Je restai si troublé, que je ne pus songer, ce jour-là, à ouvrir aucun livre. J’attendis quelques instans, quoique je ne me flattasse point de revoir l’Esprit ; mais je n’en étais pas moins enthousiasmé et fortifié par cette rapide manifestation de sa présence. Je demeurai, pensant que, s’il était mécontent de mon audace, j’en serais informé par quelque prodige nouveau ; mais il ne se passa rien d’extraordinaire, et tout me parut si calme autour de moi, que je doutai un instant de la réalité de l’apparition, et faillis penser que mon imagination seule avait enfanté cette figure. Le lendemain, je revins à la bibliothèque sans m’inquiéter de ce qui avait dû se passer lorsque les gardiens avaient trouvé la porte ouverte et la serrure brisée. Tout était désert et silencieux dans la salle, la porte était fermée au loquet seulement, comme je l’avais laissée, et il ne paraissait pas qu’on se fût encore aperçu de l’effraction. J’entrai donc sans résistance, je refermai la porte sur moi, et je commençai à parcourir de l’œil les titres des livres qui s’offraient en foule autour de moi. Je m’emparai d’abord des écrits d’Abeilard, et j’en lus quelques pages. Mais bientôt la cloche qui nous appelait aux offices sonna, et, malgré la répugnance que j’éprouvais à agir comme en cachette, je me décidai à emporter sous ma robe cet ouvrage précieux ; car la salle du chapitre n’était accessible, pour moi, qu’une heure dans tout le cours de la journée, et mon ardeur n’était pas de nature à se contenter de si peu. Je commençai à réfléchir à la possibilité matérielle d’étudier sans être interrompu, et je résolus d’agir avec prudence. Peut-être la chose eût été facile si j’eusse pu m’humilier jusqu’à implorer la bienveillance des supérieurs. C’est à quoi mon orgueil ne put jamais se plier ; car il eût fallu mentir et dire que, muni d’une foi inébranlable, je me sentais appelé à réfuter victorieusement l’hérésie. Cela n’était plus vrai. J’éprouvais le besoin de m’instruire pour moi-même, et, la science catholique épuisée pour moi, j’étais poussé vers des études plus complètes, par l’amour de la science, et non plus par l’ardeur de la prédication.

Je dévorai les écrits d’Abeilard, et ce qui nous reste des opinions d’Arnauld de Brescia, de Pierre Valdo, et des autres hérétiques célèbres des xiie et xiiie siècles. La liberté d’examen et l’autorité de la conscience, proclamées jusqu’à un certain point par ces hommes illustres, répondaient tellement alors au besoin de mon ame, que je fus entraîné au-delà de ce que j’avais prévu. Mon esprit entra dès lors dans une nouvelle phase, et, malgré ce que j’ai souffert dans les diverses transformations que j’ai subies, malgré l’agonie douloureuse où j’achève mes jours, je dirai que ce fut le premier degré de mon progrès. Oui, Angel, quelque rude supplice que l’ame ait à subir en cherchant la vérité, le devoir est de la chercher sans cesse, et mieux vaut perdre la vue à vouloir contempler le soleil, que de rester les yeux volontairement fermés sur les splendeurs de la lumière. Après avoir été un théologien catholique assez instruit, je devins donc un hérétique passionné, et d’autant plus irréconciliable avec l’église romaine, qu’à l’exemple d’Abeilard et de mes autres maîtres, j’avais l’intime et sincère conviction de mon orthodoxie. Je soutenais dans le secret de mes pensées que j’avais le droit, et même que c’était un devoir pour moi, de ne rien adopter pour article de foi que je n’en eusse senti l’utilité et compris le principe. Leur manière d’envisager l’inspiration divine de Platon et la sainteté des grands philosophes païens, précurseurs du Christ, me semblait seule répondre à l’idée que le chrétien doit avoir de la bonté, de l’équité et de la grandeur de Dieu. Je blâmais sérieusement les hommes d’église contemporains d’Abeilard, et pensais que, lors du concile de Sens, l’esprit de Dieu avait été avec lui, et non avec eux. Si je ne détruisais pas encore dans ma pensée tout l’édifice du catholicisme, c’est que, par une transaction de mon esprit qui m’était tout-à-fait propre, j’admettais qu’en des jours mauvais l’église avait pu se tromper, et que, si les successeurs de ces prélats égarés ne révisaient pas leurs jugemens, c’était par un motif de discipline et de prudence purement humaines et politiques. Je me disais qu’à la place du pape je reconnaîtrais peut-être l’impossibilité de réhabiliter publiquement Abeilard et son école, mais qu’à coup sûr je ne proscrirais plus la lecture de leurs écrits, et je cacherais ma sympathie pour eux sous le voile de la tolérance. Je raisonnais, certes, déplorablement ; car je sapais toute l’autorité de l’église, sans songer à sortir de l’église. J’attirais sur ma tête les ruines d’un édifice qu’on ne peut attaquer que du dehors. Ces contradictions étranges ne sont pas rares chez les esprits sincères et logiques à tout autre égard. Une malveillance d’habitude pour le corps de l’église protestante, un attachement d’habitude et d’instinct pour l’église romaine, leur font désirer de conserver le berceau, tandis que l’irrésistible puissance de la vérité et le besoin d’une juste indépendance ont transformé entièrement et grandi le corps auquel cette couche étroite ne peut plus convenir. Au milieu de ces contradictions, je n’apercevais pas le point principal. Je ne voyais pas que je n’étais plus catholique. En accordant aux hérésiarques des principes d’orthodoxie épurée, je reportais vers eux toute ma ferveur ; et mon enthousiasme pour leur grandeur, ma compassion pour leurs infortunes, me conduisirent à les égaler aux pères de l’église et à m’en occuper même davantage, car les pères avaient accaparé toute ma vie précédente, et j’avais besoin de me faire d’autres amis.

Dire que je passai à Wiclef, à Jean Huss, et puis à Luther, et de là au scepticisme, c’est faire l’histoire de l’esprit humain durant les siècles qui m’avaient précédé, et que ma vie intellectuelle, par un enchaînement de nécessités logiques, résuma assez fidèlement. Mais, après le protestantisme, je ne pouvais plus retourner au point de départ : ma foi dans la révélation s’ébranla, ma religion prit une forme toute philosophique ; je me retournai vers les philosophies anciennes ; je voulus comprendre et Pythagore et Zoroastre, Confucius, Épicure, Platon, Épictète, en un mot, tous ceux qui s’étaient tourmentés grandement de l’origine et de la destinée humaine, avant la venue de Jésus-Christ.

Dans un cerveau livré à des études calmes et suivies, dans une ame qui ne reçoit de la société vivante aucune impulsion, et qui, dans une suite de jours semblables, puise goutte à goutte sa vie céleste à une source toujours pleine et limpide, les transformations intellectuelles s’opèrent insensiblement et sans qu’il soit possible de marquer la limite exacte de chacune de ses phases. De même que, d’un petit enfant que tu étais, mon cher Angel, tu es devenu, par une gradation incessante, mais inappréciable à ton attention journalière, un adolescent, et puis un jeune homme, de même je devins, de catholique, réformiste, et de réformiste, philosophe.

Jusque-là tout avait bien été, et, tant que ces études furent pour moi purement historiques, j’éprouvai les plus vives et les plus intimes jouissances. C’était un bonheur indicible pour moi que de pénétrer, dégagé des réserves et des restrictions catholiques, dans les sublimes existences de tant de grands hommes, jusque-là méconnus, et dans les clartés splendides de tant de chefs-d’œuvre, jusqu’alors incompris. Mais plus j’avançais dans cette connaissance, plus je sentais la nécessité d’opter pour un système ; car je croyais voir l’impossibilité d’établir un lien entre toutes ces croyances et toutes ces doctrines diverses. Je ne pouvais plus croire à la révélation, depuis que tant de philosophes et de sages s’étaient levés autour de moi et m’avaient donné de si grands enseignemens, sans se targuer d’aucun commerce exclusif avec la Divinité. Saint Paul ne me paraissait pas plus inspiré que Platon, et Socrate ne me semblait pas moins digne de racheter les fautes du genre humain que Jésus de Nazareth. L’Inde ne me semblait certes pas moins éclairée dans l’idée de la Divinité que la Judée. Jupiter, à le suivre dans la pensée que les grands esprits du paganisme avaient eue de lui, ne me semblait pas un Dieu inférieur à Jéhovah. En un mot, tout en conservant la plus haute vénération et le plus pur enthousiasme pour le Crucifié, je ne voyais guère de raison pour qu’il fût le fils de Dieu plus que Pythagore, et pour que les disciples de celui-ci ne fussent pas les apôtres de la foi aussi bien que les disciples de Jésus. Bref, en lisant les réformistes, j’avais cessé d’être catholique ; en lisant les philosophes, je cessai d’être chrétien.

Je gardai pour toute religion une croyance pleine de désir et d’espoir en la Divinité, le sentiment inébranlable du juste et de l’injuste, un grand respect pour toutes les religions et pour toutes les philosophies, l’amour du bien et le besoin du vrai. Peut-être aurais-je pu en rester là, et vivre assez paisible avec ces grands instincts et beaucoup d’humilité ; mais voilà peut-être ce qui est impossible à un catholique ; voilà où l’histoire de l’individu diffère essentiellement de l’histoire des générations. Le travail des siècles modifie la nature de l’esprit humain ; il arrive avec le temps à la transformer. Les pères se dépouillent lentement de leurs erreurs, et cependant ils transmettent à leurs enfans des notions beaucoup plus nettes que celles qu’ils ont eues, parce qu’eux restent jusqu’à la fin de leurs jours empêchés par l’habitude et liés au passé par les besoins d’esprit que le passé leur a créés, tandis que leurs enfans, naissant avec d’autres besoins, se font vite d’autres habitudes, qui, vers le déclin de leur vie, n’empêcheront pas des lueurs nouvelles de se glisser en eux, mais ne seront nettement saisies que par une troisième génération. Ainsi, un même homme ne renferme pas en lui-même, à des degrés semblables, le passé, le présent et l’avenir des générations. Si son présent s’est formé du passé avec quelque labeur et quelque sagesse, l’avenir peut être en lui comme un germe ; mais, quels que soient son génie et sa vertu, il n’en goûtera point le fruit. Ainsi, dans leur connaissance, toujours incomplète et confuse de la vérité éternelle, les hommes ont pu passer à travers les siècles, du christianisme de saint Paul à celui de saint Augustin, et de celui de saint Bernard à celui de Bossuet, sans cesser d’être, ou du moins sans cesser de se croire chrétiens. Ces révolutions se sont accomplies avec le temps qui leur était nécessaire ; mais le cerveau d’un seul individu n’eût pu les subir et les accomplir de lui-même sans se briser, ou sans se jeter hors de la ligne où la succession des temps et le concours des travaux et des volontés ont su les maintenir.

Quelle situation terrible était donc la mienne ! Au xviiie siècle, j’avais été élevé dans le catholicisme du moyen-âge ; à vingt-cinq ans, j’étais presque aussi ignorant de l’antiquité qu’un moine mendiant du xie siècle. C’est du sein de ces ténèbres que j’avais voulu tout à coup embrasser d’un coup d’œil et l’avenir et le passé. Je dis l’avenir, car, étant resté par mon ignorance en arrière de six cents ans, tout ce qui était déjà dans le passé pour les autres hommes se présentait à moi revêtu des clartés éblouissantes de l’inconnu. J’étais dans la position d’un aveugle qui, recouvrant tout à coup la vue un jour, vers midi, voudrait se faire, avant le soir et le lendemain, une idée du lever et du coucher du soleil. Certes, ces spectacles seraient encore pour lui dans l’avenir, bien que le soleil se fût levé et couché déjà bien des fois devant ses yeux inertes. Ainsi le catholique, dès qu’il ouvre les yeux de son esprit à la lumière de la vérité, est ébloui et se cache le visage dans les mains, ou sort de la voie et tombe dans les abîmes.

Le catholique ne se rattache à rien dans l’histoire du genre humain, et ne sait rien rattacher au christianisme. Il s’imagine être le commencement et la fin de la race humaine. C’est pour lui seul que la terre a été créée, c’est pour lui que d’innombrables générations ont passé sur la face du globe comme des ombres vaines, et sont retombées dans l’éternelle nuit, afin que leur damnation lui servît d’exemple et d’enseignement ; c’est pour lui que Dieu est descendu sur la terre sous une forme humaine. C’est pour la gloire et le salut du catholique que les abîmes de l’enfer se remplissent incessamment de victimes, afin que le juge suprême voie et compare, et que le catholique, élevé dans les splendeurs du Très-Haut, jouisse et triomphe dans le ciel du pleur éternel de ceux qu’il n’a pu soumettre et diriger sur la terre : aussi le catholique croit-il n’avoir ni pères ni frères dans l’histoire de la race humaine. Il s’isole et se tient dans une haine et dans un mépris superbe de tout ce qui n’est pas avec lui. Hors ceux de la lignée juive, il n’a de respect filial et de sainte gratitude pour aucun des grands hommes qui l’ont précédé. Les siècles où il n’a pas vécu ne comptent pas ; ceux qui ont lutté contre lui sont maudits ; ceux qui l’extermineront verront aussi la fin du monde, et l’univers se dissoudra le jour apocalyptique où l’église romaine tombera en ruines sous les coups de ses ennemis.

