Le père Alexis parla en ces termes :

— Il est d’autres héritages que ceux de la famille, où l’on se lègue, selon la chair, les richesses matérielles. D’autres parentés plus nobles amènent souvent des héritages plus saints. Quand un homme a passé sa vie à chercher la vérité par tous les moyens et de tout son pouvoir, et qu’à force de soins et d’études il est arrivé à quelques découvertes dans le vaste monde de l’esprit, jaloux de ne pas laisser s’enfouir dans la terre le trésor qu’il a trouvé, et rentrer dans la nuit le rayon de lumière qu’il a entrevu, dès qu’il sent approcher son terme, il se hâte de choisir parmi des hommes plus jeunes une intelligence sympathique à la sienne, dont il puisse faire, avant de mourir, le dépositaire de ses pensées et de sa science, afin que l’œuvre sacrée, ininterrompue malgré la mort du premier ouvrier, marche, s’agrandisse, et, perpétuée de race en race par des successions pareilles, parvienne à la fin des temps à son entier accomplissement. Et crois bien, mon fils, qu’il est besoin, pour entreprendre et continuer de pareils travaux, pour faire et accepter de pareils legs, d’une intelligence généreuse et d’un fort dévouement, quand on sait d’avance qu’on ne connaîtra pas le mot de la grande énigme à l’intelligence de laquelle on a pourtant consacré sa vie. Pardonne-moi cet orgueil, mon enfant ; ce sera peut-être la seule récompense que je retirerai de toute cette vie de labeurs ; peut-être sera-ce le seul épi que je récolterai dans le rude sillon que j’ai labouré à la sueur de mon front. Je suis l’héritier spirituel du père Fulgence, comme tu seras le mien, Angel. Le père Fulgence était un moine de ce couvent ; il avait, dans sa jeunesse, connu le fondateur, notre vénéré maître, Hébronius, ou, comme on l’appelle ici, l’abbé Spiridion. Il était alors pour lui ce que tu es pour moi, mon fils ; il était jeune et bon, inexpérimenté et timide comme toi ; son maître l’aimait comme je t’aime, et il lui apprit, avec une partie de ses secrets, l’histoire de sa vie. C’est donc de l’héritier même du maître que je tiens les choses que je vais te redire.

Pierre Hébronius ne s’appelait pas ainsi d’abord. Son vrai nom était Samuel. Il était juif, et né dans un petit village des environs d’Inspruck. Sa famille, maîtresse d’une assez grande fortune, le laissa, dans sa première jeunesse, complètement libre de suivre ses inclinations. Dès l’enfance, il en montra de sérieuses. Il aimait à vivre dans la solitude, et passait ses journées et quelquefois ses nuits à parcourir les âpres montagnes et les étroites vallées de son pays. Souvent il allait s’asseoir sur le bord des torrens ou sur les rives des lacs, et il y restait long-temps à écouter la voix des ondes, cherchant à démêler le sens que la nature cachait dans ces bruits. À mesure qu’il avança en âge, son intelligence devint plus curieuse et plus grave. Il fallut donc songer à lui donner une instruction solide. Ses parens l’envoyèrent étudier aux universités d’Allemagne. Il y avait à peine un siècle que Luther était mort, et son souvenir et sa parole vivaient encore dans l’enthousiasme de ses disciples. La nouvelle foi affermissait les conquêtes qu’elle avait faites, et semblait s’épanouir dans son triomphe. C’était, parmi les réformés, la même ardeur qu’aux premiers jours, seulement plus éclairée et plus mesurée. Le prosélytisme y régnait encore dans toute sa ferveur, et faisait chaque jour de nouveaux adeptes. En entendant prêcher la morale et expliquer les dogmes que le luthéranisme avait pris dans le catholicisme, Samuel fut pénétré d’admiration. Comme c’était un esprit sincère et hardi, il compara tout de suite les doctrines qu’on lui exposait présentement avec celles dans lesquelles on l’avait élevé ; et, éclairé par cette comparasion, il reconnut tout d’abord l’infériorité du judaïsme. Il se dit qu’une religion faite pour un seul peuple, à l’exclusion de tous les autres, qui