur l’assassin Falkland ? — Que m’importe cet instinct de tendresse angélique auquel vous vous livrez tout d’abord, à tout sujet ? suis-je une femme, en qui l’émotion puisse dérouter la pensée ?

Remettez-vous, monsieur, les larmes troublent la vue.

Stello revint s’asseoir brusquement, baissa les yeux, puis les releva pour regarder son homme de travers.

— Suivez à présent, reprit le Docteur, le cours de l’idée qui nous a conduits jusqu’où nous sommes arrivés. Suivez-la, s’il vous plaît, comme on suit un fleuve à travers ses sinuosités. Vous verrez que nous n’avons fait encore qu’un chemin très court. Nous avons trouvé sur les bords une monarchie et un gouvernement représentatif, chacun avec leur poète historiquement maltraité et dédaigneusement livré à misère et à mort, et il ne m’a point échappé que vous espériez, en vous voyant transporté à la seconde forme du pouvoir, y trouver les grands du moment plus intelligens et comprenant mieux les grands de l’avenir. Votre espoir a été déçu, mais pas assez complètement pour vous empêcher, en ce moment même, de concevoir une vague espérance, qu’une forme de pouvoir plus populaire encore serait tout naturellement par ses exemples le correctif des deux autres. Je vois rouler dans vos yeux toute l’histoire des républiques avec ses magnanimités de collège. Epargnez-m’en les citations, je vous en supplie, car à mes yeux l’antiquité tout entière est hors la loi philosophique à cause de l’esclavage qu’elle aimait tant ; et puisque je me suis fait conteur aujourd’hui, contre ma coutume, laissez-moi dire paisiblement une troisième et dernière aventure que j’ai toujours eue sur le cœur depuis le jour où j’en fus témoin. Ne soupirez pas si profondément, comme si votre poitrine voulait repousser l’air même que frappe ma voix. — Vous savez bien que cette voix est inévitable pour vous. N’êtes-vous pas fait à ses paroles ? Si Dieu nous a mis la tête plus haut que le cœur, c’est pour qu’elle le domine.

Stello courba son front avec la résignation d’un condamné qui entend la lecture de son arrêt.

— Et tout cela, s’écria-t-il, pour avoir eu, un jour de diables bleus, la mauvaise pensée de me mêler de politique ! Comme si cette idée, jetée au vent avec les mille paroles d’angoisse qu’arrache la maladie, valait la peine d’être combattue avec un tel acharnement ! Comme si ce n’était pas un regard fugitif, un coup d’œil de détresse, comme celui que jette le matelot submergé sur tous les points du rivage, ou celui…

— Poésie ! poésie ! ce n’est point cela ! interrompit le Docteur, en frappant sa canne avec une force et une pesanteur de marteau. Vous essayez de vous tromper vous-même. Cette idée, vous ne la laissiez pas sortir au hasard ; cette idée vous préoccupait depuis long-temps ; cette idée, vous l’aimez, vous la contemplez, vous la caressez avec un attachement secret. Elle est, à votre insu, établie profondément en vous, sans que vous en sentiez les racines, plus qu’on ne sent celles d’une dent. L’orgueil et l’ambition de l’universalité d’esprit l’ont fait germer et grandir en vous, comme dans bien d’autres que je n’ai pas guéris. Seulement vous n’osiez pas vous avouer sa présence et vous vouliez l’éprouver sur moi, en la montrant comme par hasard, négligemment et sans prétention.

— Oh ! funeste penchant que nous avons tous à sortir de notre voie et des conditions de notre être ! — D’où vient cela, sinon de l’envie qu’a tout enfant de s’essayer au jeu des autres, ne doutant pas de ses forces et se croyant tout possible ? — D’où vient cela, sinon de la peine qu’ont les âmes les plus libres à se détacher complètement de ce qu’aime le profane vulgaire ?

— D’où vient cela, sinon d’un moment de faiblesse, où l’esprit est las de se contempler, de se replier sur lui-même, de vivre de sa propre essence et de s’en nourrir pleinement et glorieusement dans sa solitude ? Il cède à l’attraction des choses extérieures ; il se quitte lui-même, cesse de se sentir et s’abandonne au souffle grossier des évènemens communs.

— Il faut, vous dis-je, que j’achève de vous relever de cet abattement, mais par degrés et en vous contraignant à suivre, malgré ses fatigues, le chemin fangeux de la vie réelle et publique, dans lequel, ce soir, nous avons été forcés de poser le pied.

Ce fut, cette fois, avec une sombre résolution d’entendre, toute semblable aux forces que rassemble un homme qui va se poignarder, que Stello s’écria :

— Parlez, monsieur.

Et le Docteur noir parla ainsi qu’il suit, dans le silence d’une nuit froide et sinistre.


CHAPITRE XX.
Une histoire de la terreur.

— Quatre-vingt-quatorze sonnait à l’horloge du dix-huitième siècle, quatre-vingt-quatorze, dont chaque minute fut sanglante et enflammée. L’an de terreur frappait horriblement et lentement au gré de la terre et du ciel qui l’écoutaient en silence. — On aurait dit qu’une puissance, insaisissable comme un fantôme, passait et repassait parmi les hommes, tant leurs visages étaient tous pâles, leurs yeux tous égarés, leurs têtes ramassées entre leurs épaules reployées, comme pour les cacher et les défendre. — Cependant un caractère de grandeur et de gravité sombre était empreint sur tous ces fronts menacés et jusque sur la face des enfans ; c’était comme ce masque sublime que nous met la mort. Alors les hommes s’écartaient les uns des autres, ou s’abordaient brusquement comme des combattans. Leur salut ressemblait à une attaque, leur bonjour à une injure, leur sourire à une convulsion, leur habillement aux haillons d’un mendiant, leur coiffure à une guenille trempée dans le sang, leurs réunions à des émeutes, leurs familles à des repaires d’animaux mauvais et défians, leur éloquence au cri des halles, leurs amours aux orgies bohémiennes, leurs cérémonies publiques à de vieilles tragédies romaines manquées, sur des tréteaux de province ; leurs guerres à des migrations de peuples sauvages et misérables, les noms du temps à des parodies poissardes.

Mais tout cela était grand, parce que, dans la cohue républicaine, si tout homme jouait au pouvoir, tout homme du moins jetait sa tête au jeu.

Pour cela seul je vous parlerai des hommes de ce temps-là plus gravement que je n’ai fait des autres. Si mon premier langage était scintillant et musqué comme l’épée de bal et la poudre ; si le second était pédantesque et prolongé comme la perruque et la queue d’un aldermann, je sens que ma parole doit être ici forte et brève comme le coup d’une hache qui sort fumante d’une tête tranchée.

Au temps dont je veux parler, la démocratie régnait. Les décemvirs, dont le premier fut Robespierre, allaient achever leur règne de trois mois. Ils avaient fauché, autour d’eux, toutes les idées contraires à celle de la terreur. Sur l’échafaud des Girondins ils avaient abattu les idées d’amour pur de la liberté, sur celui des Hébertistes les idées du culte de la raison unies à l’obscénité montagnarde et républicaniste ; sur l’échafaud de Danton ils avaient tranché la dernière pensée de modération ; restait donc la terreur. Elle donna son nom à l’époque.

Le comité de salut public marchait librement sur sa grande route, l’élargissant avec la guillotine. Robespierre et Saint-Just menaient la machine roulante ; l’un la traînait en jouant le grand-prêtre, l’autre la poussait en jouant le prophète apocalyptique.

Comme la mort, fille de Satan, l’épouvante lui-même, la Terreur, leur fille, s’était retournée contre eux et les pressait de son aiguillon. Oui, c’étaient leurs effrois de chaque nuit qui faisaient leurs horreurs de chaque jour.

Tout-à-l’heure, monsieur, je vous prendrai par la main et je vous ferai descendre, avec moi, dans les ténèbres de leur cœur ; je tiendrai devant vos yeux le flambeau dont les yeux faibles détestent la lumière, l’inexorable flambeau de Machiavel, et dans ces cœurs troublés, vous verrez clairement et distinctement naître et mourir des sentimens immondes, nés, à mon sens, de leur situation dans les évènemens et de la faiblesse de leur organisation incomplète, plus que d’une aveugle perversité dont leurs noms porteront toujours la honte et resteront les synonymes.

Ici Stello regarda le Docteur noir avec l’expression d’une grande surprise. L’autre continua :

— C’est une doctrine qui m’est particulière, monsieur, qu’il n’y a ni héros, ni monstre. — Les enfans seuls doivent se servir de ces mots-là. — Vous êtes surpris de me voir ici de votre avis, c’est que j’y suis arrivé par le raisonnement lucide, comme vous par le sentiment aveugle. Cette différence seule est entre nous, que votre cœur vous inspire pour ceux que les hommes qualifient de monstres, une profonde pitié, et ma tête me donne pour eux un profond mépris. C’est un mépris glacial, pareil à celui du passant qui écrase la limace. Car s’il n’y a de monstres qu’aux cabinets anatomiques, toujours y a-t-il de si misérables créatures, tellement livrées et si brutalement à des instincts obscurs et bas, tellement poussées sous le vent de leur sottise par le vent de la sottise d’autrui, tellement enivrées, étourdies et abruties du sentiment faux de leur propre valeur et de leurs droits établis, on ne sait sur quoi, que je ne me sens ni rire ni larmes pour eux, mais seulement le dégoût qu’inspire le spectacle d’une nature manquée.

Les terroristes sont de ces gens qui souvent m’ont fait ainsi détourner la vue, mais aujourd’hui je l’y ramène, pour vous, cette vue attentive et patiente que rien ne détournera de leurs cadavres jusqu’à ce que nous y ayons tout observé, jusqu’aux os du squelette.

Il n’y a pas d’année où l’on ait fait autant de théories sur ces hommes qu’on n’en fait en un jour dans cette année, parce qu’il n’y a pas d’époque où plus grand nombre ait nourri plus d’espérances et amassé plus de probabilités de leur ressembler et de les imiter.

C’est en effet une chose toute commode aux médiocrités qu’un temps de révolution. Alors que le beuglement de la voix étouffe l’expression pure de la pensée, que la hauteur de la taille est plus prisée que la grandeur du caractère, que la harangue sur la borne fait taire l’éloquence à la tribune, que l’injure des feuilles publiques voile momentanément la sagesse durable des livres ; quand un scandale de la rue fait une petite gloire et un petit nom ; quand les ambitieux centenaires feignent, pour les piper, d’écouter les écoliers imberbes qui les endoctrinent ; quand l’enfant se guinde sur le bout du pied pour prêcher les hommes ; quand les grands noms sont secoués pêle-mêle dans des sacs de boue, et tirés à la loterie populaire par la main des pamfletiers, quand les vieilles hontes de famille redeviennent des espèces d’honneurs, hérédité chère à bien des capacités connues ; quand les taches de sang font auréole au front, sur ma foi, c’est un bon temps.

À quelle médiocrité, s’il vous plaît, serait-il défendu de prendre un grain luisant de cette grappe du pouvoir politique, fruit réputé si plein de richesse et de gloire ? Quelle petite coterie ne peut devenir club ? quel club, assemblée ? quelle assemblée, comices ? quels comices, sénat ? et quel sénat ne peut régner ? Et ont-ils régné sans qu’un homme y régnât ? Et qu’a-t-il fallu ? — Oser ! — Ah ! le beau mot que voilà ! — Quoi ! c’est là tout ? Oui, tout ! Ceux qui l’ont fait, l’ont dit. — Courage donc, vides cerveaux, criez et courez ! — Aussi font-ils.

Mais l’habitude des synthèses a été prise dès long-temps par eux sur les bancs ; on en a pour tout ; on les attèle à tout ; le sonnet a la sienne. Quand on veut user des morts, on peut bien leur prêter son système, chacun s’en fait un bon ou mauvais ; selle à tous chevaux, il faut qu’elle aille. Monterez-vous le comité de salut public ? Qu’il endosse la selle.

On les a crus dévoués profondément aux intérêts du peuple et tout sacrifiant aux progrès de l’humanité, tout jusqu’à leur sensibilité naturelle, tout jusqu’à l’avenir de leur nom qu’ils vouaient sciemment à l’exécration. — Système de l’année, à son usage. —

Il est vrai qu’on les a presque dits aussi hydrophobes. — On les a peints comme décidés à raser de la surface de la terre toutes les têtes dont les yeux avaient vu la monarchie, et gouvernant tout exprès pour se donner la joie d’égorger. — Système de trembleurs surannés.

On leur a construit un projet édifiant d’adoucissement successif dans leur pouvoir, de confiance dans le règne de la vertu, de conviction dans la moralité de leurs crimes. — Système d’honnêtes enfans, qui n’ont que du blanc et du noir devant les yeux, ne rêvent qu’anges ou démons, et ne savent pas quel incroyable nombre de masques hypocrites de toute forme, de toute couleur, de toute taille, peut cacher les traits des hommes qui ont passé l’âge des passions dévouées, et se sont livrés sans réserve aux passions égoïstes.

Il s’en trouve qui, plus forts, font à ces gens l’honneur de leur supposer une doctrine religieuse. Ils disent :

S’ils étaient athées ou matérialistes, peu leur importait, un meurtre impuni ne faisait qu’écraser, selon leur foi, une chose agissante.

S’ils étaient panthéistes, peu leur importait-il, puisqu’ils ne faisaient qu’une transformation, selon leur foi.

Reste donc le cas fort douteux où ils eussent été chrétiens sincères, et alors la damnation était réservée pour eux-mêmes, et le salut et l’indulgence pour la victime. À ce compte, il y aurait encore dévoûment et service rendu à ses ennemis.

Ô paradoxes ! que j’aime à vous voir sauter dans le cerceau !

— Et vous, que dites-vous ? interrompit Stello, passionnément attentif.

— Et moi, je vais chercher à suivre pas à pas les chemins de l’opinion publique relativement à eux.

La mort est pour les hommes le plus attachant spectacle, parce qu’elle est le plus effrayant des mystères. Or, comme il est vrai qu’un sanglant dévoûment suffit à illustrer quelque médiocre drame, à faire excuser ses défauts, et vanter ses moindres beautés, de même l’histoire d’un homme public est illustrée aux yeux du vulgaire par les coups qu’il a portés et le grand nombre de morts qu’il a données, au point d’imprimer pour toujours je ne sais quel lâche respect de son nom. Dès-lors, ce qu’il a osé faire d’atroce est attribué à quelque faculté surnaturelle qu’il posséda. Ayant fait peur à tant de gens, cela suppose une sorte de courage, pour ceux qui ne savent pas combien de fois ce fut une lâcheté. Son nom étant une fois devenu synonyme d’ogre, on lui sait gré de tout ce qui sort un peu des habitudes du bourreau. Si l’on trouve dans son histoire qu’il a souri à un petit enfant, et qu’il a mis des bas de soie, cela devient trait de bonté et urbanité. En général le paradoxe nous plaît fort. Il heurte l’idée reçue, et rien n’appelle mieux l’attention sur le parleur ou l’écrivain. — De là les apologies paradoxales des grands tueurs de gens. — La peur, éternelle reine des masses, ayant grossi, vous dis-je, ces personnages à tous les yeux, met tellement en lumière leurs moindres actes, qu’il serait malheureux de n’y pas voir reluire quelque chose de passable. Dans l’un, ce fut tel plaidoyer hypocrite, et l’autre telle ébauche de système, tous deux donnant un faux air d’orateur et de législateur ; informes ouvrages où le style empreint de la sécheresse et de la brusquerie du combat qui les enfantait, singe la concision et la fermeté du génie. Mais ces hommes gorgés de pouvoir et soûlés de sang dans leur inconcevable orgie politique, étaient médiocres et étroits dans leurs conceptions, médiocres et faux dans leurs œuvres, médiocres et bas dans leurs actions. — Ils n’eurent quelques momens d’éclat que par une sorte d’énergie fiévreuse, une rage de nerfs qui leur venait de leurs craintes d’équilibristes sur la corde, et surtout du sentiment qui avait comme remplacé leur âme, je veux dire : L’émotion continue de l’assassinat.

Cette émotion, monsieur, poursuivit le Docteur, en se croisant les jambes, et prenant une prise de tabac plus à son aise, l’émotion de l’assassinat tient de la colère, de la peur et du spleen tout à-la-fois. Lorsqu’un suicide s’est manqué, si vous ne lui liez les mains, il redouble (tout médecin le sait). Il en est de même de l’assassin, il croit se défaire d’un vengeur de son premier meurtre par un second, d’un vengeur du second dans le troisième, et ainsi de suite pour sa vie entière, s’il garde le pouvoir (cette chose divine et sainte à jamais !). Il opère alors sur une nation comme sur un corps qu’il croit gangrené ; il coupe, il taille, il charpente. Il poursuit la tache noire, et cette tache, c’est son ombre, c’est le mépris et la haine qu’on a de lui, il la trouve partout. Dans son chagrin mélancolique et dans sa rage, il s’épuise à remplir une sorte de tonneau de sang percé par le fond, et c’est aussi là son enfer.

Voilà la maladie qu’avaient ces pauvres gens dont nous parlons, assez aimables du reste.

Je les ai, je crois, bien connus, comme vous allez voir par ce que je vous conterai, et je ne haïssais pas leur conversation, elle était originale, il y avait du bon et du curieux surtout. Il faut qu’un homme voie un peu de tout pour bien savoir la vie, vers la fin de la sienne ; science bien utile au moment de s’en aller.

Toujours est-il que je les ai vus souvent et bien examinés, qu’ils n’avaient point le pied fourchu ; qu’ils n’avaient point de tête de tigre, de hyène et de loup, comme l’ont assuré d’illustres écrivains ; ils se coiffaient, se rasaient, s’habillaient et déjeunaient. Il y en avait dont les femmes disaient : Qu’il est bien ! Il y en avait plus encore dont on n’eût rien dit, s’ils n’eussent rien été ; et les plus laids ont ici d’honnêtes grammairiens et de polis diplomates qui les surpassent en airs féroces, et dont on dit : Laideur spirituelle ! — Idées ! idées en l’air ! phrases de livres que toutes ces ressemblances animales. Les hommes sont partout et toujours de simples et faibles créatures plus ou moins ballottées et contrefaites par leur destinée. Seulement les plus forts ou les meilleurs se redressent contre elle et la façonnent à leur gré, au lieu de se laisser pétrir par sa main capricieuse.

Les terroristes se laissèrent platement entraîner à l’instinct absurde de la cruauté et aux nécessités dégoûtantes de leur position. Cela leur advint à cause de leur médiocrité comme j’ai dit.

Remarquez bien que, dans l’histoire du monde, tout homme régnant qui a manqué de grandeur personnelle, a été forcé d’y suppléer en plaçant à sa droite le bourreau comme ange gardien. Les pauvres gens dont nous parlons avaient profondément au cœur la conscience de leur dégradation morale. Chacun d’eux avait glissé dans une route meilleure et chacun d’eux était quelque chose de manqué, l’un avocat mauvais et plat, l’autre demi-philosophe, l’autre cul-de-jatte, envieux de tout homme debout et entier.

Intelligences confuses et mérites avortés de corps et d’âme. Chacun d’eux savait donc quel était le mépris public pour lui, et ces rois honteux craignant les regards, faisaient luire la hache pour les éblouir et les abaisser à terre.

Jusqu’au jour où ils avaient établi leur autorité triumvirale et décemvirale, leur ouvrage n’avait été qu’une critique continuelle, calomniatrice, hypocrite et toujours féroce des pouvoirs ou des influences précédentes. Dénonciateurs, accusateurs, destructeurs infatigables, ils avaient renversé la Montagne sur la Plaine, les Danton sur les Hébert, les Desmoulins sur les Vergniaud, en présentant toujours à la multitude régnante la Méduse des conspirations, dont toute multitude est épouvantée, la croyant cachée dans son sein et dans ses veines. Ainsi, selon leur dire, ils avaient tiré du corps social une sueur abondante, une sueur de sang ; mais lorsqu’il fallut le mettre debout et le faire marcher, ils succombèrent à l’essai. Impuissans organisateurs, étourdis, pétrifiés par la solitude où ils se trouvèrent tout-à-coup, ils ne surent que recommencer à se combattre dans leur petit troupeau souverain. Tout haletans du combat, ils s’essayaient à griffonner quelque bout de système dont ils n’entrevoyaient même pas l’application probable ; puis ils retournaient à la tâche plus facile de la monstrueuse saignée. Les trois mois de leur puissance souveraine furent pour eux comme le rêve d’une nuit de malade. Ils n’eurent pas la force d’y prendre le temps de penser. Et d’ailleurs la pensée, la pensée calme, saine, forte et pénétrante, comme je la conçois, est une chose dont ils n’étaient plus dignes. Elle ne descend pas dans l’homme qui a horreur de soi.

Ce qui leur restait d’idées pour leur usage dans la conversation, vous l’allez entendre, comme j’en eus moi-même l’occasion. L’ensemble de leur vie et les jugemens qu’on en porte ne sont pas d’ailleurs ce qui m’occupe, mais toujours l’idée première de notre conversation, leurs dispositions envers les poètes et tous les artistes de leur temps. Je les prends pour dernier exemple, et comme après tout ils furent la dernière expression du pouvoir républicain — démocratique, ils me seront un type excellent.

Je ne puis que gémir, avec les républicains sincères et loyaux, du tort que ces hommes-là ont fait au beau nom latin de la chose publique, je conçois leur haine pour ces malheureux (âmes qui n’eurent pas une heure de paix), pour ces malheureux qui souillèrent aux yeux des nations leur forme gouvernementale favorite ; mais en cherchant un peu, ne pourront-ils garder la chose avec un autre nom ? La langue est souple. J’en gémis, mais je n’y fus pour rien, je vous jure ; je m’en lave les mains, lavez vos noms.


CHAPITRE XXI.
Un bon canonnier.

Il me souvient fort bien que, le 5 thermidor an ii de la république, ou 1794, ce qui m’est totalement indifférent, j’étais assis, absolument seul, près de ma fenêtre, qui donnait sur la place de la Révolution, et je tournais dans mes doigts la tabatière que j’ai là, quand on vint sonner à ma porte assez violemment, vers huit heures du matin.

J’avais alors pour domestique un grand flandrin, de fort douce et paisible humeur, qui avait été un terrible canonnier pendant dix ans, et qu’une blessure au pied avait mis hors de combat. Comme je n’entendis pas ouvrir, je me levai pour voir dans l’antichambre ce que faisait mon soldat. Il dormait, les jambes sur le poêle.

La longeur démesurée de ses jambes maigres ne m’avait jamais frappé aussi vivement que ce jour-là. Je savais qu’il n’avait pas moins de cinq pieds neuf pouces, quand il était debout ; mais je n’en avais accusé que sa taille et non ses prodigieuses jambes, qui se développaient en ce moment dans toute leur étendue, depuis le marbre du poêle jusqu’à la chaise de paille, où le reste de son corps et en outre sa tête maigre et longue s’élevaient, pour retomber en avant, en forme de cerceau, sur ses bras croisés. — J’oubliai entièrement la sonnette, pour contempler cette innocente et heureuse créature dans son attitude accoutumée, oui accoutumée ; car, depuis que les laquais dorment dans les antichambres, et cela date de la création des antichambres et des laquais, jamais homme ne s’endormit avec une quiétude plus parfaite, ne sommeilla avec une absence plus complète de rêves et de cauchemars, et ne fut réveillé avec une égalité d’humeur aussi grande. Blaireau faisait toujours mon admiration, et le noble caractère de son sommeil était pour moi une source éternelle de curieuses observations. Ce digne homme avait dormi partout pendant dix ans, et jamais il n’avait trouvé qu’un lit fût meilleur ou plus mauvais qu’un autre. Quelquefois seulement, en été, il trouvait sa chambre trop chaude, descendait dans la cour, mettait un pavé sous sa tête et dormait. Il ne s’enrhumait jamais, et la pluie ne le réveillait pas. Lorsqu’il était debout, il avait l’air d’un peuplier prêt à tomber. Sa longue taille était voûtée, et les os de sa poitrine touchaient à l’os de son dos. Sa figure était jaune et sa peau luisante comme un parchemin. Aucune altération ne s’y pouvait remarquer en aucune occasion, sinon un sourire de paysan à-la-fois niais, fin et doux. Il avait brûlé beaucoup de poudre depuis dix ans, à tout ce qu’il y avait eu d’affaires à Paris ; mais jamais il ne s’était tourmenté beaucoup du point où frappait le boulet. Il servait son canon en artiste consommé, et, malgré les changemens de gouvernement, qu’il ne comprenait guère, il avait conservé un dicton des anciens de son régiment, et ne cessait de dire : Quand j’ai bien servi ma pièce, le roi n’est pas mon maître. Il était excellent pointeur, et devenu chef de pièce depuis quelques mois, quand il fut réformé pour une large entaille qu’il avait reçue au pied, de l’explosion d’un caisson, sauté par maladresse au Champ-de-Mars. Rien ne l’avait plus profondément affligé que cette réforme, et ses camarades, qui l’aimaient beaucoup, et en avaient souvent besoin, l’employaient toujours à Paris et le consultaient dans les occasions importantes. Le service de son artillerie s’accommodait assez avec le mien ; car, étant rarement chez moi, j’avais rarement besoin de lui, et souvent, lorsque j’en avais besoin, je me servais moi-même, de peur de l’éveiller. Le citoyen Blaireau avait donc pris, depuis deux ans, l’habitude de sortir sans m’en demander permission, mais ne manquait pourtant jamais à ce qu’il nommait l’appel du soir, c’est-à-dire le moment où je rentrais chez moi à minuit ou deux heures du matin. En effet je l’y trouvais toujours endormi devant mon feu. Quelquefois il me protégeait, lorsqu’il y avait revue, ou combat, ou révolution dans la révolution. En ma qualité de curieux, j’allais à pied par les rues, en habit noir, comme me voici, et la canne à la main, comme me voilà. Alors je cherchais de loin les canonniers (il en faut toujours un peu en révolution), et quand je les avais trouvés, j’étais sûr d’apercevoir au-dessus de leurs chapeaux et de leurs pompons, la tête longue de mon paisible Blaireau, qui avait repris l’uniforme, et me cherchait de loin avec ses yeux endormis. Il souriait en m’apercevant, et disait à tout le monde de laisser passer un citoyen de ses amis. Il me prenait sous le bras ; il me montrait tout ce qu’il y avait à voir, me nommait tous ceux qui avaient, comme on disait, gagné à la loterie de sainte Guillotine, et, le soir, nous n’en parlions pas : c’était un arrangement tacite. Il recevait ses gages, de ma main, à la fin du mois, et refusait ses appointemens de canonnier de Paris. Il me servait pour son repos et servait la nation pour l’honneur. Il ne prenait les armes qu’en grand seigneur : cela l’arrangeait fort, et moi aussi.

Tandis que je contemplais mon domestique… (ici je dois m’interrompre et vous dire que c’est pour être compris de vous, que j’ai dit domestique ; car, en l’an ii, cela s’appelait un associé) ; tandis que je le contemplais dans son sommeil, la sonnette allait toujours son train, et battait le plafond avec une vigueur inusitée. Blaireau n’en dormait que mieux. Voyant cela, je pris le parti d’aller ouvrir ma porte.

— Vous êtes, peut-être au fond, un excellent homme, dit Stello.

— On est toujours bon maître quand on n’est pas le maître, répondit le Docteur noir. J’ouvris ma porte.


CHAPITRE XXII.
D’un honnête vieillard.

Je trouvai devant moi deux envoyés d’espèces différentes : un vieillard et un enfant. Le vieux était poudré assez proprement ; il portait un habit de livrée où la place des galons se voyait encore ; il m’ôta son chapeau avec beaucoup de respect, mais en même temps il jeta les yeux avec défiance autour de lui, regarda derrière moi si personne ne me suivait et se tint à l’écart sans entrer, comme pour laisser passer, avant lui, le jeune garçon, qui était arrivé en même temps et qui secouait encore le cordon de la sonnette par son pied de biche. Il sonnait sur la mesure de la Marseillaise qu’il sifflait (vous savez l’air probablement en 1832 où nous sommes), il continua de siffler en me regardant effrontément, et de sonner jusqu’à ce qu’il fût arrivé à la dernière mesure. J’attendis patiemment et je lui donnai deux sous en lui disant :

— Recommence-moi ce refrain-là ! mon enfant.

Il recommença sans se déconcerter ; il avait fort bien compris l’ironie de mon présent, mais il tenait à me montrer qu’il me bravait. Il était fort joli de figure, portait sur l’oreille un petit bonnet rouge tout neuf, et le reste de son habillement déguenillé à faire soulever le cœur : les pieds nus, les bras nus, et tout-à-fait digne du nom de sans-culotte.

— Le citoyen Robespierre est malade, me dit-il d’un ton de voix clair et très impérieux, en fronçant ses petits sourcils blonds. « Faut venir à deux heures le voir. »

En même temps il jeta de toute sa force ma pièce de deux sous contre une des vitres du carré, la mit en morceaux et descendit l’escalier à cloche-pied en sifflant : ça ira.

— Que demandez-vous ? dis-je au vieux domestique, et, comme je vis que celui-là avait besoin d’être rassuré, je lui pris le bras par le coude et le fis entrer dans l’antichambre.

Le bonhomme referma la porte de l’escalier avec de grandes précautions, regarda autour de lui encore une fois, s’avança en rasant la muraille et me dit à voix basse :

— C’est que… monsieur, c’est que madame la duchesse est bien souffrante aujourd’hui…

— Laquelle ? lui dis-je, voyons, parlez plus vite et plus haut. Je ne vous ai pas encore vu.

