Charles Gosselin (p. 167-182).


CHAPITRE XX


Une histoire de la Terreur


Quatre-vingt-quatorze sonnait à l’horloge du dix-huitième siècle, Quatre-vingt-quatorze, dont chaque minute fut sanglante et enflammée. L’an de Terreur frappait horriblement et lentement au gré de la terre et du ciel, qui l’écoutaient en silence. On aurait dit qu’une puissance, insaisissable comme un fantôme, passait et repassait parmi les hommes, tant leurs visages étaient pâles, leurs yeux égarés, leurs têtes ramassées entre leurs épaules reployées, comme pour les cacher et les défendre. — Cependant un caractère de grandeur et de gravité sombre était empreint sur tous ces fronts menacés et jusque sur la face des enfants ; c’était comme ce masque sublime que nous met la mort. Alors les hommes s’écartaient les uns des autres ou s’abordaient brusquement comme des combattants. Leur salut ressemblait à une attaque, leur bonjour à une injure, leur sourire à une convulsion, leur habillement aux haillons d’un mendiant, leur coiffure à une guenille trempée dans le sang, leurs réunions à des émeutes, leurs familles à des repaires d’animaux mauvais et défiants, leur éloquence aux cris des halles, leurs amours aux orgies bohémiennes, leurs cérémonies publiques à de vieilles tragédies romaines manquées sur des tréteaux de province ; leurs guerres à des migrations de peuples sauvages et misérables, les noms du temps à des parodies poissardes.

Mais tout cela était grand, parce que, dans la cohue républicaine, si tout homme jouait au pouvoir, tout homme du moins jetait sa tête au jeu.

Pour cela seul, je vous parlerai des hommes de ce temps-là plus gravement que je n’ai fait des autres. Si mon premier langage était scintillant et musqué comme l’épée de bal et la poudre, si le second était pédantesque et prolongé comme la perruque et la queue d’un alderman, je sens que ma parole doit être ici forte et brève comme le coup d’une hache qui sort fumante d’une tête tranchée.

Au temps dont je veux parler, la Démocratie régnait. Les Décemvirs, dont le premier fut Robespierre, allaient achever leur règne de trois mois. Ils avaient fauché autour d’eux toutes les idées contraires à celle de la Terreur. Sur l’échafaud des Girondins ils avaient abattu les idées d’amour pur de la liberté ; sur celui des Hébertistes, les idées du culte de la raison unies à l’obscénité montagnarde et républicaniste ; sur l’échafaud de Danton ils avaient tranché la dernière pensée de modération ; restait donc LA TERREUR. Elle donna son nom à l’époque.

Le Comité de salut public marchait librement sur sa grande route, l’élargissant avec la guillotine. Robespierre et Saint-Just menaient la machine roulante : l’un la traînait en jouant le grand prêtre, l’autre la poussait en jouant le prophète apocalyptique.

Comme la Mort, fille de Satan, l’épouvante lui-même, la Terreur, leur fille, s’était retournée contre eux et les pressait de son aiguillon. Oui, c’étaient leurs effrois de chaque nuit qui faisaient leurs horreurs de chaque jour.

Tout à l’heure, monsieur, je vous prendrai par la main et je vous ferai descendre avec moi dans les ténèbres de leur cœur ; je tiendrai devant vos yeux le flambeau dont les yeux faibles détestent la lumière, l’inexorable flambeau de Machiavel, et dans ces cœurs troublés vous verrez clairement et distinctement naître et mourir des sentiments immondes, nés, à mon sens, de leur situation dans les événements et de la faiblesse de leur organisation incomplète, plus que d’une aveugle perversité dont leurs noms porteront toujours la honte et resteront les synonymes.

Ici Stello regarda le Docteur Noir avec l’expression d’une grande surprise. L’autre continua :

C’est une doctrine qui m’est particulière, monsieur, qu’il n’y a ni héros ni monstre. — Les enfants seuls doivent se servir de ces mots-là. — Vous êtes surpris de me voir ici de votre avis, c’est que j’y suis arrivé par le raisonnement lucide, comme vous par le sentiment aveugle. Cette différence seule est entre nous, que votre cœur vous inspire, pour ceux que les hommes qualifient de monstres, une profonde pitié, et ma tête me donne pour eux un profond mépris. C’est un mépris glacial, pareil à celui du passant qui écrase la limace. Car, s’il n’y a de monstres qu’aux cabinets anatomiques, toujours y a-t-il de si misérables créatures, tellement livrées, et si brutalement, à des instincts obscurs et bas, tellement poussées, sous le vent de leur sottise, par le vent de la sottise d’autrui, tellement enivrées, étourdies et abruties du sentiment faux de leur propre valeur et de leurs droits établis on ne sait sur quoi, que je ne me sens ni rire ni larmes pour eux, mais seulement le dégoût qu’inspire le spectacle d’une nature manquée.