ne donnait à l’intelligence ni satisfaction dans le présent, ni certitude dans l’avenir, méconnaissait les nobles besoins d’amour qui sont dans le cœur de l’homme, et n’offrait pour règle de conduite qu’une justice barbare ; il se dit que cette religion ne pouvait être celle des belles âmes et des grands esprits, et que celui-là n’était pas le Dieu de vérité qui ne dictait qu’au bruit du tonnerre ses changeantes volontés, et n’appelait à l’exécution de ses étroites pensées que les esclaves d’une terreur grossière. Toujours conséquent avec lui-même, Saumel, qui avait dit selon sa pensée, fit ensuite selon son dire, et, un an après son arrivée en Allemagne, il abjura solennellement le judaïsme pour entrer dans le sein de l’église réformée. Comme il ne savait pas faire les choses à moitié, il voulut, autant qu’il était en lui, dépouiller le vieil homme et se faire une vie toute nouvelle ; c’est alors qu’il changea son nom de Samuel pour celui de Pierre. Quelque temps se passa, pendant lequel il s’affermit et s’instruisit davantage dans sa nouvelle religion. Bientôt il en arriva au point de chercher pour elle des objections à réfuter, et des adversaires à combattre. Comme il était audacieux et entreprenant, il s’adressa d’abord aux plus rudes. Bossuet fut le premier auteur catholique qu’il se mit à lire. Ce fut avec une sorte de dédain qu’il le commença : croyant que dans la foi qu’il venait d’embrasser résidait la vérité pure, il méprisait toutes les attaques que l’on pouvait tenter contre elle, et riait un peu d’avance des argumens irrésistibles de l’aigle de Meaux. Mais son ironique méfiance fit bientôt place à l’étonnement, et ensuite à l’admiration. Quand il vit avec quelle logique puissante et quelle poésie grandiose le prélat français défendait l’église de Rome, il se dit que la cause plaidée par un pareil avocat en devenait au moins respectable ; et, par une transition naturelle, il arriva à penser que les grands esprits ne pouvaient se dévouer qu’à de grandes choses. Alors il étudia le catholicisme avec la même ardeur et la même impartialité qu’il avait fait pour le luthéranisme, se plaçant vis-à-vis de lui, non pas, comme font d’ordinaire les sectaires, au point de vue de la controverse et du dénigrement, mais à celui de la recherche et de la comparaison. Il alla en France s’éclairer auprès des docteurs sur la religion mère, comme il avait fait en Allemagne pour la réformée. Il vit le grand Arnauld, et le second Grégoire de Nazianze, Fénelon, et ce même Bossuet. Guidé par ces maîtres, dont la vertu lui faisait aimer l’intelligence, il pénétra rapidement au fond des mystères de la morale et du dogme catholiques. Il y retrouva tout ce qui faisait pour lui la grandeur et la beauté du protestantisme, le dogme de l’unité et de l’éternité de Dieu que les deux religions avaient emprunté au judaïsme, et ceux qui semblent en découler naturellement et que pourtant celui-ci n’avait pas reconnus, l’immortalité de l’ame, le libre arbitre dans cette vie, et dans l’autre la récompense pour les bons et la punition pour les méchans. Il y retrouva, plus pure peut-être et plus élevée encore, cette morale sublime qui prêche aux hommes l’égalité entre eux, la fraternité, l’amour, la charité, le dévouement à autrui, le renoncement à soi-même. Le catholicisme lui paraissait avoir, en outre, l’avantage d’une formule plus vaste et d’une unité vigoureuse qui manquait au luthéranisme. Celui-ci avait, il est vrai, en retour conquis la liberté d’examen, qui est aussi un besoin de la nature humaine, et proclamé l’autorité de la raison individuelle ; mais il avait, par cela même, renoncé au principe de l’infaillibilité, qui est la base nécessaire et la condition vitale de toute religion révélée, puisqu’on ne peut faire vivre une chose qu’en vertu des lois qui ont présidé à sa naissance, et qu’on ne peut, par conséquent, confirmer et continuer une révélation que par une