Le pauvre homme parut un peu effrayé de ma brusquerie, et de même qu’il avait été déconcerté par la présence du petit garçon, il le fut complètement par la mienne, ses vieilles joues pâles rougirent sur leurs pommettes ; il fut obligé de s’asseoir, et ses genoux tremblaient un peu.

— C’est madame de Saint-Aignan, me dit-il timidement et le plus bas qu’il put.

— Eh bien ! lui dis-je, du courage, je l’ai déjà soignée. J’irai la voir ce matin à la maison Lazare. Soyez tranquille, mon ami. La traite-t-on un peu mieux ?

— Toujours de même, dit-il en soupirant ; il y a quelqu’un là qui lui donne un peu de fermeté, mais j’ai bien des raisons de craindre pour cette personne-là, et alors certainement madame succombera. Oui, telle que je la connais, elle succombera, elle n’en reviendra pas.

— Bah ! bah ! mon brave homme, les femmes facilement abattues se relèvent aisément. Je sais des idées pour soutenir bien des faibles. J’irai lui parler ce matin.

Le bonhomme voulait bien m’en dire plus long, mais je le pris par la main et lui dis : Tenez, mon ami, réveillez-moi mon domestique, si vous le pouvez, et dites-lui qu’il me faut un chapeau pour sortir.

J’allais le laisser dans l’antichambre et je ne prenais plus garde à lui, lorsqu’en ouvrant la porte de mon cabinet, je m’aperçus qu’il me suivait, et il y entra avec moi. Il avait en entrant jeté un long regard de terreur sur Blaireau qui n’avait garde de s’éveiller.

— Et bien ! lui dis-je, êtes-vous fou ?

— Non, monsieur, je suis suspect, me dit-il.

— Ah ! c’est différent. C’est une position assez triste, mais respectable, repris-je. J’aurais dû vous deviner à cet amour de se déguiser en domestique, qui vous tient tous. C’est une monomanie. — Eh bien ! monsieur, j’ai là une grande armoire vide, s’il peut vous être agréable d’y entrer.

J’ouvris les deux battans de l’armoire et le saluai comme lorsqu’on fait à quelqu’un les honneurs d’une chambre à coucher.

— Je crains, ajoutai-je, que vous n’y soyez pas commodément ; pourtant j’y ai déjà logé six personnes l’une après l’autre.

C’était, ma foi, vrai.

Mon bonhomme prit, lorsqu’il fut seul avec moi, un air tout différent de sa première façon d’être. — Il se grandit et se mit à son aise ; je vis un beau vieillard, moins voûté, plus digne, mais toujours pâle. Sur mes assurances qu’il ne risquait rien et pouvait parler, il osa s’asseoir et respirer.

— Monsieur, me dit-il en baissant les yeux, pour se remettre et s’efforcer de reprendre la dignité de son rang ; monsieur, je veux sur-le-champ vous mettre au fait de ma personne et de ma visite. Je suis monsieur de Chénier. — J’ai deux fils qui, malheureusement, ont assez mal tourné ; ils ont tous deux donné dans la révolution. L’un est représentant, j’en gémirai toute ma vie, c’est le plus mauvais ; l’aîné est en prison, c’est le meilleur. Il est un peu dégrisé, monsieur, dans ce moment-ci, et je ne sais vraiment pas plus que lui pourquoi on me l’a coffré, ce pauvre garçon, car il a fait des écrits bien révolutionnaires, et qui ont dû plaire à tous ces buveurs de sang…

— Monsieur, lui dis-je, je vous demanderai la permission de vous rappeler qu’il y a un de ces buveurs qui m’attend à déjeuner.

— Je le sais, monsieur, mais je croyais que c’était seulement en qualité de docteur, profession pour laquelle j’ai la plus haute vénération ; car après les médecins de l’âme, qui sont les prêtres et tous les ecclésiastiques généralement parlant, car je ne veux excepter aucun des ordres monastiques, certainement les médecins du corps…

— Doivent arriver à temps pour le sauver, interrompis-je encore en lui secouant le bras pour le réveiller du radotage qui commençait à l’assoupir ; je connais messieurs vos fils…

— Pour abréger, monsieur, la seule chose qui me console, me dit-il, c’est que l’aîné, le prisonnier, l’officier, n’est pas poète comme celui de Charles ix, et par conséquent lorsque je l’aurai tiré d’affaires, comme j’espère, avec votre aide, si vous voulez bien le permettre, il n’attirera pas les yeux sur lui par une publicité d’auteur.

— Bien jugé, dis-je, prenant mon parti d’écouter.

— N’est-ce pas, monsieur ? continua cet excellent homme. André a de l’esprit du reste, et c’est lui qui a rédigé la lettre de Louis xvi à la Convention. Si je me suis travesti, c’est par égard pour vous, qui fréquentez tous ces coquins-là, et pour ne pas vous compromettre.

— L’indépendance de caractère et le désintéressement ne peuvent jamais être compromis, dis-je en passant ; allez toujours.

— Mort-Dieu ! monsieur, reprit-il avec une certaine vieille chaleur militaire, savez-vous qu’il serait affreux de compromettre un galant homme comme vous, à qui l’on vient demander un service ?

— J’ai déjà eu l’honneur de vous offrir… repris-je en montrant mon armoire avec galanterie.

— Ce n’est point là ce qu’il me faut, me dit-il ; je ne prétends point me cacher ; je veux me montrer, au contraire, plus que jamais. Nous sommes dans un temps où il faut se remuer ; à tout âge il faut se remuer, et je ne crains pas pour ma vieille tête. Mon pauvre André m’inquiète, monsieur ; je ne puis supporter qu’il reste à cette effroyable maison de Saint-Lazare.

— Il faut qu’il reste en prison, dis-je rudement, c’est ce qu’il a de mieux à faire.

— J’irai…

— Gardez-vous d’aller.

— Je parlerai…

— Gardez-vous de parler.

Le pauvre homme se tut tout-à-coup et joignit les mains entre ses deux genoux avec une tristesse et une résignation capables d’attendrir les plus durs des hommes. Il me regardait comme un criminel à la question regardait son juge dans quelque bienheureuse époque organique. Son vieux front nu se couvrit de rides, comme une mer paisible se couvre de vagues, et ces vagues prirent cours d’abord du bas en haut par étonnement, puis du haut en bas par affliction.

— Je vois bien, me dit-il, que madame de Saint-Aignan s’est trompée ; je ne vous en veux point, parce que dans ces temps mauvais chacun suit sa route, mais je vous demande seulement le secret et je ne vous importunerai plus, citoyen.

Ce dernier mot me toucha plus que tout le reste, par l’effort que fit le bon vieillard pour le prononcer. Sa bouche sembla jurer, et jamais, depuis sa création, le mot de citoyen n’eut un pareil son. La première syllabe siffla long-temps, et les deux autres murmurèrent rapidement comme le coassement d’une grenouille qui barbote dans un marais. Il y avait un mépris, une douleur suffocante, un désespoir si vrai dans ce citoyen, que vous en eussiez frissonné, surtout si vous eussiez vu ce bon vieillard se lever péniblement en appuyant ses deux mains à veines bleues sur ses deux genoux, pour réussir à s’enlever du fauteuil. Je l’arrêtai au moment où il allait arriver à se tenir debout, et je le replaçai doucement sur le coussin.

— Madame de Saint-Aignan ne vous a point trompé, lui dis-je ; vous êtes devant un homme sûr, monsieur. Je n’ai jamais trahi les soupirs de personne et j’en ai reçu beaucoup, surtout des derniers soupirs depuis quelque temps…

Ma dureté le fit tressaillir.

— Je connais mieux que vous la position des prisonniers, et surtout de celui qui vous doit la vie, et à qui vous pouvez l’ôter si vous continuez à vous remuer, comme vous dites. Souvenez-vous, monsieur, que dans les tremblemens de terre il faut rester en place et immobile.

Il ne répondit que par un demi-salut de résignation et de politesse réservée, et je sentis que j’avais perdu sa confiance par ma rudesse. Ses yeux étaient plus que baissés et presque fermés quand je continuai à lui recommander un silence profond et une retraite absolue. Je lui disais (le plus poliment possible cependant) que tous les âges ont leur étourderie, toutes les passions leurs imprudences, et que l’amour paternel est presque une passion.

J’ajoutai qu’il devait penser, sans attendre de moi de plus grands détails, que je ne m’avançais pas à ce point auprès de lui, dans une circonstance aussi grave, sans être certain du danger qu’il y aurait à faire la plus légère démarche ; que je ne pouvais lui dire pourquoi, mais qu’enfin il me pouvait croire ; que personne n’était plus avant que moi dans la confidence des chefs actuels de l’état, que j’avais souvent profité des momens favorables de leur intimité pour soustraire quelques têtes humaines à leurs griffes et les faire glisser entre les ongles ; que cependant, dans cette occasion, une des plus intéressantes qui se fût offerte, puisqu’il s’agissait de son fils aîné, intime ami d’une femme que j’avais vue naître et que je regardais comme mon enfant, je déclarais formellement qu’il fallait demeurer muet et laisser faire la destinée, comme un pilote sans boussole et sans étoiles laisse faire le vent quelquefois. — Non ! il est dit qu’il existera toujours des caractères tellement polis, usés, énervés et débilités par la civilisation, qu’ils se referment pour le froissement d’un mot comme des sensitives. Moi, j’ai parfois le toucher rude. — À présent j’avais beau parler, il consentait à tout ce que je conseillais, il tombait d’accord avec moi de tout ce que je disais ; mais je sentais sa politesse à fleur d’eau et un roc au fond. — C’était l’entêtement des vieillards, ce misérable instinct d’une volonté myope qui surnage en nous, quand toutes nos facultés sont englouties par le temps, comme un mauvais mât au-dessus d’un vaisseau submergé.


CHAPITRE XXIII.
Sur les hiéroglyphes du bon canonnier.

Je passe aussi rapidement d’une idée à l’autre, que l’œil de la lumière à l’ombre. Sitôt que je vis mon discours inutile, je me tus. M. de Chénier se leva, et je le reconduisis en silence jusqu’à la porte de l’escalier. Là seulement je ne pus m’empêcher de lui prendre la main et de la lui serrer cordialement. Le pauvre vieillard ! il en fut ému. Il se retourna et ajouta d’une voix douce (mais quoi de plus entêté que la douceur !) : Je suis bien peiné de vous avoir importuné de ma demande.

— Et moi, lui dis-je, de voir que vous ne voulez pas me comprendre, et que vous prenez un bon conseil pour une défaite. Vous y réfléchirez, j’espère.

Il me salua profondément et sortit. Je revins me préparer à partir, en haussant les épaules. Un grand corps me ferma le passage de mon cabinet : c’était mon canonnier, c’était Blaireau, réveillé aussi bien qu’il était en lui. Vous croyez peut-être qu’il pensait à me servir, — point ; — à ouvrir les portes, — pas le moins du monde ; — à s’excuser, — encore moins ! Il avait ôté une manche de son habit de canonnier de Paris, et il s’amusait gravement à terminer, de la main droite, avec une aiguille, un dessin symbolique sur son bras gauche. Il se piquait jusqu’au sang, semait de la poudre dans les piqûres, l’enflammait et se trouvait tatoué pour toujours. C’est un vieil usage des soldats, comme vous le savez mieux que moi. Je ne pus m’empêcher de perdre encore trois minutes à considérer cet original. — Je lui pris le bras : il se dérangea peu, et me l’abandonna avec complaisance et une satisfaction secrète. Il se regardait le bras avec douceur et vanité.

— Eh ! mon garçon, m’écriai-je, ton bras est un almanach de la cour et un calendrier républicain.

Il se frotta le menton avec un rire de finesse : c’était son geste favori, et il cracha loin de lui, en mettant sa main devant sa bouche par politesse. Cela remplaçait chez lui tous les discours inutiles : c’était son signe de consentement ou d’embarras, de réflexion ou de détresse, manie de corps-de-garde, tic de régiment. Je contemplai sans opposition ce bras héroïque et sentimental. — La dernière inscription qu’il y avait faite était un bonnet phrygien, placé sur un cœur, et autour : Indivisibilité ou la mort.

— Je vois bien, lui dis-je, que tu n’es pas fédéraliste comme les Girondins.

Il se gratta la tête. — Non, non, me dit-il, ni la citoyenne Rose non plus.

Et il me montrait finement une petite rose dessinée avec soin, à côté du cœur, sous le bonnet.

— Ah ! ah ! je vois pourquoi tu boites si long-temps, lui dis-je ; mais je ne te dénoncerai pas à ton capitaine.

— Ah ! dame ! me dit-il, pour être canonnier, on n’est pas de pierre, et Rose est fille d’une dame tricoteuse, et son père est geôlier à Lazare. — Fameux emploi ! ajouta-t-il avec orgueil.

J’eus l’air de ne pas entendre ce renseignement, dont je fis mon profit : il avait l’air aussi de me donner cet avis par mégarde. Nous nous entendions ainsi parfaitement, toujours selon notre arrangement tacite.

Je continuais à examiner ses hiéroglyphes de caserne avec l’attention d’un peintre en miniature. Immédiatement au-dessus du cœur républicain et amoureux, on voyait peint en bleu un grand sabre, tenu par un petit blaireau debout, ou, comme on eût dit en langue héraldique, un blaireau rampant, et au-dessus, en gros caractères : Honneur à Blaireau, le bourreau des crânes !

Je levai vite la tête, comme on ferait pour voir si un portrait est ressemblant.

— Ceci, c’est toi, n’est-ce pas ? Ceci n’est plus pour la politique, mais pour la gloire ?

Un léger sourire rida la longue figure jaune de mon canonnier, et il me dit paisiblement :

— Oui, oui, c’est moi. Les crânes sont les six maîtres d’armes à qui j’ai fait passer l’arme à gauche.

— Cela veut dire tuer, n’est-ce pas ?

— Nous disons ça comme ça, reprit-il avec la même innocence.

En effet cet homme primitif, habile sans le savoir, à la manière des héros d’Otaïti, avait gravé sur son bras jaune, au bout du sabre du blaireau, six fleurets renversés, qui semblaient l’adorer.

Je voulais passer outre et remonter au-dessus du coude ; mais je vis qu’il faisait quelque difficulté de relever sa manche.

— Oh ! ça ! me dit-il, c’est quand j’étais recrue : ça ne compte plus à présent.

Je compris sa pudeur, en apercevant une fleur de lis colossale et au-dessus : Vivent les Bourbons et la Sainte-Barbe ; amour éternel à Madeleine !

— Porte toujours des manches longues, mon enfant, lui dis-je, pour garder ta tête. Je te conseille aussi de n’ouvrir que des bras bien couverts à la citoyenne Rose.

— Bah ! bah ! reprit-il d’un air de niaiserie affectée, pourvu que son père m’ouvre les verroux, quelquefois entre les heures de guichet, c’est tout ce qu’il faut pour…

Je l’interrompis, afin de n’être pas forcé de le questionner.

— Allons, lui dis-je, en lui frappant sur le bras, tu es un prudent garçon ; tu n’as rien fait de mal depuis que je t’ai mis ici ; tu ne commenceras pas à présent. Accompagne-moi ce matin où je vais : j’aurai peut-être besoin de toi. Tu me suivras de loin dans le chemin, et tu n’entreras dans les maisons que si cela te plaît. Que je te retrouve du moins dans la rue.

Il s’habilla en bâillant encore deux ou trois fois, se frotta les yeux et me laissa sortir avant lui, tout disposé à me suivre, son chapeau à trois cornes sur l’oreille, et tenant en main une baguette blanche aussi longue que lui.


CHAPITRE XXIV.
La maison Lazare.

Saint-Lazare est une vieille maison couleur de boue. Ce fut jadis un Prieuré. Je crois ne me tromper guère en disant qu’on n’acheva de le bâtir qu’en 1465, à la place de l’ancien monastère de Saint-Laurent dont parle Grégoire de Tours, comme vous le savez parfaitement, au sixième livre de son histoire, chapitre neuvième. Les rois de France y faisaient halte deux fois : à leur entrée à Paris, ils s’y reposaient ; à leur sortie, on les y déposait en les portant à Saint-Denis. En face le Prieuré était, à cet effet, un petit hôtel dont il ne reste pas pierre sur pierre, et qui se nommait le logis du roi. Le Prieuré devint caserne, prison d’état et maison de correction, et pour les moines, les soldats, les conspirateurs et les filles, on a tour-à-tour agrandi, élargi, barricadé et verrouillé ce bâtiment sale, où tout était alors d’un aspect gris, maussade et maladif. Il me fallut quelque temps pour me rendre de la place de la Révolution à la rue du Faubourg Saint-Denis, où est située cette prison. Je la reconnus de loin à une sorte de guenille bleue et rouge toute mouillée de pluie, attachée à un grand bâton noir planté au-dessus de la porte. Sur un marbre noir en grosses lettres blanches, était gravée l’inscription générale de tous les monumens, l’inscription qui me semblait l’épitaphe de la nation :

Unité, Indivisibilité de la république, Égalité, Fraternité ou la Mort.

Devant la porte du corps-de-garde infect, des sans-culottes, assis sur des bancs de chêne, aiguisaient leurs piques dans le ruisseau, jouaient à la drogue, chantaient la carmagnole, et ôtaient la lanterne d’un réverbère pour la remplacer par un homme qu’on voyait amené du haut du faubourg par des poissardes qui hurlaient le ça ira !

On me connaissait, on avait besoin de moi, j’entrai. Je frappai à une porte épaisse, placée à droite sous la voûte. La porte s’ouvrit à moitié comme d’elle-même, et comme j’hésitais, attendant qu’elle s’ouvrît tout-à-fait, la voix du geôlier me cria : allons donc ! entrez donc ! — Et dès que j’eus mis les pieds dans l’intérieur, je sentis le froissement de la porte sur mes talons, et je l’entendis se refermer violemment comme pour toujours, de tout le poids de ses ais massifs, de ses clous épais, de ses garnitures de fer et de ses verroux.

Le geôlier riait dans les trois dents qui lui restaient. Ce vieux coquin était accroupi dans un grand fauteuil de cuir noir, de ceux qu’on nomme à crémaillère, parce qu’ils ont de chaque côté des crans de fer qui soutiennent le dossier et mesurent sa courbe, lorsqu’il se renverse pour servir de lit. Là dormait et veillait sans se déranger jamais l’immobile portier. Sa figure ridée, jaune, ironique, s’avançait au-dessus de ses genoux, et s’y appuyait par le menton. Ses deux jambes passaient à droite et à gauche, par-dessus les deux bras du fauteuil, pour se délasser d’être assis à la manière accoutumée, et il tenait de la main droite ses clefs, de la gauche la serrure de la porte massive. Il l’ouvrait et la fermait comme par ressort et sans fatigue. — Je vis derrière son fauteuil, une jeune fille debout, les mains dans les poches de son petit tablier. Elle était toute ronde, grasse et fraîche, un petit nez retroussé, des lèvres d’enfant, de grosses hanches, des bras blancs, et une propreté rare en cette maison. Robe d’étoffe rouge relevée dans les poches, et bonnet blanc orné d’une grande cocarde tricolore. —

Je l’avais déjà remarquée en passant, mais jamais avec attention. Cette fois tout rempli des demi-confidences de mon canonnier Blaireau, je reconnus sa bonne amie Rose avec ce sentiment inné qui fait qu’on se dit, sans se tromper d’un inconnu que l’on désirait voir, c’est lui.

Cette belle fille avait un air de bonté et de prestance tout à-la-fois, qui faisait, à la voir là, l’effet de redoubler la tristesse du lieu, pour lequel elle ne semblait pas faite. Toute cette fraîche personne sentait si bien le grand air de la campagne, le village, le thym et le serpolet, que je mets en fait qu’elle devait arracher un soupir à chaque prisonnier, par sa présence, en leur rappelant les plaines et les blés.

— C’est une cruauté, dis-je en m’arrêtant, une cruauté véritable que de montrer cette enfant-là aux détenus.

Elle ne comprit pas plus que si j’eusse parlé grec, et je ne prétendais pas être compris. Elle fit de grands yeux, montra les plus belles dents du monde, et cela sans sourire, en ouvrant ses lèvres, qui s’épanouirent comme un œillet que l’on presse du doigt.

Le père grogna. Mais il avait la goutte, et il ne me dit rien. J’entrai dans les corridors en tâtant la pierre avec ma canne devant mes pieds, parce que alors les larges et longues avenues humides étaient sombres et mal éclairées en plein jour par des réverbères rouges et infects.

Aujourd’hui que tout devient propre et poli, si vous alliez visiter Saint-Lazare, vous verriez une belle infirmerie, des cellules neuves et bien rangées, des murs blanchis, des carreaux lavés, de la lumière, de l’air, de l’ordre partout. Les geôliers, les guichetiers, les porte-clefs d’aujourd’hui se nomment directeurs, conducteurs, correcteurs, surveillans ; portent uniforme bleu à bouton d’argent ; parlent d’une voix douce, et ne connaissent que par ouï-dire leurs anciens noms qu’ils trouvent ridicules.

Mais en 1794 ? cette noire Maison Lazare ressemblait à une grande cage d’animaux féroces. Il n’existait là que le vieux bâtiment gris qu’on y voit encore ; bloc énorme et carré. Quatre étages de prisonniers gémissaient et hurlaient l’un sur l’autre. Au dehors, on voyait aux fenêtres des grilles, des barreaux énormes, formant, en largeur, des anneaux ; en hauteur, des piques de fer, et entrelaçant de si près la lance et la chaîne, que l’air y pouvait à peine pénétrer. Au dedans, trois larges corridors mal éclairés divisaient chaque étage, coupés eux-mêmes par quarante portes de loges dignes d’enfermer des loups, et souvent pénétrées aussi d’une odeur de tanière ; de lourdes grilles de fer, massives et noires au bout de chaque corridor et à toutes les portes des loges, de petites ouvertures carrées et grillées que l’on nomme guichets, et que les geôliers ouvrent en dehors pour surprendre et surveiller le prisonnier à toute heure.

Je traversai, en entrant, la grande cour vide où l’on rangeait d’ordinaire les terribles chariots destinés à emporter des charges de victimes. Je grimpai sur le perron à demi détruit par lequel elles descendaient pour monter dans leur dernière voiture.

Je passai un lieu abominable, humide et sinistre, usé par le frottement des pieds, brisé et marqué sur les murs, comme s’il s’y passait chaque jour quelque combat. Une sorte d’auge pleine d’eau, d’une mauvaise odeur, en était le seul meuble. Je ne sais ce qu’on y faisait, mais ce lieu se nommait et se nomme encore le Casse-Gueule.

J’arrivai au préau, large et laide cour enchâssée dans de hautes murailles ; le soleil y jette quelquefois un rayon triste, du haut d’un toit. Une énorme fontaine de pierre est au milieu ; quatre rangées d’arbres autour. Au fond, tout au fond, un Christ blanc sur une croix rouge, rouge d’un rouge de sang.

Deux femmes étaient au pied de ce grand Christ. L’une très jeune, et l’autre très âgée. La plus jeune priait à deux genoux, à deux mains, la tête baissée, et fondant en larmes ; elle ressemblait tant à la belle princesse de Lamballe, que je détournai la tête. Ce souvenir m’était odieux.

La plus âgée arrosait deux vignes qui poussaient lentement au pied de la croix. Les vignes y sont encore. Que de gouttes et de larmes ont arrosé leurs grappes, rouges et blanches comme le sang et les pleurs !

Un guichetier lavait son linge, en chantant, dans la fontaine du milieu. J’entrai dans les corridors, et à la douzième loge du rez-de-chaussée, je m’arrêtai. Un porte-clef vint, me toisa, me reconnut, mit sa patte grossière sur la main plus élégante du verrou, et l’ouvrit. — J’étais chez madame la duchesse de Saint-Aignan.


CHAPITRE XXV.
Une jeune mère.

Comme le porte-clef avait ouvert brusquement la porte, j’entendis un petit cri de femme, et je vis que madame de Saint-Aignan était surprise, et honteuse de l’être. Pour moi, je ne fus étonné que d’une chose à laquelle je ne pouvais m’accoutumer : c’était la grâce parfaite et la noblesse de son maintien, son calme, sa résignation douce, sa patience d’ange et sa timidité imposante. Elle se faisait obéir, les yeux baissés, par un ascendant que je n’ai vu qu’à elle. Cette fois, elle était déconcertée de notre entrée, mais elle s’en tira à merveille, et voici comment.

Sa cellule était petite et brûlante, exposée au midi, et thermidor était, je vous assure, tout aussi chaud que l’eût été juillet à sa place. Madame de Saint-Aignan n’avait d’autre moyen de se garantir du soleil, qui tombait d’aplomb dans sa pauvre petite chambre, que de suspendre à la fenêtre un grand châle, le seul, je pense, qu’on lui eût laissé. Sa robe très simple était fort décolletée, ses bras étaient nus, ainsi que tout ce que laisserait voir une robe de bal, mais rien de plus que cela. C’était peu pour moi, mais beaucoup trop pour elle. Elle se leva en disant : Eh ! mon Dieu ! et croisa ses deux bras sur sa poitrine, comme une baigneuse surprise l’aurait pu faire. Tout rougit en elle, depuis le front jusqu’au bout des doigts, et ses yeux se mouillèrent un instant.

Ce fut une impression très passagère. Elle se remit bientôt en voyant que j’étais seul ; et, jetant sur ses épaules une sorte de peignoir blanc, elle s’assit sur le bord de son lit pour m’offrir une chaise de paille, le seul meuble de sa prison. — Je m’aperçus alors qu’un de ses pieds était nu, et qu’elle tenait à la main un petit bas de soie noire, et brodé à jour.

— Bon Dieu ! dis-je ; si vous m’aviez fait dire un mot de plus…

— La pauvre reine en a fait autant ! dit-elle vivement, et elle sourit avec une assurance et une dignité charmantes, en levant ses grands yeux sur moi ; mais bientôt sa bouche reprit une expression grave, et je remarquai sur son noble visage une altération profonde et nouvelle, ajoutée à sa mélancolie accoutumée.

— Asseyez-vous ! asseyez-vous ! me dit-elle en parlant vite, d’une voix altérée et avec une prononciation saccadée. Depuis que ma grossesse a été déclarée, grâce à vous, et je vous en dois…

— C’est bon, c’est bon, dis-je en interrompant à mon tour, par aversion pour les phrases.

— J’ai un sursis, continua-t-elle ; mais il va, dit-on, arriver des chariots aujourd’hui, et ils ne partiront pas vides pour le tribunal révolutionnaire.

Ici ses yeux s’attachèrent à la fenêtre et me parurent un peu égarés.

— Les chariots ! les terribles chariots ! dit-elle. Leurs roues ébranlent tous les murs de Saint-Lazare ! Le bruit de leurs roues m’ébranle tous les nerfs. Comme ils sont légers et bruyans quand ils roulent sous la voûte en entrant, et comme ils sont lents et lourds en sortant avec leur charge ! — Hélas ! ils vont venir se remplir d’hommes, de femmes et d’enfans aujourd’hui, à ce que j’ai entendu dire. C’est Rose qui l’a dit dans la cour, sous ma fenêtre, en chantant. La bonne Rose a une voix qui fait du bien à tous les prisonniers. Cette pauvre petite !

Elle se remit un peu, se tut un moment, passa sa main sur ses yeux qui s’attendrissaient, et reprenant son air noble et confiant :

— Ce que je voulais vous demander, me dit-elle, en appuyant légèrement le bout de ses doigts sur la manche de mon habit noir, c’est un moyen de préserver de l’influence de mes peines et de mes souffrances l’enfant que je porte dans mon sein. J’ai peur pour lui…

Elle rougit, mais elle continua malgré la pudeur et la soumit à entendre ce qu’elle voulait me dire.

Elle s’animait en parlant.

— Vous autres hommes, et vous, tout docteur que vous êtes, vous ne savez pas ce que c’est que cette fierté et cette crainte que ressent une femme dans cet état. Il est vrai que je n’ai vu aucune femme pousser aussi loin que moi ces terreurs.

Elle leva les yeux au ciel.

— Mon Dieu ! quel effroi divin ! quel étonnement toujours nouveau ! Sentir un autre cœur battre dans mon cœur, une âme angélique se mouvoir dans mon âme troublée, et y vivre d’une vie mystérieuse qui ne lui sera jamais comptée, excepté par moi qui la partage ! Penser que tout ce qui est agitation pour moi, est peut-être souffrance pour cette créature vivante et invisible ; que mes craintes peuvent lui être des douleurs, mes douleurs des angoisses, mes angoisses la mort ! — Quand j’y pense, je n’ose plus remuer ni respirer. J’ai peur de mes idées, je me reproche d’aimer comme de haïr, de crainte d’être émue. — Je me vénère, je me crains comme si j’étais une sainte ! — Voilà mon état.

Elle avait l’air d’un ange en parlant ainsi, et elle pressait ses deux bras croisés sur sa ceinture, qui commençait à peine à sélargir depuis deux mois.

— Donnez-moi une idée qui me reste toujours présente, là, dans l’esprit, poursuivit-elle en me regardant fixement, et qui m’empêche de faire mal à mon fils.

Ainsi, comme toutes les jeunes mères que j’ai connues, elle disait d’avance mon fils, par un désir inexplicable et une préférence instinctive. Cela me fit sourire malgré moi.

— Vous avez pitié de moi, dit-elle, je le vois bien, allez ! — Vous savez que rien ne peut cuirasser notre pauvre cœur, au point de l’empêcher de bondir, de faire tressaillir tout notre être et de marquer au front nos enfans, pour le moindre de nos désirs.

