Charles Gosselin (p. 69-73).


CHAPITRE XI


Il était à demi couché, le pauvre malade, sur un lit de sangle placé au milieu d’une chambre vide. Cette chambre était aussi toute noire, et il n’y avait pour l’éclairer qu’une chandelle placée dans un encrier en guise de flambeau, et élevée sur une grande cheminée de pierre. Il était assis dans son lit de mort, sur son matelas mince et enfoncé, les jambes chargées d’une couverture de laine en lambeaux, la tête nue, les cheveux en désordre, le corps droit, la poitrine découverte et creusée par les convulsions douloureuses de l’agonie. Moi, je vins m’asseoir sur le lit de sangle, parce qu’il n’y avait pas de chaise ; j’appuyai mes pieds sur une petite malle de cuir noir, sur laquelle je posai un verre et deux petites fioles d’une potion, inutile pour le sauver, mais bonne à le faire moins souffrir. Sa figure était très noble et très belle ; il me regardait fixement, et il avait au-dessus des joues, entre le nez et les yeux, cette contraction nerveuse que nulle convulsion ne peut imiter, que nulle maladie ne donne, qui dit au médecin : Va-t’en ! et qui est comme l’étendard que la Mort plante sur sa conquête. Il serrait dans l’une de ses mains sa plume, sa dernière, sa pauvre plume, bien tachée d’encre, bien pelée et toute hérissée ; dans l’autre main, une croûte bien dure de son dernier morceau de pain. Ses deux jambes se choquaient et tremblaient de manière à faire craquer le lit mal assuré. J’écoutai avec attention le souffle embarrassé de la respiration du malade et j’entendis le râle avec son enrouement caverneux : je reconnus la mort à ce bruit, comme un marin expérimenté reconnaît la tempête au petit sifflement du vent qui la précède.

« Tu viendras donc toujours la même avec tous ? dis-je à la Mort, assez bas pour que mes lèvres ne fissent aux oreilles du mourant qu’un bourdonnement incertain. Je te reconnais partout à ta voix creuse que tu prêtes au jeune et au vieux. Ah ! comme je te connais, toi et tes terreurs qui n’en sont plus pour moi ; je sens la poussière que tes ailes secouent dans l’air ; en approchant, j’en respire l’odeur fade, et j’en vois voler la cendre pâle, imperceptible aux yeux des autres hommes. — Te voilà bien, l’Inévitable, c’est bien toi ! — Tu viens sauver cet homme de la Douleur ; prends-le dans tes bras comme un enfant, et emporte-le. Sauve-le, je te le donne : sauve-le de la dévorante douleur qui nous accompagne sans cesse sur la terre jusqu’à ce que nous reposions en toi, bienfaisante amie ! »

C’était elle, je ne me trompais pas ; car le malade cessa de souffrir, et jouit tout à coup de ce divin moment de repos qui précède l’éternelle immobilité du corps ; ses yeux s’agrandirent et s’étonnèrent, sa bouche se desserra et sourit ; il y passa sa langue deux fois, comme pour goûter encore, dans quelque coupe invisible, une dernière goutte du baume de la vie, et dit de cette voix rauque des mourants qui vient des entrailles et semble venir des pieds :

Au banquet de la vie infortuné convive…

— C’était Gilbert ! s’écria Stello en frappant des mains.

— Ce n’était plus Gilbert, poursuivit le Docteur Noir en souriant d’un seul côté de la bouche ; car il ne put en dire davantage : son menton tomba sur sa poitrine et ses deux mains broyèrent à la fois la croûte de pain et la plume du Poète. Le bras droit me resta longtemps dans la main, et j’y cherchai le pouls inutilement ; je pris la plume et la posai sur sa bouche : un léger souffle l’agita encore, comme si l’âme l’eût baisée en passant. Ensuite rien ne bougea dans le duvet hérissé de la plume. Je présentai sous sa bouche le verre de ma tabatière, qui ne fut pas terni par la moindre vapeur. Alors je fermai les yeux du mort et je pris mon chapeau…