Charles Gosselin (p. 285-298).


CHAPITRE XXX


La maison de M. de Robespierre, avocat en Parlement


Dans cette maison grise où j’allais entrer, maison d’un menuisier nommé Duplay, autant qu’il m’en souvient, maison très simple d’apparence, que l’ex-avocat en Parlement occupait depuis longtemps, et qu’on peut voir encore, je crois, rien ne faisait deviner la demeure du maître passager de la France, si ce n’était l’abandon même dans lequel elle semblait être. Tous les volets en étaient fermés du haut en bas. La porte cochère fermée, les persiennes de tous les étages fermées. On n’entendait sortir aucune voix de cette maison. Elle semblait aveugle et muette.

Des groupes de femmes, causant devant les portes, comme toujours à Paris durant les troubles, se montraient de loin cette maison et se parlaient à l’oreille. De temps à autre, la porte s’ouvrait pour laisser sortir un gendarme, un Sans-Culotte ou un espion (souvent femelle). Alors les groupes se séparaient et les parleurs rentraient vite chez eux. Les voitures faisaient un demi-cercle et passaient au pas devant la porte. On avait jeté de la paille sur le pavé. On eût dit que la peste y était.

Aussitôt que j’eus posé la main sur le marteau, la porte fut ouverte et le portier accourut avec frayeur, craignant que son marteau ne fût retombé trop lourdement. Je lui demandai sur-le-champ s’il n’était pas venu un vieillard de telle et telle façon, décrivant M. de Chénier de mon mieux. Le portier prit une figure de marbre avec une promptitude de comédien. Il secoua la tête négativement.

« Je n’ai pas vu ça », me dit-il.

J’insistai ; je lui dis : « Souvenez-vous bien de tous ceux qui sont venus ce matin. » — Je le pressai, je l’interrogeai, je le retournai en tous sens.

« Je n’ai pas vu ça. »

Voilà tout ce que j’en pus tirer. Un petit garçon déguenillé se cachait derrière lui et s’amusait à jeter des cailloux sur mes bas de soie. Je reconnus celui qu’on m’avait envoyé à son air méchant. Je montai chez l’incorruptible par un escalier assez obscur. Les clefs étaient sur toutes les portes ; on allait de chambre en chambre sans trouver personne. Dans la quatrième seulement, deux nègres assis et deux secrétaires écrivant éternellement sans lever la tête. Je jetai un coup d’œil, en passant, sur leurs tables. Il y avait là terriblement de listes nominales. Cela me fit mal à la plante des pieds, comme la vue du sang et le bruit des chariots.

Je fus introduit en silence, après avoir marché silencieusement sur un tapis silencieux aussi, quoique fort usé.

La chambre était éclairée par un jour blafard et triste. Elle donnait sur la cour, et de grands rideaux d’un vert sombre en atténuaient encore la lumière, en assourdissaient l’air, en épaississaient les murailles. Le reflet du mur de la cour, frappé de soleil, éclairait seul cette grande chambre. Sur un fauteuil de cuir vert, devant un grand bureau d’acajou, mon second malade de la journée était assis, tenant un journal anglais d’une main, de l’autre faisant fondre le sucre dans une tasse de camomille avec une petite cuiller d’argent.

Vous pouvez très bien vous représenter Robespierre. On voit beaucoup d’hommes de bureau qui lui ressemblent, et aucun grand caractère de visage n’apportait l’émotion avec sa présence. Il avait trente-cinq ans, la figure écrasée entre le front et le menton, comme si deux mains eussent voulu les rapprocher de force au-dessus du nez. Ce visage était d’une pâleur de papier, mate et comme plâtrée. La grêle de la petite vérole y était profondément empreinte. Le sang ni la bile n’y circulaient. Ses yeux petits, mornes, éteints, ne regardaient jamais en face, et un clignotement perpétuel et déplaisant les rapetissait encore, quand par hasard ses lunettes vertes ne les cachaient pas entièrement. Sa bouche était contractée convulsivement par une sorte de grimace souriante, pincée et ridée, qui le fit comparer par Mirabeau à un chat qui a bu du vinaigre. Sa chevelure était pimpante, pompeuse et prétentieuse. Ses doigts, ses épaules, son cou étaient continuellement et involontairement crispés, secoués et tordus lorsque de petites convulsions nerveuses et irritées venaient le saisir. Il était habillé dès le matin, et je ne le surpris jamais en négligé. Ce jour-là, un habit de soie jaune rayée de blanc, une veste à fleurs, un jabot, des bas de soie blancs, des souliers à boucles, lui donnaient un air fort galant.

