Charles Gosselin (p. 279-284).


CHAPITRE XXIX


Le caisson


Je marchais, je courais dans la rue du Faubourg-Saint-Denis, emporté par la crainte d’arriver trop tard et un peu par la pente de la rue. Je faisais passer et repasser devant mes yeux les tableaux qu’ils venaient de voir. Je les resserrais en mon âme, je les résumais, je les plaçais entre le point de vue et le point de distance. Je commençais sur eux ce travail d’optique philosophique auquel je soumets toute la vie. J’allais vite, ma tête et ma canne en avant. Les verres de mon optique étaient arrangés. Mon idée générale enveloppait de toutes parts les objets que je venais de voir et que j’y rangeais avec un ordre sévère. Je construisais intérieurement un admirable système sur les voies de la Providence qui avait réservé un poète pour un temps meilleur et avait voulu que sa mission sur la terre fût entièrement accomplie ; que son cœur ne fût pas déchiré par la mort de l’une de ces faibles femmes, toutes deux enivrées de sa poésie, éclairées de sa lumière, animées par son souffle, émues par sa voix, dominées par son regard, et dont l’une était aimée, dont l’autre le serait peut-être un jour. Je sentais que c’était beaucoup d’avoir gagné une journée dans ces temps de meurtre, et je calculais les chances du renversement du Triumvirat et du Comité de salut public. Je lui comptais peu de jours de vie, et je pensais bien pouvoir faire durer mes trois chers prisonniers plus que cette bande gouvernante. De quoi s’agissait-il ? De les faire oublier. Nous étions au 5 Thermidor. Je réussirais bien à occuper d’autre chose que d’eux mon second malade, Robespierre, quand je devrais lui faire croire qu’il était plus mal encore, pour le ramener à lui-même. Il s’agissait, pour tout cela, d’arriver à temps.

Je cherchais inutilement une voiture des yeux. Il y en avait peu dans les rues, cette année-là. Malheur à qui eût osé s’y faire rouler sur le pavé brûlant de l’an II de la République ! Cependant j’entendis derrière moi le bruit de deux chevaux et de quatre roues qui me suivaient et s’arrêtèrent. Je me retournai et je vis planer au-dessus de ma tête la bénigne figure de Blaireau.

« O figure endormie, figure longue, figure simple, figure dandinante, figure désœuvrée, figure jaune ! que me veux-tu ? m’écriai-je.

— Pardon si je vous dérange, me dit-il en ricanant, mais j’ai là un petit papier pour vous. C’est la citoyenne Rose qui l’a trouvé, comme ça, sous son pied. »

Et il s’amusait, en parlant, à frotter son grand soulier dans le ruisseau.

Je pris le papier avec humeur, et je lus avec joie et avec l’épouvante si grande du danger passé :

« Suite :

C.-L.-S. Soyecourt, âgée de trente ans, née à Paris, ex-baronne, veuve d’Inisdal, rue du Petit-Vaugirard.

F.-C.-L. Maillé, âgé de dix-sept ans, fils de l’ex-vicomte.

André Chénier, âgé de trente et un ans, né à Constantinople, homme de lettres, rue de Cléry.

Créquy de Montmorency, âgé de soixante ans, né à Chitzlembert, en Allemagne, ex-noble.

M. Bérenger, âgée de vingt-quatre ans, femme Beauvilliers Saint-Aignan, rue de Grenelle-Saint-Germain.

L.-J. Dervilly, quarante-trois ans, épicier, rue Mouffetard.

F. Coigny, seize ans et huit mois ; fille de l’ex-noble du nom, rue de l’Université.

C.-J. Dorival, ex-ermite. »

Et vingt autres noms encore. Je ne continuai pas : c’était le reste de la liste, c’était la liste perdue, la liste que l’imbécile commissaire avait cherchée dans son chapeau d’ivrogne.

Je la déchirai, je la broyai, je la mis en mille pièces entre mes doigts, et je mangeai les pièces entre mes dents. Ensuite, regardant mon grand canonnier, je lui serrai la main avec… oui, ma foi, je puis le dire, oui, vraiment, avec… attendrissement.

« Bah ! dit Stello en se frottant les yeux.

— Oui, avec attendrissement. Et lui, il se grattait la tête comme un grand niais désœuvré, et me dit en ayant l’air de s’éveiller :

C’est drôle ! il paraît que l’huissier, le grand pâle, s’est fâché contre le commissaire, le gros rouge, et l’a mis dans sa charrette à la place des autres détenus. C’est drôle ! »

— Un mort supplémentaire ! c’est juste, dis-je. Où vas-tu ?

— Ah ! je conduis ce caisson-là au Champ de Mars.

— Tu me mèneras bien, dis-je, rue Saint-Honoré ?

— Ah ! mon Dieu ! montez ! Qu’est-ce que ça me fait ? Aujourd’hui le roi n’est pas… »

C’était son mot ; mais il n’acheva pas et se mordit la bouche.

Le soldat du train attendait son camarade. Le camarade Blaireau retourna, en boitant, au caisson, en ôta la poussière avec la manche de son habit, commença par monter et se placer dessus à cheval, me tendit la main, me mit derrière lui en croupe sur le caisson, et nous partîmes au galop.

J’arrivai en dix minutes rue Saint-Honoré, chez Robespierre, et je ne comprends pas encore comment il s’est fait que je n’y sois pas arrivé écartelé.