— Cependant, poursuivit-elle en laissant tomber sa belle tête avec abandon sur sa poitrine, il est de mon devoir d’amener mon enfant jusqu’au jour de sa naissance, qui sera la veille de ma mort. — On ne me laisse sur la terre que pour cela, je ne suis bonne qu’à cela, je ne suis rien que la frêle coquille qui le conserve, et qui sera brisée après qu’il aura vu le jour. Je ne suis pas autre chose ! pas autre chose, monsieur ! — Croyez-vous… (et elle me prit la main), croyez-vous qu’on me laisse au moins quelques bonnes heures, pour le regarder quand il sera né ? — S’ils vont me tuer tout de suite, ce sera bien cruel, n’est-ce pas ? — Eh bien ! si j’ai seulement le temps de l’entendre crier et de l’embrasser tout un jour, je leur pardonnerai, je crois, tant je désire ce moment-là.

Je ne pouvais que lui serrer les mains, je les baisai avec un respect religieux et sans rien dire, crainte de l’interrompre.

Elle se prit à sourire avec toute la grâce d’une jolie femme de vingt-quatre ans, et ses larmes parurent joyeuses un moment.

— Il me semble toujours que vous savez tout, vous. Il me semble qu’il n’y a qu’à dire pourquoi ? et que vous allez répondre, vous. — Pourquoi, dites-moi, une femme est-elle tellement mère qu’elle est moins toute autre chose ? moins amie, moins fille, moins épouse même, et moins vaine, moins délicate, peut-être moins pensante ? — Qu’un enfant qui n’est rien soit tout ? — Que ceux qui vivent soient moins que lui ? c’est injuste, et cela est. Pourquoi cela est-il ? — Je me le reproche.

— Calmez-vous ! calmez-vous ! lui dis-je, vous avez un peu de fièvre, vous parlez vite et haut. Calmez-vous !

— Eh ! mon Dieu ! cria-t-elle, celui-là, je ne le nourrirai pas !

En disant cela, elle me tourna le dos, tout d’un coup, et se jeta la figure sur son petit lit, pour y pleurer quelque temps, sans se contraindre devant moi, son cœur débordait.

Je regardais avec attention cette douleur si franche qui ne cherchait point à se cacher, et j’admirais l’oubli total où elle était de la perte de ses biens, de son rang, des recherches délicates de la vie. Je retrouvais en elle ce qu’à cette époque j’eus souvent occasion d’observer, c’est que ceux qui perdent le plus sont toujours aussi ceux qui se plaignent le moins.

L’habitude du grand monde et d’une continuelle aisance élève l’esprit au-dessus du luxe que l’on voit tous les jours, et ne plus le voir est à peine une privation. Une éducation élégante donne le dédain des souffrances physiques, et ennoblit, par un doux sourire de pitié, les soins minutieux et misérables de la vie ; apprend à ne compter pour quelque chose que les peines de l’âme, à voir sans surprise une chute mesurée d’avance par l’instruction, les méditations religieuses, et même toutes les conversations des familles et des salons, et surtout à se mettre au-dessus de la puissance des évènemens par le sentiment de ce qu’on vaut.

Madame de Saint-Aignan avait, je vous assure, autant de dignité en cachant sa tête sur la couverture de laine de son lit de sangle, que je lui en avais vu lorsqu’elle appuyait son front sur ses meubles de soie. La dignité devient à la longue une qualité qui passe dans le sang, et de là dans tous les gestes qu’elle ennoblit. Il ne serait venu à la pensée de personne de trouver ridicule ce que je vis mieux que jamais en ce moment, c’est-à-dire, le joli petit pied nu, que j’ai dit, croisé sur l’autre que chaussait un bas de soie noire. Je n’y pense même à présent que parce qu’il y a des traits caractéristiques dans tous les tableaux de ma vie, qui ne s’effacent jamais de ma mémoire. Malgré moi, je la revois ainsi. Je la peindrais dans cette attitude.

Comme on ne pleure guère une journée de suite, je regardai mes deux montres, je vis à l’une dix heures et demie, à l’autre onze heures précises ; je pris le terme moyen et jugeai qu’il devait être dix heures trois quarts. J’avais du temps et je me mis à considérer ma chambre et particulièrement ma chaise de paille.


CHAPITRE XXVI.
Une chaise de paille.

Comme j’étais placé de côté sur cette chaise, ayant le dossier sous mon bras gauche, je ne pus m’empêcher de le considérer. Ce dossier, fort large, était devenu noir et luisant, non à force d’être bruni ou ciré, mais par la quantité de mains qui s’y étaient posées, qui l’avaient frotté dans les crispations de leur désespoir ; par la quantité de pleurs qui avaient humecté le bois, et par les morsures de la dent même des prisonniers. Des entailles profondes, de petites coches, des marques d’ongles, sillonnaient ce dos de chaise. Des noms, des croix, des lignes, des signes, des chiffres, y étaient gravés au couteau, au canif, au clou, au verre, au ressort de montre, à l’aiguille, à l’épingle.

Ma foi ! je devins si altentif à les examiner, que j’en oubliai presque ma pauvre petite prisonnière. Elle pleurait toujours, moi je n’avais rien à lui dire, si ce n’est : Vous avez raison de pleurer ; car lui prouver qu’elle avait tort m’eût été impossible, et pour m’attendrir avec elle, il aurait fallu pleurer encore plus fort. Non ! ma foi !

Je la laissai donc continuer et je continuai, moi, la lecture de ma chaise.

C’étaient des noms, charmans quelquefois, quelquefois bizarres, rarement communs, toujours accompagnés d’un sentiment ou d’une idée. De tous ceux qui avaient écrit là, pas un n’avait en ce moment sa tête sur ses épaules. C’était un sinistre album que cette planche. Les voyageurs qui s’y étaient inscrits étaient tous au seul port où nous soyons sûrs d’arriver, et tous parlaient de leur traversée avec mépris et sans beaucoup de regrets, sans espoir non plus d’une vie meilleure, ou seulement d’une vie nouvelle ou d’une autre vie où l’on se sente vivre. Ils paraissaient s’en peu soucier. Aucune foi dans leurs inscriptions, aucun athéisme non plus ; mais quelques élans de passions, de passions cachées, secrètes, profondes, indiquées vaguement par le prisonnier présent au prisonnier à venir, dernier legs du mort au mourant.

Quand la foi est morte au cœur d’une nation vieillie, ses cimetières (et ceci en était un) ont l’aspect d’une décoration païenne. Tel est votre Père-Lachaise. Amenez-y un Indou de Calcutta, et demandez-lui : — Quel est ce peuple dont les morts ont sur leur poussière des petits jardins remplis de petites urnes, de colonnes d’ordre dorique ou corinthien, de petites arcades de fantaisie à mettre sur sa cheminée comme pendules curieuses ; le tout bien badigeonné, marbré, doré, enjolivé, vernissé ; avec des grillages tout autour, pareils aux cages des serins et des perroquets ; et, sur la pierre, des phrases semi-françaises de sensiblerie Riccobonienne, tirées des romans qui font sanglotter les portières et dépérir toutes les brodeuses ?

L’Indou sera embarrassé ; il ne verra ni pagode de Brahma, ni statues de Wichnou aux trois têtes, aux jambes croisées et aux sept bras ; il cherchera le Lingam, et ne le trouvera pas ; il cherchera le turban de Mahomet, et ne le trouvera pas ; il cherchera la Junon des morts, et ne la trouvera pas ; il cherchera la Croix, et ne la trouvera pas, ou la démêlant avec peine à quelques détours d’allées, enfouie dans des bosquets, et honteuse comme une violette, il comprendra bien que les chrétiens font exception dans ce grand peuple ; il se grattera la tête en la balançant, et jouera avec ses boucles d’oreilles en les faisant tourner rapidement comme un jongleur. Et, voyant des noces bourgeoises courir, en riant, dans les chemins sablés, et danser sous les fleurs et sur les fleurs des morts ; remarquant l’urne qui domine les tombeaux ; n’ayant vu que rarement : Priez pour lui, priez pour son âme. Il vous répondra : « Très certainement ce peuple brûle ses morts et enferme leurs cendres dans ces urnes. Ce peuple croit qu’après la mort du corps, tout est dit pour l’homme. Ce peuple a coutume de se réjouir de la mort de ses pères, et de rire sur leurs cadavres, parce qu’il hérite enfin de leurs biens, ou parce qu’il les félicite d’être délivrés du travail et de la souffrance.

« Puisse Siwa aux boules dorées et au col d’azur, adoré de tous les lecteurs du Véda, me préserver de vivre parmi ce peuple qui, pareil à la fleur dou-rouy, a, comme elle, deux faces trompeuses ! »

Le dossier de la chaise qui m’occupait et m’occupe encore, était tout pareil à nos cimetières. Une idée religieuse pour mille indifférentes, une croix sur mille urnes.

J’y lus :

Mourir ? — Dormir.
rougeot-de-montcrif, garde-du-corps.

Il avait apporté, me dis-je, la moitié d’une idée d’Hamlet. C’est toujours penser.

Frailty thy name is woman !
j. f. gauthier.

À quelle femme pensait celui-là, me demandai-je ? C’est bien le moment de se plaindre de leur fragilité. — Eh ! pourquoi pas ? me dis-je ensuite en lisant sur la liste des prisonniers sur le mur : — âgé de vingt-six ans, ex-page du tyran. — Pauvre jeune page, une jalousie d’amour le suivait à Saint-Lazare ! Ce fut peut-être le plus heureux des prisonniers. Il ne pensait pas à lui-même. Oh ! le bel âge où l’on rêve amour sous le couteau !

Plus bas et entouré de festons et de lacs d’amours, un nom d’imbécille.

Ici a gémi dans les fers Agricola-Adorable Franconville, de la section Brutus ; bon patriote, ennemi du négociantisme, ex-huissier, ami du sans-culottisme. Il ira au néant avec un républicanisme sans tache.
Je détournai un moment la tête à demi pour voir si ma douce prisonnière était un peu remise de son trouble, mais comme j’entendais toujours ses pleurs, je ne voulus pas les voir, décidé à ne pas l’interroger de peur de redoublement ; il me parut d’ailleurs qu’elle m’avait oublié, et je continuai.

Une petite écriture de femme bien fine et déliée.

Dieu protége le roi Louis xvii et mes pauvres parens.
marie de saint-chamans, âgée de 15 ans.

Pauvre enfant ! j’ai retrouvé hier son nom, et vous le montrerai, sur une liste annotée de la main de Robespierre, il y a en marge :

Beaucoup prononcée en fanatisme et contre la liberté, quoique très jeune.

Quoique très jeune ! il avait eu un moment de pudeur, le galant homme !

En réfléchissant, je me retournai. Madame de Saint-Aignan, entièrement et toujours abandonnée à son chagrin, pleurait encore. Il est vrai que trois minutes m’avaient suffi, comme vous pensez bien, pour lire, et lire lentement, ce qu’il me faut bien plus de temps pour me rappeler et vous raconter.

Je trouvai pourtant qu’il y avait une sorte d’obstination, ou de timidité à conserver cette attitude aussi long-temps. Quelquefois on ne sait par quel chemin revenir d’un éclat de douleur, surtout en présence des caractères puissans et contenus, qu’on appelle froids, parce qu’ils renferment des pensées et des sensations hors de la mesure commune, et qui ne tiendraient pas dans les dialogues ordinaires. Quelquefois aussi on ne veut pas en revenir, à moins que l’interlocuteur ne fasse quelque question sentimentale. Moi, cela m’embarrasse. Je me retournai encore comme pour suivre l’histoire de ma chaise et de ceux qui y avaient veillé, pleuré, blasphémé, prié ou dormi.


CHAPITRE XXVII.
Une femme est toujours un enfant.

J’eus le temps de lire encore ceci qui vous fera battre le cœur :

Souffre, ô cœur gros de haine, affamé de justice.
Toi, vertu, pleure, si je meurs.

Point de signature, et plus bas :

J’ai vu sur d’autres yeux, qu’amour faisait sourire,
 Ses doux regards s’attendrir et pleurer,
Et du miel le plus doux que sa bouche respire,
  Un autre s’enivrer.

Comme j’approchais minutieusement les yeux de l’écriture, y portant aussi la main, je sentis sur mon épaule une main qui n’était point pesante. Je me retournai : c’était la gracieuse prisonnière, le visage encore humide, les joues moites, les lèvres humectées, mais ne pleurant plus. Elle venait à moi, et je sentis, à je ne sais quoi, que c’était pour s’arracher du cœur quelque chose de difficile à dire que je n’y avais pas voulu prendre.

Il y avait dans ses regards et sa tête penchée quelque chose de suppliant qui disait tout bas : — Mais interrogez-moi donc !

— Eh bien ! quoi ? lui dis-je tout haut en détournant la tête seulement.

— N’effacez pas cette écriture-là, dit-elle d’une voix douce et presque musicale, en se penchant tout-à-fait sur mon épaule. Il était dans cette cellule : on l’a transféré dans une autre chambre, dans l’autre cour. Monsieur de Chénier est tout-à-fait de nos amis, et je suis bien aise de conserver le souvenir de lui pendant le temps qui me reste.

Je me retournai et je vis une sorte de sourire effleurer sa bouche sérieuse. Que pourraient vouloir dire ces derniers vers ? continua-t-elle. On ne sait vraiment pas quelle jalousie ils expriment.

— Ne furent-ils pas écrits avant qu’on ne vous eût séparée de M. le duc de Saint-Aignan, dis-je avec indifférence ? — Depuis un mois en effet, son mari avait été transféré dans le corps de logis le plus éloigné d’elle.

Elle sourit sans rougir.

— Ou bien, poursuivis-je sans le remarquer, seraient-ils faits pour mademoiselle de Coigny ?

Elle rougit sans sourire cette fois, et retira ses bras de mon épaule avec un peu de dépit. Elle fit un tour dans la chambre.

— Qui peut, dit-elle, vous faire soupçonner cela ? Il est vrai que cette petite est bien coquette, mais c’est une enfant. Et, poursuivit-elle avec un air de fierté, je ne sais pas comment on peut penser qu’un homme d’esprit comme M. de Chénier soit occupé d’elle à ce point-là.

— Ah ! jeune femme, pensai-je en l’écoutant, je sais bien ce que tu veux que l’on te dise ; mais j’attendrai, fais encore un pas vers moi.

Voyant ma froideur, elle prit un grand air et vint à moi comme une reine.

— J’ai une très haute idée de vous, monsieur, me dit-elle, et je veux vous le prouver, en vous confiant cette boîte, qui renferme un médaillon précieux. Il est question, dit-on, de fouiller une seconde fois les prisons. Nous fouiller, c’est nous dépouiller. Jusqu’à ce que cette inquiétude soit passée, soyez assez bon pour garder ceci. Je vous le redemanderai quand je me croirai en sûreté pour tout, hormis pour la vie dont je ne parle pas.

— Bien entendu, dis-je.

— Vous êtes franc, au moins, dit-elle en riant, malgré qu’elle en eût ; mais vous vous adressez bien, et je vous remercie de me connaître assez de courage pour qu’on puisse me parler gaîment de ma mort.

Elle prit sous son chevet une petite boîte de maroquin violet, dans laquelle un ressort ouvert me fit entrevoir une peinture. Je pris la boîte, et, en la serrant avec le pouce, je la refermai à dessein. Je baissais les yeux, je faisais la moue, je balançais la tête d’un air de président ; enfin j’avais l’air doctoral et discret d’un homme qui, par délicatesse, ne veut même pas savoir ce qu’il se charge de conserver en dépôt. — Je l’attendais là.

— Mon Dieu, dit-elle, que n’ouvrez-vous cette boîte ? je vous le permets.

— Eh ! madame la duchesse, lui dis-je, croyez bien que la nature du dépôt ne peut influer sur ma discrétion et ma fidélité. Je ne veux pas savoir ce que renferme la boîte.

Elle prit un autre ton un peu bref, absolu et vif.

— Ah ! çà ! je ne veux point que vous pensiez que ce soit un mystère : c’est la chose la plus simple du monde. Vous savez que M. de Saint-Aignan, à vingt-sept ans, est à-peu-près du même âge que M. de Chénier. Vous avez pu remarquer qu’ils ont beaucoup d’attachement l’un pour l’autre. M. de Chénier s’est fait peindre ici : il nous a fait promettre de conserver ce souvenir, si nous lui survivions : c’est un quine à la loterie ; mais enfin nous avons promis, et j’ai voulu garder moi-même ce portrait, qui certainement serait celui d’un grand homme, si on connaissait les choses qu’il m’a lues.

— Quoi donc ? dis-je d’un air surpris.

Elle fut bien aise de mon étonnement, et prit, à son tour, un air de discrétion, en se reculant un peu.

— Il n’y a que moi, absolument que moi qui aie la confidence de ses idées, dit-elle, et j’ai donné ma parole de n’en rien révéler à qui que ce soit, même à vous. Ce sont des choses d’un ordre très élevé : il se plaît à en causer avec moi.

— Et quelle autre femme pourrait l’entendre ! dis-je en courtisan véritable, car depuis long-temps une autre femme et M. de Pange m’en avaient donné des fragmens.

Elle me tendit la main : c’était tout ce qu’elle voulait. Je baisai le bout effilé de ses doigts blancs, et je ne pus empêcher mes lèvres de dire sur sa main, en l’effleurant : Hélas ! madame, ne dédaignez pas mademoiselle de Coigny, car une femme est toujours un enfant.


CHAPITRE XXVIII.
Le réfectoire.

On m’avait enfermé, selon l’usage, avec la gracieuse prisonnière ; comme je tenais encore sa main, les verroux s’ouvrirent, un guichetier cria : Bérenger, femme Aignan ! — Allons ! Eh ! au réfectoire ! Ho ! hé !

— Voilà, me dit-elle avec une voix bien douce et un sourire très fin, voilà mes gens qui m’annoncent que je suis servie.

Je lui donnai le bras, et nous entrâmes dans une grande salle au rez-de-chaussée en baissant la tête pour passer les portes basses et les guichets.

Une table large et longue, sans linge, chargée de couverts de plomb, de verres d’étain, de cruches de grès, d’assiettes de faïence bleue ; des bancs de bois de chêne noir, luisant, usé, rocailleux et sentant le goudron ; des pains ronds entassés dans des paniers ; des piliers grossièrement taillés, posant leurs pieds lourds sur des dalles fendues, et supportant, de leur tête informe, un plancher enfumé ; autour de la salle, des murs couleur de suie, hérissés de piques mal montées et de fusils rouillés, tout cela éclairé par quatre gros réverbères à fumée noire, et rempli d’un air de cave humide qui faisait tousser en entrant : voilà ce que je trouvai.

Je fermai les yeux un instant pour mieux voir ensuite. Ma résignée prisonnière en fit autant. Nous vîmes, en les ouvrant, un cercle de quelques personnes qui s’entretenaient à l’écart. Leur voix douce et leur ton poli et réservé me firent deviner des gens bien élevés. Ils me saluèrent de leur place et se levèrent quand ils aperçurent la duchesse de Saint-Aignan. Nous passâmes plus loin.

À l’autre bout de la table était un autre groupe plus nombreux, plus jeune, plus vif, tout remuant, bruyant et riant ; un groupe pareil à un grand quadrille de la cour en négligé, le lendemain du bal. C’étaient des jeunes personnes assises à droite et à gauche de leur grande tante ; c’étaient des jeunes gens chuchotant, se parlant à l’oreille, se montrant du doigt avec ironie ou jalousie ; on entendait des demi-rires, des chansonnettes, des airs de danse, des glissades, des pas, des claquemens de doigts remplaçant castagnettes et triangles ; on s’était formé en cercle, on regardait quelque chose qui se passait au milieu du groupe nombreux. Ce quelque chose causait d’abord un moment d’attente et de silence, puis un éclat bruyant de blâme ou d’enthousiasme, des applaudissemens ou des murmures de mécontentement, comme après une scène bonne ou mauvaise. Une tête s’élevait tout-à-coup, et tout-à-coup on ne la voyait plus.

— C’est quelque jeu innocent, dis-je en faisant lentement le tour de la grande table longue et carrée.

Madame de Saint-Aignan s’arrêta, s’appuya sur la table et quitta mon bras pour presser sa ceinture de l’autre main, son geste accoutumé.

— Eh ! mon dieu ! n’approchons pas ! c’est encore leur horrible jeu, me dit-elle ; je les avais tant priés de ne plus recommencer ! mais les conçoit-on ? C’est d’une dureté inouie ! — Allez voir cela, je reste ici.

Je la laissai s’asseoir sur le banc et j’allai voir.

Cela ne me déplut pas tant qu’à elle, moi. J’admirai au contraire ce jeu de prison, comparable aux exercices des gladiateurs. Oui, monsieur, sans prendre les choses aussi pesamment et gravement que l’antiquité, la France a tout autant de philosophie quelquefois. Nous sommes latinistes de père en fils pendant notre première jeunesse, et nous ne cessons de faire des stations et d’adorer devant les mêmes images où ont prié nos pères. Nous avons tous, à l’école, crié miracle sur cette étude de mourir avec grâce que faisaient les esclaves du peuple romain. Eh ! bien ! monsieur, j’en vis faire là tout autant, sans prétention, sans apparat, en riant, en plaisantant, en disant mille mots moqueurs, aux esclaves du peuple souverain.

— À vous, madame de Périgord, dit un jeune homme en habit de soie bleue rayée de blanc, voyons comment vous monterez.

— Et ce que vous montrerez, dit un autre.

— À l’amende, cria-t-on, voilà qui est trop libre et de mauvais ton.

— Mauvais ton, tant qu’il vous plaira, dit l’accusé, mais le jeu n’est pas fait pour autre chose que pour voir laquelle de ces dames montera le plus décemment.

— Quel enfantillage ! dit une femme fort agréable, d’environ trente ans ; moi, je ne monterai pas si la chaise n’est pas mieux placée.

— Oh ! oh ! c’est une honte, madame de Périgord ! dit une femme ; la liste de nos noms porte Sabine Vériville, devant le vôtre ; montez en Sabine, voyons !

— Je n’en ai pas le costume, fort heureusement.

— Mais où mettre le pied ? dit la jeune femme embarrassée. On rit. Chacun s’avança, chacun se baissa, chacun gesticula montra, décrivit :

— Il y a une planche ici. — Non, là. — Haute de trois pieds. — De deux seulement. — Pas plus haute que la chaise. — Moins haute. — Vous vous trompez. — Qui vivra verra ! — Au contraire, qui mourra verra.

Nouveau rire.

— Vous gâtez le jeu, dit un homme grave, sérieusement dérangé et lorgnant les pieds de la jeune femme.

— Voyons. Faisons bien les conditions, reprit madame de Périgord, au milieu du cercle. Il s’agit de monter sur la machine.

— Sur le théâtre, interrompit une femme.

— Enfin, sur ce que vous voudrez, continua-t-elle, sans laisser sa robe s’élever à plus de deux pouces au-dessus de la cheville du pied. — M’y voilà.

En effet, elle avait volé sur la chaise où elle resta debout.

On applaudit.

— Et puis après ? dit-elle gaînent.

— Après ? Cela ne vous regarde plus, dit l’un.

— Après ? La bascule, dit un gros guichetier en riant.

— Après ? N’allez pas haranguer le peuple, dit une chanoinesse de quatre-vingts ans ; il n’y a rien qui soit de plus mauvais goût.

— Et plus inutile, dis-je.

M. de Loiserolles lui offrit la main pour descendre de la chaise, le marquis d’Usson, M. de Micault, conseiller au parlement de Dijon, les deux jeunes Trudaine, le bon M. de Vergennes, qui avait alors soixante-seize ans, s’avancèrent aussi pour l’aider. Elle ne donna la main à personne, et sauta, comme pour descendre de voiture, aussi décemment, aussi gracieusement, aussi simplement.

— Ah ! — ah ! nous allons voir à présent ! s’écria-t-on de tous côtés.

Une jeune, très jeune personne s’avançait avec l’élégance d’une fille d’Athènes, pour aller au milieu du cercle ; elle dansa en marchant, à la manière des enfans ; puis s’en aperçut, s’efforça d’aller tranquillement et marcha en dansant, en se soulevant sur les pieds, comme un oiseau qui sent ses ailes. Ses cheveux noirs en bandeau, rejetés en arrière en couronne, tressés avec une chaîne d’or, lui donnaient l’air de la plus jeune des Muses : c’était une mode grecque, qui commençait à remplacer la poudre. Sa taille aurait pu, je crois, avoir pour ceinture le bracelet de bien des femmes. Sa tête petite, penchée en avant avec grâce, comme celle des gazelles et des cygnes, sa poitrine faible et ses épaules un peu courbées, à la manière des jeunes personnes qui grandissent, ses bras minces et longs, tout lui donnait l’aspect élégant et intéressant à-la-fois. Son profil régulier, sa bouche sérieuse, ses yeux tout noirs, ses sourcils sévères et arqués, comme ceux des Circassiennes, avaient quelque chose de déterminé et d’original qui étonnait et charmait la vue. C’était mademoiselle de Coigny ; c’était elle que j’avais vue priant Dieu dans le préau.

Elle avait l’air de penser avec plaisir à tout ce qu’elle faisait, et non à ceux qui la regardaient faire. Elle s’avança avec les étincelles de la joie dans les yeux. J’aime cela à cet âge de seize ou dix-sept ans ; c’est la meilleure innocence possible. Cette joie, pour ainsi dire innée, électrisait les visages fatigués des prisonniers. C’était bien la jeune captive qui ne veut pas mourir encore. Son air disait :

Ma bienvenue au jour me rit dans tous les yeux ;

et :

L’illusion féconde habite dans mon sein.

Elle allait monter.

— Oh ! pas vous ! pas vous ! dit un jeune homme en habit gris, que je n’avais pas remarqué et qui sortit de la foule. Ne montez pas, vous ! je vous en supplie.

Elle s’arrêta, fit un petit mouvement des épaules, comme un enfant qui boude, et mit ses doigts sur sa bouche avec embarras. Elle regrettait sa chaise et la regardait de côté.

En ce moment-là quelqu’un dit : Mais madame de Saint-Aignan est là. Aussitôt, avec une vive présence d’esprit et une délicatesse de très bonne grâce, on enleva la chaise, on rompit le cercle et l’on forma une petite contredanse, pour lui cacher cette singulière répétition du drame de la place de la Révolution.

Les femmes allèrent la saluer et l’entourèrent de manière à lui cacher ce jeu qu’elle haïssait, et qui pouvait la frapper dangereusement. C’étaient les égards, les attentions que la jeune duchesse eût reçus à Versailles. Le bon langage ne s’oublie pas. En fermant les yeux, rien n’était changé : c’était un salon.

Je remarquai, à travers ces groupes, la figure pâle, un peu usée, triste et passionnée de ce jeune homme qui errait silencieusement à travers tout le monde, la tête basse et les bras croisés. Il avait quitté, sur-le-champ, mademoiselle de Coigny, et marchait à grands pas, rôdant autour des piliers et lançant sur les murailles et les barreaux de fer les regards d’un lion enfermé. Il y avait dans son costume, dans cet habit gris taillé en uniforme, dans ce col noir et ce gilet croisé, un air d’officier. Costume et visage, cheveux noirs et plats, yeux noirs, tout était très ressemblant. C’était le portrait que j’avais sur moi, c’étail André de Chénier. Je ne l’avais pas encore vu.

Madame de Saint-Aignan nous rapprocha l’un de l’autre. Elle l’appela, il vint s’asseoir près d’elle, il lui prit la main avec vitesse, la baisa sans rien dire et se mit à regarder partout avec agitation. De ce moment aussi elle ne nous répondit plus, et suivit ses yeux avec inquiétude.

Nous formions un petit groupe dans l’ombre, au milieu de la foule, qui parlait, marchait et bruissait doucement. On s’éloigna de nous peu-à-peu, et je remarquai que mademoiselle de Coigny nous évitait. Nous étions assis tous trois sur le banc de bois de chêne, tournant le dos à la table et nous y appuyant. Madame de Saint-Aignan, entre nous deux, se reculait comme pour nous laisser causer, parce qu’elle ne voulait pas lui parler la première. Lui, qui ne voulait pas non plus lui parler de choses indifférentes, s’avança vers moi, par devant elle. Je vis que je lui rendrais service en prenant la parole.

— N’est-ce pas un adoucissement à la prison, que cette réunion au réfectoire ?

— Cela réjouit, comme vous voyez, tous les prisonniers, excepté moi, dit-il, avec tristesse ; je m’en défie, j’y sens quelque chose de funeste, cela ressemble au repas libre des martyrs.

Je baissai la tête. J’étais de son avis et ne voulais pas le dire.

— Allons, ne m’effrayez pas, lui dit madame de Saint-Aignan, j’ai assez de raisons de chagrins et de craintes ; que je ne vous entende pas dire d’imprudences.

Et se penchant à mon oreille, elle ajouta à demi-voix :

— Il y a ici des espions partout, empêchez-le de se compromettre, je ne puis en venir à bout, il me fait trembler pour lui tous les jours par ses accès de mauvaise humeur.

Je levai les yeux au ciel involontairement et sans répondre. Il y eut un moment de silence entre nous trois. Pauvre jeune femme, pensais-je, qu’elles sont donc belles et riantes ces illusions dorées dont nous escorte la jeunesse, puisque tu les vois à tes côtés dans cette triste maison, d’où l’on enlève chaque jour sous tes yeux une fournée de malheureux !

André Chénier (puisque son nom est demeuré ainsi façonné par la voix publique, et ce qu’elle fait est immuable) me regarda et pencha la tête de côté avec pitié et attendrissement. Je compris ce geste, et il vit que je le comprenais. — Entre gens qui sentent, rien de superflu comme les paroles. — Je suis certain qu’il eût signé la traduction que je fis intérieurement de ce signe :

— Pauvre petite, voulait-il dire, qui croit que je peux encore me compromettre !