autre. Or, l’infaillibilité n’est autre chose que la révélation continuée par Dieu même ou le Verbe, dans la personne de ses vicaires. Le luthéranisme, qui prétendait partager l’origine du catholicisme et s’appuyer à la même révélation, avait, en brisant la chaîne traditionnelle qui rattachait le christianisme tout entier à cette même révélation, sapé de ses propres mains les fondemens de son édifice. En livrant à la libre discussion la continuation de la religion révélée, il avait par là même livré aussi son commencement, et attenté ainsi lui-même à l’inviolabilité de cette origine qu’il partageait avec la secte rivale. Comme l’esprit d’Hébronius se trouvait en ce moment plus porté vers la foi que vers la critique, et qu’il avait bien moins besoin de discussion que de conviction, il se trouva naturellement porté à préférer la certitude et l’autorité du catholicisme à la liberté et à l’incertitude du protestantisme. Ce sentiment se fortifiait encore à l’aspect du caractère sacré d’antiquité que le temps avait imprimé au front de la religion mère. Puis la pompe et l’éclat dont s’entourait le culte romain semblaient à cet esprit poétique l’expression harmonieuse et nécessaire d’une religion révélée par le Dieu de la gloire et de la toute-puissance. Enfin, après de mûres réflexions, il se reconnut sincèrement et entièrement convaincu, et reçut de nouveau le baptême des mains de Bossuet. Il ajouta sur les fonts le nom de Spiridion à celui de Pierre, en mémoire de ce qu’il avait été deux fois éclairé par l’esprit. Résolu dès lors à consacrer sa vie tout entière à l’adoration du nouveau Dieu qui l’avait appelé à lui, et à l’approfondissement de sa doctrine, il passa en Italie, et y fit bâtir, à l’aide de la grande fortune que lui avait laissée un de ses oncles, catholique comme lui, le couvent où nous sommes. Fidèle à l’esprit de la loi qui avait créé les communautés religieuses, il y rassembla autour de lui les moines les mieux famés par leur intelligence et leur vertu, pour se livrer avec eux à la recherche de toutes les vérités, et travailler à l’agrandissement et à la corroboration de la foi par la science. Son entreprise parut d’abord réussir. Stimulés par son exemple, ses compagnons se livrèrent pendant quelques années avec ardeur à l’étude, à la prière et à la méditation. Ils s’étaient placés sous la protection de saint François, et avaient adopté les règles de son ordre. Ouand le moment fut venu pour eux de se donner un chef spirituel, ils portèrent unanimement sur Hébronius leur choix, qui fut ratifié par le pape. Le nouveau prieur, un instant heureux de la confiance des frères qu’il s’était choisis, se remit à ses travaux avec plus d’ardeur et d’espérance que jamais. Mais son illusion ne fut pas de longue durée. Il ne fut pas long-temps à reconnaître qu’il s’était cruellement trompé sur le compte des hommes qu’il avait appelés à partager son entreprise. Comme il les avait pris parmi les plus pauvres religieux de l’Italie, il n’eut pas de peine à en obtenir du zèle et du soin pendant les premières années. Accoutumés qu’ils étaient à une vie dure et active, ils avaient facilement adopté le genre d’existence qu’il leur avait donné, et s’étaient conformés volontiers à ses désirs. Mais, à mesure qu’ils s’habituèrent à l’opulence, ils devinrent moins laborieux, et se laissèrent peu à peu aller aux défauts et aux vices dont ils avaient vu autrefois l’exemple chez leurs confrères plus riches, et dont peut-être ils avaient conservé en eux-mêmes le germe. La frugalité fit place à l’intempérance, l’activité à la paresse, la charité à l’égoïsme ; le jour n’eut plus de prières, la nuit plus de veilles ; la médisance et la gourmandise trônèrent dans le couvent comme deux reines impures ; l’ignorance et la grossièreté y pénétrèrent à leur suite, et firent du temple destiné aux vertus austères et aux nobles travaux un réceptacle de honteux plaisirs et de lâches oisivetés.