Quand un catholique a perdu son aveugle respect pour l’église catholique, où pourrait-il donc se réfugier ? Dans le christianisme, tant qu’il ajoutera foi à la révélation. Mais, si la révélation vient à lui manquer, il n’a plus qu’à flotter dans l’océan des siècles, comme un esquif sans gouvernail et sans boussole ; car il ne s’est point habitué à regarder le monde comme sa patrie et tous les hommes comme ses semblables. Il a toujours habité une île escarpée, et ne s’est jamais mêlé aux hommes du dehors. Il a considéré le monde comme une conquête réservée à ses missionnaires, les hommes étrangers à la foi catholique comme des brutes qu’à lui seul il était réservé de civiliser. À quelle terre ira-t-il demander les secrets de l’origine céleste, à quel peuple les enseignemens de la sagesse humaine ? Il ira tâter tous les rivages, mais il ne comprendra point le sens des traces qu’il y trouvera. La science des peuples est écrite en caractères inintelligibles pour lui ; l’histoire de la création est pour lui un mythe inintelligible. Hors de l’église point de salut, hors de la Genèse point de science. Il n’y a donc pas de milieu pour le catholique : il faut qu’il reste catholique ou qu’il devienne incrédule. Il faut que sa religion soit la seule vraie, ou que toutes les religions soient fausses.

C’est là que j’en étais venu ; c’est là qu’en était venu le siècle où je vivais. Mais, comme il y était venu lentement par les voies du destin, il se trouvait bien dans cette halte qu’il venait de faire : le siècle était incrédule, mais il était indifférent. Dégoûté de la foi de ses pères, il se réjouissait dans sa philosophique insouciance, sans doute parce qu’il sentait en lui ce germe providentiel qui ne permet pas à la semence de vie de périr sous les glaces des rudes hivers. Mais moi, chrétien démoralisé, moi, catholique d’hier, qui, tout d’un coup, avais voulu franchir la distance qui me séparait de mes contemporains, j’étais comme ivre, et la joie de mon triomphe était bien près du désespoir et de la folie.

Qui pourrait peindre les souffrances d’une ame habituée à l’exercice minutieusement ponctuel d’une doctrine aussi savamment conçue, aussi patiemment élaborée, que l’est celle du catholicisme, lorsque cette ame se trouve flottante au milieu de doctrines contradictoires dont aucune ne peut hériter de sa foi aveugle et de son naïf enthousiasme ? Qui pourrait redire ce que j’ai dévoré d’heures d’un accablant ennui, lorsque, à genoux dans ma stalle de chêne noir, j’étais condamné à entendre, après le coucher du soleil, la psalmodie lugubre de mes frères, dont les paroles n’avaient plus de sens pour moi, et la voix plus de sympathie ; ces heures, jadis trop courtes pour ma ferveur, se traînaient maintenant comme des siècles. C’est en vain que j’essayais de répondre machinalement aux offices, et d’occuper ma pensée de spéculations d’un ordre plus élevé. L’activité de l’intelligence ne pouvait pas remplacer celle du cœur. La prière a cela de particulier, qu’elle met en jeu les facultés les plus sublimes de l’ame, et les fibres les plus humaines du sentiment. La prière du chrétien, entre toutes les autres, fait vibrer toutes les cordes de l’être intellectuel et moral. Dans aucune autre religion, l’homme ne se sent aussi près de son Dieu ; dans aucune Dieu n’a été fait si humain, si paternel, si abordable, si patient et si tendre. Le livre ascétique de l’Imitation n’est qu’un adorable traité de l’amitié, amitié étrange, ineffable, sans exemple dans l’histoire des autres religions ; amitié intime, expansive, délicate, fraternelle, entre le Dieu Jésus et le chrétien fervent. Quel sentiment appliqué aux objets terrestres peut jamais remplacer celui-là pour l’homme qui l’a connu ? quelle éducation de l’intelligence peut satisfaire en même temps et au même degré à tous les besoins du cœur ? La doctrine chrétienne apaise toutes les ardeurs inquiètes de l’esprit en disant à son adepte : Tu n’as pas besoin d’être grand ; aime, et sois humble, aime Jésus, parce qu’il est humble et doux. Et lorsque le cœur, trop plein d’amour, est près de se répandre sur les créatures, elle l’arrête en lui disant : Souviens-toi que tu es grand et que tu ne peux aimer que Jésus, parce qu’il est seul grand et parfait. Elle ne cherche point à endurcir les entrailles de l’homme contre la douleur ; elle l’amollit pour le fortifier, et lui fait trouver dans la souffrance une sorte de délices. L’épicuréisme le conduit au calme par la modération, le christianisme le conduit à la joie par les larmes ; la raison stoïque subit la torture, l’enthousiasme chrétien vole au martyre. Le grand œuvre du christianisme est donc le développement de la force intellectuelle par celui de la sensibilité morale, et la prière est l’inépuisable aliment où ces deux puissances se combinent et se retrempent sans cesse.

Comme le corps, l’ame a ses besoins journaliers ; comme lui, elle se fait certaines habitudes dans la manière de satisfaire à ses besoins. Chrétien et moine, je m’étais accoutumé, durant mes années heureuses, à une expansion fréquente de tout ce que mon cœur renfermait d’amour et d’enthousiasme. C’était particulièrement durant les offices du soir que j’aimais à répandre ainsi toute mon ame aux pieds du Sauveur. À ce moment d’indicible poésie, où le jour n’est plus, et où la nuit n’est pas encore, lorsque la lampe vacillante au fond du sanctuaire se réfléchit seule sur les marbres luisans, et que les premiers astres s’allument dans l’éther encore pâle, je me souviens que j’avais coutume d’interrompre mes oraisons, afin de m’abandonner aux émotions saintes et délicieuses que cet instant m’apportait. Il y avait vis-à-vis de ma stalle une haute fenêtre dont l’architecture délicate se dessinait sur le bleu transparent du ciel. Je voyais s’encadrer là, chaque soir, deux ou trois belles étoiles qui semblaient me sourire, et pénétrer mon sein d’un rayon d’amour et d’espoir. Eh bien ! tout sentiment poétique était en moi tellement lié au sentiment religieux, et le sentiment religieux était lui-même tellement lié à la doctrine catholique, qu’avec la soumission aveugle à cette doctrine, je perdis et la poésie et la prière, et les saintes extases et les ardentes aspirations. J’étais devenu plus froid que les marbres que je foulais. J’essayais en vain d’élever mon ame vers le créateur de toutes choses. Je m’étais habitué à le voir sous un certain aspect qu’il n’avait plus ; et depuis que j’avais élargi, par la raison, le cercle de sa puissance et de sa perfection, depuis que j’avais agrandi mes pensées et donné à mes aspirations un but plus vaste, j’étais ébloui de l’éclat de ce Dieu nouveau ; je me sentais réduit au néant par son immensité et par celle de l’univers. L’ancienne forme, accessible, en quelque sorte, aux sens, par les images et les allégories mystiques, s’effaçait pour faire place à un immense foyer de divinité où j’étais absorbé comme un atome, sans que mes pensées eussent ni place, ni valeur possible, sans qu’aucune parcelle de cette divinité pût se faire assez menue pour se communiquer à moi, autrement que par le fait, pour ainsi dire fatal, de la vie universelle. Je n’osais donc plus essayer de communiquer avec Dieu. Il me paraissait trop grand pour s’abaisser jusqu’à m’écouter ; et je craignais de faire un acte impie, d’insulter sa majesté céleste, en l’invoquant comme un roi de la terre. Pourtant j’avais toujours le même besoin de prier, le même besoin d’aimer, et quelquefois j’essayais d’élever une voix humble et craintive vers ce Dieu terrible. Mais tantôt je retombais involontairement dans les formes et dans les idées catholiques, et tantôt il m’arrivait de formuler une prière assez étrange et dont la naïveté me ferait sourire aujourd’hui, si elle ne me rappelait des souffrances profondes et sérieuses. — Ô toi ! disais-je, toi qui n’as pas de nom, et qui résides dans l’inaccessible ! toi qui es trop grand pour m’écouter, trop loin pour m’entendre, trop parfait pour m’aimer, trop fort pour me plaindre ! je t’invoque sans espoir d’être exaucé, parce que je sais que je ne dois rien te demander, et que je n’ai qu’une manière de mériter ici-bas, qui est de vivre et de mourir inaperçu, sans orgueil, sans révolte et sans colère, de souffrir sans me plaindre, d’attendre sans désirer, d’espérer sans prétendre à rien…

Alors je m’interrompais, épouvanté de la triste destinée humaine qui se présentait à moi, et que ma prière, pur reflet de ma pensée, résumait en des termes si décourageans et si douloureux. Je me demandais à quoi bon aimer un Dieu insensible, qui laisse à l’homme le désir céleste, pour lui faire sentir toute l’horreur de sa captivité ou de son impuissance ; un Dieu aveugle et sourd, qui ne daigne pas même commander à la foudre, et qui se tient tellement caché dans la pluie d’or de ses soleils et de ses mondes, qu’aucun de ces soleils et aucun de ces mondes ne le connaît ni ne l’entend. Oh ! j’aimais mieux l’oracle des Juifs, la voix qui parlait à Moïse sur le Sinaï ; j’aimais mieux l’esprit de Dieu sous la forme d’une colombe sacrée, ou le fils de Dieu devenu un homme semblable à moi ! Ces dieux terrestres étaient accessibles pour moi. Tendres ou menaçans, ils m’écoutaient et me répondaient. Les colères et les vengeances du sombre Jéhovah m’effrayaient moins que l’impassible silence et la glaciale équité de mon nouveau maître.

C’est alors que je sentis profondément le vide et le vague de cette philosophie, de mode à cette époque, qu’on appelait le théisme ; car, il faut bien l’avouer, j’avais déjà recherché le résumé de mes études et de mes réflexions dans les écrits des philosophes mes contemporains. J’eusse dû m’en abstenir sans doute, car rien n’était plus contraire à la disposition d’esprit où j’étais alors. Mais comment l’eussé-je prévu ? Ne devais-je pas penser que les esprits les plus avancés de mon siècle sauraient mieux que moi la conclusion à tirer de toute la science et de toute l’expérience du passé ? Ce passé, tout nouveau pour moi, était un aliment mal digéré dont les médecins seuls pouvaient connaître l’effet ; et les hommes studieux et naïfs qui vivent dans l’ombre ont la simplicité de croire que les écrits contemporains qu’un grand éclat accompagne sont la lumière et l’hygiène du siècle. Quelle ne fut pas ma surprise lorsque, malgré toutes mes préventions en faveur de ces illustres écrivains français dont les fureurs du Vatican nous apprenaient la gloire et les triomphes, je tins dans mes mains avides une de ces éditions à bas prix que la France semait jusque sur le terrain papal, et qui pénétraient dans le secret des cloîtres, même sans beaucoup de mystère ! Je crus rêver en voyant une critique si grossière, un acharnement si aveugle, tant d’ignorance ou de légèreté : je craignis d’avoir porté dans cette lecture un reste de prévention en faveur du christianisme ; je voulus connaître tout ce qui s’écrivait chaque jour. Je ne changeai pas d’avis sur le fond ; mais j’arrivai à apprécier beaucoup l’importance et l’utilité sociale de cet esprit d’examen et de révolte qui préparait la ruine de l’inquisition et la chute de tous les despotismes sanctifiés. Peu à peu j’arrivai à me faire une manière d’être, de voir et de sentir, qui, sans être celle de Voltaire et de Diderot, était celle de leur école. Quel homme a jamais pu s’affranchir, même au fond des cloîtres, même au sein des Thébaïdes, de l’esprit de son siècle ? J’avais d’autres habitudes, d’autres sympathies, d’autres besoins que les frivoles écrivains de cette époque ; mais tous les vœux et tous les désirs que je conservais étaient stériles, car je sentais l’imminence providentielle d’une grande révolution philosophique, sociale et religieuse ; et ni moi ni mon siècle n’étions assez forts pour ouvrir à l’humanité le nouveau temple où elle pourrait s’abriter contre l’athéisme, contre le froid et la mort.

Insensiblement je me refroidis à mon tour jusqu’à douter de moi-même. Il y avait long-temps que je doutais de la bonté et de la tendresse paternelle de Dieu. J’en vins à douter de l’amour filial que je sentais pour lui. Je pensai que ce pouvait être une habitude d’esprit que l’éducation m’avait donnée, et qui n’avait pas plus son principe dans la nature de mon être que mille autres erreurs suggérées chaque jour aux hommes par la coutume et le préjugé. Je travaillai à détruire en moi l’esprit de charité, avec autant de soin que j’en avais mis jadis à développer le feu divin dans mon cœur. Alors je tombai dans un ennui profond, et, comme un ami qui ne peut vivre privé de l’objet de son affection, je me sentis dépérir, et je traînai ma vie comme un fardeau.