Pour ne pas sortir brusquement de la conversation, maladresse grande devant une personne d’esprit comme l’était madame de Saint-Aignan, je pris le parti de rester dans les idées tracées, mais de les rendre générales.

— J’ai toujours pensé, dis-je à André Chénier, que les poètes avaient des révélations de l’avenir.

D’abord son œil brilla et sympathisa avec le mien, mais ce ne fut qu’un éclair ; il me regarda ensuite avec défiance.

— Pensez-vous ce que vous dites là ? me dit-il ; moi, je ne sais jamais si les gens du monde parlent sérieusement ou non, car le mal français, c’est le persiflage.

— Je ne suis point seulement un homme du monde, lui dis-je, et je parle toujours sérieusement.

— Eh ! bien, reprit-il, je vous avoue naïvement que j’y crois. Il est rare que ma première impression, mon premier coup-d’œil, mon premier pressentiment, m’aient trompé.

— Ainsi, interrompit madame de Saint-Aignan, en s’efforçant de sourire, et pour tourner court sur-le-champ, ainsi vous avez deviné que mademoiselle de Coigny se ferait mal au pied en montant sur la chaise ?

Je fus surpris moi-même de cette promptitude d’un coup d’œil féminin, qui percerait les murailles, quand un peu de jalousie l’anime.

Un salon avec ses rivalités, ses coteries, ses lectures, ses futilités, ses prétentions, ses grâces et ses défauts, son élévation et ses petitesses, ses aversions et ses inclinations, s’était formé dans cette prison, comme sur un marais dont l’eau est verdâtre et croupie, se forme lentement une petite île de fleurs que le moindre vent submergera.

André Chénier me sembla seul sentir cette position qui ne frappait pas les autres détenus. La plus grande partie des hommes s’accoutume à l’oubli du péril, et y prend position comme les habitans du Vésuve dans des cabanes de lave. Ces prisonniers s’étourdissaient sur le sort de leurs compagnons enlevés successivement ; peut-être étaient-ils relâchés, peut-être absous par le tribunal révolutionnaire, peut-être étaient-ils mieux à la Conciergerie ; puis ils avaient pris la mort en plaisanterie, par bravade d’abord, ensuite par habitude ; puis, n’y pensant plus, s’étaient mis à penser à autre chose et à recommencer la vie, et leur vie élégante avec son langage, ses qualités et ses défauts.

— Ah ! j’espérais bien, dit André Chénier avec un ton grave et prenant dans ses deux mains l’une des mains de madame de Saint-Aignan, j’espérais bien que nous vous avions caché ce cruel jeu. Je craignais qu’il ne se prolongeât, c’était là mon inquiétude. Et cette belle enfant…

— Enfant, si vous voulez, dit la duchesse en retirant sa main vivement, elle a sur votre esprit plus d’influence que vous ne le croyez vous-même, elle vous fait dire mille imprudences avec son étourderie, et elle est d’une coquetterie qui serait bien effrayante pour sa mère, si elle la voyait ; tenez, regardez-la seulement avec tous ces hommes.

En effet, mademoiselle de Coigny passait devant nous, étourdiment, entre deux hommes à qui elle donnait le bras, et qui riaient de ses propos ; d’autres la suivaient ou la précédaient en marchant à reculons. Elle allait en glissant et en regardant ses pieds, s’avançait en cadence et comme pour se préparer à danser, et dit en passant à M. de Trudaine comme une suite de conversation :

— … Puisque il n’y a plus que les femmes qui sachent tuer avant de mourir, je trouve très naturel que les hommes meurent très humblement, comme vous allez tous faire un de ces jours…

André Chénier continuait de parler, mais comme il rougit et se mordit les lèvres, je vis qu’il avait entendu, et que la jeune captive savait se venger sûrement d’une conversation qu’elle trouvait trop intime.

Et pourtant, avec une délicatesse de femme, madame de Saint-Aignan lui parlait haut, de peur qu’il n’entendît, de peur qu’il ne prît le reproche pour lui, de peur qu’il ne fût piqué d’honneur et ne se laissât emporter à d’imprudens propos.

Je voyais s’approcher de nous de mauvaises figures qui rôdaient derrière les piliers ; je voulus couper court à tout ce petit manége qui me donnait de l’humeur à moi qui venais du dehors et voyais, mieux qu’eux tous, l’ensemble de leur situation.

— J’ai vu monsieur votre père ce matin, dis-je brusquement à Chénier. — Il recula d’étonnement.

— Monsieur, me dit-il, je l’ai vu aussi à dix heures.

— Il sortait de chez moi, m’écriai-je, que vous a-t-il dit ?

— Quoi ! dit André Chénier, en se levant, c’est monsieur qui…

Le reste fut dit à l’oreille de sa belle voisine.

Je devinai quelles préventions ce pauvre homme avait données à son fils contre moi.

Tout-à-coup André se leva, marcha vivement, revint, et, se plaçant debout devant madame de Saint-Aignan et moi, croisa les bras et dit d’une voix haute et violente :

— Puisque vous connaissez ces misérables qui nous déciment, citoyen, vous pouvez leur répéter de ma part tout ce qui m’a fait arrêter et conduire ici, tout ce que j’ai dit dans le Journal de Paris, et ce que j’ai crié aux oreilles de ces sbires déguenillés, qui venaient arrêter mon ami chez lui. Vous pouvez leur dire ce que j’ai écrit là, là…

— Au nom du ciel ! ne continuez pas, dit la jeune femme, arrêtant son bras. Il tira, malgré elle, un papier de sa poche, et le montra en frappant dessus.

— Qu’ils sont des bourreaux barbouilleurs de lois ; que, puisqu’il est écrit que jamais une épée n’étincellera dans mes mains, il me reste ma plume, mon cher trésor ; que si je vis un jour encore, ce sera pour cracher sur leurs noms, pour chanter leur supplice, qui viendra bientôt, pour hâter le triple fouet déjà levé sur ces triumvirs, et que je vous ai dit cela au milieu de mille autres moutons comme moi, qui, pendus aux crocs sanglans du charnier populaire, seront servis au peuple-roi !

Aux éclats de sa voix, les prisonniers s’étaient assemblés autour de lui comme, autour du bélier, les moutons du troupeau malheureux auquel il les comparait. Un incroyable changement s’était fait en lui. Il me parut avoir grandi tout-à-coup, l’indignation avait doublé ses yeux et ses regards ; il était beau.

— Je me tournai du côté de M. de Lagarde, officier aux gardes-françaises. Le sang est trop ardent aux veines de cette famille, dis-je ; je ne puis réussir à l’empêcher de couler.

En même temps, je me levai en haussant les épaules, et me retirai à quelques pas.

Le mot de réussir l’avait sans doute frappé, car il se tut sur-le-champ et s’appuya contre un pilier, en se mordant les lèvres. Madame de Saint-Aignan n’avait cessé de le regarder comme on regarderait une éruption de l’Etna, sans rien dire et sans tenter de s’y opposer.

Un de ses amis, M. de Roquelaure, qui avait été colonel du régiment de Beauce, vint lui taper sur l’épaule.

— Eh bien ! lui dit-il, tu te fâches encore contre cette canaille régnante. Il vaut mieux siffler ces mauvais acteurs, jusqu’à ce que le rideau tombe sur nous d’abord et sur eux ensuite.

Là-dessus il fit une pirouette et se mit à table, en fredonnant : La vie est un voyage.

Une crécelle bruyante annonça le moment de déjeuner. Une sorte de poissarde, qu’on nommait, je crois, la femme Semé, vint s’établir au milieu de la table, pour en faire les honneurs : c’était la femelle de l’animal appelé geôlier, accroupi à la porte d’entrée.

Les prisonniers de cette partie du bâtiment se mirent à table : ils étaient cinquante environ. Saint-Lazare en contenait sept cents. Dès qu’ils furent assis, leur ton changea. Ils s’entre-regardèrent et devinrent tristes. Leurs figures, éclairées par les quatre gros réverbères rouges et enfumés, avaient des reflets lugubres comme ceux des mineurs dans leurs souterrains, ou des damnés dans leurs cavernes. La rougeur était noire, la pâleur était enflammée, la fraîcheur était bleuâtre, les yeux flamboyaient. Les conversations devinrent particulières et à demi-voix.

Debout, derrière ces convives, s’étaient rangés des guichetiers, des porte-clefs, des agens de police et des sans-culottes amateurs, qui venaient jouir du spectacle. Quelques dames de la Halle, portant et traînant leurs enfans, avaient eu le privilége d’assister à cette fête d’un goût tout démocratique. J’eus la révélation de leur entrée par une odeur de poisson, qui se répandit et empêcha quelques femmes de manger devant ces princesses du ruisseau et de l’égout.

Ces gracieux spectateurs avaient à-la-fois l’air farouche et hébété : ils semblaient s’être attendus à autre chose qu’à ces conversations paisibles, à ces à parte décens, que les gens bien élevés ont à table partout et en tout temps. Comme on ne leur montrait pas le poing, ils ne savaient que dire. Ils gardèrent un silence idiot, et quelques-uns se cachèrent en reconnaissant à cette table ceux dont ils avaient servi et volé les cuisiniers.

Mademoiselle de Coigny s’était fait un rempart de cinq ou six jeunes gens qui s’étaient placés en cercle autour d’elle, pour la garantir du souffle de ces harengères, et prenant un bouillon debout, comme elle aurait pu faire au bal, elle se moquait de la galerie avec son air accoutumé d’insouciance et de hauteur.

Madame de Saint-Aignan ne déjeunait pas, elle grondait André Chénier, et je vis qu’elle me montrait à plusieurs reprises, comme pour lui dire qu’il avait fait une sortie fort déplacée avec un de ses amis. Il fronçait le sourcil et baissait la tête avec un air de douceur et de condescendance. Elle me fit signe d’approcher ; je revins.

— Voici monsieur de Chénier, me dit-elle, qui prétend que la douceur et le silence de tous ces jacobins sont de mauvais symptômes. Empêchez-le donc de tomber dans ses accès de colère.

Ses yeux étaient supplians, je voyais qu’elle voulait nous rapprocher. André Chénier l’y aida avec grâce et me dit le premier avec assez d’enjoûment :

— Vous avez vu l’Angleterre, monsieur ; si vous y retournez jamais et que vous rencontriez Edmund Burke, vous pouvez bien l’assurer que je me repens de l’avoir critiqué, car il avait bien raison de nous prédire le règne des porte-faix. Cette commission vous est, j’espère, moins désagréable que l’autre ? — Que voulez-vous ? la prison n’adoucit pas le caractère.

Il me tendait la main, et à la manière dont je la serrai, il me sentit son ami.

En ce moment même, un bruit pesant, rauque et sourd fit trembler les plats et les verres, trembler les vitres et trembler les femmes. Tout se tut. C’était le roulement des chariots. Leur son était connu, comme celui du tonnerre l’est de toute oreille qui l’a une fois entendu ; leur son n’était pas celui des roues ordinaires, il avait quelque chose du grincement des chaînes rouillées et du bruit de la dernière pelletée de terre sur nos bières. Leur son me fit mal à la plante des pieds.

— Hé ! mangez donc, les citoyennes ! dit la grossière voix de la femme Semé.

Ni mouvement ni réponse. — Nos bras étaient restés dans la position où les avait saisis ce roulement fatal. Nous ressemblions à ces familles étouffées de Pompéia et d’Herculanum que l’on trouva dans l’attitude où la mort les avait surprises.

La Semé avait beau redoubler d’assiettes, de fourchettes et de couteaux, rien ne remuait, tant était grand l’étonnement de cette cruauté. — Leur avoir donné un jour de réunion à table, leur avoir permis des embrassemens et des épanchemens de quelques heures, leur avoir laissé oublier la tristesse, les misères d’une prison solitaire, leur avoir laissé goûter la confidence, savourer l’amitié, l’esprit et même un peu d’amour, et tout cela pour faire voir et entendre à tous la mort de chacun ! — Oh ! c’était trop ! c’était vraiment là un jeu de hyènes affamées ou de jacobins hydrophobes.

Les grandes portes du réfectoire s’ouvrirent avec bruit et vomirent trois commissaires en habits sales et longs, en bottes à revers, en écharpe rouge, suivis d’une nouvelle troupe de bandits à bonnets rouges, armés de longues piques. Ils se ruèrent en avant, avec des cris de joie, en battant des mains, comme pour l’ouverture d’un grand spectacle. Ce qu’ils virent les arrêta tout court, et les égorgés déconcertèrent encore les égorgeurs par leur contenance ; car leur surprise ne dura qu’un instant, et l’excès du mépris leur vint donner à tous une force nouvelle. Ils se sentirent tellement au-dessus de leurs ennemis, qu’ils en eurent presque de la joie, et tous leurs regards se portèrent avec fermeté et curiosité même sur celui des commissaires qui s’avança un papier à la main pour faire une lecture. C’était un appel nominal. Dès qu’un nom était prononcé, deux hommes s’avançaient et enlevaient de sa place le prisonnier désigné. Il était remis aux gendarmes, à cheval au dehors, et on le chargeait sur un des chariots. L’accusation était d’avoir conspiré dans la prison contre le peuple et d’avoir projeté l’assassinat des représentans et des membres du salut public. La première personne accusée fut une femme de quatre-vingts ans, l’abbesse de Montmartre, madame de Montmorency ; elle se leva avec peine, et quand elle fut debout, salua avec un sourire paisible tous les convives. Les plus proches lui baisèrent la main. Personne ne pleura, car à cette époque la vue du sang rendait les yeux secs. — Elle sortit en disant : Mon dieu ! pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu’ils font. Un morne silence régnait dans la salle.

On entendit au-dehors des huées féroces qui annoncèrent qu’elle paraissait devant la foule, et des pierres vinrent frapper les fenêtres et les murs, lancées sans doute contre la première prisonnière. Au milieu de ce bruit, je distinguai même l’explosion d’une arme à feu. Quelquefois la gendarmerie était obligée de résister pour conserver aux prisonniers vingt-quatre heures de vie.

L’appel continua. Le deuxième nom fut celui d’un jeune homme de vingt-trois ans, M. de Coatarel, autant que je puis me souvenir de son nom, lequel était accusé d’avoir un fils émigré qui portait les armes contre la patrie. L’accusé n’était même pas marié. Il éclata de rire à cette lecture, serra la main à ses amis et partit. — Mêmes cris au-dehors.

Même silence à la table sinistre d’où l’on arrachait les assistans un à un ; ils attendaient à leur poste comme des soldats attendent le boulet. Chaque fois qu’un prisonnier partait, on enlevait son couvert, et ceux qui restaient, s’approchaient de leurs nouveaux voisins en souriant amèrement.

André Chénier était resté debout près de madame de Saint-Aignan et j’étais près d’eux. Comme il arrive que sur un navire menacé du naufrage, l’équipage se presse spontanément autour de l’homme qu’on sait le plus puissant en génie et en fermeté, les prisonniers s’étaient d’eux-mêmes groupés autour de ce jeune homme. Il restait les bras croisés et les yeux élevés au ciel, comme pour se demander s’il était possible que le ciel souffrît de telles choses à moins que le ciel ne fût vide.

Mademoiselle de Coigny voyait à chaque appel se retirer un de ses gardiens, et peu-à-peu elle se trouva presque seule à l’autre bout de la salle. Alors elle vint en suivant le bord de la table qui devenait déserte, et s’appuyant sur ce bord, elle arriva jusqu’où nous étions, et s’assit à notre ombre comme une pauvre enfant délaissée qu’elle était. Son noble visage avait conservé sa fierté, mais la nature succombait en elle, et ses faibles bras tremblaient comme ses jambes sous elle. La bonne madame de Saint-Aignan lui tendit la main. Elle vint se jeter dans ses bras et fondit en larmes malgré elle.

La voix rude et impitoyable du commissaire continuait son appel. Cet homme prolongeait le supplice par son affectation à prononcer lentement, et à suspendre long-temps les noms de baptême, syllabe par syllabe, puis il laissait tout-à-coup tomber le nom de famille comme une hache sur le cou.

Il accompagnait le passage du prisonnier d’un jurement qui était le signal des huées prolongées. — Il était rouge de vin, et ne me parut pas solide sur ses jambes.

Pendant que cet homme lisait, je remarquai une tête de femme qui s’avançait à sa droite, dans la foule, et presque sous son bras, et fort au-dessus de sa tête une longue figure d’homme qui lisait facilement d’en haut. C’était Rose d’un côté, et de l’autre mon canonnier Blaireau. Rose me paraissait curieuse et joyeuse comme les commères de la halle qui lui donnaient le bras. Je la détestai profondément. Pour Blaireau, il avait son air de somnolence ordinaire, et son habit de canonnier me parut lui valoir une grande considération parmi les gens à pique et à bonnet qui l’environnaient. La liste que tenait le commissaire était composée de plusieurs papiers mal griffonnés, et que ce digne agent ne savait pas mieux lire qu’on n’avait su les écrire. Blaireau s’avança avec zèle comme pour l’aider et lui prit, par égard, son chapeau, qui le gênait. Je crus m’apercevoir qu’en même temps, Rose ramassait quelque papier par terre, mais le mouvement fut si prompt et l’ombre était si noire dans cette partie du réfectoire, que je ne fus pas sûr de ce que j’avais vu.

La lecture continuait. Les hommes, les femmes, les enfans même se levaient et passaient comme des ombres. La table était presque vide et devenait énorme et sinistre par tous les convives absens. Trente-cinq venaient de passer. Les quinze qui restaient disséminés un à un, deux à deux avec huit ou dix places entre eux, ressemblaient à des arbres oubliés dans l’abatis d’une forêt. Tout-à-coup le commissaire se tut. Il était au bout de sa liste, on respirait. Je poussai, pour ma part, un soupir de soulagement.

André Chénier dit : Continuez donc, je suis là.

Le commissaire le regarda d’un œil hébété. Il chercha dans son chapeau, dans ses poches, à sa ceinture, et ne trouvant rien, dit qu’on appelât l’huissier du tribunal révolutionnaire. Cet huissier vint. Nous étions en suspens. L’huissier était un homme pâle et triste comme les cochers de corbillard. Je vais compter le troupeau, dit-il au commissaire, si tu n’as pas toute la fournée, tant pis pour toi.

— Ah ! dit le commissaire troublé, il y a encore Beauvilliers Saint-Aignan, ex-duc, âgé de vingt-sept ans…

Il allait répéter tout le signalement, lorsque l’autre l’interrompit en lui disant qu’il se trompait de logement et qu’il avait trop bu. En effet il avait confondu dans son recrutement des ombres le second bâtiment avec le premier, où la jeune femme avait été laissée seule depuis un mois. Là-dessus ils sortirent, l’un en menaçant, l’autre en chancelant. La cohue poissarde les suivit. La joie retentit au dehors, et éclata par des coups de pierres et de bâtons.

Les portes refermées, je regardai la salle déserte, et je vis que madame de Saint-Aignan ne quittait pas l’attitude qu’elle avait prise pendant la dernière lecture : ses bras appuyés sur la table, sa tête sur ses bras. — Mademoiselle de Coigny releva et ouvrit ses yeux humides, comme une belle nymphe qui sort des eaux. André Chénier me dit tout bas, en désignant la jeune duchesse :

— J’espère qu’elle n’a pas entendu le nom de son mari, ne lui parlons pas, laissons-la pleurer.

— Vous voyez, lui dis-je, que monsieur votre frère, qu’on accuse d’indifférence, se conduit bien en ne remuant pas. Vous avez été arrêté sans mandat, il le sait, il se tait ; il fait bien ; votre nom n’est sur aucune liste ; si on le prononçait, ce serait l’y faire écrire. C’est un temps à passer ; votre frère le sait.

— Oh ! mon frère, dit-il, et il secoua long-temps la tête en la baissant avec tristesse. Je vis pour la seule fois une larme rouler entre les cils de ses yeux et y mourir.

Il sortit de là brusquement.

— Mon père n’est pas si prudent, dit-il, avec ironie, il s’expose lui. Il est allé ce matin, lui-même, chez Robespierre demander ma liberté.

— Ah ! grand Dieu ! m’écriai-je en frappant des mains, je m’en doutais.

Je pris vivement mon chapeau. Il me saisit le bras.

— Restez donc, cria-t-il, elle est sans connaissance.

En effet, madame de Saint-Aignan était évanouie.

Mademoiselle de Coigny s’empressa, deux femmes qui restaient encore vinrent les aider. La geôlière même s’en mêla pour un louis que je lui glissai. Elle commençait à revenir. Le temps pressait, je partis sans dire adieu à personne, et laissant tout le monde mécontent de moi, comme cela m’arrive partout et toujours. Le dernier mot que j’entendis fut celui de mademoiselle de Coigny, qui dit, d’un air de pitié forcée et un peu maligne, à la petite baronne de Soyecourt :

— Ce pauvre M. de Chénier ! que je le plains d’être si dévoué à une femme mariée, et si profondément attachée à son mari et à ses devoirs !


CHAPITRE XXIX.
Le caisson.

Je marchais, je courais dans la rue du faubourg Saint-Denis, emporté par la crainte d’arriver trop tard et un peu par la pente de la rue. Je faisais passer et repasser devant mes yeux les tableaux qu’ils venaient de voir. Je les repassais en mon âme, je les résumais, je les plaçais entre le point de vue et le point de distance. Je commençais sur eux ce travail d’optique philosophique auquel je soumets toute la vie. J’allais vite, ma tête et ma canne en avant. Les verres de mon optique étaient arrangés. Mon idée générale enveloppait de toutes parts les objets que je venais de voir et que j’y rangeais avec un ordre sévère. Je construisais intérieurement un admirable système sur les voies de la providence, qui avait réservé ce poète pour un temps meilleur et avait voulu que sa mission sur la terre fût entièrement accomplie ; que son cœur ne fût pas déchiré par la mort de l’une de ces faibles femmes toutes deux enivrées de sa poésie, éclairées de sa lumière, animées par son souffle, émues par sa voix, dominées par son regard, et dont l’une était aimée, dont l’autre le serait peut-être un jour. Je sentais que c’était beaucoup d’avoir gagné une journée dans ces temps de meurtre, et je calculais les chances de renversement du triumvirat et du comité de salut public. Je lui comptais peu de jours de vie, et je pensais bien pouvoir faire durer mes trois chers prisonniers plus que cette bande gouvernante. De quoi s’agissait-il ? de les faire oublier. Nous étions au 5 thermidor. Je réussirais bien à occuper, d’autre chose que d’eux, mon second malade Robespierre, quand je devrais lui faire croire qu’il était plus mal encore, pour le ramener à lui-même. Il s’agissait pour tout cela d’arriver à temps.

Je cherchais inutilement une voiture des yeux. Il y en avait peu dans les rues cette année-là. Malheur à qui eût osé s’y faire rouler sur le pavé brûlant de l’an ii de la République. Cependant j’entendis derrière moi le bruit de deux chevaux et de quatre roues qui me suivaient et s’arrêtèrent. Je me retournai et je vis planer au-dessus de ma tête la bénigne figure de Blaireau. — Ô figure endormie, figure longue, figure simple, figure dandinante, figure désœuvrée, figure jaune, que me veux-tu ? m’écriai-je.

— Pardon, si je vous dérange, me dit-il en ricanant, mais j’ai là un petit papier pour vous. C’est la citoyenne Rose qui l’a trouvé comme ça sous son pied.

Et il s’amusait, en parlant, à frotter son grand soulier dans le ruisseau.

Je pris le papier avec humeur et je lus avec joie et avec l’épouvante si grande du danger passé :

« Suite :

C.-L.-S. Soyecourt, âgée de trente ans, née à Paris, ex-baronne, veuve d’Inisdal, rue du Petit-Vaugirard.

F.-C.-L. Maillé, âgé de dix-sept ans, fils de l’ex-vicomte.

André Chénier, âgé de trente-un ans, né à Constantinople, homme de lettres, rue de Cléry.

Créquy de Montmorency, âgé de soixante ans, né à Chitzlemberg, en Allemagne, ex-noble ;

M. Bérenger, âgée de vingt-quatre ans, femme Beauvilliers-Saint-Aignan, rue de Grenelle-Saint-Germain ;

L. J. Dervilly, quarante-trois ans, épicier, rue Mouffetard.

F. Coigny, seize ans et huit mois, fille de l’ex-noble du nom, rue de l’Université ;

L. J. Dorival, ex-ermite. »

Et vingt autres noms encore. Je ne continuai pas : c’était le reste de la liste ; c’était la liste perdue, la liste que l’imbécille commissaire avait cherchée dans son chapeau d’ivrogne.

Je la déchirai, je la broyai, je la mis en mille pièces entre mes doigts, et je mangeai les pièces entre mes dents. Ensuite, regardant mon grand canonnier, je lui serrai la main avec oui, ma foi, je puis le dire, oui vraiment, avec… attendrissement.

— Bah ! dit Stello en se frottant les yeux.

— Oui, avec attendrissement. Et lui, il se grattait la tête comme un grand niais désœuvré, et me dit en ayant l’air de s’éveiller :

— C’est drôle ! Il paraît que l’huissier, le grand pâle, s’est fâché contre le commissaire, le gros rouge, et l’a mis dans sa charrette, à la place des autres détenus. C’est drôle !

— Un mort supplémentaire ! c’est juste, dis-je. Où vas-tu ?

— Ah ! je conduis ce caisson-là au Champ-de-Mars.

— Tu me mèneras bien, dis-je, rue Saint-Honoré ?

— Ah ! mon Dieu ! montez ! Qu’est-ce que ça me fait ? Aujourd’hui le roi n’est pas…

C’était son mot ; mais il ne l’acheva pas et se mordit la bouche.

Le soldat du train attendait son camarade. Le camarade Blaireau retourna, en boitant, au caisson, en ôta la poussière avec la manche de son habit, commença par monter et se placer dessus à cheval, me tendit la main, me mit derrière lui, en croupe sur le caisson, et nous partîmes au galop.

J’arrivai en dix minutes rue Saint-Honoré, chez mon Robespierre, et je ne comprends pas encore comment il s’est fait que je n’y sois pas arrivé écartelé.


CHAPITRE XXX.
La maison de M. de Robespierre, avocat en parlement.

Dans cette maison grise où j’allais entrer, maison d’un menuisier, nommé Duplay, autant qu’il m’en souvient, maison très simple d’apparence, que l’ex-avocat en parlement occupait depuis long-temps, et qu’on peut voir encore, je crois, rien ne faisait deviner la demeure du maître passager de la France, si ce n’était l’abandon même dans lequel elle semblait être. Tous les volets en étaient fermés du haut en bas. La porte cochère fermée, les persiennes de tous les étages fermées. On n’entendait sortir aucune voix de cette maison. Elle semblait aveugle et muette.

Des groupes de femmes, causant devant les portes, comme toujours à Paris en temps de troubles, se montraient de loin cette maison et se parlaient à l’oreille. De temps à autre, la porte s’ouvrait pour laisser sortir un gendarme, un sans-culotte ou un espion (souvent femelle). Alors les groupes se séparaient et les parleurs rentraient vite chez eux. Les voitures faisaient un demi-cercle et passaient au pas devant la porte. On avait jeté de la paille sur le pavé. On eût dit que la peste y était.

Aussitôt que j’eus posé la main sur le marteau, la porte fut ouverte et le portier accourut avec frayeur, craignant que son marteau n’eût retombé trop lourdement. Il referma la porte lentement et avec précaution. Je lui demandai sur-le-champ s’il n’était pas venu un vieillard de telle et telle façon, décrivant M. de Chénier de mon mieux. Le portier prit une figure de marbre, avec une promptitude de comédien. Il secoua la tête négativement.

— Je n’ai pas vu ça, me dit-il.

J’insistai ; je lui dis : Souvenez-vous bien de tous ceux qui sont venus ce matin. — Je le pressai, je l’interrogeai, je le retournai en tous sens.

— Je n’ai pas vu ça.

Voilà tout ce que j’en pus tirer. Un petit garçon déguenillé se cachait derrière lui et s’amusait à jeter des cailloux sur mes bas de soie. Je reconnus celui qu’on m’avait envoyé à son air méchant. Je montai chez l’incorruptible par un escalier assez obscur. Les clefs étaient sur toutes les portes, on allait de chambre en chambre sans trouver personne. Dans la quatrième seulement, deux nègres assis et deux secrétaires écrivant éternellement sans lever la tête. Je jetai un coup-d’œil, en passant, sur leurs tables. Il y avait là terriblement de listes nominales. Cela me fit mal à la plante des pieds, comme la vue du sang et le bruit des chariots.

Je fus introduit en silence, après avoir marché silencieusement sur un tapis silencieux aussi, quoique fort usé.

La chambre était éclairée par un jour blafard et triste. Elle donnait sur la cour, et de grands rideaux d’un vert sombre en atténuaient encore la lumière, en assourdissaient l’air, en épaississaient les murailles. Le reflet du mur de la cour, frappé de soleil, éclairait seul cette grande chambre. Sur un fauteuil de cuir vert, devant un grand bureau d’acajou, mon second malade de la journée était assis, tenant un journal anglais d’une main, de l’autre faisant fondre le sucre dans une tasse de camomille, avec une petite cuiller d’argent.