Hébronius, endormi dans sa confiance et perdu dans ses profondes spéculations, ne s’apercevait pas du ravage que faisaient autour de lui les misérables instincts de la matière. Ouand il ouvrit les yeux, il était déjà trop tard : n’ayant pas vu la transition par laquelle toutes ces ames vulgaires étaient allées du bien au mal, trop éloigné d’elles par la grandeur de sa nature pour pouvoir comprendre leurs faiblesses, il se prit pour elles d’un immense dédain ; et, au lieu de se baisser vers les pécheurs avec indulgence, et de chercher à les ramener à leur vertu première, il s’en détourna avec dégoût, et dressa vers le ciel sa tête désormais solitaire. Mais, comme l’aigle blessé qui monte au soleil avec le venin d’un reptile dans l’aile, il ne put, dans la hauteur de son isolement, se débarrasser des révoltantes images qui avaient surpris ses yeux. L’idée de la corruption et de la bassesse vint se mêler à toutes ses méditations théologiques, et s’attacher, comme une lèpre honteuse, à l’idée de la religion. Il ne put bientôt plus séparer, malgré sa puissance d’abstraction, le catholicisme des catholiques. Cela l’amena, sans qu’il s’en aperçût, à le considérer sous ses côtés les plus faibles, comme il l’avait jadis considéré sous les plus forts, et à en rechercher, malgré lui, les possibilités mauvaises. Avec le génie investigateur et la puissante faculté d’analyse dont il était doué, il ne fut pas long-temps à les trouver ; mais, comme ces magiciens téméraires qui évoquaient des spectres et tremblaient à leur apparition, il s’épouvanta lui-même de ses découvertes. Il n’avait plus cette fougue de la première jeunesse qui le poussait toujours en avant, et se disait que cette troisième religion une fois détruite, il n’en aurait plus aucune sous laquelle il pût s’abriter. Il s’efforça donc de raffermir sa foi qui commençait à chanceler, et pour cela il se mit à relire les plus beaux écrits des défenseurs contemporains de l’église. Il revint naturellement à Bossuet ; mais il était déjà à un autre point de vue, et ce qui lui avait autrefois paru concluant et sans réplique, lui semblait maintenant controversable ou niable en bien des points. Les argumens du docteur catholique lui rappelèrent les objections des protestans, et la liberté d’examen, qu’il avait autrefois dédaignée, rentra victorieusement dans son intelligence. Obligé de lutter individuellement contre la doctrine infaillible, il cessa de nier l’autorité de la raison individuelle. Bientôt même il en fit un usage plus audacieux que tous ceux qui l’avaient proclamée. Il avait hésité au début ; mais, une fois son élan pris, il ne s’arrêta plus. Il remonta de conséquence en conséquence jusqu’à la révélation elle-même, l’attaqua avec la même logique que le reste, et força de redescendre sur la terre cette religion qui voulait cacher sa tête dans les cieux. Lorsqu’il eut livré à la foi cette bataille décisive, il continua presque forcément sa marche et poursuivit sa victoire, victoire funeste qui lui coûta bien des larmes et bien des insomnies. Après avoir dépouillé de sa divinité le père du christianisme, il ne craignit pas de demander compte à lui et à ses successeurs de l’œuvre humaine qu’ils avaient accomplie. Le compte fut sévère. Héhronius alla au fond de toutes les choses. Il trouva beaucoup de mal mêlé à beaucoup de bien, et de grandes erreurs à de grandes vérités. Le grand champ catholique avait porté autant d’ivraie peut-être que de pur froment. Dans la nature d’esprit d’Hébronius, l’idée d’un Dieu pur esprit, tirant de lui-même un monde matériel et pouvant le faire rentrer en lui par un anéantissement pareil à sa création, lui semblait être le produit d’une imagination malade, pressée d’enfanter une théologie quelconque ; et voici ce qu’il se disait souvent : « Organisé comme il l’est, l’homme, qui ne doit pourtant juger et croire que d’après ses perceptions, peut-il concevoir qu’on fasse de rien quelque chose et de quelque chose rien ? Et, sur cette base, quel édifice se trouve bâti ? Que vient faire l’homme sur ce monde matériel que le pur esprit a tiré de lui-même ? Il a été tiré et formé de la matière, puis placé dessus, par le Dieu qui connaît l’avenir, pour être soumis à des épreuves que ce Dieu dispose à son gré et dont il sait d’avance l’issue ; pour lutter en un mot contre un danger auquel il doit nécessairement succomber, et expier ensuite une faute qu’il n’a pu s’empêcher de commettre. »

Cette pensée des hommes appelés, sans leur consentement, à une vie de périls et d’angoisses, suivie pour la plupart de souffrances éternelles et inévitables, arrachait à l’ame droite d’Hébronius des cris de douleur et d’indignation : « Oui, s’écriait-il, oui, chrétiens, vous êtes bien les descendans de ces juifs implacables qui, dans les villes conquises, massacraient jusqu’aux enfans des femmes et aux petits des brebis, et votre Dieu est le fils agrandi de ce Jéhovah féroce qui ne parlait jamais à ses adorateurs que de colère et de vengeance ! »

Il renonça donc sans retour au christianisme ; mais, comme il n’avait plus de religion nouvelle à embrasser à sa place, et que, devenu plus prudent et plus calme, il ne voulait pas se faire inutilement accuser encore d’inconstance et d’apostasie, il garda toutes les pratiques extérieures de ce culte qu’il avait intérieurement abjuré. Mais ce n’était pas assez d’avoir quitté l’erreur ; il aurait encore fallu trouver la vérité. Hébronius avait beau tourner les yeux autour de lui, il ne voyait rien qui y ressemblât. Alors commença pour lui une suite de souffrances inconnues et terribles. Placé face à face avec le doute, cet esprit sincère et religieux s’épouvanta de son isolement, et se prit à suer l’eau et le sang, comme le Christ sur la montagne, à la vue de son calice. Et comme il n’avait d’autre but et d’autre désir que la vérité, que rien hors elle ne l’intéressait ici-bas, il vivait absorbé dans ses douloureuses contemplations ; ses regards erraient sans cesse dans le vague qui l’entourait comme un océan sans bornes, et il voyait l’horizon reculer sans cesse devant lui à mesure qu’il voulait le saisir. Perdu dans cette immense incertitude, il se sentait pris peu à peu de vertige, et se mettait à tourbillonner sur lui-même. Puis, fatigué de ses vaines recherches et de ses tentatives sans espérance, il retombait affaissé, morne, désorganisé, ne vivant plus que par la sourde douleur qu’il ressentait sans la comprendre.