Au sein de ces anxiétés et de ces fatigues, six années étaient déjà consumées. Six années, les plus belles et les plus viriles de ma vie, étaient tombées dans le gouffre du passé, sans que j’eusse fait un pas vers le bonheur ou la vertu. Ma jeunesse s’était écoulée comme un rêve. L’amour de l’étude semblait dominer toutes mes autres facultés. Mon cœur sommeillait ; et, si je n’eusse senti quelquefois, à la vue des injustices commises contre mes frères et à la pensée de toutes celles qui se commettent sans cesse à la face du ciel, de brûlantes colères et de profonds déchiremens, j’eusse pu croire que la tête seule vivait en moi et que mes entrailles étaient insensibles. À vrai dire, je n’eus point de jeunesse, tant les enivremens contre lesquels j’ai vu les autres religieux lutter si péniblement, passèrent loin de moi. Chrétien, j’avais mis tout mon amour dans la Divinité ; philosophe, je ne pus reporter mon amour sur les créatures, ni mon attention sur les choses humaines.

Tu te demandes peut-être, Angel, ce que le souvenir de Fulgence et la pensée de Spiridion étaient devenus parmi tant de préoccupations nouvelles. Hélas ! j’étais bien honteux d’avoir pris à la lettre les visions de ce vieillard, et de m’être laissé frapper l’imagination au point d’avoir eu moi-même la vision de cet Hébronius. La philosophie moderne accablait d’un tel mépris les visionnaires, que je ne savais où me réfugier contre le mortifiant souvenir de ma superstition. Tel est l’orgueil humain, que même lorsque la vie intérieure s’accomplit dans un profond mystère, et sans que les erreurs et les changemens de l’homme aient d’autre témoin que sa conscience, il rougit de ses faiblesses, et voudrait pouvoir se tromper soi-même. Je m’efforçais d’oublier ce qui s’était passé en moi à cette époque de trouble, où une révolution avait été imminente dans tout mon être, et où la sève trop comprimée de mon esprit avait fait irruption avec une sorte de délire. C’est ainsi que je m’expliquais l’influence de Fulgence et d’Hébronius sur mon abandon du christianisme. Je me persuadais (et peut-être ne me trompais-je pas) que ce changement était inévitable ; qu’il était, pour ainsi dire, fatal, parce qu’il était dans la nature de mon esprit de progresser en dépit de tout et à propos de tout. Je me disais que soit une cause, soit une autre, soit la fable d’Hébronius, soit tout autre hasard, je devais sortir du christianisme, parce que j’avais été condamné, en naissant, à chercher la vérité sans relâche et peut-être sans espoir. Brisé de fatigue, atteint d’un profond découragement, je me demandais si le repos que j’avais perdu valait la peine d’être reconquis. Ma foi naïve était déjà si loin, il me semblait que j’avais commencé si jeune à douter, que je ne me souvenais presque plus du bonheur que j’avais pu goûter dans mon ignorance. Peut-être même n’avais-je jamais été heureux par elle. Il est des intelligences inquiètes auxquelles l’inaction est un supplice et le repos un opprobre. Je ne pouvais donc me défendre d’un certain mépris de moi-même, en me contemplant dans le passé. Depuis que j’avais entrepris mon rude labeur, je n’avais pas été plus heureux ; mais du moins je m’étais senti vivre, et je n’avais pas rougi de voir la lumière, car j’avais labouré de toutes mes forces le champ de l’espérance ; si la moisson était maigre, si le sol était aride, ce n’était pas la faute de mon courage, et je pouvais être une victime respectable de l’humaine impuissance.

Je n’avais pourtant pas oublié l’existence du manuscrit précieux peut-être, et, à coup sûr, fort curieux, que renfermait le cercueil de l’abbé Spiridion. Je me promettais bien de le tirer de là et de me l’approprier ; mais il fallait, pour opérer cette extraction en secret, du temps, des précautions, et sans doute un confident. Je ne me pressais donc pas d’y pourvoir ; car j’étais occupé au-delà de mes forces et des heures dont j’avais à disposer chaque jour. Le vœu que j’avais fait de déterrer ce manuscrit le jour où j’aurais atteint l’âge de trente ans n’avait sans doute pu sortir de ma mémoire ; mais je rougissais tellement d’avoir pu faire un vœu si puéril, que j’en écartais la pensée, bien résolu à ne l’accomplir en aucune façon, et ne me regardant pas comme lié par un serment qui n’avait plus pour moi ni sens, ni valeur.

Soit que j’évitasse de me retracer ce que j’appelais les misérables circonstances de ce vœu, soit qu’un redoublement de préoccupations scientifiques m’eût entièrement absorbé, il est certain que l’époque fixée par moi pour l’accomplissement du vœu arriva sans que j’y fisse la moindre attention ; et sans doute elle serait passée inaperçue, sans un fait extraordinaire et qui faillit de nouveau transformer toutes mes idées.

Je m’étais toujours procuré des livres, en pénétrant, à l’insu de tous, dans la bibliothèque située au bout de la grande salle. J’avais d’abord éprouvé beaucoup de répugnance à m’emparer furtivement de ce fruit défendu ; mais bientôt l’amour de l’étude avait été plus fort que tous les scrupules de la franchise et de la fierté. J’étais descendu à toutes les ruses nécessaires ; j’avais fabriqué moi-même une fausse clé, car la serrure que j’avais brisée avait été réparée sans qu’on sût à qui en imputer l’effraction. Je me glissais la nuit jusqu’au sanctuaire de la science, et chaque semaine je renouvelais ma provision de livres, sans éveiller ni l’attention, ni les soupçons, du moins à ce qu’il me semblait. J’avais soin de cacher mes richesses dans la paille de ma couche, et je lisais toute la nuit. Je m’étais habitué à dormir à genoux, dans l’église ; et pendant les offices du matin, prosterné dans ma stalle, enveloppé de mon capuchon, je réparais les fatigues de la veille par un sommeil léger et fréquemment interrompu. Cependant, comme ma santé s’affaiblissait visiblement par ce régime, je trouvai le moyen de lire à l’église même, durant les offices. Je me procurai une grande couverture de missel que j’adaptais à mes livres profanes, et, tandis que je semblais absorbé par le bréviaire, je me livrais avec sécurité à mes études favorites.

Malgré toutes ces précautions, je fus soupçonné, surveillé, et bientôt découvert. Une nuit que j’avais pénétré dans la bibliothèque, j’entendis marcher dans la grande salle du chapitre. Aussitôt j’éteignis ma lampe, et je me tins immobile, espérant qu’on n’était point sur ma trace, et que j’échapperais à l’attention du surveillant qui faisait cette ronde inusitée. Les pas se rapprochèrent, et j’entendis une main se poser sur ma clé que j’avais imprudemment laissée en dehors. On retira cette clé après avoir fermé la porte sur moi à double tour ; on replaça les grosses barres de fer que j’avais enlevées ; et quand on m’eut ôté tout moyen d’évasion, on s’éloigna lentement. Je me trouvai seul dans les ténèbres, captif, et à la merci de mes ennemis.

La nuit me sembla insupportablement longue, car l’inquiétude, la contrariété, et le froid qui était alors très vif, m’empêchèrent de goûter un instant de repos. J’eus un grand dépit d’avoir éteint ma lampe, car j’aurais pu du moins utiliser par la lecture cette nuit malencontreuse. Les craintes qu’un tel évènement devait m’inspirer n’étaient pourtant pas très vives. Je me flattais de n’avoir pas été vu par celui qui m’avait enfermé. Je me disais que peut-être il l’avait fait sans mauvaise intention, et sans se douter qu’il y eût quelqu’un dans la bibliothèque ; que c’était peut-être le convers de semaine pour le service de la salle qui avait retiré cette clé et fermé cette porte pour mettre les choses en ordre. Je me trouvai, moi, bien lâche de ne pas lui avoir parlé et de n’avoir pas fait, pour sortir tout de suite, une tentative qui, le lendemain au jour, aurait certes beaucoup plus d’inconvéniens. Néanmoins je me promis de ne pas manquer l’occasion dès qu’il reviendrait, le matin, selon l’habitude, pour ranger et nettoyer la salle. Dans cette attente, je me tins éveillé, et je supportai le froid avec le plus de philosophie qu’il me fut possible.

Mais les heures s’écoulèrent, le jour parut, et le pâle soleil de janvier monta sur l’horizon sans que le moindre bruit se fît entendre dans la salle du chapitre. La journée entière se passa sans m’apporter aucun moyen d’évasion. J’usai mes forces à vouloir enfoncer la porte. On l’avait si bien assurée contre une nouvelle effraction, qu’il était impossible de l’ébranler, et la serrure résista également à tous mes efforts.

Une seconde nuit et une seconde journée se passèrent sans apporter aucun changement à cette étrange position. La porte du chapitre avait été sans doute condamnée. Il ne vint absolument personne dans cette salle, qui d’ordinaire était assez fréquentée à certaines heures, et je ne pus me persuader plus long-temps que ma captivité fût un évènement fortuit. Outre que la salle ne pouvait avoir été fermée sans dessein, on devait s’apercevoir de mon absence ; et, si l’on était inquiet de moi, ce n’était pas le moment de fermer les portes, mais de les ouvrir toutes pour me chercher. Il était donc certain qu’on voulait m’infliger une correction pour ma faute ; mais, le troisième jour, je commençai à trouver la correction trop sévère, et à craindre qu’elle ne ressemblât aux épreuves des cachots de l’inquisition, d’où l’on ne sortait que pour revoir une dernière fois le soleil et mourir d’épuisement. La faim et le froid m’avaient si rudement éprouvé, que, malgré mon stoïcisme et la persévérance que j’avais mise à lire tant que le jour me l’avait permis, je commençai à perdre courage la troisième nuit et à sentir que la force physique m’abandonnait. Alors je me résignai à mourir, et à ne plus combattre le froid par le mouvement. Mes jambes ne pouvaient plus me soutenir ; je me fis une couche avec des livres, car on avait eu la cruauté d’enlever le fauteuil de cuir qui d’ordinaire occupait l’embrasure de la croisée. Je m’enveloppai la tête dans ma robe, je m’étendis en serrant mon vêtement autour de moi, et je m’abandonnai à l’engourdissement d’un sommeil fébrile que je regardais comme le dernier de ma vie. Je m’applaudis d’être arrivé à l’extinction de mes forces physiques sans avoir perdu ma force morale, et sans avoir cédé au désir de crier pour appeler du secours. L’unique croisée de cette pièce donnait sur une cour fermée, où les novices allaient rarement. J’avais guetté vainement depuis trois jours ; la porte de cette cour ne s’était pas ouverte une seule fois. Sans doute, elle avait été condamnée comme celle du chapitre. Ne pouvant faire signe à aucun être compatissant ou désintéressé, il eût fallu remplir l’air de mes cris, pour arriver à me faire entendre. Je savais trop bien que dans de semblables circonstances la compassion est lâche et impuissante, tandis que le vil désir de la vengeance augmente en raison de l’abaissement de la victime. Je savais que mes gémissemens causeraient à quelques-uns une terreur stupide et rien de plus. Je savais que les autres se réjouiraient de mes angoisses. Je ne voulais pas donner à ces bourreaux le triomphe de m’avoir arraché une seule plainte. J’avais donc résisté aux tortures de la faim ; je commençais à ne plus les sentir, et d’ailleurs je n’aurais plus eu assez de force pour élever la voix. Je m’abandonnai à mon sort en invoquant Épictète et Socrate, et Jésus lui-même, le philosophe immolé par les princes des prêtres et les docteurs de la loi.

Depuis quelques heures je reposais dans un profond anéantissement, lorsque je fus éveillé par le bruit de l’horloge du chapitre qui sonnait minuit de l’autre côté de la cloison contre laquelle j’étais étendu. Alors j’entendis marcher doucement dans la salle, et il me sembla qu’on approchait de la porte de ma prison. Ce bruit ne me causa ni joie, ni surprise ; je n’avais plus conscience d’aucune chose. Cependant la nature des pas que j’entendais sur le plancher de la salle voisine, leur légèreté empressée, jointe à une netteté solennelle, réveillèrent en moi je ne sais quels vagues souvenirs. Il me sembla que je reconnaissais la personne qui marchait ainsi, et que j’éprouvais une joie d’instinct à l’entendre venir vers moi ; mais il m’eût été impossible de dire quelle était cette personne et où je l’avais connue.

Elle ouvrit la porte de la bibliothèque, et m’appela par mon nom d’une voix harmonieuse et douce qui me fit tressaillir. Il me sembla que je sentais la vie faire un effort en moi pour se ranimer ; mais j’essayai en vain de me soulever, et je ne pus ni remuer, ni parler.