Vous pouvez très bien vous représenter Robespierre. On voit beaucoup d’hommes de bureau qui lui ressemblent, et aucun grand caractère de visage n’apportait l’émotion avec sa présence. Il avait trente-cinq ans, la figure écrasée entre le front et le menton, comme si deux mains eussent voulu les rapprocher de force au-dessus du nez. Ce visage était d’une pâleur de papier, mate et comme plâtrée. La grêle de la petite vérole y était profondément empreinte. Le sang ni la bile n’y circulaient. Ses yeux petits, mornes, éteints, ne regardaient jamais en face, et un clignotement perpétuel et déplaisant les rapetissait encore, quand par hasard ses lunettes vertes ne les cachaient pas entièrement. Sa bouche était contractée convulsivement par une sorte de grimace souriante, pincée et ridée, qui le fit comparer par Mirabeau à un chat qui a bu du vinaigre. Sa chevelure était pimpante, pompeuse et prétentieuse. Ses doigts, ses épaules, son cou étaient continuellement et involontairement crispés, secoués et tordus, lorsque de petites convulsions nerveuses et irritées venaient le saisir. Il était habillé dès le matin, et je ne le surpris jamais en négligé. Ce jour-là un habit de soie jaune rayée de blanc, une veste à fleurs, un jabot, des bas de soie blancs, des souliers à boucles, lui donnaient un air fort galant.

Il se leva avec sa politesse accoutumée, et fit deux pas vers moi, en ôtant ses lunettes vertes, qu’il posa gravement sur sa table. Il me salua en homme comme il faut, s’assit encore et me tendit la main.

Moi, je ne la pris pas comme d’un ami, mais comme d’un malade, et, relevant ses manchettes, je lui tâtai le pouls.

— De la fièvre, dis-je.

— Cela n’est pas impossible, dit-il en pinçant les lèvres, et il se leva brusquement ; il fit deux tours dans la chambre avec un pas ferme et vif, en se frottant les mains ; puis il dit : Bah ! et s’assit.

— Mettez-vous là, dit-il, citoyen, et écoutez cela. N’est-ce pas étrange ?

À chaque mot il me regardait par-dessus ses lunettes vertes.

— N’est-ce pas singulier ? qu’en pensez-vous ? Ce tyran de duc d’York qui me fait insulter dans ses papiers !

Il frappait de la main sur la gazette anglaise et ses longues colonnes.

— Voici une fausse colère, me dis-je ; mettons-nous en garde.

— Les tyrans, poursuivit-il d’une voix aigre et criarde, les tyrans ne peuvent supposer la liberté nulle part. C’est une chose humiliante pour l’humanité. Voyez cette expression répétée à chaque page. Quelle affectation !

Et il jeta devant moi la gazette.

— Voyez, continua-t-il en me montrant du doigt l’endroit indiqué ; voyez : Robespierre’s army, Robespierre’s troops ! Comme si j’avais des armées ! comme si j’étais un roi, moi ! comme si la France était Robespierre ! comme si tout venait de moi et retournait à moi ! Les troupes de Robespierre ! Quelle injustice ! quelle calomnie ! — Hein ?

Puis reprenant sa tasse de camomille et relevant ses lunettes vertes pour m’observer en dessous :

— J’espère qu’ici on ne se sert jamais de ces incroyables expressions ? Vous ne les avez jamais entendues, n’est-ce pas ? — Cela se dit-il dans la rue ? — Non ! C’est Pitt lui-même qui dicte cette opinion injurieuse pour moi ! — Qui me fait donner le nom de dictateur en France ? Les contre-révolutionnaires, les anciens Dantonistes et les Hébertistes qui restent encore à la convention. Les fripons comme L’Hermina que je dénoncerai à la tribune, des valets de Georges d’Angleterre, des conspirateurs qui veulent me faire haïr par le peuple, parce qu’ils savent la pureté de mon civisme, et que je dénonce leurs vices tous les jours ; des Verrès, des Catilina qui n’ont cessé d’attaquer le gouvernement républicain comme Desmoulins, Ronsin et Chaumette. — Ces animaux immondes qu’on nomme des rois, sont bien insolens de vouloir me mettre une couronne sur la tête ! Est-ce pour qu’elle tombe comme la leur un jour ? Il est dur qu’ils soient obéis ici par de faux républicains, par des fripons qui me font des crimes de mes vertus. — Il y a six semaines que je suis malade, vous le savez bien, et que je ne parais plus au comité de salut public. Où donc est ma dictature ? N’importe ! La coalition qui me poursuit la voit partout, je suis un surveillant trop incommode et trop intègre. Cette coalition a commencé dès le moment de la naissance du gouvernement. Elle réunit tous les fripons et les scélérats. Elle a osé faire publier dans les rues que j’étais arrêté. Tué ! oui, mais arrêté ? Je ne le serai pas. — Cette coalition a dit toutes les absurdités ; que Saint-Just voulait sauver l’aristocratie, parce qu’il est né noble. — Eh ! qu’importe comment il est né, s’il vit et meurt avec les bons principes ? N’est-ce pas lui qui a proposé le décret du bannissement des ex-nobles en les déclarant ennemis irréconciliables de la révolution ? Cette coalition a voulu ridiculiser la fête de l’Être suprême et l’histoire de Catherine Théos, cette coalition contre moi seul m’accuse de toutes les morts, ressuscite tous les stratagèmes des Brissotins ; ce que j’ai dit le jour de la fête valait cependant mieux que les doctrines de Chaumette et de Fouché, n’est-ce pas ?

Je fis un signe de tête, il continua :

— Je veux, moi, qu’on ôte des tombeaux leur maxime impie, que la mort est un sommeil, pour y graver : la mort est le commencement de l’immortalité.

Je vis dans ces phrases le prélude d’un discours prochain. Il en essayait les accords sur moi dans la conversation, à la façon de bien des discoureurs de ma connaissance.

Il sourit avec satisfaction, et but sa tasse. Il la replaça sur son bureau avec un air d’orateur à la tribune, et comme je n’avais pas répondu à son idée, il y revint par un autre chemin, parce qu’il lui fallait absolument réponse et flatterie.

— Je sais que vous êtes de mon avis, citoyen, quoique vous ayez bien des choses des hommes d’autrefois ; mais vous êtes pur, c’est beaucoup. Je suis bien sûr au moins que vous n’aimeriez pas plus que moi le despotisme militaire, et si l’on ne m’écoute pas, vous le verrez arriver ; il prendra les rênes de la révolution si je les laisse flotter, et renversera la représentation avilie.

— Ceci me paraît très juste, citoyen, répondis-je. En effet, ce n’était pas si mal, et c’était prophétique.

Il fit encore son sourire de chat.

— Vous aimeriez encore mieux mon despotisme à moi, j’en suis sûr ? hein ?

Je dis en grimaçant aussi… : Eh !… mais !… avec tout le vague qu’on peut mettre dans ces mots flottans.

— Ce serait, continua-t-il, celui d’un citoyen, d’un homme votre égal, qui y serait arrivé par la route de la vertu, et n’a jamais eu qu’une crainte, celle d’être souillé par le voisinage impur des hommes pervers qui s’introduisent parmi les sincères amis de l’humanité.

Il caressait, de la langue et des lèvres, cette jolie petite longue phrase, comme un miel délicieux.

— Vous avez, dis-je, beaucoup moins de voisins à présent, n’est-ce pas ? On ne vous coudoie guère ?

Il se pinça les lèvres et plaça ses lunettes vertes droit sur les yeux pour cacher le regard.

— Parce que je vis dans la retraite, dit-il, depuis quelque temps. Mais je n’en suis pas moins calomnié.

Tout en parlant, il prit un crayon et griffonna quelque chose sur un papier. J’ai appris cinq jours après que ce papier était une liste de guillotine et ce quelque chose mon nom.

Il sourit et se pencha en arrière :

— Hélas ! oui, calomnié, poursuivait-il ; car, à parler sans plaisanterie, je n’aime que l’égalité comme vous le savez, et vous devez le voir plus que jamais à l’indignation que m’inspirent ces papiers, émanés des arsenaux de la tyrannie.

Il froissa et foula avec un air tragique ses grands journaux anglais ; mais je remarquai bien qu’il se gardait de les déchirer.

— Ah ! Maximilien, me dis-je, tu les reliras seul plus d’une fois et tu baiseras ardemment ces mots superbes et magiques pour toi : Les troupes de Robespierre !

Après sa petite comédie et la mienne, il se leva et marcha dans sa chambre en agitant convulsivement ses doigts, ses épaules et son cou.

Je me levai et marchai à côté de lui.

— Je voudrais vous donner ceci à lire avant de vous parler de ma santé, dit-il, et en causer avec vous. Vous connaissez mon amitié pour l’auteur. C’est un projet de Saint-Just. Vous verrez. Je l’attends ce matin, nous en causerons. Il doit être arrivé à Paris à présent, ajouta-t-il en tirant sa montre ; je vais le savoir. Asseyez-vous et lisez ceci. Je reviendrai.

Il me donna un gros cahier, chargé d’une écriture hardie et hâtée, et sortit brusquement comme s’il se fût enfui. Je tenais le cahier, mais je regardais la porte par laquelle il était sorti et je réfléchissais à lui. Je le connaissais de longue date ; aujourd’hui je le voyais étrangement inquiet. Il allait entreprendre quelque chose ou craignait quelque entreprise. J’entrevis, dans la chambre où il passait, des figures d’agens secrets que j’avais vues plusieurs fois à ma suite, et je remarquai un bruit de pas comme de gens qui montaient et descendaient sans cesse depuis mon arrivée. Les voix étaient très basses. J’essayai d’entendre, mais vainement, et je renonçai à écouter. J’avoue que j’étais plus près de la crainte que de la confiance. Je voulus sortir de la chambre par où j’étais entré ; mais soit méprise, soit précaution, on avait fermé la porte sur moi, j’étais enfermé.

Quand une chose est décidée, je n’y pense plus. Je m’assis et je parcourus ce brouillon avec lequel Robespierre m’avait laissé en tête à tête.


CHAPITRE XXXI.
Un législateur.

Ce n’étaient rien moins, monsieur, que des institutions immuables, éternelles, qu’il s’agissait de donner à la France, et lestement préparées pour elles par le citoyen Saint-Just, âgé de vingt-six ans.

Je lus d’abord avec distraction, puis les idées me montèrent aux yeux, et je fus stupéfait de ce que je voyais.

(Ô naïf massacreur, ô candide bourreau, m’écriai-je involontairement, que tu es un charmant enfant ! eh ! d’où viens-tu, beau berger ? serait-ce pas de l’Arcadie ? de quels rochers descendent tes chèvres, ô Alexis !)

Et en parlant ainsi je lisais :

« On laisse les enfans à la nature.

« Les enfans sont vêtus de toile en toutes les saisons.

« Les hommes qui auront vécu sans reproche, porteront une écharpe blanche à soixante ans.

« L’homme et la femme qui s’aiment sont époux.

« S’ils n’ont point d’enfans, ils peuvent tenir leur engagement secret.

« Tout homme âgé de vingt-et-un ans est tenu de déclarer dans le temple quels sont ses amis.

« Les amis porteront le deuil l’un de l’autre.

« Celui qui dit qu’il ne croit pas à l’amitié, ou qui n’a pas d’amis, est banni.

« Un homme convaincu d’ingratitude est banni. »

(Quelles émigrations, dis-je !)

« Si un homme commet un crime, ses amis sont bannis.

« Les meurtriers seront vêtus de noir toute leur vie, et seront mis à mort, s’ils quittent cet habit. »

Âme innocente et douce, m’écriai-je, que nous sommes ingrats de t’accuser ! Tes pensées sont pures comme une goutte de rosée sur une feuille de rose, et nous nous plaignons pour quelques charretées d’hommes que tu envoies au couteau chaque jour à la même heure. Et tu ne les vois seulement pas, ni ne les touches, bon jeune homme ! Tu écris seulement leurs noms sur du papier ! — moins que cela, tu vois une liste et tu signes ! — moins que cela encore, — tu ne la lis pas et tu signes !

Ensuite je ris long-temps et beaucoup du rire joyeux que vous savez, en parcourant ces institutions dites républicaines, et que vous pourrez lire quand vous voudrez, ces lois de l’âge d’or auxquelles ce béat cruel voulait ployer de force notre âge d’airain. Robe d’enfant dans laquelle il voulait faire tenir cette nation grande et vieillie. Pour l’y fourrer, il coupait la tête et les bras.

Lisez cela, vous le pourrez plus à votre aise que je ne le pouvais dans la chambre de Robespierre, et si vous pensez, avec votre habituelle pitié, que ce jeune homme était à plaindre, en vérité, vous me trouverez de votre avis cette fois, car la folie est la plus grande des infortunes.

Hélas ! il y a des folies sombres et sérieuses, qui ne jettent les hommes dans aucun discours insensé, qui ne les sortent guère du ton accoutumé du langage des autres, qui laissent la vue claire, libre et précise de tout, hors celle d’un point sombre et fatal. Ces folies sont froides, ces folies sont posées et réfléchies, elles singent le sens commun à s’y méprendre, elles effraient et imposent, elles ne sont pas facilement découvertes, leur masque est épais, mais elles sont.

Et que faut-il pour les donner ? Un rien, un petit déplacement imprévu dans la position d’un rêveur trop précoce.

Prenez au hasard, au fond d’un collège, quelque grand jeune homme de dix-huit ou dix-neuf ans, tout plein de ses Spartiates et de ses Romains, délayés dans de vieilles phrases, tout roide de son droit ancien et de son droit moderne ; ne connaissant du monde actuel et de ses mœurs que ses camarades et leurs mœurs ; bien irrité de voir passer des voitures où il ne monte pas ; méprisant les femmes, parce qu’il ne connaît que les plus viles, et confondant les faiblesses de l’amour tendre et élégant avec les dévergondages crapuleux de la rue ; jugeant tout un corps d’après un membre, tout un sexe d’après un être, et s’étudiant à former dans sa tête quelque synthèse universelle, bonne à faire de lui un sage profond pour toute sa vie : prenez-le dans ce moment, et faites-lui cadeau d’une petite guillotine, en lui disant :

Mon petit ami, voici un instrument au moyen duquel vous vous ferez obéir de toute la nation ; il ne s’agit que de tirer cela et de pousser ceci. C’est bien simple.

Après avoir un peu réfléchi, il prendra d’une main son papier d’écolier et de l’autre le joujou, et voyant qu’en effet on a peur, il tirera et poussera jusqu’à ce qu’on l’écrase lui et sa mécanique.

Et à peine s’il sera un méchant homme. — Non. Il sera même à la rigueur un homme vertueux. Mais c’est qu’il aura tant lu dans de beaux livres : juste sévérité, salutaire massacre, et : de vos plus chers parens saintement homicides, et : périsse l’univers plutôt qu’un principe ! et surtout : la vertu expiatrice de l’effusion du sang ; idée monstrueuse, fille de la crainte, que, ma foi, il croit en sa vertu, il croit en lui, et tout en répétant en lui-même : justum et tenacem propositi virum. Il arrive à l’impassibilité des douleurs d’autrui, il prend cette impassibilité pour grandeur et courage, et… il exécute.

Tout le malheur sera dans le tour de roue de la Fortune qui l’aura mis en haut, et lui aura trop tôt donné cette chose fatale entre toutes : le pouvoir.


CHAPITRE XXXII.
La promenade croisée.

J’avais fini par m’amuser des institutions de Saint-Just, au point d’oublier totalement le lieu où j’étais. Je me plongeais avec délices dans une distraction complète, ayant dès long-temps fait l’abnégation totale d’une vie qui fut toujours triste. Tout-à-coup la porte par laquelle j’étais entré s’ouvrit encore. Un homme de trente ans environ, d’une belle figure, d’une taille haute, l’air militaire et orgueilleux, entra sans beaucoup de cérémonie. Ses bottes à l’écuyère, ses éperons, sa cravache, son large gilet ouvert, sa cravate noire dénouée, l’auraient fait prendre pour un jeune général.

— Ah ! tu ne sais donc pas si l’on peut lui parler ? dit-il, en continuant de s’adresser au nègre qui lui avait ouvert la porte.

— Dis-lui que c’est l’auteur de Caïus Gracchus et de Timoléon.

Le nègre sortit, ne répondit rien et l’enferma avec moi. L’ancien officier de dragons en fut quitte pour sa fanfaronnade, et entra jusqu’à la cheminée en frappant du talon.

— Y a-t-il long-temps que tu attends, citoyen ? me dit-il. J’espère que comme représentant, le citoyen Robespierre me recevra bientôt, et m’expédiera avant les autres. Je n’ai qu’un mot à lui dire, moi.

Il se retourna et arrangea ses cheveux devant la glace : — Je ne suis pas un solliciteur, moi. — Moi, je dis tout haut ce que je pense, et sous le régime des tyrans Bourbons, comme sous celui-ci, je n’ai pas fait mystère de mes opinions, moi.

Je posai mes papiers sur la table, et je le regardai avec un air de surprise qui lui en donna un peu à lui-même.

— Je n’aurais pas cru, lui dis-je, sans me déranger, que vous vinssiez ici pour votre plaisir.

Il quitta tout d’un coup son air de matador, et se mit dans un fauteuil près de moi.

— Ah ! ça, franchement ! me dit-il à voix basse, êtes-vous appelé comme je le suis, je ne sais pourquoi ?

Je remarquai en cette occasion ce qui arrivait souvent alors, c’est que le tutoiement était une sorte de langage de comédie qu’on récitait comme un rôle, et que l’on quittait pour parler sérieusement.

— Oui, lui dis-je, je suis appelé, mais comme les médecins le sont souvent ; cela m’inquiète peu, pour moi du moins, ajoutai-je, en appuyant sur ces derniers mots.

— Ah ! pour vous ! me dit-il en époussetant ses bottes avec sa cravache. Puis, il se leva et marcha dans la chambre en toussant avec un peu de mauvaise humeur.

Il revint.

— Savez-vous s’il est en affaire ? me dit-il.

— Je le suppose, répondis-je, citoyen Chénier. Il me prit la main impétueusement :

— Çà, me dit-il, vous ne m’avez pas l’air d’un espion. Qu’est-ce que l’on me veut ici ? Si vous savez quelque chose, dites-le-moi.

J’étais sur les épines ; je sentais qu’on allait entrer, que peut-être on voyait, que certainement on écoutait. La Terreur était dans l’air, partout, et surtout dans cette chambre. Je me levai et marchai, pour qu’au moins on entendit de longs silences, et que la conversation ne parût pas suivie. Il me comprit et marcha dans la chambre, dans le sens opposé. Nous allions d’un pas mesuré, comme deux soldats en faction qui se croisent ; chacun de nous prit, aux yeux de l’autre, l’air de réfléchir en lui-même, et disait un mot en passant, l’autre répondait en repassant.

Je me frottais les mains.

— Il se pourrait, dis-je assez bas, en ne faisant semblant de rien et en allant de la porte à la cheminée, qu’on nous eût réunis à dessein. Et très haut : Joli appartement !

Il revint de la cheminée à la porte, et, en me rencontrant au milieu, dit :

— Je le crois ; puis, en levant la tête : Cela donne sur la cour.

Je passai.

— J’ai vu votre père et votre frère ce matin, dis-je ; et en criant : Quel beau temps il fait !

Il repassa.

— Je le savais ; mon père et moi nous ne nous voyons plus, et j’espère qu’André ne sera pas long-temps là. — Un ciel magnifique !

Je croisai encore.

— Tallien, dis-je, Courtois, Barras, Clauzel, sont de bons citoyens, et avec enthousiasme : C’est un beau sujet que Timoléon.

Il me croisa en revenant.

— Et Barras, Collot-d’Herbois, Loseau, Bourdon, Barrère, Boissy-d’Anglas… — J’aimais mieux encore mon Fénélon.

Je hâtai la marche.

— Ceci peut durer encore quelques jours. — On dit les vers bien beaux.

Il vint à grands pas et me coudoya.

— Les Triumvirs ne passeront pas quatre jours. — Je l’ai lu chez la citoyenne Vestris.

Cette fois je lui serrai la main en traversant.

— Gardez-vous de nommer votre frère, on n’y pense pas. — On dit le dénoûment bien beau.

À la dernière passe, il me reprit chaudement la main.

— Il n’est sur aucune liste ; je ne le nommerai pas. Il faut faire le mort. Le 9, je l’irai délivrer de ma main. — Je crains qu’il ne soit trop prévu…

Ce fut la dernière traversée. On ouvrit, nous étions aux deux bouts de la chambre.


CHAPITRE XXXIII.
Un petit divertissement.

Robespierre entra, il tenait Saint-Just par la main ; celui-ci vêtu d’un habit poudreux, pâle et défait, arrivant à Paris. Robespierre jeta sur nous deux un coup-d’œil rapide sous ses lunettes, et la distance où il nous vit l’un de l’autre me parut lui plaire. Il sourit en pinçant les lèvres.

— Citoyens, voici un voyageur de votre connaissance, dit-il.

Nous nous saluâmes tous trois, Joseph Chénier en fronçant le sourcil, Saint-Just avec un signe de tête brusque et hautain, moi gravement comme un moine.

Saint-Just s’assit à côté de Robespierre ; celui-ci sur son fauteil de cuir, devant son bureau, nous en face. Il y eut un long silence. Je regardais les trois personnages tour-à-tour. Chénier se renversait et se balançait avec un air de fierté, mais un peu d’embarras, sur sa chaise, comme rêvant à mille choses étrangères ; Saint-Just, l’air parfaitement calme, penchait sur l’épaule sa belle tête mélancolique, régulière et douce, chargée de cheveux châtains flottans et bouclés ; ses grands yeux s’élevaient au ciel et il soupirait. Il avait l’air d’un jeune saint. Robespierre nous regardait comme un chat ferait de trois souris qu’il a prises.

— Voilà, dit Robespierre d’un air de fête, notre ami Saint-Just qui revient de l’armée. Il y a écrasé la trahison, il en fera autant ici.

C’est une surprise, on ne l’attendait pas, n’est-ce pas Chénier ?

Et il le regarda de côté, comme pour jouir de sa contrainte.

— Tu m’as fait demander, citoyen, dit Joseph Chénier avec humeur, si c’est pour affaire, dépêchons-nous, on m’attend à la Convention.

— Je voulais, dit Robespierre d’un air empesé, en me désignant, te faire rencontrer avec cet excellent homme qui porte tant d’intérêt à ta famille.

J’étais pris. Joseph et moi nous nous regardâmes, et nous nous révélâmes toutes nos craintes par ce coup-d’œil. Je voulus rompre les chiens.

— Ma foi, dis-je, j’aime les lettres, moi, et Fénélon

— Ah ! à propos, interrompit Robespierre, je te fais compliment, Chénier, du succès de ton Timoléon. — Tu ne connais pas cela, toi ? dit-il à Saint-Just avec ironie.

Celui-ci sourit d’un air de mépris, et se mit à secouer la poussière de ses bottes avec le pan de sa longue redingote, sans daigner répondre.

— Bah ! bah ! dit Joseph Chénier en me regardant, c’est trop peu de chose pour lui.

Il voulait dire cela avec indifférence, mais le sang d’auteur lui monta aux joues.

Saint-Just, aussi parfaitement calme qu’à l’ordinaire, leva les yeux sur Chénier, et le contempla comme avec admiration.

— Un membre de la Convention qui s’amuse à cela, en l’an ii de la République, me paraît un prodige, dit-il.

— Ma foi quand on n’a pas la haute main dans les affaires, dit Joseph Chénier, c’est encore ce qu’on peut faire de mieux pour la nation.

Saint-Just haussa les épaules.

Robespierre tira sa montre, comme attendant quelque chose, et dit d’un air pédant :

— Tu sais, citoyen Chénier, mon opinion sur les écrivains. Je t’excepte, parce que je connais tes vertus républicaines, mais en général, je les regarde comme les plus dangereux ennemis de la patrie. Il faut une volonté une. Nous en sommes là. Il la faut républicaine, et pour cela il ne faut que des écrits républicains, le reste corrompt le peuple. — Il faut le rallier ce peuple, et vaincre les bourgeois de qui viennent nos dangers intérieurs. Il faut que le peuple s’allie à la Convention et elle à lui ; que les sans-culottes soient payés et colérés, et restent dans les villes. Qui s’oppose à mes vues ? Les écrivains, les faiseurs de vers qui font du dédain rimé, qui crient : ô mon âme ! fuyons dans les déserts ; ces gens-là découragent. La Convention doit traiter tous ceux qui ne sont pas utiles à la république, comme des contre-révolutionnaires.

— C’est bien sévère, dit Joseph, assez effrayé, mais plus piqué encore.

— Oh ! je ne parle pas pour toi, poursuivit Robespierre d’un ton mielleux et radouci, toi, tu as été guerrier, tu es législateur, et quand tu ne sais que faire, poète.

— Pas du tout ! pas du tout ! dit Joseph, singulièrement vexé, je suis au contraire né poète, et j’ai perdu mon temps à l’armée et à l’assemblée nationale.

J’avoue que, malgré la gravité de la situation, je ne pus m’empêcher de sourire de son embarras.

Son frère aurait pu parler ainsi, mais Joseph, à mon avis, se trompait un peu sur lui-même ; aussi l’incorruptible, qui était au fond de mon avis, poursuivit pour le tourmenter.

— Allons ! allons ! dit-il avec une galanterie fausse et fade, allons, tu es trop modeste, tu refuses deux couronnes de laurier pour une de roses-pompons.

— Mais il me semblait que tu aimais ces fleurs-là toi-même autrefois, citoyen, dit Chénier, j’ai lu de toi des couplets fort agréables sur une coupe et un festin. Il y avait :


Quand l’escadron audacieux
Des enfans de la terre
Jusque dans le séjour des dieux
Osa porter la guerre,

Bacchus rassurant,
Jupiter tremblant,
Décida la victoire ;
Tous les dieux à jeun
Tremblaient en commun,
Lui seul avait su boire.


C’était joli ! Et un éloge de Gresset où il y avait cette belle phrase que je me rappelle encore tout entière :

— Oh ! lisez le Vert-vert, vous qui aspirez au mérite de badiner et d’écrire avec grâce ; lisez-le, vous qui ne cherchez que l’amusement, et vous connaîtrez de nouvelles sources de plaisirs. Oui, tant que la langue française subsistera, le Vert-vert trouvera des admirateurs. Grâce au pouvoir du génie ; les aventures d’un perroquet occuperont encore nos derniers neveux. Une foule de héros est restée plongée dans un éternel oubli, parce qu’elle n’a point trouvé une plume digne de célébrer ses exploits ; mais toi, heureux Vert-vert, ta gloire passera à la postérité la plus reculée. Ô Gresset, tu fus le plus grand des poètes ! — Répandons des fleurs, etc, etc, etc.

C’était fort agréable.

J’ai encore cela chez moi, imprimé sous le nom de M. de Robespierre, avocat en parlement.

L’homme n’était pas commode à persifler. Il fit de sa face de chat une face de tigre, et crispa les ongles.

Saint-Just ennuyé, et voulant l’interrompre, lui prit le bras. — À quelle heure t’attend-on aux Jacobins ?

— Plus tard, dit Robespierre avec humeur, laisse-moi, je m’amuse.

Le rire dont il accompagna ce mot fit claquer ses dents :

— J’attends quelqu’un, ajouta-t-il. — Mais toi, Saint-Just, que fais-tu des poètes ?

— Je te l’ai lu, dit Saint-Just, ils ont un dixième chapitre de mes institutions.

— Eh bien ! qu’y font-ils ?

Saint-Just fit une moue de mépris, et regarda autour de lui à ses pieds, comme s’il eût cherché une épingle perdue sur le tapis.

— Mais, dit-il, des hymnes qu’on leur commandera le premier jour de chaque mois, en l’honneur de l’Éternel, et des bons citoyens, comme le voulait Platon. Le 1er de Germinal, ils célébreront la nature et le peuple ; en Floréal, l’amour et les époux ; en Prairial, la victoire ; en Messidor, l’adoption ; en Thermidor, la jeunesse ; en Fructidor, le bonheur ; en Vendémiaire, la vieillesse ; en Brumaire, l’âme immortelle ; en Frimaire, la sagesse ; en Nivôse, la patrie ; en Pluviôse, le travail ; et en Ventôse, les amis.

Robespierre applaudit : c’est parfaitement réglé, dit-il.

— Et l’inspiration ou la mort ? dit Joseph Chénier en riant.

Saint-Just se leva gravement.

— Eh ! pourquoi pas, dit-il, si leurs vertus patriotiques ne les enflamment pas ? Il n’y a que deux principes : la vertu ou la terreur.

Ensuite il baissa la tête, et demeura, tranquillement, le dos à la cheminée, comme ayant tout dit, et convaincu dans sa conscience qu’il savait toutes choses. Son calme était parfait, sa voix inaltérable, et sa physionomie candide, extatique et régulière.

— Voilà l’homme que j’appellerais un poète, dit Robespierre en le montrant ; il voit en grand, lui, il ne s’amuse pas à des formes de style plus ou moins habiles ; il jette des mots comme des éclairs dans les ténèbres de l’avenir. Et il sent que la destinée des hommes secondaires qui s’occupent du détail des idées, est de mettre en œuvre les nôtres ; que nulle race n’est plus dangereuse pour la liberté, plus ennemie de l’égalité, que celle des aristocrates de l’intelligence, dont les réputations isolées exercent une influence partielle, dangereuse et contraire à l’unité qui doit tout régir.

Après sa phrase, il nous regarda. — Nous nous regardions. — Nous étions stupéfaits. Saint-Just approuvait du geste, et caressait ces opinions jalouses et dominatrices, opinions que se feront toujours les pouvoirs qui s’acquièrent par l’action et le mouvement, pour tâcher de dompter ces puissances mystérieuses et indépendantes, qui ne se forment que par la méditation qui produit leurs œuvres, et l’admiration qu’elles excitent.

Les parvenus, favoris de la Fortune, seront éternellement irrités comme Aman, contre ces sévères Mardochées qui viennent s’asseoir, couverts de cendre, sur les degrés de leurs palais, refusant seuls de les adorer, et les forçant parfois de descendre de leur cheval et de tenir en main la bride du leur.

Joseph Chénier ne savait comment revenir de l’étonnement où il était d’entendre de pareilles choses. Enfin le caractère emporté de sa famille prit le dessus.