Les Terroristes sont de ces gens qui souvent m’ont fait ainsi détourner la vue ; mais aujourd’hui je l’y ramène pour vous, cette vue attentive et patiente que rien ne détournera de leurs cadavres jusqu’à ce que nous y ayons tout observé, jusqu’aux os du squelette.

Il n’y a pas d’année qui ait fait autant de théories sur ces hommes que n’en fait cette année 1832 en un seul de ses jours, parce qu’il n’y a pas d’époque où plus grand nombre de gens ait nourri plus d’espérances et amassé plus de probabilités de leur ressembler et de les imiter.

C’est en effet une chose toute commode aux médiocrités qu’un temps de révolution. Alors que le beuglement de la voix étouffe l’expression pure de la pensée, que la hauteur de la taille est plus prisée que la grandeur du caractère, que la harangue sur la borne fait taire l’éloquence à la tribune, que l’injure des feuilles publiques voile momentanément la sagesse durable des livres ; quand un scandale de la rue fait une petite gloire et un petit nom ; quand les ambitieux centenaires feignent, pour les piper, d’écouter les écoliers imberbes qui les endoctrinent ; quand l’enfant se guinde sur le bout du pied pour prêcher les hommes ; quand les grands noms sont secoués pêle-mêle dans des sacs de boue, et tirés à la loterie populaire par la main des pamphlétaires ; quand les vieilles hontes de famille redeviennent des espèces d’honneurs, hérédité chère à bien des Capacités connues ; quand les taches de sang font auréole au front, sur ma foi, c’est un bon temps !

A quelle médiocrité, s’il vous plaît, serait-il défendu de prendre un grain luisant de cette grappe du Pouvoir politique, fruit réputé si plein de richesse et de gloire ? Quelle petite coterie ne peut devenir club ? quel club, assemblée ? quelle assemblée, comices ? quels comices, sénat ? et quel sénat ne peut régner ? Et ont-ils pu régner sans qu’un homme y régnât ? Et qu’a-t-il fallu ? — Oser ! — Ah ! le beau mot que voilà ! Quoi ! c’est là tout ? — Oui, tout ! Ceux qui l’ont fait l’ont dit. — Courage donc, vides cerveaux, criez et courez ! — Ainsi font-ils.

Mais l’habitude des synthèses a été prise dès longtemps par eux sur les bancs ; on en a pour tout, on les attelle à tout : le sonnet a la sienne. Quand on veut user des morts, on peut bien leur prêter son système ; chacun s’en fait un, bon ou mauvais ; selle à tous chevaux, il faut qu’elle aille. Monterez-vous le Comité de salut public ? Qu’il endosse la selle !

On a cru les membres de ce Comité farouche dévoués profondément aux intérêts du peuple et tout sacrifiant aux progrès de l’humanité, tout, jusqu’à leur sensibilité naturelle, tout, jusqu’à l’avenir de leur nom, qu’ils vouaient sciemment à l’exécration. — Système de l’année, à son usage.

Il est vrai qu’on les a presque dits aussi hydrophobes. — On les a peints comme décidés à raser de la surface de la terre toutes les têtes dont les yeux avaient vu la monarchie, et gouvernant tout exprès pour se donner la joie d’égorger. — Système de trembleurs surannés.

On leur a construit un projet édifiant d’adoucissement successif dans leur pouvoir, de confiance dans le règne de la vertu, de conviction dans la moralité de leurs crimes. — Système d’honnêtes enfants qui n’ont que du blanc et du noir devant les yeux, ne rêvent qu’anges ou démons et ne savent pas quel incroyable nombre de masques hypocrites de toute forme, de toute couleur, de toute taille, peut cacher les traits des hommes qui ont passé l’âge des passions dévouées et se sont livrés sans réserve aux passions égoïstes.

Il s’en trouve qui, plus forts, font à ces gens l’honneur de leur supposer une doctrine religieuse. Ils disent :

S’ils étaient Athées et Matérialistes, peu leur importait : un meurtre impuni ne faisait qu’écraser, selon leur foi, une chose agissante.