— Alexis ! répéta la voix d’un ton d’autorité bienveillante, ton corps et ton ame sont-ils donc aussi endurcis l’un que l’autre ? D’où vient que tu as manqué à ta parole ? Voici la nuit, voici l’heure que tu avais fixées… Il y a aujourd’hui trente ans que tu vins dans ce monde, nu et pleurant comme tous les fils d’Ève. C’est aujourd’hui que tu devais te régénérer, en cherchant sur la cendre de ma dépouille terrestre une étincelle qui aurait pu rallumer en toi le feu du ciel. Faut-il donc que les morts quittent leur sépulcre pour trouver les vivans plus froids et plus engourdis que des cadavres ?

J’essayai encore de lui répondre, mais sans réussir plus que la première fois. Alors il reprit avec un soupir : — Reviens donc à la vie des sens, puisque celle de l’esprit est expirée en toi… Il s’approcha et me toucha, mais je ne vis rien ; et lorsque, après des efforts inouis, j’eus réussi à m’éveiller de ma léthargie et à me dresser sur mes genoux, tout était rentré dans le silence, et rien n’annonçait autour de moi la visite d’un être humain.

Cependant un vent plus froid qui soufflait sur moi semblait venir de la porte. Je me traînai jusque-là. Ô prodige ! elle était ouverte.

J’eus un accès de joie insensée. Je pleurai comme un enfant, et j’embrassai la porte comme si j’eusse voulu baiser la trace des mains qui l’avaient ouverte. Je ne sais pourquoi la vie me semblait si douce à recouvrer, après m’avoir semblé si facile à perdre. Je me traînai le long de la salle du chapitre en suivant les murs, car j’étais si faible que je tombais à chaque pas. Ma tête s’égarait, et je ne pouvais plus me rendre raison de la position de la porte que je voulais gagner. J’étais comme un homme ivre, et plus j’avais hâte de sortir de ce lieu fatal, moins il m’était possible d’en trouver l’issue. J’errais dans les ténèbres, me créant moi-même un labyrinthe inextricable dans un espace libre et régulier. Je crois que je passai là presque une heure, livré à d’inexprimables angoisses. Je n’étais plus armé de philosophie, comme lorsque j’étais sous les verroux. Je voyais la liberté, la vie, qui revenaient à moi, et je n’avais pas la force de m’en emparer. Mon sang, un instant ranimé, se refroidissait de nouveau. Une sorte de rage délirante s’emparait de moi. Mille fantômes passaient devant mes yeux. Mes genoux se raidissaient sur le plancher. Épuisé de fatigue et de désespoir, je tombai au pied d’une des froides parois de la salle, et de nouveau j’essayai de retrouver en moi la résolution de mourir en paix. Mais mes idées étaient confuses, et la sagesse, qui m’avait semblé naguère une armure impénétrable, n’était en cet instant qu’un secours impuissant contre l’horreur de la mort.

Tout à coup je retrouvai le souvenir, déjà effacé, de la voix qui m’avait appelé durant mon sommeil, et, me livrant à cette protection mystérieuse avec la confiance d’un enfant, je murmurai les derniers mots que Fulgence avait prononcés en rendant l’ame : Sancte Spiridion, ora pro me.

Alors il se fit une lueur pâle dans la salle, comme serait celle d’un éclair prolongé. Cette lueur augmenta, et, au bout d’une minute environ, s’éteignit tout-à-fait. J’avais eu le temps de voir que cette lumière partait du portrait du fondateur, dont les yeux s’étaient allumés comme deux lampes pour éclairer la salle, et pour me montrer que j’étais adossé depuis un quart d’heure contre la porte tant cherchée. — Béni sois-tu, esprit bienheureux ! m’écriai-je. Et, ranimé soudain, je m’élançai hors de la salle avec impétuosité.

Un convers, qui vaquait dans les salles basses à des préparatifs extraordinaires pour le lendemain, me vit accourir vers lui comme un spectre. Mes joues creuses, mes yeux enflammés par la fièvre, mon air égaré, lui causèrent une telle frayeur, qu’il s’enfuit, en laissant tomber une corbeille de riz qu’il portait et un flambeau, que je me hâtai de ramasser avant qu’il fût éteint. Quand j’eus apaisé ma faim, je regagnai ma cellule, et le lendemain, après un sommeil réparateur, je fus en état de me rendre à l’église.

Un bruit singulier dans le couvent et le branle de toutes les grosses cloches m’avaient annoncé une cérémonie importante. J’avais jeté les yeux sur le calendrier de ma cellule, et je me demandais si j’avais perdu, pendant mes jours d’inanition, la notion de la marche du temps, car je ne voyais aucune fête religieuse marquée pour le jour où je croyais être. Je me glissai dans le chœur, et je gagnai ma stalle sans être remarqué. Il y avait sur tous les fronts une préoccupation ou un recueillement extraordinaire. L’église était parée comme aux grands jours fériés. On commença les offices. Je fus surpris de ne point voir le prieur à sa place ; je me penchai pour demander à mon voisin s’il était malade. Celui-ci me regarda d’un air stupéfait, et, comme s’il eût pensé avoir mal entendu ma question, il sourit d’un air embarrassé et ne me répondit point. Je cherchai des yeux le père Donatien, celui de tous les religieux que je savais m’être le plus hostile, et que j’accusais intérieurement du traitement odieux que je venais de subir. Je vis ses yeux ardens chercher à pénétrer sous mon capuchon ; mais je ne lui laissai point voir mon visage, et je m’assurai que le sien était bouleversé par la surprise et la crainte, car il ne s’attendait point à trouver ma stalle occupée, et il se demandait si c’était moi ou mon spectre qu’il voyait là en face de lui.

Je ne fus au courant de ce qui se passait qu’à la fin de l’office, lorsque l’officiant récita une prière en commémoration du prieur dont l’ame avait paru devant Dieu, le 10 janvier 1766, à minuit, c’est-à-dire une heure avant mon incarcération dans la bibliothèque. Je compris alors pourquoi Donatien, dont l’ambition guettait depuis long-temps la première place parmi nous, avait saisi l’occasion qui s’était offerte de m’éloigner des délibérations. Il savait que je ne l’estimais point, et que, malgré mon peu de goût pour le pouvoir et mon défaut absolu d’intrigue, je ne manquais pas de partisans. J’avais une réputation de science théologique qui m’attirait le respect naïf de quelques-uns ; j’avais un esprit de justice et des habitudes d’impartialité qui offraient à tous des garanties. Donatien me craignait : sous-prieur depuis deux ans, et tout-puissant sur ceux qui entouraient le prieur, il avait enveloppé ses derniers instans d’une sorte de mystère, et, avant de répandre la nouvelle de sa mort, il avait voulu me voir, sans doute pour sonder mes dispositions, pour me séduire, ou pour m’effrayer. Ne me trouvant point dans ma cellule, et connaissant fort bien mes habitudes, comme je l’ai su depuis, il s’était glissé sur mes traces jusqu’à la porte de la bibliothèque, qu’il avait refermée sur moi comme par mégarde. Puis, il avait condamné toutes les issues par lesquelles on pouvait approcher de moi, et il avait sur-le-champ fait entrer tout le monastère en retraite, afin de procéder dignement à l’élection du nouveau chef.

Grace à son influence, il avait pu violer tous les usages et toutes les règles de l’abbaye. Au lieu de faire embaumer et exposer le corps du défunt pendant trois jours dans la chapelle, il l’avait fait ensevelir précipitamment, sous prétexte qu’il était mort d’un mal contagieux. Il avait brusqué toutes les cérémonies, abrégé le temps ordinaire de la retraite, et déjà l’on procédait à son élection, lorsque, par un fait surnaturel, je fus rendu à la liberté. Quand l’office fut fini, on chanta le Veni Creator ; puis on resta un quart d’heure prosterné chacun dans sa stalle, livré à l’inspiration divine. Lorsque l’horloge sonna midi, la communauté défila lentement, et monta à la salle du chapitre pour procéder au vote général. Je me tins dans le plus grand calme et dans la plus complète indifférence, tant que dura cette cérémonie. Rien au monde ne me tentait moins que de contre-balancer les suffrages ; en eussé-je eu le temps, je n’aurais pas fait la plus simple démarche pour contrarier l’ambition de Donatien. Mais quand j’entendis son nom sortir cinquante fois de l’urne, quand je vis, au dernier tour de scrutin, la joie du triomphe éclater sur son visage, je fus saisi d’un mouvement tout humain d’indignation et de haine.

Peut-être, s’il eût songé à tourner vers moi un regard humble ou seulement craintif, mon mépris l’eût-il absous ; mais il me sembla qu’il me bravait, et j’eus la puérilité de vouloir briser cet orgueil au niveau duquel je me ravalais en le combattant. Je laissai le secrétaire recompter lentement les votes. Il y en avait deux seulement pour moi. Ce n’était donc pas une espérance personnelle qui pouvait me suggérer ce que je fis. Au moment où l’on proclama le nom de Donatien, et comme il se levait d’un air hypocritement ému pour recevoir les embrassades des anciens, je me levai à mon tour et j’élevai la voix. — Je déclare, dis-je avec un calme apparent dont l’effet fut terrible, que l’élection proclamée est nulle, parce que les statuts de l’ordre ont été violés. Une seule voix, oubliée ou détournée, suffit pour frapper de nullité les résolutions de tout un chapitre. J’invoque cet article de la charte de l’abbé Spiridion, et déclare que moi, Alexis, membre de l’ordre et serviteur de Dieu, je n’ai point déposé mon vote aujourd’hui dans l’urne, parce que je n’ai point eu le loisir d’entrer en retraite comme les autres ; parce que j’ai été écarté, par hasard ou par malice, des délibérations communes, et qu’il m’eût été impossible, ignorant jusqu’à cet instant la mort de notre vénérable prieur, de me décider inopinément sur le choix de son successeur.

Ayant prononcé ces paroles qui furent un coup de foudre pour Donatien, je me rassis, et refusai de répondre aux mille questions que chacun venait m’adresser. Donatien, un instant confondu de mon audace, reprit bientôt courage, et déclara que mon vote était non-seulement inutile, mais non recevable, parce qu’étant sous le poids d’une faute grave, et subissant, durant les délibérations, une correction dégradante, d’après les statuts, je n’étais point apte à voter.

— Et qui donc a qualifié ou apprécié ma faute ? demandai-je. Qui donc s’est permis de m’en infliger le châtiment ? Le sous-prieur ? Il n’en avait pas le droit. Il devait, pour me juger indigne de prendre part à l’élection, faire examiner ma conduite par six des plus anciens du chapitre, et je déclare qu’il ne l’a point fait.

— Et qu’en savez-vous ? me dit un des anciens qui était le chaud partisan de mon antagoniste.

— Je dis, m’écriai-je, que cela ne s’est point fait, parce que j’avais le droit d’en être informé, parce que mon jugement devait être signifié à moi d’abord, puis à toute la communauté rassemblée, et enfin placardé ici, dans ma stalle, et qu’il n’y est point et n’y a jamais été.

— Votre faute, s’écria Donatien, était d’une telle nature…

— Ma faute, interrompis-je, il vous plaît de la qualifier de grave ; moi, il me plaît de qualifier la punition que vous m’avez infligée, et je dis que c’est pour vous qu’elle est dégradante. Dites quelle fut ma faute ! Je vous somme de la dire ici, et moi je dirai quel traitement vous m’avez fait subir, bien que vous n’eussiez pas le droit de le faire.

Donatien, voyant que j’étais outré, et que l’on commençait à m’écouter avec curiosité, se hâta de terminer ce débat en appelant à son secours la prudence et la ruse. Il s’approcha de moi, et, du ton d’un homme pénétré de componction, il me supplia, au nom du Sauveur des hommes, de cesser une discussion scandaleuse et contraire à l’esprit de charité qui devait régner entre des frères. Il ajouta que je me trompais en l’accusant de machinations si perfides, que sans doute il y avait entre nous un malentendu qui s’éclaircirait dans une explication amicale. — Quant à vos droits, ajouta-t-il, il m’a semblé et il me semble encore, mon frère, que vous les avez perdus. Ce serait peut-être pour la communauté une affaire à examiner ; mais il suffit que vous m’accusiez d’avoir redouté votre candidature, pour que je veuille faire tomber au plus vite un soupçon si pénible pour moi. Et pour cela, je déclare que je désire vous avoir sur-le-champ pour compétiteur. Je supplie la communauté d’écarter de vous toute accusation et de permettre que vous déposiez votre vote dans l’urne, après qu’on aura fait un nouveau tour de scrutin, sans examiner si vos droits sont contestables. Non-seulement je l’en supplie, mais, au besoin, je le lui commande ; car je suis, en attendant le résultat de votre candidature, le chef de cette respectable assemblée.

Ce discours adroit fut accueilli avec acclamations ; mais je m’opposai à ce qu’on recommençât le vote séance tenante. Je déclarai que je voulais entrer en retraite, et que, comme les autres s’étaient contentés de trois jours, bien que quarante fussent prescrits, je m’en contenterais aussi ; mais que, sous aucun prétexte, je ne croyais pouvoir me dispenser de cette préparation.