— Au fait, me dit-il, j’ai connu aussi dans ma vie des poètes à qui il ne manquait pour l’être qu’une chose, c’était la Poésie.

Robespierre cassa une plume dans ses doigts et prit un journal comme n’ayant pas entendu.

Saint-Just, qui était au fond assez naïf et tout d’une pièce comme un écolier non dégrossi, prit la chose au sérieux, et il se mit à parler de lui-même avec une satisfaction sans bornes et une innocence qui m’affligeait pour lui :

— Le citoyen Chénier a raison, dit-il en regardant fixement le mur devant lui, sans voir autre chose que son idée ; je sens bien que j’étais poète, moi, quand j’ai dit :

Les grands hommes ne meurent point dans leur lit. — Et — Les circonstances ne sont difficiles que pour ceux qui reculent devant le tombeau. — Et — Je méprise la poussière qui me compose, et qui vous parle. — Et — La société n’est pas l’ouvrage de l’homme. — Et — Le bien même est souvent un moyen d’intrigue, soyons ingrats, si nous voulons sauver la patrie.

— Ce sont, dis-je, belles maximes et paradoxes plus ou moins Spartiates et plus ou moins connus, mais non de la Poésie.

Saint-Just me tourna le dos brusquement et avec humeur.

Nous nous tûmes tous quatre.

La conversation en était arrivée à ce point où l’on ne pouvait plus ajouter un mot qui ne fût un coup, et Joseph Chénier et moi n’étions pas les plus accoutumés à frapper.

Nous sortîmes d’embarras d’une manière imprévue, car tout-à-coup Robespierre prit une petite clochette sur son bureau et sonna vivement. Un nègre entra et introduisit un homme âgé qui, à peine laissé dans la chambre, resta saisi d’étonnement et d’effroi.

— Voici encore quelqu’un de votre connaissance, dit Robespierre, je vous ai préparé à tous une petite entrevue.

C’était M. de Chénier en présence de son fils. Je frémis de tout mon corps. Le père recula. Le fils baissa les yeux, puis me regarda. Robespierre riait. Saint-Just le regardait pour deviner.

Ce fut le vieillard qui rompit le silence le premier. Tout dépendait de lui, et personne ne pouvait plus le faire taire ou le faire parler. Nous attendîmes, comme on attend un coup de hache.

Il s’avança avec dignité vers son fils :

— Il y a long-temps que je ne vous ai vu, monsieur, dit-il ; je vous fais l’honneur de croire que vous venez pour le même motif que moi.

Ce Joseph si hautain, si grand, si fort, si farouche, était ployé en deux par la contrainte et la douleur.

— Mon père, dit-il lentement en pesant sur chaque syllabe, mon dieu, mon père ! avez-vous bien réfléchi à ce que vous allez dire ?

Le père ouvrit la bouche, le fils se hâta de parler haut pour étouffer sa voix.

— Je sais… je devine… à-peu-près… à peu de chose près l’affaire…

Et se tournant vers Robespierre en souriant :

— Affaire bien légère, futile en vérité…

Et à son père,

— Dont vous voulez parler. Mais je crois que vous auriez pu me la remettre entre les mains. Je suis député… moi… Je sais…

— Monsieur, je sais ce que vous êtes, dit M. de Chénier…

— Non, en vérité, dit Joseph en s’approchant, vous n’en savez rien, absolument rien. Il y a si long-temps, citovens, qu’il n’a voulu me voir, mon pauvre père. Il ne sait seulement pas ce qui se passe dans la République. Je suis sûr que ce qu’il vient vous dire, il n’en est pas même bien certain.

Et il lui marcha sur le pied. Mais le vieillard se recula de lui.

— C’est votre devoir, monsieur, que je veux remplir moi-même, puisque vous ne le faites pas.

— Oh ! Dieu du ciel et de la terre ! s’écria Joseph au supplice.

— Ne sont-ils pas curieux tous les deux ? dit Robespierre à Saint-Just, d’une voix aigre et en jouissant horriblement. Qu’ont-ils donc à crier tant ?

— J’ai, dit le vieux père, en s’avançant vers Robespierre, j’ai le désespoir dans le cœur en voyant…

Je me levai pour l’arrêter par le bras.

— Citoyen, dit Joseph Chénier à Robespierre, permets-moi de te parler en particulier, ou d’emmener mon père, d’ici, un moment. Je le crois malade et un peu troublé.

— Impie ! dit le vieillard, veux-tu être aussi mauvais fils que mauvais…

— Monsieur, dis-je en lui coupant la parole, il était inutile de me consulter ce matin.

— Non, non ! dit Robespierre avec sa voix aiguë et son incroyable sang-froid ; non, ma foi, je ne veux pas que ton père me quitte, Chénier ! Je lui ai donné audience ; il faut bien que j’écoute. — Et pourquoi donc veux-tu qu’il s’en aille ? — Que crains-tu donc qu’il m’apprenne ? — Ne sais-je pas à-peu-près tout ce qui se passe, et même tes ordonnances du matin, Docteur !

— C’est fini ! dis-je en retombant accablé sur ma chaise.

Joseph, par un dernier effort, s’avança hardiment et se plaça de force entre son père et Robespierre :

— Après tout, dit-il à celui-ci, nous sommes égaux, nous sommes frères, n’est-ce pas ? Eh bien ! moi, je puis te dire, citoyen, des choses que tout autre qu’un représentant à la Convention nationale n’aurait pas droit de te dire, n’est-ce pas ? — Eh bien ! je te dis que mon bon père que voici, mon bon vieux père, qui me déteste à présent, parce que je suis député, va te dire quelque affaire de famille bien au-dessous de tes graves occupations, vois-tu, citoyen Robespierre ! Tu as de grandes affaires, toi ; tu es seul, tu marches seul, toutes ces choses d’intérieur, ces petites brouilleries, tu les ignores, heureusement pour toi. Tu ne dois pas t’en occuper.

Et il le prenait par les deux mains.

— Non, je ne veux pas absolument que tu l’écoutes, vois-tu ; je ne le veux pas. Et en faisant le rieur : — Mais c’est que ce sont des niaiseries, de vraies niaiseries qu’il va te dire.

Et en bavardant plus bas :

— Quelque plainte de ma conduite passée, de vieilles, vieilles idées monarchiques qu’il a. Je ne sais quoi, moi. Écoute, mon ami, toi, notre grand citoyen, notre maître — oui, je le pense franchement — va, va à tes affaires, à l’assemblée où l’on t’écoute — ou plutôt, tiens, renvoie-nous. — Oui, tiens, franchement, mets-nous à la porte ; nous sommes de trop.

Messieurs, nous sommes indiscrets, partons. Il prenait son chapeau, pâle et haletant, couvert de sueur, tremblant :

— Allons, docteur ; allons, mon père, j’ai à vous parler. Nous sommes indiscrets. — Et Saint-Just donc, qui arrive de si loin pour le voir ! de l’armée du Nord ! N’est-il pas vrai, Saint-Just ?

Il allait, il venait, il avait les larmes aux yeux, il prenait Robespierre par les bras, son père par les épaules, il était fou.

Robespierre se leva, et avec un air de bonté perfide, tendit la main au vieillard par-devant son fils. — Celui-ci crut tout sauvé ; nous sentîmes tout perdu. M. de Chénier s’attendrit de ce seul geste, comme font les vieillards faibles.

— Oh ! vous êtes bon ! s’écria-t-il. C’est un système que vous avez, n’est-ce pas ? c’est un système qui fait qu’on vous croit mauvais. Rendez-moi mon fils aîné, monsieur de Robespierre ! Rendez-le-moi, je vous en conjure ; il est à Saint-Lazare. C’est bien le meilleur des deux, allez ; vous ne le connaissez pas ! Il vous admire beaucoup et il admire tous ces messieurs aussi ; il m’en parle souvent. Il n’est point exagéré du tout, du tout, quoi qu’on ait pu vous dire. Celui-ci a eu peur de se compromettre, et ne vous a pas parlé, mais moi, qui suis père, monsieur, et qui suis bien vieux, je n’ai pas peur. D’ailleurs vous êtes un homme comme il faut, il ne s’agit que de voir votre air et vos manières ; et avec un homme comme vous on s’entend toujours, n’est-ce pas ?

Puis à son fils :

Ne me faites point de signes ! ne m’interrompez pas ! vous m’importunez ! laissez monsieur agir selon son cœur, il s’entend un peu mieux que vous en gouvernement, peut-être ! — Vous avez toujours été jaloux d’André, dès votre enfance. Laissez-moi, ne me parlez pas.

Le malheureux Joseph ! il n’aurait pas parlé, il était muet de douleur et moi aussi.

— Ah ! dit Robespierre en s’asseyant et ôtant ses lunettes paisiblement et avec soulagement. Voilà donc leur grande affaire ! Dis donc, Saint-Just ! ne s’imaginaient-ils pas que j’ignorais l’emprisonnement du petit frère ? Ces gens-là me croient fou, en vérité. Seulement il est bien vrai que je ne me serais pas occupé de lui de quelques jours.

Eh bien ! ajouta-t-il en prenant sa plume et griffonnant, on va faire passer l’affaire de ton fils.

— Voilà ! dis-je en étouffant.

— Comment ! passer ? dit le père interdit.

— Oui, citoyen, dit Saint-Just en lui expliquant froidement la chose, passer au tribunal révolutionnaire où il pourra se défendre.

— Et André ? dit M. de Chénier.

— Lui ? répondit Saint-Just, à la Conciergerie.

— Mais il n’y avait pas de mandat d’arrêt contre André, dit son père.

— Eh bien ! il dira cela au tribunal, reprit Robespierre, tant mieux pour lui !

Et en parlant il écrivait toujours.

— Mais à quoi bon l’y envoyer ? disait le pauvre vieillard.

— Pour qu’il se justifie, répondait aussi froidement Robespierre, écrivant toujours.

— Mais l’écoutera-t’on ? dit Joseph !

Robespierre mit ses lunettes et le regarda fixement, ses yeux luisaient sous leurs yeux verts comme ceux des hibous.

— Soupçonnes-tu l’intégrité du tribunal révolutionnaire ? dit-il !

Joseph baissa la tête et dit : non ! — en soupirant profondément.

Saint-Just dit gravement :

— Le tribunal absout quelquefois.

— Quelquefois ! dit le père tremblant et debout.

— Dis donc, Saint-Just, reprit Robespierre, en recommençant à écrire ; sais-tu que c’est aussi un poète, celui-là ? Justement nous parlions d’eux, et ils parlent de nous ; tiens, voilà une gentillesse de sa façon. C’est tout nouveau, n’est-il pas vrai, Docteur ? Dis donc, Saint-Just, il nous appelle bourreaux, barbouilleurs de lois.

— Rien que cela, dit Saint-Just, en prenant le papier, que je ne reconnus que trop, et qu’il avait fait dérober par ses merveilleux espions.

Tout-à-coup Robespierre tira sa montre, se leva brusquement et dit : Deux heures !

Il nous salua et courut à la porte de sa chambre, par laquelle il était entré avec Saint-Just. Il l’ouvrit, entra le premier et à demi dans l’autre appartement, où j’aperçus des hommes, et, laissant sa main sur la clef, comme avec une sorte de crainte, et prêt à nous fermer la porte au nez, dit d’une voix aigre, fausse et ferme :

— Ceci est seulement pour vous faire voir que je sais tout ce qui se passe assez promptement ; puis, se tournant vers Saint-Just, qui le suivait paisiblement, avec un sourire ineffable de douceur :

— Dis donc, Saint-Just, je crois que je m’entends aussi bien que les poètes à composer des scènes de famille ?

— Attends ; Maximilien ! cria Joseph, en lui montrant le poing et s’en allant par la porte opposée, qui, cette fois, s’ouvrit d’elle-même, je vais à la Convention avec Tallien.

— Et moi, aux Jacobins, dit Robespierre avec sécheresse et orgueil.

— Avec Saint-Just, ajouta Saint-Just d’une voix terrible.

En suivant Joseph pour sortir de la tannière :

— Reprenez votre second fils, dis-je au père ; car vous venez de tuer l’aîné.

Et nous sortîmes, sans oser nous retourner pour le voir.


CHAPITRE XXXIV.
Un soir d’été.

Ma première action fut de cacher Joseph Chénier. Personne, alors malgré la terreur, ne refusait son toit à une tête menacée. Je trouvai vingt maisons. J’en choisis une pour Joseph. Il s’y laissa conduire en pleurant comme un enfant ! Caché le jour, il courait la nuit chez tous les représentans ses amis pour leur donner du courage. Il était navré de douleur, il ne parlait plus que pour hâter le renversement de Robespierre, de Saint-Just et de Couthon. Il ne vivait plus que de cette idée. Je m’y livrai comme lui, comme lui je me cachai. J’étais partout excepté chez moi. Quand Joseph Chénier se rendait à la Convention, il entrait et sortait entouré d’amis et de représentans auxquels on n’osait toucher. Une fois dehors on le faisait disparaître, et la troupe même des espions de Robespierre, la plus subtile volée de sauterelles, qui jamais se soit abattue sur Paris comme une plaie, ne put trouver sa trace. La tête d’André Chénier dépendait d’une question de temps. — Il s’agissait de savoir ce qui mûrirait le plus vite, ou la colère de Robespierre ou la colère des conjurés. Dès la première nuit qui suivit cette triste scène, du 5 au 6 Thermidor, nous visitâmes tous ceux qu’on nomma depuis thermidoriens, tous depuis Tallien jusqu’à Barras, depuis Lecointre jusqu’à Vadier. Nous les unissions d’intention sans les rassembler. — Chacun était décidé, mais tous ne l’étaient pas.

Je revins triste. Voici le résultat de ce que j’avais vu.

La République était minée et contre-minée. La mine de Robespierre partait de l’Hôtel-de-Ville ; la contre-mine de Tallien des Tuileries. Le jour où les mineurs se rencontreraient serait le jour de l’explosion. Mais il y avait unité du côté de Robespierre, désunion dans les Conventionnels qui attendaient son attaque. Nos efforts pour les presser de commencer n’aboutirent cette nuit et la nuit suivante du 6 au 7 qu’à des conférences timides et partielles. Les Jacobins étaient prêts dès long-temps. La Convention voulait attendre les premiers coups. Le 7, quand le jour vint, on en était là.

Paris sentait la terre remuer sous lui. L’événement futur se respirait dans l’air des carrefours, comme il arrive toujours ici. Les places étaient encombrées de parleurs. Les portes étaient béantes. Les fenêtres questionnaient les rues.

Nous n’avions rien pu savoir de Saint-Lazare. Je m’y étais montré. On m’avait fermé la porte avec fureur et presque arrêté. J’avais perdu la journée en recherches vaines. Vers dix heures du soir des groupes couraient les places publiques. Des hommes agités jetaient une nouvelle dans les rassemblemens et s’enfuyaient. On disait : Les sections vont prendre les armes !

— On conspire à la Convention. — Les Jacobins conspirent. — La Commune suspend les décrets de la Convention. — Les canonniers viennent de passer.

On criait :

— Grande pétition des Jacobins à la Convention en faveur du peuple.

Quelquefois toute une rue courait et s’enfuyait sans savoir pourquoi, comme balayée par le vent. Alors les enfans tombaient, les femmes criaient, les volets des boutiques se fermaient, et puis le silence régnait pour un peu de temps, jusqu’à ce qu’un nouveau tumulte vînt tout remuer.

Le soleil était voilé par un commencement d’orage. La chaleur était étouffante. Je rôdai autour de ma maison de la place de la Révolution, et pensant tout d’un coup qu’après deux nuits, ce serait là qu’on me chercherait le moins, je passai l’arcade, et j’entrai. Toutes les portes étaient ouvertes. Les portiers dans les rues. Je montai, j’entrai seul ; je trouvais tout comme je l’avais laissé : mes livres épars et un peu poudreux, mes fenêtres ouvertes. Je me reposai un moment près de la fenêtre qui donnait sur la place.

Tout en réfléchissant, je regardais d’en haut ces Tuileries éternellement régnantes et tristes, avec leurs marronniers verts et la longue maison sur la longue terrasse des Feuillans ; les arbres des Champs-Élysées, tout blancs de poussière, la place toute noire de têtes d’hommes, et au milieu, l’une devant l’autre, deux choses de bois peint : la statue de la liberté et la guillotine.

Cette soirée d’été était pesante. Plus le soleil se cachait derrière les arbres, et sous le nuage lourd et bleu, en se couchant, plus il lançait des rayons obliques et coupés sur les bonnets rouges et les chapeaux noirs ; lueurs tristes qui donnaient à cette foule agitée l’aspect d’une mer sombre tachetée par des flaques de sang. Les voix confuses n’arrivaient plus à la hauteur de mes fenêtres les plus voisines du toit, que comme la voix des vagues de l’Océan ; et le roulement lointain du tonnerre ajoutait à cette sombre illusion. Les murmures prirent tout d’un coup un accroissement prodigieux, et je vis toutes les têtes et les bras se tourner vers les boulevards que je ne pouvais apercevoir. Quelque chose qui venait de là, excitait les cris et les huées, le mouvement et la lutte. Je me penchai inutilement, rien ne paraissait, et les cris ne cessaient pas. Un désir invincible de voir me fit oublier ma situation, je voulus sortir, mais j’entendis sur l’escalier une querelle qui me fit bientôt fermer la porte. Des hommes voulaient monter, et le portier, convaincu de mon absence, leur montrait, par ses clefs doubles, que je n’habitais plus la maison. Deux voix nouvelles survinrent et dirent que c’était vrai, qu’on avait tout retourné, il y avait une heure. J’étais arrivé à temps. On descendait avec grand regret. À leurs imprécations, je reconnus de quelle part étaient venus ces hommes. Force me fut de retourner tristement à ma fenêtre, prisonnier chez moi.

Le grand bruit croissait de minute en minute, et un bruit supérieur s’approchait de la place, comme le bruit des canons au milieu de la fusillade. Un flot immense de peuple armé de piques enfonça la vaste mer du peuple désarmé de la place, et je vis enfin la cause de ce tumulte sinistre.

C’était une charrette, mais une charrette peinte de rouge, et chargée de plus de quatre-vingts corps vivans. Ils étaient tous debout, pressés l’un contre l’autre. Toutes les tailles, tous les âges étaient liés en faisceau. Tous avaient la tête découverte, et l’on voyait des cheveux blancs, des têtes sans cheveux, de petites têtes blondes à hauteur de ceinture, des robes blanches, des habits de paysans, d’officiers, de prêtres, de bourgeois ; j’aperçus même deux femmes qui portaient leur enfant à la mamelle et nourrissaient jusqu’à la fin, comme pour léguer à leur fils tout leur lait, tout leur sang et toute leur vie qu’on allait prendre. Je vous l’ai dit, cela s’appelait une fournée.

La charge était si pesante, que trois forts chevaux ne pouvaient la traîner. D’ailleurs, et c’était la cause du bruit, à chaque pas on arrêtait la voiture, et le peuple jetait de grands cris. Les chevaux reculaient l’un sur l’autre, et la charrette était comme assiégée. Alors, par-dessus leurs gardes, les condamnés tendaient les bras à leurs amis.

On eût dit une nacelle surchargée qui va faire naufrage et que, du bord, on veut sauver. À chaque essai des gendarmes et des sans-culottes pour marcher en avant, le peuple jetait un cri immense, et refoulait le cortège avec toutes ses poitrines et toutes ses épaules, et interposant devant l’arrêt son tardif et terrible veto, il criait d’une voix longue, confuse, croissante, qui venait, à-la-fois, de la Seine, des ponts, des quais, des avenues, des arbres, des bornes et des pavés : non ! non ! non !

À chacune de ces grandes marées d’hommes, la charrette se balançait sur ses roues comme un vaisseau sur ses ancres, et elle était presque soulevée avec toute sa charge. J’espérais toujours la voir renverser. Le cœur me battait violemment, j’étais tout entier hors de ma fenêtre, enivré, étourdi par la grandeur du spectacle. Je ne respirais pas. J’avais toute l’âme et toute la vie dans les yeux.

Dans l’exaltation où m’élevait cette grande vue, il me semblait que le ciel et la terre y étaient acteurs. De temps à autre venait, du nuage, un petit éclair, comme un signal. La face noire des Tuileries devenait rouge et sanglante, les deux grands carrés d’arbres se renversaient en arrière comme ayant horreur ; alors le peuple gémissait, et après sa grande voix, celle du nuage reprenait et roulait tristement.

L’ombre commençait à s’étendre, celle de l’orage avant celle de la nuit. Une poussière sèche volait au-dessus des têtes et cachait souvent à mes yeux tout le tableau. Cependant je ne pouvais arracher ma vue de cette charrette ballottée. Je lui tendais les bras d’en haut ; je jetais des cris inentendus, j’invoquais le peuple ! Je lui disais : Courage, et ensuite je regardais si le ciel ne ferait pas quelque chose.

La charrette allait toujours pas à pas, lentement, heurtée, arrêtée, mais hélas ! en avant ! Les troupes s’accroissaient autour d’elle. Entre la Guillotine et la Liberté, des baïonnettes luisaient en masse. Là, semblait être le port où la chaloupe était attendue. Le peuple, las du sang, le peuple irrité murmurait davantage, mais il agissait moins qu’en commençant. Je tremblai, mes dents se choquèrent.

Je pris une longue-vue. La charrette était déjà éloignée de moi, en avant. J’y reconnus pourtant un homme en habit gris, les mains derrière le dos. Je ne sais si elles étaient attachées. Je ne doutai pas que ce ne fût André Chénier. La voiture s’arrêta encore. On se battait. Je vis un homme en bonnet rouge monter sur les planches de la guillotine et arranger un panier.

Ma vue se troublait : je quittai ma lunette, pour essuyer le verre et mes yeux.

L’aspect général de la place changeait à mesure que la lutte changeait de terrein. Chaque pas que les chevaux gagnaient semblait au peuple une défaite qu’il éprouvait. Les cris étaient moins furieux et plus douloureux. La foule s’accroissait pourtant et empêchait la marche plus que jamais, par le nombre plus que par la résistance.

Je repris la longue-vue, et je revis les malheureux embarqués qui dominaient, de tout le corps, les têtes de la multitude. J’aurais pu les compter en ce moment. Les femmes m’étaient inconnues. J’y distinguai de pauvres paysannes, mais non les femmes que je craignais d’y voir. Les hommes, je les avais vus à Saint-Lazare. André causait en regardant le soleil couchant. Mon âme s’unit à la sienne, et, tandis que mon œil suivait de loin le mouvement de ses lèvres, ma bouche disait tout haut ses derniers vers :


Comme un dernier rayon, comme un dernier zéphyre,
Anime la fin d’un beau jour,
Au pied de l’échafaud, j’essaie encor ma lyre.
Peut-être est-ce bientôt mon tour ?


Tout-à-coup un mouvement violent, qu’il fit, me força de quitter ma lunette et de regarder toute la place, où je n’entendais plus de cris.

Le mouvement de la multitude était devenu rétrograde tout-à-coup.

Les quais si remplis, si encombrés, se vidaient. Les masses se coupaient en groupes, les groupes en familles, les familles en individus. Aux extrémités de la place, on courait, pour s’enfuir, dans une grande poussière. Les femmes couvraient leurs têtes et leurs enfans de leurs robes. La colère était éteinte… il pleuvait.

Qui connaît Paris comprendra ceci. Moi, je l’ai vu. Depuis encore je l’ai revu dans des circonstances graves et grandes.

Aux cris tumultueux, aux juremens, aux longues vociférations, succédèrent des murmures plaintifs, qui semblaient un sinistre adieu, de lentes et rares exclamations, dont les notes prolongées, basses et descendantes, exprimaient l’abandon de la résistance, et gémissaient sur leur faiblesse. La nation humiliée ployait le dos, et roulait par troupeau, entre une fausse statue, une Liberté, qui n’était que l’image d’une image, et un réel échafaud teint de son meilleur sang.

Ceux qui se pressaient voulaient voir ou voulaient s’enfuir. Nul ne voulait rien empêcher. Les bourreaux saisirent le moment. La mer était calme, et leur hideuse barque arriva à bon port. La guillotine leva son bras.

En ce moment plus aucune voix, plus aucun mouvement sur toute l’étendue de la place. Le bruit clair et monotone d’une large pluie était le seul qui se fît entendre, comme celui d’un immense arrosoir. Les larges rayons d’eau s’étendaient devant mes yeux et sillonnaient l’espace. Mes jambes tremblaient : il me fut nécessaire d’être à genoux.

Là je regardais et j’écoutais sans respirer. La pluie était encore assez transparente, pour que ma lunette me fît apercevoir la couleur du vêtement qui s’élevait entre les poteaux. Je voyais aussi un jour blanc, entre le grand bras et le billot, et, quand une ombre comblait cet intervalle, je fermais les yeux. Un grand cri des spectateurs m’avertissait de les rouvrir.

Trente-deux fois je baissai la tête ainsi, disant tout haut une prière de désespéré, que nulle oreille humaine n’entendra jamais, et que moi seul j’ai pu concevoir.

Après le trente-troisième cri, je vis l’habit gris tout debout. Cette fois je résolus d’honorer le courage de son génie, en ayant le courage de voir toute sa mort.

La tête roula, et ce qu’il avait là s’enfuit avec le sang.


CHAPITRE XXXV
Un tour de roue.

Ici le Docteur noir fut quelque temps sans pouvoir continuer. Tout-à-coup il se leva et dit ce qui suit, en marchant vivement dans la chambre de Stello :

— Une rage incroyable me saisit alors ! je sortis violemment de ma chambre en criant sur l’escalier : les bourreaux ! les scélérats ! livrez-moi si vous voulez ! vous me cherchez ! me voilà !

— Et j’allongeais ma tête ! comme la présentant au couteau. J’étais dans le délire.

Eh ! que faisais-je ? — Je ne trouvai sur les marches de l’escalier que deux petits enfans, ceux du portier. Leur innocente présence m’arrêta. Ils se tenaient par la main, et tout effrayés de me voir, se serraient contre la muraille pour me laisser passer comme un fou que j’étais. Je m’arrêtai et je me demandai où j’allais et comment cette mort transportait ainsi celui qui avait tant vu mourir. Je redevins à l’instant maître de moi, et, me repentant profondément d’avoir été assez insensé pour espérer, pendant un quart d’heure de ma vie, je redevins l’impassible spectateur des choses, que je fus toujours. — J’interrogeai ces enfans sur mon canonnier, il était venu depuis le 5 Thermidor tous les matins à huit heures ; il avait brossé mes habits et dormi près du poêle. Ensuite, ne me voyant pas venir, il était parti sans questionner personne. — Je demandai aux enfans où était leur père. Il était allé sur la place voir la cérémonie. Moi, je l’avais trop bien vue.

Je descendis plus lentement, et pour satisfaire le désir violent qui me restait, celui de voir comment se conduirait la destinée, et si elle aurait l’audace d’ajouter le triomphe général de Robespierre à ce triomphe partiel. Je n’en aurais pas été surpris.

La foule était si grande encore et si attentive sur la place, que je sortis sans être vu, par ma grande porte ouverte et vide. Là, je me mis à marcher les yeux baissés sans sentir la pluie. La nuit ne tarda pas à venir, je marchais toujours en pensant. Partout j’entendais à mes oreilles les cris populaires, le roulement lointain de l’orage, le bruissement régulier de la pluie ; partout je croyais voir la statue et l’échafaud se regardant tristement par-dessus les têtes vivantes et les têtes coupées. J’avais la fièvre. Continuellement j’étais arrêté dans les rues par des troupes qui passaient, par des hommes qui couraient en foule. Je m’arrêtais, je laissais passer, et mes yeux baissés ne pouvaient regarder que le pavé luisant, glissant et lavé par la pluie. Je voyais mes pieds marcher et je ne savais pas où ils allaient. Je réfléchissais sagement, je raisonnais logiquement, je voyais nettement et j’agissais en insensé. L’air avait été rafraîchi, la pluie avait séché dans les rues et sur moi, sans que je m’en fusse aperçu. Je suivais les quais, je passais les ponts, je les repassais cherchant à marcher seul sans être coudoyé, et je ne pouvais y réussir. J’avais du peuple à côté de moi, du peuple devant, du peuple derrière, du peuple dans la tête, du peuple partout : c’était insupportable. On me croisait, on me poussait, on me serrait. Je m’arrêtais alors, et m’asseyais sur une borne ou une barrière ; je continuais à réfléchir. Tous les traits du tableau me revenaient plus colorés devant les yeux ; je revoyais les Tuileries rouges, la place houleuse et noire, le gros nuage, et la grande statue et la grande guillotine se regardant. Alors je partais de nouveau ; le peuple me reprenait, me heurtait et me roulait encore. Je le fuyais machinalement, mais sans en être importuné ; au contraire, la foule berce et endort. J’aurais voulu qu’elle s’occupât de moi, pour être délivré par l’extérieur de l’intérieur de moi-même. La moitié de la nuit se passa ainsi dans un vagabondage de fou. Enfin, comme je m’étais assis sur le parapet d’un quai, et que l’on m’y pressait encore, je levai les yeux et regardai autour de moi et devant moi. J’étais devant l’Hôtel-de-Ville, je le reconnus à son cadran lumineux, qui semble de loin une large lune sur laquelle des heures magiques seraient marquées. Le cadran disait minuit et vingt minutes, je crus rêver. Ce qui m’étonna surtout, fut de voir très réellement autour de moi une quantité d’hommes assemblés. Sur la Grève, sur les quais partout, on allait sans savoir où. Devant l’Hôtel-de-Ville, surtout on regardait une grande fenêtre éclairée. C’était celle du conseil de la Commune. Sur les marches du vieux palais était rangé un bataillon épais d’hommes en bonnets rouges, armés de piques, et chantant la Marseillaise. Le reste du peuple était dans la stupeur et parlait à voix basse.