Il se leva avec sa politesse accoutumée et fit deux pas vers moi, en ôtant ses lunettes vertes qu’il posa gravement sur sa table. Il me salua en homme comme il faut, s’assit encore et me tendit la main.

Moi, je ne la pris pas comme d’un ami, mais comme d’un malade et, relevant ses manchettes, je lui tâtai le pouls.

« De la fièvre, dis-je.

— Cela n’est pas impossible », dit-il en pinçant les lèvres. Et il se leva brusquement ; il fit deux tours dans la chambre avec un pas ferme et vif, en se frottant les mains ; puis il dit : « Bah ! » et s’assit.

« Mettez-vous là, dit-il, citoyen, et écoutez cela. N’est-ce pas étrange ? »

A chaque mot il me regardait par-dessus ses lunettes vertes.

« N’est-ce pas singulier ? qu’en pensez-vous ? Ce petit duc d’York qui me fait insulter dans ses papiers ! »

Il frappait de la main sur la gazette anglaise et ses longues colonnes.

« Voilà une fausse colère, me dis-je ; mettons-nous en garde. »

« Les tyrans, poursuivit-il d’une voix aigre et criarde, les tyrans ne peuvent supposer la liberté nulle part. C’est une chose humiliante pour l’humanité. Voyez cette expression répétée à chaque page. Quelle affectation ! »

Et il jeta devant moi la gazette.

« Voyez, continua-t-il en me montrant du doigt le mot indiqué, voyez : Robespierre’s Army. Robespierre’s troops ! Comme si j’avais des armées ! comme si j’étais roi, moi ! comme si la France était Robespierre ! comme si tout venait de moi et retournait à moi ! Les troupes de Robespierre ! Quelle injustice ! Quelle calomnie ! Hein ? »

Puis, reprenant sa tasse de camomille et relevant ses lunettes vertes pour m’observer en dessous :

« J’espère qu’ici on ne se sert jamais de ces incroyables expressions ? Vous ne les avez jamais entendues, n’est-ce pas ? — Cela se dit-il dans la rue ? — Non ! c’est Pitt lui-même qui dicte cette opinion injurieuse pour moi ! — Qui me fait donner le nom de dictateur en France ? les contre-révolutionnaires, les anciens Dantonistes et les Hébertistes qui restent encore à la Convention ; les fripons comme L’Hermina, que je dénoncerai à la tribune ; des valets de Georges d’Angleterre, des conspirateurs qui veulent me faire haïr par le peuple, parce qu’ils savent la pureté de mon civisme et que je dénonce leurs vices tous les jours ; des Verrès, des Catilina, qui n’ont cessé d’attaquer le gouvernement républicain, comme Desmoulins, Ronsin et Chaumette. — Ces animaux immondes qu’on nomme des rois sont bien insolents de vouloir me mettre une couronne sur la tête ! Est-ce pour qu’elle tombe comme la leur un jour ? Il est dur qu’ils soient obéis ici par de faux républicains, par des voleurs qui me font des crimes de mes vertus. — Il y a six semaines que je suis malade, vous le savez bien, et que je ne parais plus au Comité de salut public. Où donc est ma dictature ? N’importe ! La coalition qui me poursuit la voit partout ; je suis un surveillant trop incommode et trop intègre. Cette coalition a commencé dès le moment de la naissance du gouvernement. Elle réunit tous les fripons et les scélérats. Elle a osé faire publier dans les rues que j’étais arrêté. Tué ! oui ; mais arrêté ? je ne le serai pas. — Cette coalition a dit toutes les absurdités ; que Saint-Just voulait sauver l’aristocratie, parce qu’il est né noble. — Eh ! qu’importe comment il est né, s’il vit et meurt avec les bons principes ? N’est-ce pas lui qui a proposé et fait passer à la Convention le décret du bannissement des ex-nobles, en les déclarant ennemis irréconciliables de la Révolution ? Cette coalition a voulu ridiculiser la fête de l’Etre suprême et l’histoire de Catherine Théos ; cette coalition contre moi seul m’accuse de toutes les morts, ressuscite tous les stratagèmes des Brissotins : ce que j’ai dit le jour de la fête valait cependant mieux que les doctrines de Chaumette et de Fouché, n’est-ce pas ? »

Je fis un signe de tête ; il continua.

« Je veux, moi, qu’on ôte des tombeaux leur maxime impie que la mort est un sommeil, pour y graver : La mort est le commencement de l’immortalité. »

Je vis dans ces phrases le prélude d’un discours prochain. Il en essayait les accords sur moi dans la conversation, à la façon de bien des discoureurs de ma connaissance.