Donatien s’était engagé trop avant pour reculer. Il feignit de subir ce contre-temps avec calme et humilité. Il supplia la communauté de n’apporter aucun empêchement à mes desseins. Il y avait bien quelques murmures contre mon obstination, mais pas autant peut-être que Donatien l’avait espéré. La curiosité, qui est l’élément vital des moines, était excitée au plus haut point par ce qui restait de mystérieux entre Donatien et moi. Ma disparition avait causé bien de l’étonnement à plusieurs. On voulait, avant de se ranger sous la loi de ce nouveau chef si mielleux et si tendre en apparence, avoir quelques notions de plus sur son vrai caractère. Je semblais l’homme le plus propre à les fournir. Sa modération avec moi en public, au milieu d’une crise si terrible pour son orgueil et son ambition, paraissait sublime à quelques-uns, sensée à plusieurs autres, étrange et de mauvais augure à un plus grand nombre. Trente voix, qui ne s’entendaient pas sur le choix de leur candidat, avaient combattu son élection. Il était déjà évident qu’elles allaient se reporter sur moi. Trois jours de nouvelles réflexions et de plus amples informations pouvaient détacher bien des partisans. Chacun le sentit, et la majorité, qui avait été surprise et comme enivrée par la précipitation des meneurs, se réjouit du retard que je venais apporter au dénouement.

Une heure après la clôture de cette séance orageuse, ma cellule était assiégée des meneurs de mon parti, car j’avais déjà un parti malgré moi, et un parti très ardent. Donatien n’était pas médiocrement haï, et je dois à la vérité de dire que tout ce qu’il y avait de moins avili et de moins corrompu dans l’abbaye était contre lui. Ma colère était déjà tombée, et les offres qu’on me faisait n’éveillaient en moi aucun désir de puissance monacale. J’avais de l’ambition, mais une ambition vaste comme le monde, l’ambition des choses sublimes. J’aurais voulu élever un beau monument de science ou de philosophie, trouver une vérité et la promulguer, enfanter une de ces idées qui soulèvent et remplissent tout un siècle, gouverner enfin toute une génération, mais du fond de ma cellule et sans salir mes doigts à la fange des affaires sociales ; régner par l’intelligence sur les esprits, par le cœur sur les cœurs, vivre en un mot comme Platon ou Spinosa. Il y avait loin de là à la gloriole de commander à cent moines abrutis. La petitesse pompeuse d’un tel rôle soulevait mon ame de dégoût ; mais je compris quel parti je pouvais tirer de ma position, et j’accueillis mes partisans avec prudence. Avant le soir, les trente voix qui avaient résisté à Donatien s’étaient déjà réunies sur moi. Donatien en fut plus irrité qu’effrayé. Il vint me trouver dans ma cellule, et il essaya de m’intimider en me disant que, si je me retirais de la candidature, il ne me reprocherait point mes hérésies à lui bien connues ; que les choses pouvaient encore se passer honorablement pour moi et tranquillement pour lui, si je me contentais de la petite victoire que j’avais obtenue en retardant son élection ; mais que, si je me mettais sur les rangs pour le priorat, il ferait connaître quelles étaient mes occupations, mes lectures, et sans doute mes pensées, depuis plus de cinq ans. Il me menaça de dévoiler la fraude et la désobéissance où j’avais vécu tout ce temps-là, dérobant les livres défendus et me nourrissant durant les saints offices, dans le temple même du Seigneur, des plus infâmes doctrines.

Le calme avec lequel j’affrontai ces menaces le déconcerta beaucoup. Il voulait sans doute me faire parler sur mes croyances ; peut-être avait-il placé des témoins derrière la porte pour m’entendre apostasier dans un moment d’emportement. J’étais sur mes gardes, et je vis, dans cette circonstance, combien l’homme le plus simple a de supériorité sur le plus habile, lorsque celui-ci est mû par de mauvaises passions. Je n’étais certes pas rompu à l’intrigue comme ce moine cauteleux et rusé ; mais le mépris que j’avais pour l’enjeu me donnait tout l’avantage de la partie. J’étais armé d’un sang-froid à toute épreuve, et mes reparties calmes démontaient de plus en plus mon adversaire. Il se retira fort troublé. Jusque-là il ne m’avait point connu, disait-il d’un ton amèrement enjoué. Il m’avait cru plongé dans les livres, et ne se serait jamais douté que j’apportasse tant de prudence et de calcul dans les affaires temporelles. Il ajouta sournoisement qu’il faisait des vœux pour que mon orthodoxie en matière de religion lui fût bien démontrée ; car, dans ce cas, je lui paraissais le plus propre de tous à bien gouverner l’abbaye.

Le lendemain, mes trente partisans cabalèrent si bien, qu’ils détachèrent plus de quinze poltrons, jetés par la frayeur dans le parti de mon rival. Donatien était l’homme le plus redouté et le plus haï de la communauté ; mais il avait pour lui tous les anciens, qu’il avait su accaparer, et aux vices desquels son athéisme secret offrait toutes les garanties désirables. Il n’y a pas de plus grand fléau pour une communauté religieuse qu’un chef sincèrement dévot. Avec lui, la règle, qui est ce que le moine hait et redoute le plus, est toujours en vigueur, et vient à chaque instant troubler les douces habitudes de paresse et d’intempérance ; son zèle ardent suscite chaque jour de nouvelles tracasseries, en voulant ramener les pratiques austères, la vie de labeur et de privations. Donatien savait, avec le petit nombre des fanatiques, se donner les apparences d’une foi vive ; avec le grand nombre des indifférens, il savait, sans compromettre la dignité d’étiquette de la règle, et sans déroger aux apparences de la ferveur, donner à chacun le prétexte le plus convenable à la licence. Par ce moyen, son autorité était sans bornes pour le mal ; il exploitait les vices d’autrui au profit des siens propres. Cette manière de gouverner les hommes en profitant de leur corruption est infaillible, et, si j’étais le favori d’un roi, je la lui conseillerais.

Mais ce qui contre-balançait l’autorité naissante de Donatien, c’était ce qu’on savait de son humeur vindicative. Ceux qui l’avaient offensé un jour avaient à s’en repentir long-temps, et l’on craignait avec raison que le prieur n’oubliât pas, en recevant la crosse, les vieilles querelles du simple frère. C’est pourquoi les faibles s’étaient jetés dans son parti par frayeur, le croyant tout puissant, et ne voulant pas qu’il les punît d’avoir cabalé contre lui.

Dès que ceux-là virent une puissance se former contre la sienne et offrir quelque garantie, ils se rejetèrent facilement de ce côté, et le troisième jour j’avais une majorité incontestable. Je ne saurais t’exprimer, Angel, combien j’eus à souffrir secrètement de cette banale préférence, basée sur des intérêts d’égoïsme et revêtue des formes menteuses de l’estime et de l’affection. Les sales caresses de ces poltrons me répugnaient ; les protestations des autres intrigans, qui se flattaient de régner à ma place tandis que je serais absorbé dans mes spéculations scientifiques, ne me causaient pas moins de dégoût et de mépris. — Vous triompherez, me disaient-ils d’un air lâchement fier, en sortant de ma cellule. — Dieu m’en préserve ! répondais-je lorsqu’ils étaient sortis.

Le jour de l’élection, Donatien vint me réveiller avant l’aube. Il n’avait pu fermer l’œil de la nuit. — Vous dormez comme un triomphateur, me dit-il. Êtes-vous donc si sûr de l’emporter sur moi ? — Il affectait le calme ; mais sa voix était tremblante, et le trouble de toute sa contenance révélait les angoisses de son ame. — Je dors avec une double sécurité, lui répondis-je en souriant, celle du triomphe et celle de la plus parfaite indifférence pour ce même triomphe. — Frère Alexis, reprit-il, vous jouez la comédie avec un art au-dessus de tout éloge. — Frère Donatien, lui dis-je, vous ne vous trompez pas. Je joue la comédie, car je brigue des suffrages dont je ne veux pas profiter. Combien voulez-vous me les payer ? — Quelles seraient vos conditions ? dit-il en feignant de soutenir une plaisanterie ; mais ses lèvres étaient pâles d’émotion et son œil étincelant de curiosité. — Ma liberté, répondis-je, rien que cela. J’aime l’étude, et je déteste le pouvoir ; assurez-moi le calme et l’indépendance la plus absolue au fond de ma cellule. Donnez-moi les clés de toutes les bibliothèques, le soin de tous les instrumens de physique et d’astronomie, et la direction des fonds appliqués à leur entretien par le fondateur ; donnez-moi la cellule de l’observatoire, abandonnée depuis la mort du dernier moine astronome. Enfin, dispensez-moi des offices ; et, à ce prix, vous pourrez me considérer comme mort. Je vivrai dans mon donjon, et vous sur votre chaire abbatiale, sans que nous ayons jamais rien de commun ensemble. À la première affaire temporelle dont je me mêlerai, je vous autorise à me remettre sous la règle ; mais aussi, à la première tracasserie temporelle que vous me susciterez, je vous promets de vous montrer encore une fois que je ne suis pas sans influence. Tous les cinq ans, lorsqu’on renouvellera votre élection, nous passerons marché comme aujourd’hui, si le marché d’aujourd’hui vous convient. Promettez-vous ? Voici la cloche qui nous appelle à l’église ; dépêchez-vous.

Il promit tout ce que je voulus ; mais il se retira sans confiance et sans espoir. Il ne pouvait croire qu’on renonçât à la victoire, quand on la tenait dans ses mains.

Il serait impossible de peindre l’angoisse qui contractait son visage, lorsque je fus proclamé prieur à la majorité de dix voix. Il avait l’air d’un homme foudroyé au moment d’atteindre aux astres. M’avoir tenu enfermé trois jours et trois nuits, s’être flatté de me trouver mort de faim et de froid, et tout à coup me voir sortir comme de la tombe, pour lui arracher des mains la victoire et m’asseoir à sa place sur la chaire d’honneur !

Chacun vint m’embrasser, et je subis cette cérémonie sans détromper le vaincu, jusqu’à ce qu’il vînt à son tour me donner le baiser de paix. Quand il eut accompli cette dernière humiliation, je le pris par la main, et, me dépouillant des insignes dont on m’avait déjà revêtu, je lui mis au doigt l’anneau, et à la main la crosse abbatiale ; puis je le conduisis à la chaire, et, m’agenouillant devant lui, je le priai de me donner sa bénédiction paternelle.

Il y eut une stupéfaction inconcevable dans le chapitre, et d’abord je trouvai beaucoup d’opposition à accepter cette substitution de personne ; mais les poltrons et les faibles emportèrent de nouveau la majorité, là où je voulais la constituer. Le scrutin de ce jour ne produisit rien ; mais celui du lendemain rendit, par mes soins et par mon influence, le priorat au trop heureux Donatien. Il me fit l’honneur de douter de ma loyauté jusqu’au dernier moment, me soupçonnant toujours de feindre un excès d’humilité, afin de m’assurer un pouvoir sans bornes pour toute ma vie. Il y avait peu d’exemple qu’un prieur n’eût pas été réélu, tous les cinq ans, jusqu’à sa mort ; mais le statut n’en restait pas moins en vigueur, et l’existence d’un rival important pouvait troubler la vie du vainqueur. Donatien pensait donc que je voulais amener à moi, par un semblant de vertu et de désintéressement romanesque, ceux qui lui étaient le plus attachés, afin de ne point avoir à craindre une réaction vers lui au bout de cinq ans. Au reste, c’est grâce à ce statut que la tranquillité de ma vie fut à peu près assurée. Les persécutions dont j’avais été accablé jusque-là, et dont j’ai passé le détail sous silence dans ce récit, comme n’étant que des accessoires de souffrances plus réelles et plus profondes, cessèrent à partir de ce jour. Ce n’est que depuis peu que, me voyant prêt à descendre dans la tombe, Donatien a cessé de me craindre, et encouragé peut-être les vieilles haines de ses créatures.

Quand son élection eut été enfin proclamée, et qu’il se fut assuré de ma bonne foi, sa reconnaissance me parut si servile et si exagérée, que je me hâtai de m’y soustraire. — Payez vos dettes, lui dis-je à l’oreille, et ne me sachez aucun autre gré d’une action qui n’est point, de ma part, un sacrifice. — Il se hâta de me proclamer directeur de la bibliothèque et du cabinet réservé aux études et aux collections scientifiques. J’eus, à partir de cet instant, la plus grande liberté d’occupations et tous les moyens possibles de m’instruire.