S’ils étaient Panthéistes, peu leur importait-il, puisqu’ils ne faisaient qu’une transformation selon leur foi.

Reste donc le cas fort douteux où ils eussent été Chrétiens sincères, et alors la damnation était réservée pour eux-mêmes, et le salut et l’indulgence pour la victime. A ce compte, il y aurait encore dévouement et service rendu à ses ennemis.

O Paradoxes ! que j’aime à vous voir sauter dans le cerceau !

— Et vous, que dites-vous ? interrompit Stello, passionnément attentif.

— Et moi, je vais chercher à suivre pas à pas les chemins de l’opinion publique relativement à eux.

La mort est pour les hommes le plus attachant spectacle parce qu’elle est le plus effrayant des mystères. Or, comme il est vrai qu’un sanglant dénouement suffit à illustrer quelque médiocre drame, à faire excuser ses défauts et vanter ses moindres beautés, de même l’histoire d’un homme public est illustrée aux yeux du vulgaire par les coups qu’il a portés et le grand nombre de morts qu’il a données, au point d’imprimer pour toujours je ne sais quel lâche respect de son nom. Dès lors, ce qu’il a osé faire d’atroce est attribué à quelque faculté surnaturelle qu’il posséda. Ayant fait peur à tant de gens, cela suppose une sorte de courage pour ceux qui ne savent pas combien de fois ce fut une lâcheté. Son nom étant une fois devenu synonyme d’Ogre, on lui sait gré de tout ce qui sort un peu des habitudes du bourreau. Si l’on trouve dans son histoire qu’il a souri à un petit enfant et qu’il a mis des bas de soie, cela devient trait de bonté et d’urbanité. En général, le Paradoxe nous plaît fort. Il heurte l’idée reçue, et rien n’appelle mieux l’attention sur le parleur ou l’écrivain. — De là les apologies paradoxales des grands tueurs de gens. — La Peur, éternelle reine des masses, ayant grossi, vous dis-je, ces personnages à tous les yeux, met tellement en lumière leurs moindres actes qu’il serait malheureux de n’y pas voir reluire quelque chose de passable. Dans l’un ce fut tel plaidoyer hypocrite ; en l’autre, telle ébauche de système, tous deux donnant un faux air d’orateur et de législateur ; informes ouvrages où le style, empreint de la sécheresse et de la brusquerie du combat qui les enfantait, singe la concision et la fermeté du génie. Mais ces hommes gorgés de pouvoir et soûlés de sang, dans leur inconcevable orgie politique, étaient médiocres et étroits dans leurs conceptions, médiocres et faux dans leurs œuvres, médiocres et bas dans leurs actions. — Ils n’eurent quelques moments d’éclat que par une sorte d’énergie fiévreuse, une rage de nerfs qui leur venait de leurs craintes d’équilibristes sur la corde, et surtout du sentiment qui avait comme remplacé leur âme, je veux dire l’émotion continue de l’assassinat.

Cette émotion, monsieur, poursuivit le Docteur en se croisant les jambes et prenant une prise de tabac plus à son aise, l’émotion de l’assassinat tient de la colère, de la peur et du spleen tout à la fois. Lorsqu’un suicide s’est manqué, si vous ne lui liez les mains, il redouble (tout médecin le sait). Il en est de même de l’assassin, il croit se défaire d’un vengeur de son premier meurtre par un second, d’un vengeur du second dans le troisième, et ainsi de suite pour sa vie entière s’il garde le Pouvoir (cette chose divine et sainte à jamais à ses yeux myopes !). Il opère alors sur une nation comme sur un corps qu’il croit gangrené : il coupe, il taille, il charpente. Il poursuit la tache noire, et cette tache, c’est son ombre, c’est le mépris et la haine qu’on a de lui : il la trouve partout. Dans son chagrin mélancolique et dans sa rage, il s’épuise à remplir une sorte de tonneau de sang percé par le fond, et c’est aussi là son enfer.

Voilà la maladie qu’avaient ces pauvres gens dont nous parlons, assez aimables du reste.

Je les ai, je crois, bien connus, comme vous allez voir par les choses que je vous conterai, et je ne haïssais pas leur conversation ; elle était originale, il y avait du bon et du curieux surtout. Il faut qu’un homme voie un peu de tout pour bien savoir la vie vers la fin de la sienne — science bien utile au moment de s’en aller.

