Œuvres complètes de Racan (Jannet)/Stances sur la retraite

Œuvres complètes de Racan, Tome I
P. Jannet (p. 196-200).

STANCES.


Thirsis, il faut penser à faire la retraite[1] :
La course de nos jours est plus qu’à demy faite.
L’âge insensiblement nous conduit à la mort.
Nous avons assez veu sur la mer de ce monde
Errer au gré des flots nostre nef vagabonde ;
Il est temps de joüir des delices du port.


Le bien de la fortune est un bien perissable ;
Quand on bastit sur elle on bastit sur le sable.
Plus on est eslevé, plus on court de dangers :
Les grands pins sont en bute aux coups de la tempeste,
Et la rage des vents brise plûtost le faiste
Des maisons de nos roys que des toits des bergers.

Ô bien-heureux celuy qui peut de sa memoire
Effacer pour jamais ce vain espoir de gloire
Dont l’inutile soin traverse nos plaisirs,
Et qui, loin retiré de la foule importune,
Vivant dans sa maison content de sa fortune,
A selon son pouvoir mesuré ses desirs !

Il laboure le champ que labouroit son pere ;
Il ne s’informe point de ce qu’on delibere

Dans ces graves conseils d’affaires accablez ;
Il voit sans interest la mer grosse d’orages,
Et n’observe des vents les sinistres presages
Que pour le soin qu’il a du salut de ses bleds.

Roy de ses passions, il a ce qu’il desire,
Son fertile domaine est son petit empire ;
Sa cabane est son Louvre et son Fontainebleau ;
Ses champs et ses jardins sont autant de provinces,
Et, sans porter envie à la pompe des princes,
Se contente chez luy de les voir en tableau.

Il voit de toutes parts combler d’heur sa famille,
La javelle à plein poing tomber sous la faucille,
Le vendangeur ployer sous le faix des paniers,
Et semble qu’à l’envy les fertiles montagnes,
Les humides vallons et les grasses campagnes
S’efforcent à remplir sa cave et ses greniers.

Il suit aucunesfois un cerf par les foulées
Dans ces vieilles forests du peuple reculées
Et qui mesme du jour ignorent le flambeau ;
Aucunesfois des chiens il suit les voix confuses,
Et voit enfin le lievre, aprés toutes ses ruses,
Du lieu de sa naissance en faire son tombeau.

Tantost il se promene au long de ses fontaines,
De qui les petits flots font luire dans les plaines
L’argent de leurs ruisseaux parmy l’or des moissons ;
Tantost il se repose avecque les bergeres
Sur des lits naturels de mousse et de fougeres,
Qui n’ont autres rideaux que l’ombre des buissons.

Il souspire en repos l’ennuy de sa vieillesse
Dans ce mesme foyer où sa tendre jeunesse
A veu dans le berceau ses bras emmaillottez ;
Il tient par les moissons registre des années,
Et voit de temps en temps leurs courses enchaisnées
Vieillir avecque luy les bois qu’il a plantez.


Il ne va point foüiller aux terres inconnuës,
À la mercy des vents et des ondes chenuës,
Ce que Nature avare a caché de tresors,
Et ne recherche point, pour honorer sa vie,
De plus illustre mort, ny plus digne d’envie,
Que de mourir au lit où ses peres sont morts.

Il contemple du port les insolentes rages
Des vents de la faveur, auteurs de nos orages,
Allumer des mutins les desseins factieux,
Et voit en un clin d’œil, par un contraire eschange,
L’un deschiré du peuple au milieu de la fange,
Et l’autre à mesme temps eslevé dans les cieux.

S’il ne possede point ces maisons magnifiques,
Ces tours, ces chapiteaux, ces superbes portiques,
Où la magnificence estale ses attraits,
Il jouit des beautez qu’ont les saisons nouvelles,
Il voit de la verdure et des fleurs naturelles,
Qu’en ces riches lambris l’on ne voit qu’en portraits.

Croy-moy, retirons-nous hors de la multitude,
Et vivons desormais loin de la servitude
De ces palais dorez où tout le monde accourt.
Sous un chesne eslevé les arbrisseaux s’ennuyent,
Et devant le soleil tous les astres s’enfuyent,
De peur d’estre obligez de luy faire la court.

Aprés qu’on a suivy sans aucune asseurance
Cette vaine faveur qui nous paist d’esperance,
L’envie en un moment tous nos desseins destruit.
Ce n’est qu’une fumée, il n’est rien de si fresle ;
Sa plus belle moisson est sujette à la gresle,
Et souvent elle n’a que des fleurs pour du fruit.

Agreables deserts, sejour de l’innocence,
Où loin des vanitez, de la magnificence,
Commence mon repos et finit mon tourment ;
Valons, fleuves, rochers, plaisante solitude,

Si vous fustes tesmoins de mon inquietude,
Soyez-le desormais de mon contentement.



  1. Ainsi que nous l’avons déjà remarqué, ces stances et le monologue du 5e acte des Bergeries forment l’œuvre vraiment capitale de Racan. Quiconque a un peu lu les sait par cœur, ou ne se lasse pas de les relire. Une chose aussi universellement admirée pendant plus de deux siècles échappe à tout commentaire, comme elle a épuisé toutes les observations.

    Tallemant des Réaux dit dans le chapitre qu’il a consacré à notre poète : « Il n’a jamais su le latin, et cette imitation de l’ode d’Horace : Beatus ille, etc., est faite sur la traduction en prose que lui en fit le chevalier de Bueil, son parent, qui s’estoit chargé de la mettre en vers françois. » — Par cette imitation il faut entendre les admirables stances sur la retraite, dit en note le savant associé de M. de Montmerqué pour la 3e édition de Tallemant, M. Paulin Pâris.
     
    Il est probable, en effet, que ce sont ces stances dont Tallemant des Réaux a voulu parler ; mais quant à son assertion particulière touchant une traduction en prose qu’auroit faite le chevalier de Bueil pour que Racan la mît en vers, il est à remarquer que ce n’est pas seulement avec la 2e ode du livre des Épodes que les stances sur la retraite offrent quelques rapprochements dans les pensées, que notamment la 2e et la 5e stance en rappellent deux de la 10e ode du 2e livre, Rectius vives, Licini, etc., et que ce rapport plus ou moins marqué avec deux odes différentes semble exclure l’idée de la traduction en prose d’une seule pièce destinée à être reproduite en vers. Ce double rapport s’expliqueroit très bien par ce que dit l’abbé de Marolles dans une lettre qui figure au commentaire de la nouvelle édition de Tallemant que nous venons de citer : « M. de Racan… estoit trés peu sçavant dans la langue latine, qu’il n’eut jamais assez d’esprit pour bien apprendre ; ce qui faisoit qu’il disoit à tout le monde qu’il n’en sçavoit pas un mot. Cela n’estoit pas véritable : il entendoit assez bien les poétes latins pour les pouvoir lire en leur langue. » Nous avons pensé long-temps qu’il pouvoit en être ainsi, et il n’a pas fallu moins que ce que répète Racan jusqu’à satiété, même dans ses correspondances intimes, pour nous ramener à l’opinion générale sur ce point. Enfin nous aimerions surtout à croire ici, comme nous le faisons fermement pour d’autres morceaux de lui, ou de simples passages qu’on soupçonne également d’avoir été imités des anciens, qu’il a puisé ses inspirations, non pas dans Horace, mais aux mêmes sources qu’Horace, c’est-à-dire dans une douce philosophie, dans le sentiment poétique et dans son cœur.