Au moment où je quittais la salle du chapitre pour aller, plein d’impatience, prendre possession de ma nouvelle cellule, je levai les yeux par hasard sur le portrait du fondateur, et alors le souvenir des évènemens surnaturels qui s’étaient passés dans cette salle, quelques jours auparavant, me revint si distinct et si frappant, que j’en fus effrayé. Jusque-là, les préoccupations qui avaient rempli toutes mes heures ne m’avaient pas laissé le loisir d’y songer, ou plutôt cette partie du cerveau qui conserve les impressions que nous appelons poétiques et merveilleuses (à défaut d’expression juste pour peindre les fonctions du sens divin), s’était engourdie chez moi au point de ne rendre à ma raison aucun compte des prodiges de mon évasion. Ces prodiges restaient comme enveloppés dans les nuages d’un rêve, comme les vagues réminiscences des faits accomplis durant l’ivresse ou durant la fièvre. En regardant le portrait d’Hébronius, je revis distinctement l’animation de ces yeux peints qui tout d’un coup étaient devenus vivans et lumineux, et ce souvenir se mêla si étrangement au présent, qu’il me sembla voir encore cette toile reprendre vie, et ces yeux me regarder comme des yeux humains. Mais cette fois ce n’était plus avec éclat, c’était avec douleur, avec reproche. Il me sembla voir des larmes humecter les paupières. Je me sentis défaillir. Personne ne faisait attention à moi ; mais un jeune enfant de douze ans, neveu et élève en théologie de l’un des frères, se tenait par hasard devant le portrait, et, par hasard aussi, le regardait. — Ô mon père Alexis, me dit-il en saisissant ma robe avec effroi, voyez donc ! le portrait pleure ! Je faillis m’évanouir, mais je fis un grand effort sur moi-même, et lui répondis : — Taisez-vous, mon enfant, et ne dites pas de pareilles choses, aujourd’hui surtout ; vous feriez tomber votre oncle en disgrace.

L’enfant ne comprit pas ma réponse ; mais il en fut comme effrayé, et ne parla à personne, que je sache, de ce qu’il avait vu. Il avait dès lors une maladie dont il mourut l’année suivante, chez ses parents. Je n’ai pas bien su les détails de sa mort ; mais il m’est revenu qu’il avait vu, à ses derniers instans, une figure vers laquelle il voulait s’élancer, en l’appelant Pater Spiridion. Cet enfant était plein de foi, de douceur et d’intelligence. Je ne l’ai connu que quelques instans sur la terre ; mais je crois que je le retrouverai dans une sphère plus sublime. Il était de ceux qui ne peuvent pas rester ici-bas, et qui ont déjà, dès cette vie, une moitié de leur ame dans un monde meilleur.

Je fus occupé, pendant quelques jours, à préparer mon observatoire, à choisir les livres que je préférais, à les ranger dans ma cellule, à tout ordonner dans mon nouvel empire. Pendant que le couvent était en rumeur pour célébrer l’élection de son nouveau chef, que les uns se livraient à leurs rêves d’ambition, tandis que les autres se consolaient de leurs mécomptes en s’abandonnant à l’intempérance, je goûtais une joie d’enfant à m’isoler de cette tourbe insensée, et à chercher dans l’oubli de tous mes paisibles plaisirs. Quand j’eus fini de ranger la bibliothèque, les collections d’histoire naturelle, et les instrumens de physique et d’astronomie, ce que je fis avec tant de zèle, que je me couchais chaque soir exténué de fatigue (car toutes ces choses précieuses avaient été négligées et abandonnées au désordre depuis bien des années), je rentrai un soir dans cette cellule avec un bien-être incroyable. J’estimais avoir remporté une bien plus grande victoire que celle de Donatien, et avoir assuré tout l’avenir de ma vie sur les seules bases qui lui convinssent. Je n’avais qu’une seule passion, celle de l’étude : j’allais pouvoir m’y livrer à tout jamais, sans distraction et sans contrainte. Combien je m’applaudissais d’avoir résisté au désir de fuir, qui m’avait tant de fois traversé l’esprit durant les années précédentes ! J’avais tant souffert, n’ayant plus aucune foi, aucune sympathie catholique, d’être forcé d’observer les minutieuses pratiques du catholicisme, et d’y voir se consumer un temps précieux ! Je m’étais souvent méprisé pour le faux point d’honneur qui me tenait esclave de mes vœux. — Vœux insensés, sermens impies ! m’étais-je écrié cent fois, ce n’est point la crainte ou l’amour du Dieu qui vous a reçus, ni qui m’empêche de vous violer. Ce Dieu n’existe plus, il n’a jamais existé. On ne doit point de fidélité à un fantôme, et les engagemens pris dans un songe n’ont ni force, ni réalité. C’est donc le respect humain qui fait votre puissance sur moi. C’est parce que, dans mes jours de jeunesse intolérante et de dévotion fougueuse, j’ai flétri à haute voix les religieux qui rompaient leur ban ; c’est parce que j’ai soutenu autrefois la thèse absurde que le serment de l’homme est indélébile, qu’aujourd’hui je crains, en me rétractant, d’être méprisé par ces hommes que je méprise ! — Je m’étais dit ces choses, je m’étais fait ces reproches ; j’avais résolu de partir, de jeter mon froc de moine aux ronces du chemin, d’aller chercher la liberté de conscience et la liberté d’études dans un pays éclairé, chez une nation tolérante, en France ou en Allemagne ; mais je n’avais jamais trouvé le courage de le faire. Mille raisons puériles ou orgueilleuses m’en avaient empêché. Je me couchai, en repassant dans mon esprit ces raisons que, par une réaction naturelle, j’aimais à trouver excellentes, puisque désormais l’état de moine et le séjour du monastère étaient pour moi la meilleure condition possible. Au nombre de ces raisons, ma mémoire vint à me retracer le désir de posséder le manuscrit de Spiridion et l’importance que j’avais attachée à exhumer cet écrit précieux. À peine cette réflexion eut-elle traversé mon esprit, qu’elle y évoqua mille images fantastiques. La fatigue et le besoin de sommeil commençaient à troubler mes idées. Je me sentis dans une disposition étrange et telle que depuis long-temps je n’en avais connu. Ma raison, toujours superbe, était dans toute sa force, et méprisait profondément les visions qui m’avaient assailli dans le catholicisme ; elle m’expliquait les prestiges de la nuit du 10 janvier par des causes toutes naturelles. La faim, la fièvre, l’agonie des forces morales, et aussi le désespoir secret et insurmontable de quitter la vie d’une manière si horrible, avaient dû produire sur mon cerveau un désordre voisin de la folie. Alors j’avais cru entendre une voix de la tombe, et des paroles en harmonie avec les souvenirs émouvans de ma précédente existence de catholique. Les fantômes qui jadis s’étaient produits dans mon imagination, avaient dû s’y reproduire par une loi physiologique, à la première disposition fébrile ; et l’anéantissement de mes forces physiques avait dû, en présence de ces apparitions, empêcher les fonctions de la raison et neutraliser les puissances du jugement. Un évènement fortuit, le passage d’un serviteur dans la salle du chapitre, ou peut-être même un remords de Donatien, ayant amené ma délivrance au moment où j’étais en proie à ce délire, je n’avais pu manquer d’attribuer mon salut à des causes surnaturelles ; et le reste de la vision s’expliquait assez par la lutte qui s’était établie en moi entre le désir de ressaisir la vie et l’affaissement de tout mon être. Il n’était donc rien dans tout cela dont ma raison ne triomphât par des mots ; mais les mots ne remplaceront jamais les idées, et quoique une moitié de mon esprit se tînt pour satisfaite de ces solutions, l’autre moitié restait dans un grand trouble et repoussait le calme de l’orgueil et la sanction du sommeil.

Alors je fus pris d’un malaise inconcevable. Je sentis que ma raison ne pouvait pas me défendre, quelque puissante et ingénieuse qu’elle fût, contre les vaines terreurs de la maladie. Je me souvins d’avoir été tellement dominé par les apparences, que j’avais pris mes hallucinations pour la réalité. Naguère encore, étant plein de calme, de force et de contentement, j’avais cru voir des larmes sortir d’une toile peinte, j’avais cru entendre la parole d’un enfant qui confirmait ce prodige.

Il est vrai qu’il y avait une légende sur ce portrait. Dans mon âge de crédulité, j’avais entendu dire qu’il pleurait à l’élection des mauvais prieurs ; et l’enfant, nourri à son tour de cette fable, avait été fasciné par la peur, au point de voir ce que je m’étais imaginé voir moi-même. Que de miracles avaient été contemplés et attestés par des milliers de personnes abusées toutes spontanément et contagieusement par le même élan d’enthousiasme fanatique ! Il n’était pas surprenant que deux personnes l’eussent été ; mais que je fusse l’une des deux, et que je partageasse les rêveries d’un enfant, voilà ce qui m’étonnait et m’humiliait étrangement. Eh quoi ! pensai-je, l’imposture du fanatisme chrétien laisse-t-elle donc dans l’esprit de ceux qui l’ont subie des traces si profondes, qu’après des années de désabusement et de victoire je n’en sois pas encore affranchi ? Suis-je condamné à conserver toute ma vie cette infirmité ? N’est-il donc aucun moyen de recouvrer entièrement la force morale qui chasse les fantômes et dissipe les ombres avec un mot ? Pour avoir été catholique, ne me sera-t-il jamais permis d’être un homme, et dois-je, à la moindre langueur d’estomac, au moindre accès de fièvre, être en butte aux terreurs de l’enfance ? Hélas ! ceci est peut-être un juste châtiment de la faiblesse avec laquelle l’homme fléchit devant des erreurs grossières. Peut-être la vérité, pour se venger, se refuse-t-elle à éclairer complètement les esprits qui l’ont reniée long-temps ; peut-être les misérables qui, comme moi, ont servi les idoles et adoré le mensonge sont-ils marqués d’un sceau indélébile d’ignorance, de folie et de lâcheté ; peut-être qu’à l’heure de la mort mon cerveau épuisé sera livré à des épouvantails méprisables ; Satan viendra peut-être me tourmenter, et peut-être mourrai-je en invoquant Jésus, comme ont fait plusieurs malheureux philosophes, en qui de semblables maladies d’esprit expliquent et révèlent la misère humaine aux prises avec la lumière céleste !

Livré à ces pensées douloureuses, je m’endormis fort agité, craignant d’être encore la dupe de quelque songe, et m’en effrayant d’autant plus que ma raison m’en démontrait les causes et les conséquences.

Je fis alors un rêve étrange. Je m’imaginai être revenu au temps de mon noviciat. Je me voyais vêtu de la robe de laine blanche, un léger duvet couvrait à peine mon menton, je me promenais avec mes jeunes compagnons, et Donatien, parmi nous, recueillait nos suffrages pour son élection. Je lui donnai ma voix comme les autres, avec insouciance, pour éviter les persécutions. Alors il se retira en nous lançant un regard de triomphe méprisant, et nous vîmes approcher de nous un homme jeune et beau, que nous reconnûmes tous pour l’original du portrait de la grande salle. Mais, ainsi qu’il arrive dans les rêves, notre surprise fut bientôt oubliée. Nous acceptâmes comme une chose possible et certaine qu’il eût vécu jusqu’à cette heure, et même quelques-uns de nous disaient l’avoir toujours connu. Pour moi, j’en avais un souvenir confus, et, soit habitude, soit sympathie, je m’approchai de lui avec affection. Mais il nous repoussa avec indignation. — Malheureux enfans ! nous dit-il d’une voix pleine de charme et de mélodie jusque dans la colère, est-il possible que vous veniez m’embrasser après la lâcheté que vous venez de commettre ? Eh quoi ! êtes-vous descendus à ce point d’égoïsme et d’abrutissement que vous choisissiez pour chef, non le plus vertueux ni le plus capable, mais celui de tous que vous savez le plus tolérant à l’égard du vice et le plus insensible à l’endroit de la générosité ? Est-ce ainsi que vous observez mes statuts ? Est-ce là l’esprit que j’ai cherché à laisser parmi vous ? Est-ce ainsi que je vous retrouve, après vous avoir quittés quelque temps ? — Alors il s’adressa à moi en particulier, et, me montrant aux autres : — Voici, dit-il, le plus coupable d’entre vous ; car celui-là est déjà un homme par l’esprit, et il connaît le mal qu’il fait. C’est lui dont l’exemple vous entraîne, parce que vous le savez rempli d’instruction et nourri de sagesse. Vous l’estimez tous, mais il s’estime encore plus lui-même. Méfiez-vous de lui, c’est un orgueilleux, et l’orgueil l’a rendu sourd à la voix de sa conscience. — Et comme j’étais triste et rempli de honte, il me gourmanda fortement, mais en prenant mes mains avec une effusion de courroux paternel ; et tout en me reprochant mon égoïsme, tout en me disant que j’avais sacrifié le sentiment de la justice et l’amour de la vérité au vain plaisir de m’instruire dans les sciences, il s’émut, et je vis que des larmes inondaient son visage. Les miennes coulèrent avec abondance, car je sentis tous les aiguillons du repentir et tous les déchiremens d’un cœur brisé. Il me serra alors contre son cœur avec tendresse, mais avec douleur, et il me dit à plusieurs reprises : — Je pleure sur toi, car c’est à toi-même que tu as fait le plus grand mal, et ta vie tout entière est condamnée à expier cette faute. Avais-tu donc le droit de t’isoler au milieu de tes frères, et de dire : Tout le mal qui se fera désormais ici me sera indifférent, parce que je n’ai pas la même croyance que ceux-ci, parce qu’ils méritent d’être traités comme des chiens, et que je n’estime ici que moi, mon repos, mon plaisir, mes livres, ma liberté ? Alexis ! malheureux enfant ! tu seras un vieillard infortuné, car tu as perdu le sentiment du bien et la haine du mal, parce que tu as souffert en silence le triomphe de l’iniquité, parce que tu as préféré ta satisfaction à ton devoir, et que tu as édifié de tes mains le trône de Baal dans ce coin de la société humaine où tu t’étais retiré pour cultiver le bien et servir le vrai Dieu !