Toujours est-il que je les ai vus souvent et bien examiné ; qu’ils n’avaient pas le pied fourchu, qu’ils n’avaient point de tête de tigre, de hyène et de loup, comme l’ont assuré d’illustres écrivains ; ils se coiffaient, se rasaient, s’habillaient et déjeunaient. Il y en avait dont les femmes disaient : Qu’il est bien ! Il y en avait plus encore dont on n’eût rien dit s’ils n’eussent rien été ; et les plus laids ont ici d’honnêtes grammairiens et de polis diplomates qui les surpassent en airs féroces, et dont on dit : Laideur spirituelle ! — Idées ! idées en l’air ! phrases de livres que toutes ces ressemblances animales ! Les hommes sont partout et toujours de simples et faibles créatures plus ou moins ballottées et contrefaites par leur destinée. Seulement les plus forts ou les meilleurs se redressent contre elle et la façonnent à leur gré au lieu de se laisser pétrir par sa main capricieuse.

Les Terroristes se laissèrent platement entraîner à l’instinct absurde de la cruauté et aux nécessités dégoûtantes de leur position. Cela leur advint à cause de leur médiocrité, comme j’ai dit.

Remarquez bien que, dans l’histoire du monde, tout homme régnant qui a manqué de grandeur personnelle a été forcé d’y suppléer en plaçant à sa droite le bourreau comme ange gardien. Les pauvres Triumvirs dont nous parlons avaient profondément au cœur la conscience de leur dégradation morale. Chacun d’eux avait glissé dans une route meilleure, et chacun d’eux était quelque chose de manqué : l’un, avocat mauvais et plat ; l’autre, médecin ignorant ; l’autre, demi-philosophe ; un autre, cul-de-jatte, envieux de tout homme debout et entier.

Intelligences confuses et mérites avortés de corps et d’âme, chacun d’eux savait donc quel était le mépris public pour lui, et ces rois honteux, craignant les regards, faisaient luire la hache pour les éblouir et les abaisser à terre.

Jusqu’au jour où ils avaient établi leur autorité triumvirale et décemvirale, leur ouvrage n’avait été qu’une critique continuelle, calomniatrice, hypocrite et toujours féroce des pouvoirs ou des influences précédentes. Dénonciateurs, accusateurs, destructeurs infatigables, ils avaient renversé la Montagne sur la Plaine, les Danton sur les Hébert, les Desmoulins sur les Vergniaud, en présentant toujours à la Multitude régnante la Méduse des conspirations, dont toute Multitude est épouvantée, la croyant cachée dans son sang et dans ses veines. Ainsi, selon leur dire, ils avaient tiré du corps social une sueur abondante, une sueur de sang ; mais lorsqu’il fallut le mettre debout et le faire marcher, ils succombèrent à l’essai. Impuissants organisateurs, étourdis, pétrifiés par la solitude où ils se trouvèrent tout à coup, ils ne surent que recommencer à se combattre dans leur petit troupeau souverain. Tout haletants du combat, ils s’essayaient à griffonner quelque bout de système dont ils n’entrevoyaient même pas l’application probable : puis ils retournaient à la tâche plus facile de la monstrueuse saignée. Les trois mois de leur puissance souveraine furent pour eux comme le rêve d’une nuit de malade. Ils n’eurent pas la force d’y prendre le temps de penser. Et d’ailleurs, la Pensée, la Pensée calme, saine, forte et pénétrante comme je la conçois, est une chose dont ils n’étaient plus dignes.

— Elle ne descend pas dans l’homme qui a horreur de soi.

Ce qui leur restait d’idées pour leur usage dans la conversation, vous l’allez entendre, comme j’en eus moi-même l’occasion. L’ensemble de leur vie et les jugements qu’on en porte ne sont pas d’ailleurs ce qui m’occupe, mais toujours l’idée première de notre conversation, leurs dispositions envers les Poètes et tous les artistes de leur temps. Je les prends pour dernier exemple, et comme, après tout, ils furent la dernière expression du pouvoir Républicain-Démocratique, ils me seront un type excellent.

Je ne puis que gémir, avec les Républicains sincères et loyaux, du tort que tous ces hommes-là ont fait au beau nom latin de la chose publique : je conçois leur haine pour ces malheureux (âmes qui n’eurent pas une heure de paix), pour ces malheureux qui souillèrent aux yeux des nations leur forme gouvernementale favorite. Mais, en cherchant un peu, ne pourront-ils garder la chose avec un autre nom ? La langue est souple. J’en gémis, mais je n’y fus pour rien, je vous jure. — Je m’en lave les mains, lavez vos noms.