Charles Gosselin (p. 183-188).


CHAPITRE XXI


Un bon canonnier


Il me souvient fort bien que, le 5 Thermidor an II de la République, ou 1794, ce qui m’est totalement indifférent, j’étais assis, absolument seul, près de ma fenêtre qui donnait sur la place de la Révolution, et je tournais dans mes doigts la tabatière que j’ai là, quand on vint sonner à ma porte assez violemment, vers huit heures du matin.

J’avais alors pour domestique un grand flandrin de fort douce et paisible humeur qui avait été un terrible canonnier pendant dix ans, et qu’une blessure au pied avait mis hors de combat. Comme je n’entendis pas ouvrir, je me levai pour voir dans l’antichambre ce que faisait mon soldat. Il dormait, les jambes sur le poêle.

La longueur démesurée de ses jambes maigres ne m’avait jamais frappé aussi vivement que ce jour-là. Je savais qu’il n’avait pas moins de cinq pieds neuf pouces quand il était debout ; mais je n’en avais accusé que sa taille et non ses prodigieuses jambes, qui se développaient en ce moment dans toute leur étendue, depuis le marbre du poêle jusqu’à la chaise de paille d’où le reste de son corps et, en outre, sa tête maigre et longue s’élevaient, pour retomber en avant en forme de cerceau sur ses bras croisés. — J’oubliai entièrement la sonnette pour contempler cette innocente et heureuse créature dans son attitude accoutumée ; oui, accoutumée ; car depuis que les laquais dorment dans les antichambres, et cela date de la création des antichambres et des laquais, jamais homme ne s’endormit avec une quiétude plus parfaite, ne sommeilla avec une absence plus complète de rêves et de cauchemars, et ne fut réveillé avec une égalité d’humeur aussi grande. Blaireau faisait toujours mon admiration, et le noble caractère de son sommeil était pour moi une source éternelle de curieuses observations. Ce digne homme avait dormi partout pendant dix ans, et jamais il n’avait trouvé qu’un lit fût meilleur ou plus mauvais qu’un autre. Quelquefois seulement, en été, il trouvait sa chambre trop chaude, descendait dans la cour, mettait un pavé sous sa tête et dormait. Il ne s’enrhumait jamais, et la pluie ne le réveillait pas. Lorsqu’il était debout, il avait l’air d’un peuplier prêt à tomber. Sa longue taille était voûtée et les os de sa poitrine touchaient à l’os de son dos. Sa figure était jaune et sa peau luisante comme un parchemin. Aucune altération ne s’y pouvait remarquer en aucune occasion, sinon un sourire de paysan à la fois niais, fin et doux. Il avait brûlé beaucoup de poudre depuis dix ans à tout ce qu’il y avait eu d’affaires à Paris, mais jamais il ne s’était tourmenté beaucoup du point où frappait le boulet. Il servait son canon en artiste consommé et, malgré les changements de gouvernement, qu’il ne comprenait guère, il avait conservé un dicton des anciens de son régiment et ne cessait de dire : Quand j’ai bien servi ma pièce, le Roi n’est pas mon maître. Il était excellent pointeur et devenu chef de pièce depuis quelques mois, quand il fut réformé pour une large entaille qu’il avait reçue au pied, de l’explosion d’un caisson sauté par maladresse au Champ de Mars. Rien ne l’avait plus profondément affligé que cette réforme, et ses camarades, qui l’aimaient beaucoup et le trouvaient souvent nécessaire, l’employaient toujours à Paris et le consultaient dans les occasions importantes. Le service de son artillerie s’accommodait assez avec le mien ; car, étant rarement chez moi, j’avais rarement besoin de lui et souvent, lorsque j’en avais besoin, je me servais moi-même de peur de l’éveiller. Le citoyen Blaireau avait donc pris, depuis deux ans, l’habitude de sortir sans m’en demander permission, mais ne manquait pourtant jamais à ce qu’il nommait l’appel du soir, c’est-à-dire le moment où je rentrais chez moi, à minuit ou deux heures du matin. En effet, je l’y trouvais toujours endormi devant mon feu. Quelquefois il me protégeait, lorsqu’il y avait revue, ou combat, ou révolution dans la révolution. En ma qualité de curieux, j’allais à pied dans les rues, en habit noir comme me voici, et la canne à la main comme me voilà. Alors je cherchais de loin les canonniers (il en faut toujours un peu en révolution), et quand je les avais trouvés, j’étais sûr d’apercevoir, au-dessus de leurs chapeaux et de leurs pompons, la tête longue de mon paisible Blaireau qui avait repris l’uniforme et me cherchait de loin avec ses yeux endormis. Il souriait en m’apercevant et disait à tout le monde de laisser passer un citoyen de ses amis. Il me prenait sous le bras ; il me montrait tout ce qu’il y avait à voir, me nommait tous ceux qui avaient, comme on disait, gagné à la loterie de sainte Guillotine, et le soir nous n’en parlions pas : c’était un arrangement tacite. Il recevait ses gages de ma main à la fin du mois, et refusait ses appointements de canonnier de Paris. Il me servait pour son repos, et servait la nation pour l’honneur. Il ne prenait les armes qu’en grand seigneur : cela l’arrangeait fort, et moi aussi.

Tandis que je contemplais mon domestique… (ici je dois m’interrompre et vous dire que c’est pour être compris de vous que j’ai dit domestique ; car, en l’an II, cela s’appelait un associé), tandis que je le contemplais dans son sommeil, la sonnette allait toujours son train et battait le plafond avec une vigueur inusitée. Blaireau n’en dormait que mieux. Voyant cela, je pris le parti d’aller ouvrir ma porte.

« Vous êtes peut-être, au fond, un excellent homme, dit Stello.

— On est toujours bon maître quand on n’est pas le maître, répondit le docteur Noir. J’ouvris ma porte. »