Je m’agitai avec angoisse dans mon lit, pour échapper à ces reproches ; mais je ne pus réussir à m’éveiller : ils me poursuivaient avec une vraisemblance, une suite et un à-propos si extraordinaire ; ils m’arrachaient des larmes si amères, et me couvraient d’une telle confusion, que je ne saurais dire aujourd’hui si c’était un rêve ou une vision. Peu à peu les personnages du rêve reparurent. Donatien s’avança furieux vers Spiridion, dont la voix s’éteignit et dont les traits s’effacèrent. Donatien criait à ses méchans courtisans : — Détruisez-le ! détruisez-le ! Que vient-il faire parmi les vivans ? Rendez-le à la tombe, rendez-le au néant ! — Alors les moines apportèrent du bois et des torches pour brûler Spiridion ; mais, au lieu de celui qui m’avait accablé de ses reproches et arrosé de ses larmes, je ne vis plus que le portrait du fondateur, que les partisans de Donatien arrachaient de son cadre et jetaient sur le bûcher. Dès que le feu eut commencé à consumer la toile, il se fit une horrible métamorphose. Spiridion reparut vivant, se tordant au milieu des flammes et criant : — Alexis, Alexis ! c’est toi qui me donnes la mort ! — Je m’élançai au milieu du bûcher, et ne trouvai que le portrait qui tombait en cendres. Plusieurs fois, la figure vivante d’Hébronius et la toile inanimée qui la représentait se métamorphosèrent l’une dans l’autre à mes yeux stupéfaits : tantôt je voyais la belle chevelure du maître flamboyant dans l’incendie, et ses yeux pleins de souffrance, de colère et de douleur, se tourner vers moi ; tantôt je voyais brûler seulement une effigie, aux acclamations grossières et aux rires des moines. Enfin je m’éveillai baigné de sueur et brisé de fatigue. Mon oreiller était trempé de mes pleurs. Je me levai, je courus ouvrir ma fenêtre. Le jour naissant dissipa mon sommeil et mes illusions ; mais je restai tout le jour accablé de tristesse, et frappé de la force et de la justesse des reproches qui retentissaient encore dans mes oreilles.

Depuis ce jour, le remords me consuma. Je reconnaissais dans ce rêve la voix de ma conscience qui me criait que dans toutes les religions, dans toutes les philosophies, c’était un crime que d’édifier la puissance du fourbe et d’entrer en marché avec le vice. Cette fois la raison confirmait cet arrêt de la conscience ; elle me montrait dans le passé Spiridion comme un homme juste, sévère, incorruptible, ennemi mortel du mensonge et de l’égoïsme ; elle me disait que là où nous sommes jetés sur la terre, quelque fausse que soit notre position, quelque dégradés que soient les êtres qui nous entourent, notre devoir est de travailler à diminuer le mal et à faire triompher le bien. Il y avait aussi un instinct de noblesse et de dignité humaine qui me disait qu’en pareil cas, lors même que nous ne pouvions faire aucun bien, il était beau de mourir à la peine en résistant au mal, et lâche de le tolérer pour vivre en paix. Enfin je tombai dans la tristesse. Ces études, dont je m’étais promis tant de joie, ne me causèrent plus que du dégoût. Mon ame appesantie s’égara dans de vains sophismes, et chercha inutilement à combattre, par de mauvaises raisons, le mécontentement d’elle-même. Je craignais tellement, dans cette disposition maladive et chagrine, de tomber en proie à de nouvelles hallucinations, que je luttai pendant plusieurs nuits contre le sommeil. À la suite de ces efforts, j’entrai dans une excitation nerveuse pire que l’affaiblissement des facultés. Les fantômes que je craignais de voir dans le sommeil apparurent plus effrayans devant mes yeux ouverts. Il me semblait voir sur tous les murs le nom de Spiridion écrit en lettres de feu. Indigné de ma propre faiblesse, je résolus de mettre fin à ces angoisses par un acte de courage. Je pris le parti de descendre dans le caveau du fondateur et d’en retirer le manuscrit. Il y avait trois nuits que je ne dormais pas. La quatrième, vers minuit, je pris un ciseau, une lampe, un levier, et je pénétrai sans bruit dans l’église, décidé à voir ce squelette, et à toucher ces ossemens que mon imagination revêtait, depuis six années, d’une forme céleste, et que ma raison allait restituer à l’éternel néant en les contemplant avec calme.

J’arrivai à la pierre du hic est, je la levai sans beaucoup de peine, et je commençai à descendre l’escalier ; je me souvenais qu’il avait douze marches. Mais je n’en avais pas descendu six que ma tête était déjà égarée. J’ignore ce qui se passait en moi : si je ne l’avais éprouvé, je ne pourrais jamais croire que le courage de la vanité puisse couvrir tant de faiblesse et de lâche terreur. Le froid de la fièvre me saisit, la peur fit claquer mes dents ; je laissai tomber ma lampe ; je sentis que mes jambes pliaient sous moi.

Un esprit sincère n’eût pas cherché à surmonter cette détresse. Il se fût abstenu de poursuivre une épreuve au-dessus de ses forces ; il eût remis son entreprise à un moment plus favorable ; il eût attendu avec patience et simplicité le rassérénement de ses facultés mentales. Mais je ne voulais pas avoir le démenti vis-à-vis de moi-même. J’étais indigné de ma faiblesse ; ma volonté voulait briser et réduire mon imagination. Je continuai à descendre dans les ténèbres ; mais je perdis l’esprit, et devins la proie des illusions et des fantômes.

Il me sembla que je descendais toujours et que je m’enfonçais dans les profondeurs de l’Érèbe. Enfin, j’arrivai lentement à un endroit uni, et j’entendis une voix lugubre prononcer ces mots qu’elle semblait confier aux entrailles de la terre :

Il ne remontera pas l’escalier.

Aussitôt j’entendis s’élever vers moi, du fond d’abîmes invisibles, mille voix formidables qui chantaient sur un rhythme bizarre : Détruisons-le ! Qu’il soit détruit ! Que vient-il faire parmi les morts ? Qu’il soit rendu à la souffrance ! qu’il soit rendu à la vie !

Alors une faible lueur perça les ténèbres, et je vis que j’étais sur la dernière marche d’un escalier aussi vaste que le pied d’une montagne. Derrière moi, il y avait des milliers de degrés de fer rouge ; devant moi, rien que le vide, l’abîme de l’éther, le bleu sombre de la nuit sous mes pieds comme au-dessus de ma tête. Je fus pris de vertige, et, quittant l’escalier, ne songeant plus qu’il me fût possible de le remonter, je m’élançai dans le vide en blasphémant. Mais à peine eus-je prononcé la formule de malédiction, que le vide se remplit de formes et de couleurs confuses, et peu à peu je me vis de plain pied avec une immense galerie où je m’avançai en tremblant. L’obscurité régnait encore autour de moi ; mais le fond de la voûte s’éclairait d’une lueur rouge, et me montrait les formes étranges et affreuses de l’architecture. Tout ce monument semblait, par sa force et sa pesanteur gigantesque, avoir été taillé dans une montagne de fer ou dans une caverne de laves noires. Je ne distinguais pas les objets les plus voisins ; mais ceux vers lesquels je m’avançais prenaient un aspect de plus en plus sinistre, et ma terreur augmentait à chaque pas. Les piliers énormes qui soutenaient la voûte, et les rinceaux de la voûte même, représentaient des hommes d’une grandeur surnaturelle, tous livrés à des tortures inouies : les uns, suspendus par les pieds et serrés par les replis de serpens monstrueux, mordaient le pavé, et leurs dents s’enfonçaient dans le marbre ; d’autres, engagés jusqu’à la ceinture dans le sol, étaient tirés d’en haut, ceux-ci par les bras, la tête en haut, ceux-là par les pieds, la tête en bas, vers des chapiteaux formés d’autres figures humaines penchées sur elles et acharnées à les torturer. D’autres piliers encore représentaient un enlacement de figures occupées à s’entre-dévorer, et chacune d’elles n’offrait plus qu’un tronçon rongé jusqu’aux genoux ou jusqu’aux épaules, mais dont la tête furieuse conservait assez de vie pour mordre et dévorer ce qui était auprès d’elle. Il y en avait qui, écorchés à demi, s’efforçaient avec la partie supérieure de leur corps, de dégager la peau de l’autre moitié accrochée au chapiteau ou retenue au socle ; d’autres encore qui, en se battant, s’étaient arraché des lanières de chair par lesquelles ils se tenaient suspendus l’un à l’autre avec l’expression d’une haine et d’une souffrance indicible. Le long de la frise, ou plutôt en guise de frise, il y avait de chaque côté une rangée d’êtres immondes, revêtus de la forme humaine, mais d’une laideur effroyable, occupés à dépecer des cadavres, à dévorer des membres humains, à tordre des viscères, à se repaître de lambeaux sanglans. De la voûte pendaient, en guise de clés et de rosaces, des enfans mutilés qui semblaient pousser des cris lamentables, ou qui, fuyant avec terreur les mangeurs de chair humaine, s’élançaient la tête en bas, et semblaient près de se briser sur le pavé. — Plus j’avançais, plus toutes ces statues, éclairées par la lumière du fond prenaient l’aspect de la réalité ; elles étaient exécutées avec une vérité que jamais l’art des hommes n’eût pu atteindre. On eût dit d’une scène d’horreur qu’un cataclysme inconnu aurait surprise au milieu de sa réalité vivante, et aurait noircie et pétrifiée comme l’argile dans le four. L’expression du désespoir, de la rage ou de l’agonie, était si frappante sur tous ces visages contractés, le jeu ou la tension des muscles, l’exaspération de la lutte, le frémissement de la chair défaillante, étaient reproduits avec tant d’exactitude, qu’il était impossible d’en soutenir l’aspect sans dégoût et sans terreur. Le silence et l’immobilité de cette représentation ajoutaient peut-être encore à son horrible effet sur moi. Je devins si faible, que je m’arrêtai et que je voulus retourner sur mes pas.

Mais alors j’entendis au fond de ces ténèbres que j’avais traversées des rumeurs confuses, comme celles d’une foule qui marche. Bientôt les voix devinrent plus distinctes, les clameurs plus bruyantes, et les pas se pressèrent tumultueusement, en se rapprochant avec une vitesse incroyable ; c’était un bruit de course irrégulière, saccadée, mais dont chaque élan était plus voisin, plus impétueux, plus menaçant. Je m’imaginai que j’étais poursuivi par cette foule déréglée, et j’essayai de la devancer en me précipitant sous la voûte au milieu des sculptures lugubres. Mais il me sembla que ces figures commençaient à s’agiter, à s’humecter de sueur et de sang, et que leurs yeux d’émail roulaient dans leurs orbites. Tout à coup je reconnus qu’elles me regardaient toutes, et qu’elles étaient toutes penchées vers moi, les unes avec l’expression d’un rire affreux, les autres avec celle d’une aversion furieuse. Toutes avaient le bras levé sur moi, et semblaient prêtes à m’écraser sous les membres palpitans qu’elles s’arrachaient les unes aux autres. Il y en avait qui me menaçaient avec leur propre tête dans les mains, ou avec des cadavres d’enfans qu’elles avaient arrachés de la voûte.

Tandis que ma vue était troublée par ces images abominables, mon oreille était remplie des bruits sinistres qui s’approchaient. Il y avait devant moi des objets affreux, derrière moi des bruits plus affreux encore : des rires, des hurlemens, des menaces, des sanglots, des blasphèmes, et tout à coup des silences, durant lesquels il semblait que la foule, portée par le vent, franchît des distances énormes et gagnât sur moi du terrain au centuple.

Enfin le bruit se rapprocha tellement, que, ne pouvant plus espérer d’échapper, j’essayai de me cacher derrière les piliers de la galerie ; mais les figures de marbre s’animèrent tout à coup, et, agitant leurs bras qu’elles tendaient vers moi avec frénésie, elles voulurent me saisir pour me dévorer.

Je fus donc rejeté par la peur au milieu de la galerie, où leurs bras ne pouvaient m’atteindre ; et la foule vint, et l’espace fut rempli de voix, le pavé inondé de pas. Ce fut comme une tempête dans les bois, comme une raffale sur les flots. Ce fut l’éruption de la lave. Il me sembla que l’air s’embrasait, et que mes épaules pliaient sous le poids de la houle. Je fus emporté comme une feuille d’automne dans le tourbillon des spectres.