Il sourit avec satisfaction et but sa tasse. Il la replaça sur son bureau avec un air d’orateur à la tribune ; et comme je n’avais pas répondu à son idée, il y revint par un autre chemin, parce qu’il lui fallait absolument réponse et flatterie.

« Je sais que vous êtes de mon avis, citoyen, quoique vous ayez bien des choses des hommes d’autrefois. Mais vous êtes pur, c’est beaucoup. Je suis bien sûr du moins que vous n’aimeriez pas plus que moi le Despotisme militaire ; et si l’on ne m’écoute pas, vous le verrez arriver : il prendra les rênes de la Révolution si je les laisse flotter, et renversera la représentation avilie.

— Ceci me paraît très juste, citoyen », répondis-je. En effet, ce n’était pas si mal, et c’était prophétique.

Il fit encore son sourire de chat.

« Vous aimeriez encore mieux mon Despotisme à moi, j’en suis sûr, hein ? »

Je dis en grimaçant aussi : « Eh !… mais !… » avec tout le vague qu’on peut mettre dans ces mots flottants.

« Ce serait, continua-t-il, celui d’un citoyen, d’un homme votre égal, qui y serait arrivé par la route de la vertu, et qui n’a jamais eu qu’une crainte, celle d’être souillé par le voisinage impur des hommes pervers qui s’introduisent parmi les sincères amis de l’humanité. »

Il caressait de la langue et des lèvres cette jolie petite longue phrase comme un miel délicieux.

« Vous avez, dis-je, beaucoup moins de voisins à présent, n’est-ce pas ? On ne vous coudoie guère. »

Il se pinça les lèvres et plaça ses lunettes vertes droit sur les yeux pour cacher le regard.

« Parce que je vis dans la retraite, dit-il, depuis quelque temps. Mais je n’en suis pas moins calomnié. »

Tout en parlant, il prit un crayon et griffonna quelque chose sur un papier. J’ai appris cinq jours après que ce papier était une liste de guillotine, et ce quelque chose… mon nom.

Il sourit et se pencha en arrière.

« Hélas ! oui, calomnié, poursuivit-il ; car, à parler sans plaisanterie, je n’aime que l’égalité, comme vous le savez, et vous devez le voir plus que jamais à l’indignation que m’inspirent ces papiers émanés des arsenaux de la tyrannie. »

Il froissa et foula avec un air tragique ces grands journaux anglais ; mais je remarquai bien qu’il se gardait de les déchirer.

« Ah ! Maximilien, me dis-je, tu les reliras seul plus d’une fois, et tu baiseras ardemment ces mots superbes et magiques pour toi : Les troupes de Robespierre ! »

Après sa petite comédie et la mienne, il se leva et marcha dans sa chambre en agitant convulsivement ses doigts, ses épaules et son cou.

Je me levai et marchai à côté de lui.

« Je voudrais vous donner ceci à lire avant de vous parler de ma santé, dit-il, et en causer avec vous. Vous connaissez mon amitié pour l’auteur. C’est un projet de Saint-Just. Vous verrez. Je l’attends ce matin ; nous en causerons. Il doit être arrivé à Paris à présent, ajouta-t-il en tirant sa montre ; je vais le savoir. Asseyez-vous, et lisez ceci. Je reviendrai. »

Il me donna un gros cahier, chargé d’une écriture hardie et hâtée, et sortit brusquement, comme s’il se fût enfui. Je tenais le cahier, mais je regardais la porte par laquelle il était sorti, et je réfléchissais à lui. Je le connaissais de longue date. Aujourd’hui je le voyais étrangement inquiet. Il allait entreprendre quelque chose ou craignait quelque entreprise. J’entrevis, dans la chambre où il passait, des figures d’agents secrets que j’avais vues plusieurs fois à ma suite, et je remarquai un bruit de pas, comme de gens qui montaient et descendaient sans cesse depuis mon arrivée. Les voix étaient très basses. J’essayai d’entendre, mais vainement, et je renonçai à écouter. J’avoue que j’étais plus près de la crainte que de la confiance. Je voulus sortir de la chambre par où j’étais entré ; mais soit méprise, soit précaution, on avait fermé la porte sur moi : j’étais enfermé.

Quand une chose est décidée, je n’y pense plus. Je m’assis, et je parcourus ce brouillon avec lequel Robespierre m’avait laissé en tête à tête.