Je pris la sinistre résolution d’aller chez Joseph Chénier. J’arrivai bientôt à une étroite rue de l’île Saint-Louis où il s’était réfugié. Une vieille femme, notre confidente, qui m’ouvrit en tremblant, après m’avoir fait long-temps attendre, me dit : « qu’il dormait, qu’il était bien content de sa journée, qu’il avait reçu dix représentans sans oser sortir, que demain on allait attaquer Robespierre, et que le 9 il irait avec moi délivrer M. André. Qu’il prenait des forces. »

L’éveiller pour lui dire : Ton frère est mort, tu arriveras trop tard ; tu crieras. Mon frère ! et l’on ne te répondra pas ; tu diras : Je voulais le sauver, et l’on ne te croira jamais, ni pendant ta vie, ni après ta mort ! — Oh ! non !

— Qu’il prenne des forces, dis-je, il en aura besoin demain.

Et je recommençai dans la rue ma nocturne marche, résolu de ne pas rentrer chez moi que l’évènement ne fût accompli. Je passai la nuit à rôder de l’Hôtel-de-Ville au Palais-National, des Tuileries à l’Hôtel-de-Ville. Tout Paris semblait aussi bivouaquer.

Le jour du 8 thermidor se leva bientôt et très brillant. Ce fut un bien long jour que celui-là. Je vis du dehors le combat intérieur du grand corps de la République. Au Palais-National, contre l’ordinaire, le silence était sur la place, et le bruit dans le château. Le peuple attendit encore son arrêt tout le jour mais vainement. Les partis se formaient. La Commune enrôlait des Sections entières de la garde nationale. Les Jacobins étaient ardens à pérorer dans les groupes.

On portait des armes ; on les entendait essayer par des explosions inquiétantes. La nuit revint, et l’on apprit seulement que Robespierre était plus fort que jamais, et qu’il avait frappé d’un discours puissant ses ennemis de la Convention. — Quoi ! il ne tomberait pas ! quoi ! il vivrait, il tuerait, il régnerait ! — Qui aurait eu, cette autre nuit, un toit, un lit, un sommeil ? Personne autour de moi ne s’en souvint, et moi je ne quittai pas la place. J’y vécus, j’y pris racine.

Il arriva enfin le second jour, le jour de crise, et mes yeux fatigués le saluèrent de loin. La Dispute foudroyante hurla tout le jour encore dans le palais qu’elle faisait trembler. Quand un cri, quand un mot s’envolait au-dehors, il bouleversait Paris, et tout changeait de face. Les dés étaient jetés sur le tapis, et les têtes aussi. Quelquefois un des pâles joueurs venait respirer et s’essuyer le front à une fenêtre ; alors le peuple lui demandait avec anxiété qui avait gagné la partie où il était joué lui-même.

Tout-à-coup on apprend avec la fin du jour et de la séance, on apprend qu’un cri étrange, inentendu, imprévu, a été jeté : À bas le tyran ! et que Robespierre est en prison. La guerre commence aussitôt. Chacun court à son poste. Les tambours roulent, les armes brillent, les cris s’élèvent. L’Hôtel-de-Ville gémit avec son tocsin et semble appeler son maître. Les Tuileries se hérissent de fer. Robespierre reconquis règne en son palais, l’Assemblée dans le sien. Toute la nuit la Commune et la Convention appellent à leur secours et mutuellement s’excommunient.

Le peuple était flottant entre ces deux puissances. Les citoyens erraient par les rues, s’appelant, s’interrogeant, se trompant, et craignant de se perdre eux-mêmes et la nation ; beaucoup demeuraient en place, et, frappant le pavé de la crosse de leurs fusils, s’y appuyaient le menton, en attendant le jour et la vérité.

Il était minuit. J’étais sur la place du Carrousel lorsque dix pièces de canon y arrivèrent. À la lueur des mêches allumées et de quelques torches, je vis que les officiers plaçaient leurs pièces avec indifférence sur la place, comme en un parc d’artillerie, les unes braquées contre le Louvre, les autres vers la rivière. Ils n’avaient dans les ordres qu’ils donnaient aucune intention décidée. Ils s’arrêtèrent et descendirent de cheval, ne sachant guère à la disposition de qui ils venaient se mettre. Les canonniers se couchèrent à terre. Comme je m’approchais d’eux, j’en remarquai un, le plus fatigué peut-être, mais à coup sûr le plus grand de tous, qui s’était établi commodément sur l’affût de sa pièce, et commençait à ronfler déjà. Je le secouai par le bras : c’était mon paisible canonnier ; c’était Blaireau.

Il se gratta la tête un moment avec un peu d’embarras, me regarda sous le nez, puis, me reconnaissant, se leva de toute son étendue assez languissamment. Ses camarades habitués à le vénérer, comme chef de pièce, vinrent pour l’aider à quelque manœuvre. Il allongea un peu ses bras et ses jambes pour les dégourdir, et leur dit :

— Oh ! restez, restez, allez, ce n’est rien ! C’est le citoyen que voilà, qui vient boire un peu la goutte avec moi. Hein ? —

Les camarades recouchés ou éloignés :

— Eh bien ! dis-je, mon grand Blaireau, qu’est-ce donc qui arrive aujourd’hui ?

Il prit la mèche de son canon et s’amusa à y allumer sa pipe.

— Oh ! c’est pas grand’chose, me dit-il.

— Diable ! dis-je.

Il huma sa pipe avec bruit, et la mit en train.

— Oh ! mon Dieu, mon Dieu non ! pas la peine de faire attention à ça !

Il tourna la tête par-dessus ses hautes épaules pour regarder, d’un air de mépris, le Palais-National des Tuileries, avec toutes ses fenêtres éclairées.

— C’est, me dit-il, un tas d’avocats qui se chamaillent là-bas ! Et c’est tout.

— Ah ! ça ne te fait pas d’autre effet à toi ? lui dis-je en prenant un ton cavalier, et voulant lui frapper sur l’épaule, mais n’y arrivant pas.

— Pas davantage, me dit Blaireau avec un air de supériorité incontestable.

Je m’assis sur son affût et je rentrai en moi-même. J’avais honte de mon peu de philosophie à côté de lui.

Cependant j’avais peine à ne pas faire attention à ce que je voyais. Le Carrousel se chargeait de bataillons qui venaient se serrer en masse devant les Tuileries, et se reconnaissaient avec précaution. C’était la Section de la Montagne, celle de Guillaume-Tell, celles des Gardes-Françaises et de la Fontaine-Grenelle qui se rangeaient autour de la Convention. Était-ce pour la cerner ou la défendre ?

Comme je me faisais cette question, des chevaux accoururent. Ils enflammaient le pavé de leurs pieds. Ils vinrent droit aux canonniers.

Un gros homme, qu’on distinguait mal à la lueur des torches, et qui beuglait d’une étrange façon, devançait tous les autres. Il brandissait un grand sabre courbe, et criait de loin :

— Citoyens canonniers, à vos pièces ! — Je suis le général Henriot. Criez vive Robespierre, mes enfans ! Les traîtres sont là ! enfans ! Brûlez-leur un peu la moustache ! Hein ! faudra voir s’ils feront aller les bons enfans, comme ils voudront. Hein ! c’est que je suis là, moi. — Hein ! vous me connaissez bien, mes fils ! pas vrai ?

Pas un mot de réponse. Il chancelait sur son cheval, et se renversant en arrière, soutenait son gros corps sur les rênes, et faisait cabrer le pauvre animal qui n’en pouvait plus.

— Eh ben ! où sont donc les officiers ici ? mille dieux ! continuait-il. Vive la nation ! Dieu de Dieu ! et Robespierre ! les amis ! — Allons ! nous sommes des sans-culottes et de bons garçons, qui ne nous mouchons pas du pied, n’est-ce pas ? — Vous me connaissez bien ? — Hein ! vous savez, canonniers, que je n’ai pas froid aux yeux, moi ! — Tournez-moi vos pièces sur cette barraque, où sont tous les filous et les gredins de la Convention.

Un officier s’approcha et lui dit : Salut ! — Va te coucher ! Je n’en suis pas. — Ni vu, ni connu, — tu m’ennuies.

Un second dit au premier :

— Mais dis donc, toi, on ne sait pas au fait s’il n’est pas général, ce vieil ivrogne.

— Ah ! bah ! qu’est-ce que ça me fait, dit le premier ? Et il s’assit.

Henriot écumait. Je te fendrai le crâne comme un melon, si tu n’obéis pas, mille tonnerres !

— Oh ! pas de ça, Lisette ! reprit l’officier en lui montrant le bout d’un écouvillon. Tiens-toi tranquille, s’il vous plaît, citoyen.

Les espèces d’aides-de-camp qui suivaient Henriot, s’efforcaient inutilement d’enlever les officiers et de les décider : ils les écoutaient beaucoup moins encore que leur gros buveur de général.

Le vin, le sang, la colère, étranglaient l’ignoble Henriot. Il criait ; il jurait Dieu ! il maugréait, il hurlait ; il se frappait la poitrine ; il descendait de cheval et se jetait par terre ; il remontait et perdait son chapeau à grandes plumes. Il courait de la droite à la gauche et embarrassait les pieds du cheval dans les affûts. Les canonniers le regardaient sans se déranger, et riaient. Les citoyens armés venaient le regarder avec des chandelles et des torches, et riaient.

Henriot recevait de grossières injures et rendait des imprécations de cabaretier saoul.

— Oh ! le gros sanglier, — sanglier sans défenses ! — Oh ! oh ! qu’est-ce qu’il nous veut, le porc empanaché ?

Il criait : À moi les bons sans-culottes ! à moi les solides à trois poils ! que j’extermine toute cette enragée canaille de Tallien ! Fendons la gorge à Boissy-d’Anglas ; éventrons Collot d’Herbois ; coupons le sifflet à Merlin-Thionville ; faisons un hachis de conventionnels sur le Billaud-Varennes, mes enfans !

— Allons ! dit l’adjudant-major des canonniers, commence par faire demi-tour, vieux fou. En v’là assez. C’est assez d’parade comm’ça. Tu ne passeras pas.

En même temps il donna un coup de pommeau de sabre dans le nez du cheval d’Henriot. Le pauvre animal se mit à courir dans la place du Carrousel, emportant son gros maître, dont le sabre et le chapeau traînaient à terre, renversant sur son chemin des soldats pris par le dos, des femmes qui étaient venues accompagner les Sections, et de pauvres petits garçons, accourus pour regarder, comme tout le monde.

L’ivrogne revint encore à la charge, et avec un peu plus de bon sens (le froid sur la tête et le galop l’avaient un peu dégrisé), dit à un autre officier :

— Songe bien, citoyen, que l’ordre de faire feu sur la Convention, c’est de la Commune que je te l’apporte, et de la part de Robespierre, Saint-Just et Couthon. J’ai le commandement sur toute la garnison. Tu entends, citoyen ?

L’autre ôta son chapeau. Mais il répondit avec un sang-froid parfait :

— Donne-moi un ordre par écrit, citoyen. Crois-tu que je serai assez bête pour faire feu sans preuve d’ordre ! — Oui ! pas mal ! — Je ne suis pas au service d’hier, va ! pour me faire guillotiner demain. — Donne-moi un ordre signé, et je brûle le Palais-National et la Convention comme un paquet d’allumettes.

Là-dessus il retroussa sa moustache, et tourna le dos.

— Autrement, ajouta-t-il, ordonne le feu toi-même aux artilleurs et je ne soufflerai pas.

Henriot le prit au mot. Il vint droit à Blaireau.

— Canonnier, dit-il, je te connais.

Blaireau ouvrit de grands yeux hébétés, et dit :

— Tiens ! il me connaît !

— Je t’ordonne de tourner ta pièce sur le mur, là-bas, et de faire feu.

Blaireau bâilla. Puis il se mit à l’ouvrage, et d’un tour de bras, la pièce fut braquée. Il ploya ses grands genoux, et en pointeur expérimenté, ajusta le canon, mettant en ligne les deux points de mire vis-à-vis la plus grande fenêtre allumée du château.

Henriot triomphait.

Blaireau se redressa de toute sa hauteur, et dit à ses quatre camarades qui se tenaient à leur poste pour servir la pièce deux à droite, deux à gauche :

— Ce n’est pas tout-à-fait ça, mes petits amis. — Un petit tour de roue encore !

Moi, je regardai cette roue du canon qui tournait en avant, puis retournait en arrière ; et je crus voir la roue mythologique de la Fortune. Oui, c’était elle… C’était elle-même, réalisée, en vérité.

À cette roue était suspendu le destin du monde. Si elle allait en avant et pointait la pièce, Robespierre était vainqueur. En ce moment même, les Conventionnels avaient appris l’arrivée d’Henriot ; en ce moment même, ils s’asseyaient pour mourir, sur leurs chaises curules. Le peuple des tribunes s’était enfui et le racontait autour de nous. Si le canon faisait feu, l’Assemblée se séparait, et les Sections réunies passaient au joug de la Commune. La Terreur s’affermissait, puis s’adoucissait, puis restait… restait un Richard trois, ou un Cromwell, ou, après un Octave… qui sait ?

Je ne respirais pas, je regardais, je ne voulais rien dire.

Si j’avais dit un mot à Blaireau, si j’avais mis un grain de sable, le souffle d’un geste sous la roue, je l’aurais fait reculer. Mais non, je n’osai le faire, je voulus voir ce que le Destin seul enfanterait.

Il y avait un petit trottoir usé, devant la pièce, les quatre servans ne pouvaient poser également les roues qui glissaient toujours en arrière.

Blaireau se recula, et se croisa les bras en artiste découragé et mécontent. Il fit la moue.

Il se tourna vers un officier d’artillerie :

— Lieutenant ! — c’est trop jeune tout ça ! — c’est trop jeune ces servans-là, ça ne sait pas manier sa pièce. Tant que vous me donnerez ça, n’y a pas moyen d’aller ! — N’y a pas de plaisir !

Le lieutenant répondit avec humeur :

— Je ne te dis pas de faire feu, moi ; je ne dis rien.

— Ah ! ben ! c’est différent, dit Blaireau, en bâillant. Ah ! ben ! ni moi non plus, je ne suis plus du jeu. Bonsoir.

En même temps, il donna un coup de pied à sa pièce, la fit rouler en travers, et se coucha dessus.

Henriot tira son sabre, qu’on lui avait ramassé.

— Feras-tu feu ! dit-il.

Blaireau fumait, et tenant à la main sa mèche éteinte, répondit :

— Ma chandelle est morte ! va te coucher !

Henriot, suffoqué de rage, lui donna un coup de sabre à fendre un mur, mais c’était un revers d’ivrogne, si mal appliqué, qu’il ne fit qu’effleurer la manche de l’habit, et à peine la peau, à ce que je jugeai.

C’en fut assez pour décider l’affaire contre Henriot. Les canonniers furieux firent pleuvoir sur son cheval une grêle de coups de poing, de pied, d’écouvillon, et le malencontreux général, couvert de boue, ballotté par son coursier, comme un sac de blé sur un âne, fut emporté vers le Louvre, pour arriver, comme vous le savez, à l’Hôtel-de-Ville, où Coffinhal le Jacobin le jeta par la fenêtre sur un tas de fumier, son lit naturel.

En ce moment même arrivent des commissaires de la Convention ; ils crient de loin que Robespierre, Saint-Just, Couthon, Henriot, sont mis hors la loi. Les sections répondent à ce mot magique par des cris de joie. Le Carrousel s’illumine subitement. Chaque fusil porte un flambeau. Vive la liberté ! Vive la Convention ! À bas les tyrans ! sont les cris de la foule armée. Tout marche à l’Hôtel-de-Ville, et tout le peuple se soumet ou se disperse au cri magique qui fut l’interdit républicain : Hors la loi !

La Convention, assiégée, fit une sortie et vint des Tuileries assiéger la Commune à l’Hôtel-de-Ville. Je ne la suivis pas ; je ne doutais pas de sa victoire. Je ne vis pas Robespierre se casser le menton au lieu de la cervelle, et recevoir l’injure comme il eût reçu l’hommage, avec orgueil et en silence. Il avait attendu la soumission de Paris, au lieu d’envoyer et d’aller la conquérir comme la Convention. Il avait été lâche. Tout était dit pour lui. Je ne vis pas son frère se jeter sur les baïonnettes par le balcon de l’Hôtel-de-Ville, Lebas se casser la tête, et Saint-Just aller à la guillotine comme il y avait envoyé, les bras croisés, les yeux et les pensées au ciel, comme le grand-inquisiteur de la Liberté.

Ils étaient vaincus ; peu m’importait le reste.

Je restai sur la même place, et, prenant les mains longues et ignorantes de mon canonnier naïf, je lui fis cette petite allocution :

— Ô Blaireau ! ton nom ne tiendra pas la moindre place dans l’histoire, et tu t’en soucies peu, pourvu que tu dormes le jour et la nuit, et que ce ne soit pas loin de Rose. Tu es trop simple et trop modeste, Blaireau ; car je te jure que de tous les hommes appelés grands par les conteurs d’histoire, il y en a peu qui aient fait des choses aussi grandes que celles que tu viens de faire. Tu as retranché du monde un règne et une ère démocratique ; tu as fait reculer la Révolution d’un pas ; tu as blessé à mort la République. Voilà ce que tu as fait, ô grand Blaireau ! — D’autres hommes vont gouverner, qui seront félicités de ton œuvre, et qu’un souffle de toi aurait pu disperser comme la fumée de ta pipe solennelle. On écrira beaucoup et long-temps, et peut-être toujours sur le 9 thermidor, et jamais on ne pensera à te rapporter l’hommage d’adoration qui t’est dû tout aussi justement qu’à tous les hommes d’action qui pensent si peu et qui savent si peu comment ce qu’ils ont fait s’est fait, et qui sont bien loin de ta modestie et de ta candeur philosophiques. Qu’il ne soit pas dit qu’on ne t’ait pas rendu hommage : c’est toi, ô Blaireau ! qui es véritablement l’homme de la Destinée.

Cela dit, je m’inclinai avec un respect réel et plein d’humiliation, après avoir vu ainsi tout au fond de la source d’un des plus grands évènemens politiques du monde.

Blaireau pensa, je ne sais pourquoi, que je me moquais de lui. Il retira sa main des miennes très doucement par respect, et se gratta la tête :

— Si c’était, dit ce grand homme, un effet de votre bonté de regarder un peu mon bras gauche, seulement pour voir.

— C’est juste, dis-je.

Il ôta sa manche, et je pris une torche.

— Remercie Henriot, mon fils, lui dis-je, il t’a défait des plus dangereux de tes hiéroglyphes. Les fleurs de lys, les Bourbons et Madeleine sont enlevés avec l’épiderme, et après demain tu seras guéri et marié si tu veux.

Je lui serrai le bras avec mon mouchoir, je l’emmenai chez moi, et ce qui fut dit fut fait.

De long-temps encore je ne pus dormir, car le serpent était écrasé, mais il avait dévoré le cygne de la France.


Vous connaissez trop votre monde, pour que je cherche à vous persuader que mademoiselle de Coigny s’empoisonna, et que madame de Sainl-Aignan se poignarda. Si la douleur fut un poison pour elles, ce fut un poison lent. Le 9 thermidor les fit sortir de prison. Mademoiselle de Coigny se réfugia dans le mariage ; mais bien des choses m’ont porté à croire qu’elle ne se trouva pas très bien de ce lieu d’asile. — Pour madame de Saint-Aignan, un long veuvage, une mélancolie douce et affectueuse, l’éducation de trois beaux enfans, furent toute sa vie, dans la solitude du château de Saint-Aignan. Un an environ après sa prison, une femme vint me demander de sa part un portrait. Elle avait attendu la fin du deuil de son mari, pour me faire reprendre ce trésor. — Elle désirait ne pas me voir. — Je donnai la précieuse boîte de maroquin violet, et je ne la revis pas. — Tout cela était très bien, très pur, très délicat. — J’ai respecté ses volontés, et je respecterai toujours son souvenir charmant, car elle n’est plus.

Jamais aucun voyage ne lui fit quitter ce portrait, m’a-t-on dit ; jamais elle ne consentit à le laisser copier : peut-être l’a-t-elle brisé en mourant ; peut-être est-il resté dans un tiroir de secrétaire du vieux château, où les petits-enfans de la belle duchesse l’auront toujours pris pour un grand-oncle : c’est la destinée des portraits. Ils ne font battre qu’un seul cœur, et, quand ce cœur ne bat plus, il faut les effacer.


CHAPITRE XXXVI.
Le ciel d’Homère.

Les dernières paroles du Docteur noir résonnaient encore dans la grande chambre de Stello, lorsque celui-ci s’écria, en levant les deux bras au-dessus de sa tête :

— Oui, cela dut se passer ainsi !

— Mes histoires, dit rudement le conteur satirique, sont, comme toutes les paroles des hommes, à moitié vraies.

— Oui, cela dut se passer ainsi, poursuivit Stello ; oui, je l’atteste par tout ce que j’ai souffert en écoutant. Comme l’on sent la ressemblance du portrait d’un inconnu ou d’un mort, je sens la ressemblance des vôtres. Oui, leurs passions et leurs intérêts les firent parler ainsi. Ainsi donc, des trois formes de pouvoir possibles, la première nous craint, la seconde nous dédaigne comme inutiles, la troisième nous hait et nous nivelle comme supériorités aristocratiques. Sommes-nous donc les îlotes éternels des sociétés ?

Îlotes ou dieux, dit le Docteur ; vous souvient-il en outre d’un certain Platon, qui nommait les poètes imitateurs de fantômes et les chassait de sa République ? Mais aussi il les nommait divins. Platon aurait eu raison de les adorer, en les éloignant des affaires ; mais l’embarras où il est pour conclure (ce qu’il ne fait pas), et pour unir son adoration à son bannissement, montre à quelles pauvretés ou à quelles injustices est conduit un esprit rigoureux et logicien sévère, lorsqu’il veut tout soumettre à une règle universelle. Platon veut l’utilité de tous dans chacun ; mais voilà que tout-à-coup il trouve en son chemin des inutiles sublimes comme Homère, et il n’en sait que faire. Tous les hommes de l’art le gênent : il leur applique son équerre, et il ne peut les mesurer : cela le désole. Il les range tous, poètes, peintres, sculpteurs, musiciens, dans la catégorie des imitateurs ; déclare que tout art n’est qu’un badinage d’enfans, que les arts s’adressent à la plus faible partie de l’âme, celle qui est susceptible d’illusions, la partie peureuse, qui s’attendrit sur les misères humaines ; que les arts sont déraisonnables, lâches, timides, contraires à la raison ; que, pour plaire à la multitude confuse, les poètes s’attachent à peindre des caractères passionnés, plus aisés à saisir par leur variété ; qu’ils corrompraient l’esprit des plus sages, si on ne les condamnait ; qu’ils feraient régner le plaisir et la douleur dans l’état, à la place des lois et de la raison. Il dit encore qu’Homère, s’il eût été en état d’instruire et de perfectionner les hommes, et non un inutile chanteur, comme il était (incapable même, ajoute-t-il, d’empêcher Créophile, son ami, d’être gourmand, ô niaiserie antique !), on ne l’eût pas laissé mendier pieds nus ; mais on l’eût estimé, honoré et servi autant que Protagoras d’Abdère et Prodicus de Cie, sages philosophes, portés en triomphe partout.

— Dieu tout puissant ! s’écria Stello, qu’est-ce, je vous prie à présent, pour nous autres, que les honorables Protagoras et Prodicus, tandis que tout vieillard, tout homme et tout enfant adorent, en pleurant, le divin Homère ?

— Ah ! ah ! reprit le Docteur, les yeux animés par un triomphe désespérant, vous voyez donc qu’il n’y a pas plus de pitié pour les poètes parmi les philosophes que parmi les hommes du pouvoir. Ils se tiennent tous la main, en foulant les arts sous les pieds.

— Oui, je le sens, dit Stello, pâle et agité ; mais quelle en est donc la cause impérissable ?

— Leur sentiment est l’envie, dit l’inflexible Docteur, leur idée (prétexte indestructible) est l’inutilité des arts à l’état social.

La pantomime de tous, en face du poète, est un sourire protecteur et dédaigneux ; mais tous sentent, au fond du cœur, quelque chose, comme la présence d’un dieu supérieur.

Et en cela ils sont encore bien au-dessus des hommes vulgaires, qui, ne sentant qu’à demi cette supériorité, éprouvent seulement près des poètes cette gêne que leur causerait aussi le voisinage d’une grande passion, qu’ils ne comprendraient pas. Ils ont la gêne que sentirait un fat ou un froid pédant, transporté subitement à côté de Paul, au moment du départ de Virginie ; de Werther, au moment où il va saisir ses pistolets ; à côté de Roméo, quand il vient de boire le poison ; de Desgrieux, quand il suit pieds nus la charrette des filles perdues. Cet indifférent les croira fous indubitablement ; mais il sentira pourtant quelque chose de grand et de respectable dans ces hommes voués à une émotion profonde, et il se taira en s’éloignant, se croyant supérieur à eux, parce qu’il n’est pas ému.

— Juste ! ô juste ! dit Stello dans sa poitrine et s’enfonçant de plus en plus dans son fauteuil, comme pour se dérober au son de voix, dur et puissant, qui le poursuivait.

— Pour en revenir à Platon, il y avait aussi rivalité de divinité entre Homère et lui. Une jalouse humeur animait cet esprit vaste et justement immortel, mais positif comme tous ceux qui n’appuient leur domination intellectuelle que sur le développement infini du jugement et repoussent l’imagination.

Sa conviction était profonde, parce qu’il la puisait dans le sentiment des facultés de son être, auxquelles chacun veut toujours mesurer les autres. Platon avait un esprit exact, géométrique et raisonneur, tel que depuis l’eut Pascal, et tous deux repoussèrent durement la poésie, qu’ils ne sentaient pas. Mais je ne poursuis que Platon, parce qu’il ne sort pas de notre sujet de conversation, ayant eu de gigantesques prétentions de législateur et d’homme d’état.

Je crois me souvenir, monsieur, qu’il dit à-peu-près ceci :

« La faculté qui juge tout, selon la mesure et le calcul, est ce qu’il y a de plus excellent dans l’âme ; donc l’autre faculté qui lui est opposée est une des choses les plus frivoles qui soient en nous. »

— Et cet honnête homme part de là pour traiter Homère du haut en bas ; il le met sur la sellette et lui dit d’un air de rhéteur, vers le livre sixième de sa République :

« Mon cher Homère, s’il n’est pas vrai que vous soyez un ouvrier éloigné de trois degrés de la vérité, incapable de faire autre chose que des fantômes de vertu (car il tient à ses fantômes) ; si vous êtes un ouvrier du second ordre, capable de connaître ce qui peut rendre meilleurs ou pires les états et les particuliers, dites-nous quelle ville vous doit la réforme de son gouvernement, comme Lacédémone en est redevable à Lycurgue, l’Italie et la Sicile à Charondas, Athènes à Solon ? Quelle guerre avez-vous conduite ou conseillée ? Quelle utile découverte, quelle invention bonne à la perfection des arts ou aux besoins de la vie ont signalé votre nom ?

Et continuant ainsi avec son complaisant Glaucon, qui répond sans cesse : fort bien, — voici qui est vrai ; — vous avez raison, — à-peu-près sur le ton que prend un petit séminariste répondant à son abbé dans une conférence, voilà mon philosophe qui chasse par les épaules le mendiant divin hors de sa République (fantastique heureusement pour l’humanité).

À ce familier discours le bon Homère ne répondit rien, par la raison qu’il dormait non de ce petit sommeil (dormitat) qu’un autre osa lui reprocher pour s’amuser à poser des règles aussi, mais du sommeil qui pèse cette nuit sur les yeux de Gilbert, de Chatterton et d’André Chénier.

Ici Stello poussa un profond soupir et cacha sa tête dans ses mains.

— Cependant, poursuivit le Docteur noir, supposons que nous tenions ici entre nous deux le divin Platon, ne pourrions-nous, s’il vous plaît, le conduire au musée Charles x (pardon de la liberté grande, je ne lui sais pas d’autre nom), sous le plafond sublime qui représente le règne, que dis-je ? le Ciel d’Homère ? Nous lui montrerions ce vieux pauvre, assis sur un trône d’or avec son bâton de mendiant et d’aveugle entre les jambes, ses pieds fatigués, poudreux et meurtris, mais à ses pieds ses deux filles (deux déesses), l’Iliade et l’Odyssée. Une foule d’hommes couronnés le contemple et l’adore, mais debout, selon qu’il sied aux génies. Ces hommes sont les plus grands dont les noms aient été conservés, les Poètes, et si j’avais dit les plus malheureux, ce seraient eux aussi. Ils forment de son temps au nôtre une chaîne presque sans interruption de glorieux exilés, de courageux persécutés, de penseurs affolés par la misère, de guerriers inspirés au camp, de marins sauvant leur lyre de l’océan et non des cachots, hommes remplis d’amour et rangés autour du premier et du plus misérable, comme pour lui demander compte de tant de haine qui les rend immobiles d’étonnement.

Agrandissons ce plafond sublime dans notre pensée, haussons et élargissons cette coupole, jusqu’à ce qu’elle contienne tous les infortunés que la poésie ou l’imagination frappa d’une réprobation universelle. Ah ! le firmament, en un beau jour d’août, n’y suffirait pas ; non le firmament d’azur et d’or, tel qu’on le voit au Caire, pur de toute légère et imperceptible vapeur, ne serait pas une toile assez large pour servir de fond à leurs portraits.