Ils étaient tous vêtus de robes noires, et leurs yeux ardens brillaient sous leurs sombres capuces, comme ceux du tigre au fond de son antre. Il y en avait qui semblaient plongés dans un désespoir sans bornes, d’autres qui se livraient à une joie insensée ou féroce, d’autres dont le silence farouche me glaçait et m’épouvantait plus encore. À mesure qu’ils avançaient, les figures de bronze et de marbre s’agitaient et se tordaient avec tant d’efforts, qu’elles finissaient par se détacher de leur affreuse étreinte, par se dégager du pavé qui enchaînait leurs pieds, par arracher leurs bras et leurs épaules de la corniche ; et les mutilés de la voûte se détachaient aussi, et, se traînant comme des couleuvres le long des murs, ils réussissaient à gagner le sol. Et alors tous ces anthropophages gigantesques, tous ces écorchés, tous ces mutilés, se joignaient à la foule des spectres qui m’entraînaient, et, reprenant les apparences d’une vie complète, se mettaient à courir et à hurler comme les autres, de sorte qu’autour de nous l’espace s’agrandissait, et la foule se répandait dans les ténèbres comme un fleuve qui a rompu ses digues ; mais la lueur lointaine l’attirait et la guidait toujours. Tout à coup cette clarté blafarde devint plus vive, et je vis que nous étions arrivés au but. La foule se divisa, se répandit dans des galeries circulaires, et j’aperçus au-dessous de moi, à une distance incommensurable, l’intérieur d’un monument tel que la main de l’homme n’eût jamais pu le construire. C’était une église gothique dans le goût de celles que les catholiques érigeaient au xie siècle, dans ce temps où leur puissance morale, arrivée à son apogée, commençait à dresser des échafauds et des bûchers. Les piliers élancés, les arcades aiguës, les animaux symboliques, les ornemens bizarres, tous les caprices d’une architecture orgueilleuse et fantasque, étaient là déployés dans un espace et sur des dimensions telles qu’un million d’hommes eût pu être abrité sous la même voûte. Mais cette voûte était de plomb, et les galeries supérieures où la foule se pressait étaient si rapprochées du faîte, que nul ne pouvait s’y tenir debout, et que, la tête courbée et les épaules brisées, j’étais forcé de regarder ce qui se passait tout au fond de l’église, sous mes pieds, à une profondeur qui me donnait des vertiges.

D’abord, je ne discernai rien que les effets de l’architecture dont les parties basses flottaient dans le vague, tandis que les parties moyennes s’éclairaient de lueurs rouges entrecoupées d’ombres noires, comme si un foyer d’incendie eût éclaté de quelque point insaisissable à ma vue. Peu à peu cette clarté sinistre s’étendit sur toutes les parties de l’édifice, et je distinguai un grand nombre de figures agenouillées dans la nef, tandis qu’une procession de prêtres revêtus de riches habits sacerdotaux défilait lentement au milieu et se dirigeait vers le chœur en chantant d’une voix monotone : Détruisons-le ! détruisons-le ! que ce qui appartient à la tombe soit rendu à la tombe.

Ce chant lugubre réveilla mes terreurs, et je regardai autour de moi ; mais je vis que j’étais seul dans une des travées : la foule avait envahi toutes les autres, elle semblait ne pas s’occuper de moi. Alors j’essayai de m’échapper de ce lieu d’épouvante où un instinct secret m’annonçait l’accomplissement de quelque affreux mystère. Je vis plusieurs portes derrière moi, mais elles étaient gardées par les horribles figures de bronze qui ricanaient et se parlaient entre elles en disant : On va le détruire, et les lambeaux de sa chair nous appartiendront.

Glacé par ces paroles, je me rapprochai de la balustrade en me courbant le long de la rampe de pierre pour qu’on ne pût pas me voir ; j’eus une telle horreur de ce qui allait s’accomplir, que je fermai les yeux et me bouchai les oreilles. La tête enveloppée de mon capuce et courbée sur mes genoux, je vins à bout de me figurer que tout cela était un rêve et que j’étais endormi sur le grabat de ma cellule. Je fis des efforts inouis pour me réveiller et pour échapper au cauchemar, et je crus m’éveiller en effet ; mais, en ouvrant les yeux, je me retrouvai dans la travée, environné à distance des spectres qui m’y avaient conduit, et je vis au fond de la nef la procession de prêtres qui était arrivée au milieu du chœur, et qui formait un groupe pressé au centre duquel s’accomplissait une scène d’horreur que je n’oublierai jamais. Il y avait un homme couché dans un cercueil, et cet homme était vivant : il ne se plaignait pas, il ne faisait aucune résistance ; mais des sanglots étouffés s’échappaient de son sein, et ses soupirs profonds, accueillis par un morne silence, se perdaient sous la voûte qui les renvoyait à la foule insensible. Auprès de lui, plusieurs prêtres armés de clous et de marteaux se tenaient prêts à l’ensevelir aussitôt qu’on aurait réussi à lui arracher le cœur. Mais c’était en vain que, les bras sanglans et enfoncés dans la poitrine entr’ouverte du martyr, chacun venait à son tour fouiller et tordre ses entrailles ; nul ne pouvait arracher ce cœur invincible que des liens de diamans semblaient retenir victorieusement à sa place. De temps en temps les bourreaux laissaient échapper un cri de rage, et des imprécations mêlées à des huées leur répondaient du haut des galeries. Pendant ces abominations, la foule prosternée dans l’église se tenait immobile dans l’attitude de la méditation et du recueillement.

Alors un des bourreaux s’approcha tout sanglant de la balustrade qui sépare le chœur de la nef, et dit à ces hommes agenouillés :

— Ames chrétiennes, fidèles fervens et purs, ô mes frères bien-aimés, priez ! redoublez de supplications et de larmes, afin que le miracle s’accomplisse et que vous puissiez manger la chair et boire le sang du Christ, votre divin Sauveur. — Et les fidèles se mirent à prier à voix basse, à se frapper la poitrine, et à répandre la cendre sur leurs fronts, tandis que les bourreaux continuaient à torturer leur proie, et que la victime murmurait en pleurant ces mots souvent répétés : — Ô mon Dieu ! relève ces victimes de l’ignorance et de l’imposture ! — Il me semblait qu’un écho de la voûte, tel qu’une voix mystérieuse, apportait ces plaintes à mon oreille. Mais j’étais tellement glacé par la peur, qu’au lieu de lui répondre et d’élever ma voix contre les bourreaux, je n’étais occupé qu’à épier les mouvemens de ceux qui m’environnaient, dans la crainte qu’ils ne tournassent leur rage contre moi en voyant que je n’étais pas un des leurs.

Puis j’essayais de me réveiller, et pendant quelques secondes mon imagination me reportait à des scènes riantes. Je me voyais assis dans ma cellule, par une belle matinée, entouré de mes livres favoris ; mais un nouveau soupir de la victime m’arrachait à cette douce vision, et de nouveau je me retrouvais en face d’une interminable agonie et d’infatigables bourreaux. Je regardais le patient, et il me semblait qu’il se transformait à chaque instant. Ce n’était plus le Christ, c’était Abeilard, et puis Jean Huss, et puis Luther… Je m’arrachais encore à ce spectacle d’horreur, et il me semblait que je revoyais la clarté du jour, et que je fuyais léger et rapide au milieu d’une riante campagne. Mais un rire féroce, parti d’auprès de moi, me tirait en sursaut de cette douce illusion, et j’apercevais Spiridion dans le cercueil, aux prises avec les infâmes qui broyaient son cœur dans sa poitrine sans pouvoir s’en emparer. Puis ce n’était plus Spiridion, c’était le vieux Fulgence, et il appelait vers moi, en disant : — Alexis ! mon fils Alexis ! vas-tu donc me laisser périr ?

Il n’eut pas plus tôt prononcé mon nom, que je vis à sa place, dans le cercueil, ma propre figure, le sein entr’ouvert, le cœur déchiré par des ongles et des tenailles. Cependant j’étais toujours dans la travée, caché derrière la balustrade, et contemplant un autre moi-même dans les angoisses de l’agonie. Alors je me sentis défaillir, mon sang se glaça dans mes veines, une sueur froide ruissela de tous mes membres, et j’éprouvai dans ma propre chair toutes les tortures que je voyais subir à mon spectre. J’essayai de rassembler le peu de forces qui me restaient et d’invoquer à mon tour Spiridion et Fulgence. Mes yeux se fermèrent, et ma bouche murmura des mots dont mon esprit n’avait plus conscience. Lorsque je rouvris les yeux, je vis auprès de moi une belle figure agenouillée, dans une attitude calme. La sérénité résidait sur son large front, et ses yeux ne daignaient point s’abaisser sur mon supplice. Il avait le regard dirigé vers la voûte de plomb, et je vis qu’au-dessus de sa tête la lumière du ciel pénétrait par une large ouverture. Un vent frais agitait faiblement les boucles d’or de ses beaux cheveux ; il y avait dans ses traits une mélancolie ineffable, mêlée d’espoir et de pitié. — Ô toi dont je sais le nom, lui dis-je à voix basse, toi qui sembles invisible à ces fantômes effroyables, et qui daignes te manifester à moi seul, à moi seul qui te connais et qui t’aime ! sauve-moi de ces terreurs, soustrais-moi à ce supplice !…

Il se tourna vers moi, et me regarda avec des yeux clairs et profonds, qui semblaient à la fois plaindre et mépriser ma faiblesse. Puis, avec un sourire angélique, il étendit la main, et toute la vision rentra dans les ténèbres. Alors je n’entendis plus que sa voix amie, et c’est ainsi qu’elle me parla : — Tout ce que tu as cru voir ici n’a d’existence que dans ton cerveau. Ton imagination a seule créé l’horrible rêve contre lequel tu t’es débattu. Que ceci t’enseigne l’humilité, et souviens-toi de la faiblesse de ton esprit avant d’entreprendre ce que tu n’es pas encore capable d’exécuter. Les démons et les larves sont des créations du fanatisme et de la superstition. À quoi t’a servi toute ta philosophie, si tu ne sais pas encore distinguer les pures révélations que le ciel accorde, des grossières visions évoquées par la peur ? Remarque que tout ce que tu as cru voir s’est passé en toi-même, et que tes sens abusés n’ont fait autre chose que de donner une forme aux idées qui depuis long-temps te préoccupent. Tu as vu dans cet édifice composé de figures de bronze et de marbre, tour à tour dévorantes et dévorées, un symbole des ames que le catholicisme a endurcies et mutilées, une image des combats que les générations se sont livrées au sein de l’église profanée, en se dévorant les unes les autres, en se rendant les unes aux autres le mal qu’elles avaient subi. Ce flot de spectres furieux qui t’a emporté avec lui, c’est l’incrédulité, c’est le désordre, l’athéisme, la paresse, la haine, la cupidité, l’envie, toutes les passions mauvaises qui ont envahi l’église, quand l’église a perdu la foi ; et ces martyrs, dont les princes de l’église disputaient les entrailles, c’étaient les Christs, c’étaient les martyrs de la vérité nouvelle, c’étaient les saints de l’avenir tourmentés et déchirés jusqu’au fond du cœur par les fourbes, les envieux et les traîtres. Toi-même, dans un instinct de noble ambition, tu t’es vu couché dans ce cénotaphe ensanglanté, sous les yeux d’un clergé infâme et d’un peuple imbécile. Mais tu étais double à tes propres yeux ; et tandis que la moitié la plus belle de ton être subissait la torture avec constance et refusait de se livrer aux pharisiens, l’autre moitié, qui est égoïste et lâche, se cachait dans l’ombre, et, pour échapper à ses ennemis, laissait la voix du vieux Fulgence expirer sans échos. C’est ainsi, ô Alexis ! que l’amour de la vérité a su préserver ton ame des viles passions du vulgaire ; mais c’est ainsi, ô moine ! que l’amour du bien-être et le désir de la liberté t’ont rendu complice du triomphe des hypocrites avec lesquels tu es condamné à vivre. Allons, éveille-toi, et cherche dans la vertu la vérité que tu n’as pu trouver dans la science.

À peine eut-il fini de parler, que je m’éveillai ; j’étais dans l’église du couvent, étendu sur la pierre du hic est, à côté du caveau entr’ouvert. Le jour était levé, les oiseaux chantaient gaiement en voltigeant autour des vitraux ; le soleil levant projetait obliquement un rayon d’or et de pourpre sur le fond du chœur. Je vis distinctement celui qui m’avait parlé entrer dans ce rayon, et s’y effacer comme s’il se fût confondu avec la lumière céleste. Je me tâtai avec effroi. J’étais appesanti par un sommeil de mort, et mes membres étaient engourdis par le froid de la tombe. La cloche sonnait matines ; je me hâtai de replacer la pierre sur le caveau, et je pus sortir de l’église avant que le petit nombre des fervens qui ne se dispensaient pas des offices du matin y eût pénétré.