Levez les yeux à ce plafond et figurez-vous y voir monter ces fantômes mélancoliques : Torquato Tasso, les yeux brûlés de pleurs, couvert de haillons, dédaigné même de Montaigne (ah ! philosophe qu’as-tu fait là !), et réduit à n’y plus voir, non par cécité, mais........ Ah ! je ne le dirai pas en français, que la langue des Italiens soit tachée de ce cri de misère qu’il a jeté :


Non avendo candella per iscrivere i suoi versi.


Milton aveugle jetant, à un libraire, son Paradis perdu pour dix livres sterling ; — Camoëns, recevant l’aumône à l’hôpital des mains de ce sublime esclave, qui mendiait pour lui, sans le quitter ; — Cervantès tendant la main de son lit de misère et de mort ; — Lesage, en cheveux blancs, suivi de sa femme et de ses filles, allant demander un asile, pour mourir, à un pauvre chanoine son fils ; — Corneille, manquant de tout, même de bouillon, dit Racine au roi, au grand roi ! — Dryden à soixante-et-dix ans mourant de misère et cherchant dans l’astrologie une vaine consolation aux injustices humaines ; — Spencer errant à pied à travers l’Irlande, moins pauvre et moins désolée que lui, et mourant avec la Reine des fées dans sa tête, Rosalinda dans son cœur, et pas un morceau de pain sur les lèvres ;

Vondel, ce vieux Shakespeare de la Hollande, mort de faim à quatre-vingt-dix ans, et dont le corps fut porté par quatorze poètes misérables et pieds nus ; — Samuel Royer, qui fut trouvé mort de froid dans un grenier ; — Buttler, qui fit Hudibras et mourut de misère ; — Floyer Dydenham et Rushworth, chargés de chaînes comme des forçats ; — J.-J. Rousseau, qui se tua pour ne pas vivre d’aumônes ; — Malfilâtre que la faim mit au tombeau, dit Gilbert, à l’hôpital ;

Et tous ceux encore dont les noms sont écrits dans le ciel de chaque nation et sur les registres de ses hôpitaux.

Supposez que Platon s’avance seul au milieu de tous, et lise à la céleste famille cette feuille de la République que je vous ai citée. Pensez-vous qu’Homère ne puisse pas lui dire du haut de son trône :

— Mon cher Platon, il est vrai que le pauvre Homère et, comme lui, tous les infortunés immortels qui l’entourent, ne sont rien que des imitateurs de la nature ; il est vrai qu’ils ne sont pas tourneurs, parce qu’ils font la description d’un lit, ni médecins, parce qu’ils racontent une guérison ; il est vrai que, par une couche de mots et d’expressions figurées, soutenues de mesure, de nombre et d’harmonie, ils simulent la science qu’ils décrivent ; il est bien vrai qu’ils ne font ainsi que présenter aux yeux des mortels un miroir de la vie, et que, trompant leurs regards, ils s’adressent à la partie de l’âme qui est susceptible d’illusion ; mais, ô divin Platon, votre faiblesse est grande, lorsque vous croyez la plus faible, cette partie de notre âme qui s’émeut et qui s’élève, pour lui préférer celle qui pèse et qui mesure. L’imagination, avec ses élus, est aussi supérieure au jugement seul avec ses orateurs, que les dieux de l’Olympe aux demi-dieux. Le don du ciel le plus précieux, c’est le plus rare.

— Or, ne voyez-vous pas qu’un siècle fait naître trois Poètes, pour une foule de logiciens et de sophistes très sensés et très habiles ? — L’imagination contient en elle-même le jugement et la mémoire, sans lesquelles elle ne serait pas. — Qui entraîne les hommes, si ce n’est l’émotion ? Qui enfante l’émotion, si ce n’est l’art ? Et qui enseigne l’art, si ce n’est Dieu lui-même ? — car le poète n’a pas de maître, et toutes les sciences sont apprises, hors la sienne. — Vous me demandez quelles institutions, quelles lois, quelles doctrines j’ai données aux villes ? Aucune aux nations, mais une éternelle au monde. — Je ne suis d’aucune ville, mais de l’univers. — Vos doctrines, vos lois, vos institutions ont été bonnes pour un âge et un peuple, et sont mortes avec eux, tandis que les œuvres de l’Art céleste restent debout pour toujours à mesure qu’elles s’élèvent, et toutes portent les malheureux mortels à la loi impérissable de l’amour et de la pitié.

Stello joignit les mains malgré lui, comme pour prier. Le Docteur se tut un moment et bientôt continua ainsi :


CHAPITRE XXXVII.
Du mensonge social.


— Et cette dignité calme de l’antique Homère, de cet homme symbole de la destinée des poètes, cette dignité n’est autre chose que le sentiment continuel de sa mission que doit avoir toujours en lui l’homme qui se sent une Muse au fond du cœur. — Ce n’est pas pour rien que cette Muse y est venue ; elle sait ce qu’elle doit faire, et le poète ne le sait pas d’avance. Ce n’est qu’au moment de l’inspiration qu’il l’apprend. — Sa mission est de produire des œuvres, et seulement lorsqu’il entend la voix secrète. Il doit l’attendre. Que nulle influence étrangère ne lui dicte ses paroles, elles seraient périssables. — Qu’il ne craigne pas l’inutilité de son œuvre, si elle est belle, elle sera utile par cela seul, puisqu’elle aura uni les hommes dans un sentiment commun d’adoration et de contemplation pour elle et la pensée qu’elle représente.

Le sentiment d’indignation que j’ai excité en vous, a été trop vif, monsieur, pour me permettre de douter que vous n’ayez bien senti qu’il y a et qu’il y aura toujours antipathie entre l’homme du Pouvoir et l’homme de l’Art ; mais outre la raison d’envie et le prétexte d’utilité, ne reste-t-il encore pas une autre cause plus secrète à dévoiler ? Ne l’apercevez-vous pas dans les craintes continuelles où vit tout homme qui a une autorité, de perdre cette autorité chérie et précieuse, qui est devenue son âme ?

— Hélas ! j’entrevois à-peu-près ce que vous m’allez dire encore, dit Stello ; n’est-ce pas la crainte de la vérité ?

— Vous y voilà, dit le Docteur avec joie.

Comme le Pouvoir est une science de convention, selon les temps, et que tout ordre social est basé sur un mensonge plus ou moins ridicule, tandis qu’au contraire les beautés de tout art ne sont possibles que dérivant de la vérité la plus intime, vous comprenez que le Pouvoir, quel qu’il soit, trouve une continuelle opposition dans toute œuvre ainsi créée. De là ses efforts éternels pour comprimer ou séduire.

— Hélas ! dit Stello, à quelle odieuse et continuelle résistance le Pouvoir condamne le Poète ! Ce Pouvoir ne peut-il se ranger lui-même à la vérité ?

— Il ne le peut, vous dis-je ! s’écria violemment le Docteur, en frappant sa canne à terre. Et mes trois exemples politiques ne prouvent point que le Pouvoir ait tort d’agir ainsi, mais seulement que son essence est contraire à la vôtre, et qu’il ne peut faire autrement que de chercher à détruire ce qui le gêne.

— Mais, dit Stello avec un air de pénétration (essayant de se retrancher quelque part, comme un tirailleur chargé en plaine par un gros escadron), mais si nous arrivions à créer un Pouvoir qui ne fût pas une fiction, ne serions-nous pas d’accord ?

— Oui certes, mais est-il jamais sorti, et sortira-t-il jamais des deux points uniques sur lesquels il puisse s’appuyer ! hérédité et capacité qui vous déplaisent si fort, et auxquels il faut revenir. Et si votre Pouvoir favori règne par l’hérédité de la propriété, vous commencerez, monsieur, par me trouver une réponse à ce petit raisonnement connu sur la propriété :

C’est là ma place au soleil : voilà le commencement et l’image de l’usurpation de toute la terre.

Et sur l’Hérédité, à ceci :

On ne choisit pas pour gouverner un vaisseau dans la tempête, celui des voyageurs qui est de meilleure maison.

Et ce cas, que ce soit la Capacité qui vous séduise, vous me trouverez, s’il vous plaît, une forte réponse à ce petit mot :

Qui cédera la place à l’autre ? — Je suis aussi habile que lui ? qui décidera entre nous ?

Vous me trouverez facilement ces réponses, je vous donne du temps — un siècle par exemple.

— Ah ! dit Stello consterné, deux siècles n’y suffiraient pas.

— Ah ! j’oubliais, poursuivit le Docteur noir, ensuite il ne vous restera plus qu’une bagatelle, ce sera d’anéantir au cœur de tout homme né de la femme, cet instinct effrayant :

Notre ennemi, c’est notre maître.

Pour moi, je ne puis souffrir naturellement aucune autorité.

— Ma foi, ni moi, dit Stello emporté par la vérité, fût-ce l’innocent pouvoir d’un garde-champêtre…

— Et de quoi s’affligerait-on si tout ordre social est mauvais et s’il doit l’être toujours ? Il est évident que Dieu n’a pas voulu que cela fût autrement. Il ne tenait qu’à lui de nous indiquer, en quelques mots, une forme de gouvernement parfaite, dans le temps où il a daigné habiter parmi nous. Avouez que le genre humain a manqué là une bien bonne occasion !

— Quel rire désespéré ! dit Stello.

— Et il ne la retrouvera plus, continua l’autre, il faut en prendre son parti, en dépit de ce beau cri que répètent en chœur tous les législateurs. À mesure qu’ils ont fait une constitution écrite avec de l’encre, ils s’écrient :

En voilà pour toujours !

Allons, dites-le hautement, ajouta le Docteur se couchant dans son fauteuil à sa façon, de quel paradoxe êtes-vous amoureux maintenant, s’il vous plaît ?

Stello se tut.

— À votre place, j’aimerais une créature du Seigneur plutôt qu’un argument, quelque beau qu’il fût.

Stello baissa les yeux.

— À quel mensonge social nécessaire voulez-vous vous dévouer ? — car nous avouons qu’il en faut un pour qu’il y ait société. — Auquel, voyons ? sera-ce au moins absurde ? lequel est-ce ?

— Je ne le sais en vérité, dit la victime du raisonneur.

— Quand pourrai-je vous dire, continua l’imperturbable, ce que je sens venir sur mes lèvres, toutes les fois que je rencontre un homme caparaçonné d’un pouvoir : Comment va votre mensonge ce matin ? — Se soutient-il ?

— Mais ne peut-on soutenir un pouvoir sans y participer, et au milieu d’une guerre civile, ne pourrais-je pas choisir ?…

— Eh ! qui vous dit le contraire, interrompit le Docteur avec humeur, il s’agit bien de cela ! — Je parle de vos pensées et de vos travaux par lesquels seulement vous existez à mes yeux. Que me font vos actions ?

Qu’importe dans les momens de crise que vous soyez brûlé avec votre maison, ou tué dans un carrefour, ou trois fois tué, trois fois enterré et trois fois ressuscité, comme signait le capitaine normand, François Sévile, au temps de Charles ix ?

Faites le jeu qui vous plaira. Mettez, si vous voulez, l’hérédité dite dans le carrosse et la capacité sur le siège, pour voir à les accorder.

— Peut-être, dit Stello.

— Jusqu’à ce que le cocher essaie de verser le maître ou d’entrer dans la voiture, ce ne serait pas mal, continuait le Docteur.

Oh ! nul doute, monsieur, qu’il ne vaille autant choisir en temps de luttes, que se laisser ballotter comme un numéro dans le sac du grand loto. Mais l’intelligence n’y est presque pour rien, car vous voyez que, par le raisonnement appliqué au choix du pouvoir qu’on veut s’imposer, on n’arrive qu’à des négations, quand on est de bonne foi. Mais dans les circonstances dont nous parlons, suivez votre cœur ou votre instinct. Soyez (passez-moi l’expression) bête comme un drapeau.

— Ô profanateur ! s’écria Stello.

— Plaisantez-vous ? dit le Docteur, le plus grand des profanateurs, c’est le temps ; il a usé vos drapeaux jusqu’au bois.

Lorsque le drapeau blanc de la Vendée marchait au vent contre le drapeau tricolore de la Convention, tous deux étaient loyalement l’expression d’une idée ; l’un voulait dire bien nettement, monarchie, hérédité, catholicisme, l’autre, république, égalité, raison humaine ; leurs plis de soie claquaient dans l’air au-dessus des épées, comme au-dessus des canons se faisaient entendre les chants enthousiastes des voix mâles, sortis de cœurs bien convaincus. Henri quatre, la Marseillaise se heurtaient dans l’air comme les faulx et les baïonnettes sur la terre. C’étaient là des drapeaux !

Ô temps de dégoût et de pâleur, tu n’en a plus ! Naguère le blanc signifiait charte, aujourd’hui le tricolore veut dire charte. Le blanc était devenu un peu rouge et bleu, le tricolore est devenu un peu blanc. Leur nuance est insaisissable. Trois petits articles d’écriture en font, je crois, la différence. Ôtez donc la flamme, et portez ces-articles au bout du bâton.

Dans notre siècle, je vous le dis, l’uniforme sera un jour ridicule comme la guerre est passée. Le soldat sera déshabillé comme le médecin l’a été par Molière, et ce sera peut-être un bien. Tout sera rangé sous un habit noir comme le mien. Les révoltes n’auront pas d’étendard. Demandez à Lyon.

En attendant, allez comme vous voudrez dans les actions qui m’occupent peu.

Obéissez à vos affections, vos habitudes, vos relations sociales, votre naissance… Que sais-je, moi ? — Soyez décidé par le ruban qu’une femme vous donnera, et soutenez le petit mensonge social qui lui plaira. Puis récitez-lui les vers d’un grand poète :


Lorsque deux factions divisent un empire,
Chacun suit au hasard la meilleure ou la pire ;
Mais quand ce choix est fait, on ne s’en dédit plus.


Au hasard ! Il fut de mon avis, et ne dit pas la plus sensée. Qui eut raison des Guelfes ou des Gibelins, à votre sens ? Ne serait-ce pas la divina Comedia ?

Amusez donc votre cœur, votre bras, tout votre corps avec ce jeu d’accidens. Ni moi, ni la philosophie, ni le bon sens n’avons rien à faire là.

C’est pure affaire de sentiment et puissance de fait, d’intérêts et de relations.

Je désire seulement, pour le bien que je vous souhaite, que vous ne soyez pas né de cette caste de Parias, jadis brahmes, que l’on nommait noblesse, et que l’on a flétrie d’autres noms, classe toujours dévouée à la France, et lui donnant ses plus belles gloires, achetant de son sang le plus pur, le droit de la défendre, en se dépouillant de ses biens pièce à pièce, et de père en fils : grande famille pipée, trompée, sapée par ses plus grands rois, sortis d’elle ; hachée par quelques-uns, les servant sans cesse, et leur parlant haut et franc ; traquée, exilée, plus que décimée et toujours dévouée, tantôt au prince qui la ruine, ou la renie, ou l’abandonne, tantôt au peuple qui la méconnaît et la massacre ; entre ce marteau et cette enclume, toujours pure et toujours frappée comme un fer rougi au feu ; entre cette hache et ce billot, toujours saignante et souriante comme les martyrs ; race aujourd’hui rayée du livre de vie, et regardée de côté, comme la race juive. Je désire que vous n’en soyez pas.

Mais que dis-je ? Qui que vous soyez d’ailleurs, vous n’avez nul besoin de vous mêler de votre parti. Les partis ont soin d’enrégimenter un homme malgré lui, selon sa naissance, sa position, ses antécédens, de si bonne sorte, qu’il n’y peut rien, quand il crierait du haut des toits, et signerait de son sang qu’il ne pense pas tout ce que pensent les compagnons qu’on lui suppose et qu’on lui assigne. — Ainsi, en cas de bouleversement, j’excepte absolument les partis de notre consultation, et là-dessus je vous abandonne au vent qui soufflera.

Stello se leva, comme on fait quand on veut se montrer tout entier, avec une secrète satisfaction de soi-même, et il jeta même un regard sur une glace où son ombre se réfléchissait :

— Me connaissez-vous bien vous-même, dit-il avec assurance ? Savez-vous ? (et qui le sait, excepté moi ?) savez-vous quelles sont les études de mes nuits ?

Pourquoi, si elle est ainsi traitée, ne pas dépouiller la poésie et la jeter à terre comme un manteau usé ?

Qui vous dit que je n’ai pas étudié, analysé, suivi, pulsation par pulsation, veine par veine, nerf par nerf, toutes les parties de l’organisation morale de l’homme, comme vous de son être matériel ; que je n’ai pas pesé dans une balance de fer machiavélique les passions de l’homme naturel, les intérêts de l’homme civilisé, leurs orgueils insensés, leurs joies égoïstes, leurs espérances vaines, leurs faussetés étudiées, leurs malveillances déguisées, leurs jalousies honteuses, leurs avarices fastueuses, leurs amours singés, leurs haines amicales ?

Ô désirs humains ! craintes humaines ! vagues éternelles, vagues agitées d’un océan qui ne change pas, vous êtes seulement comprimées quelquefois par des courans hardis qui vous emportent, des vents violens qui vous soulèvent, ou des rochers immuables qui vous brisent.

— Et, dit le Docteur en souriant, vous aimeriez à vous croire courant, vent ou rocher ?

— Et vous pensez que…

— Que vous ne devez jeter que des œuvres dans cet océan ?

Il faut bien plus de génie pour résumer tout ce qu’on sait de la vie, dans une œuvre d’art, que pour jeter cette semence sur la terre, toujours remuée, des évènemens politiques. Il est plus difficile d’organiser tel petit livre que tel gros gouvernement. — Le Pouvoir n’a plus, depuis long-temps, ni la force ni la grâce. — Ses jours de grandeur et de fête ne sont plus. On cherche mieux que lui. Le tenir en main, cela s’est toujours pu réduire à l’action de manier des idiots et des circonstances, et ces circonstances et ces idiots ballottés ensemble amènent des chances imprévues et nécessaires auxquelles les plus grands ont confessé qu’ils devaient la plus belle partie de leur renommée. Mais à qui la doit le Poète, si ce n’est à lui-même ? La hauteur, la profondeur et l’étendue de son oeuvre et de sa renommée future sont égales aux trois dimensions de son cerveau. Il est par lui-même, il est lui-même, et son œuvre est lui.

Les premiers des hommes seront toujours ceux qui feront d’une feuille de papier, d’une toile, d’un marbre, d’un son, des choses impérissables.

Ah ! s’il arrive qu’un jour vous ne sentiez plus se mouvoir en vous la première et la plus rare des facultés, l’imagination ; si le chagrin ou l’âge la dessèchent dans votre tête comme l’amande au fond du noyau ; s’il ne vous reste plus que jugement et mémoire ; lorsque vous vous sentirez le courage de démentir, cent fois par an, vos actions publiques par vos paroles publiques, vos paroles par vos actions, vos actions l’une par l’autre, et l’une par l’autre vos paroles, comme tous les hommes politiques, alors faites comme tant d’autres bien à plaindre, désertez le Ciel d’Homère, il vous restera encore plus qu’il ne faudra pour la politique et l’action, à vous qui descendrez d’en haut. Mais jusque-là, laissez aller d’un vol libre et solitaire l’imagination qui peut être en vous. Les œuvres immortelles sont faites pour duper la mort, en faisant survivre nos idées à notre corps. — Écrivez-en de telles si vous pouvez, et soyez sûr que s’il s’y rencontre une idée ou seulement une parole utile au progrès civilisateur, que vous ayez laissée tomber comme une plume de votre aile, il se trouvera assez d’hommes pour la ramasser, l’exploiter, la mettre en œuvre jusqu’à satiété. Laissez-les faire. L’application des idées aux choses n’est qu’une perte de temps pour les créateurs de pensées.

Stello, debout encore, regarda le Docteur noir avec recueillement, sourit enfin, et tendant la main à son sévère ami :

— Je me rends, dit-il, écrivez votre ordonnance.

Le Docteur prit du papier.

— Il est bien rare, dit-il tout en griffonnant, que le sens commun donne une ordonnance qui soit suivie.

— Je suivrai la vôtre comme une loi immuable et éternelle, dit Stello, non sans étouffer un soupir, et il s’assit, laissant tomber sa tête sur sa poitrine, avec un sentiment profond de désespoir, et la conviction d’un vide nouveau rencontré sous ses pas ; mais en écoutant l’ordonnance, il lui sembla qu’un brouillard épais s’était dissipé devant ses yeux, et que l’étoile infaillible lui montrait le seul chemin qu’il eût à suivre.

Voici ce que le Docteur noir écrivait, motivant chaque point de son ordonnance, usage fort louable et assez rare.


CHAPITRE XXXVIII.
Ordonnance du Docteur noir.

Séparer la vie poétique de la vie politique.

Et pour y parvenir :

i. Laisser à César ce qui appartient à César, c’est-à-dire le droit d’être, à chaque heure de chaque jour, honni dans la rue, trompé dans le palais, combattu sourdement, miné longuement, battu promptement et chassé violemment.

Parce que l’attaquer ou le flatter avec la triple puissance des arts, ce serait avilir son œuvre et l’empreindre de ce qu’il y a de fragile et de passager dans les évènemens du jour. Il convient de laisser cette tâche à la critique du matin, qui est morte le soir ; ou à celle du soir, qui est morte le matin. — Laisser à tous les Césars la place publique et les laisser jouer leur rôle et passer, tant qu’ils ne troubleront ni les travaux de vos nuits ni le repos de vos jours. — Plaignez-les de toute votre pitié, s’ils ont été forcés de se mettre au front cette couronne césarienne, qui n’a plus de feuilles et déchire la tête. Plaignez-les encore, s’ils l’ont désirée ; leur réveil en est plus cruel après un long et beau rêve. Plaignez-les, s’ils sont pervertis par le pouvoir, car il n’est rien que ne puisse fausser cette antique et peut-être nécessaire fausseté, d’où viennent tant de maux. — Regardez cette lumière s’éteindre, et veillez : heureux si vos veilles peuvent aider l’humanité à se grouper et s’unir autour d’une clarté plus pure !

ii. Seul et libre accomplir sa vocation et les conditions de son être, dégagé de l’influence des associations, même les plus belles,

Parce que la solitude seule est la source des inspirations.

La solitude est sainte.

Toutes les associations ont tous les défauts des couvens.

Elles tendent à classer et diriger les intelligences, et fondent peu-à-peu une autorité tyrannique qui, ôtant aux intelligences la liberté et l’individualité, sans lesquelles elles ne sont rien, étoufferait le génie même sous l’empire d’une communauté jalouse.

Dans les assemblées, les corps, les compagnies, les écoles, les académies et tout ce qui leur ressemble, les médiocrités intrigantes arrivent par degrés à la domination, par leur activité grossière et matérielle, et cette sorte d’adresse à laquelle ne peuvent descendre les esprits vastes et généreux.

L’imagination ne vit que d’émotions spontanées et particulières à l’organisation et aux penchans de chacun.

La République des lettres est la seule qui puisse jamais être composée de citoyens vraiment libres, car elle est formée de penseurs isolés, séparés, et souvent inconnus les uns aux autres.

Les poètes et les artistes ont seuls, parmi tous les hommes, le bonheur de pouvoir accomplir leur mission dans la solitude. Qu’ils jouissent de ce bonheur, de ne pas être confondus dans une société qui se presse autour de la moindre célébrité, se l’approprie, l’enserre, l’englobe, l’étreint et lui dit : nous.

Oui, l’imagination du poète est inconstante autant que celle d’une créature de quinze ans, recevant les premières impressions de l’amour. L’imagination du poète ne peut être conduite, puisqu’elle n’est pas enseignée. Ôtez-lui ses ailes et vous la ferez mourir.

La mission du poète ou de l’artiste est de produire, et tout ce qu’il produit est utile, si cela est admiré.

Un Poète donne sa mesure par son œuvre, un homme attaché au Pouvoir ne la peut donner que par les fonctions qu’il remplit. Bonheur pour le premier, malheur pour l’autre ; car s’il se fait un progrès dans les deux têtes, l’un s’élance tout-à-coup en avant par une oeuvre, l’autre est forcé de suivre la lente progression des occasions de la vie et les pas graduels de sa carrière.

Seul et libre accomplir sa vocation.

iii. Éviter le rêve maladif et inconstant qui égare l’esprit, et employer toutes les forces de la volonté à détourner sa vue des entreprises trop faciles de la vie active,

Parce que l’homme découragé tombe souvent, par paresse de penser, dans le désir d’agir et de se mêler aux intérêts communs, voyant comme ils lui sont inférieurs, et combien il semble facile d’y prendre son ascendant. C’est ainsi qu’il sort de sa route, et, s’il en sort, souvent la perd pour toujours.

iv. Avoir toujours présentes à la pensée les images choisies entre mille de Gilbert, de Chatterton et d’André Chénier,

Parce que ces trois jeunes ombres étant sans cesse devant vous, chacune d’elles gardera l’une des routes politiques où vous pourriez égarer vos pieds. L’un des trois fantômes adorables vous montrera sa clef, l’autre sa fiole de poison, et l’autre sa guillotine. Ils vous crieront ceci :

« Le Poète a une malédiction sur sa vie et une bénédiction sur son nom. Le Poète, apôtre de la vérité toujours jeune, cause un éternel ombrage à l’homme du Pouvoir, apôtre d’une vieille fiction, parce que l’un a l’inspiration, l’autre seulement l’attention ou l’aptitude d’esprit ; parce que le poète laissera une œuvre où sera écrit le jugement des actions publiques et de leurs acteurs ; parce qu’au moment même où ces acteurs disparaissent pour toujours à la mort, l’auteur commence une longue vie. Suivez votre vocation. Votre royaume n’est pas de ce monde, sur lequel vos yeux sont ouverts, mais de celui qui sera quand vos yeux seront fermés.

L’espérance est la plus grande de nos folies.

Eh ! qu’attendre d’un monde où l’on vient avec l’assurance de voir mourir son père et sa mère ?

D’un monde où de deux êtres qui s’aiment et se donnent leur vie, il est certain que l’un perdra l’autre et le verra mourir ?

Puis ces fantômes douloureux cesseront de parler et uniront leurs voix en chœur comme en un hymne sacré ; car la Raison parle, mais l’Amour chante.

Et vous entendrez encore ceci :


SUR LES HIRONDELLES.

Voyez ce que font les hirondelles, oiseaux de passage aussi bien que nous. Elles disent aux hommes : Protégez-nous, mais ne nous touchez pas.

Et les hommes ont pour elles, comme pour nous, un respect superstitieux.

Les hirondelles choisissent leur asile dans le marbre d’un palais ou dans le chaume d’une cabane, mais l’homme du palais ni l’homme de la cabane n’oseraient toucher à leur nid, parce qu’ils perdraient pour toujours l’oiseau qui porte bonheur à leur habitation, comme nous aux terres des peuples qui nous vénèrent.

Les hirondelles ne posent qu’un moment leurs pieds sur la terre, et nagent dans le ciel toute leur vie, aussi aisément que les dauphins dans la mer.

Et si elles voient la terre, c’est du haut du firmament qu’elles la voient, et les arbres et les montagnes, et les villes et les monumens ne sont pas plus élevés à leurs yeux que les plaines et les ruisseaux, comme aux regards célestes du Poète tout ce qui est de la terre se confond en un seul globe éclairé par un rayon d’en haut. »

— Les écouter, et si vous êtes inspiré, faire un livre.

Souhaitez que ce livre soit lu comme il a été écrit. — Si le vôtre est écrit dans la solitude, l’étude et le recueillement, je souhaite qu’il soit lu dans le recueillement, l’étude et la solitude ; mais soyez à-peu-près certain qu’il le sera à la promenade, au café, en calèche, entre les causeries, les disputes, les verres, les jeux et les éclats de rires, ou pas du tout.

Ne pas espérer qu’un grand œuvre soit contemplé, qu’un livre soit lu, comme ils ont été faits.

Et après tout cela, vous aurez mis au jour quelque volume, qui, pareil à toutes les œuvres des hommes, lesquelles n’ont jamais exprimé qu’une question et un soupir, pourra se résumer infailliblement par les deux mots qui ne cesseront jamais d’exprimer notre destinée de doute et de douleur :

POURQUOI ? ET HÉLAS !


CHAPITRE XXXIX.
Effet de la consultation.

Stello crut un moment avoir entendu la sagesse même. — Quelle folie ! il lui semblait que le cauchemar s’était enfui, il courut involontairement à la fenêtre pour voir briller son étoile à laquelle il croyait. Il jeta un grand cri.

Le jour était venu. L’aube pâle et humide avait chassé du ciel toutes les belles étoiles, il n’y en avait plus qu’une qui s’évanouissait à l’horizon. Avec ces lueurs sacrées, Stello sentit s’enfuir ses pensées. Les bruits odieux du jour commençaient à se faire entendre.

Il suivit des yeux le dernier des beaux yeux de la nuit, et lorsqu’il se fut entièrement fermé, Stello pâlit, tomba, et le Docteur noir le laissa plongé dans un sommeil pesant et douloureux.


CHAPITRE DERNIER.
Fin.

Telle fut la première consultation du Docteur noir.

Stello suivra-t-il l’ordonnance ? je ne le sais pas.

Quel est ce Stello ? quel est ce Docteur noir ? je ne le sais guère.

Stello ressemble à quelque chose comme le sentiment ; le Docteur a quelque chose de pareil au raisonnement.

Ce que je crois, c’est que si mon cœur et ma tête avaient entre eux agité la même question, ils ne se seraient pas autrement parlé.


Le Cte  alfred de vigny.

  1. Bien que Stello se compose de trois histoires différentes, nous prions nos lecteurs de se reporter aux livraisons du 15 octobre et du 1er décembre dernier, qui contiennent les deux premières parties.