Pourtant il conservait encore assez de force pour ne rien laisser voir au dehors de sa misère intérieure. On soupçonnait bien à la pâleur de son front, à sa lente et mélancolique démarche, à quelques larmes furtives qui glissaient de temps en temps sur ses joues amaigries, que son ame était fortement travaillée, mais on ne savait par quoi. Le manteau de sa tristesse cachait à tous les yeux le secret de sa blessure. Comme il n’avait confié à personne la cause de son mal, personne n’aurait pu dire s’il venait d’une incrédulité désespérée ou d’une foi trop vive que rien sur la terre ne pouvait assouvir. Le doute, à cet égard, n’était même guère possible. L’abbé Spiridion accomplissait avec une si irréprochable exactitude toutes les pratiques extérieures du culte, et tous ses devoirs visibles de parfait catholique, qu’il ne laissait ni prise à ses ennemis, ni prétexte à une accusation plausible. Tous les moines, dont sa rigide vertu contenait les vices et dont ses austères labeurs condamnaient la lâche paresse, blessés à la fois dans leur égoïsme et dans leur vanité, nourrissaient contre lui une haine implacable, et cherchaient avidement les moyens de le perdre ; mais, ne trouvant pas dans sa conduite l’ombre d’une faute, ils étaient forcés de ronger leur frein en silence, et se contentaient de le voir souffrir par lui-même. Hébronius connaissait le fond de leur pensée, et, tout en méprisant leur impuissance, s’indignait de leur méchanceté. Aussi, quand, par instans, il sortait de ses préoccupations intérieures pour jeter un regard sur la vie réelle, il leur faisait rudement porter le poids de leur malice. Autant il était doux avec les bons, autant il était dur avec les mauvais. Si toutes les faiblesses le trouvaient compatissant, et toutes les souffrances sympathique, tous les vices le trouvaient sévère, et toutes les impostures impitoyable. Il semblait même trouver quelque adoucissement à ses maux dans cet exercice complet de la justice. Sa grande ame s’exaltait encore à l’idée de faire le bien. Il n’avait plus de règle certaine ni de loi absolue ; mais une sorte de raison instinctive, que rien ne pouvait anéantir ni détourner, le guidait dans toutes ses actions, et le conduisait au juste. Ce fut probablement par ce côté qu’il se rattacha à la vie ; en sentant fermenter ces généreux sentimens, il se dit que l’étincelle sacrée n’avait pas cessé de brûler en lui, mais seulement de briller, et que Dieu veillait encore dans son cœur, bien que caché à son intelligence par des voiles impénétrables. Que ce fût cette idée ou une autre qui le ranimât, toujours est-il qu’on vit peu à peu son front s’éclaircir, et ses yeux, ternis par les larmes, reprendre leur ancien éclat. Il se remit avec plus d’ardeur que jamais aux travaux qu’il avait abandonnés, et commença à mener une vie plus retirée encore qu’auparavant. Ses ennemis se réjouirent d’abord, espérant que c’était la maladie qui le retenait dans la solitude ; mais leur erreur ne fut pas de longue durée. L’abbé, au lieu de s’affaiblir, reprenait chaque jour de nouvelles forces, et semblait se retremper dans les fatigues toujours plus grandes qu’il s’imposait. À quelque heure de la nuit que l’on regardât sa fenêtre, on était sûr d’y voir de la lumière, et les curieux qui s’approchaient de sa porte pour tâcher de connaître l’emploi qu’il faisait de son temps, entendaient presque toujours dans sa cellule le bruit de feuillets qui se tournaient rapidement, ou le cri d’une plume sur le papier, souvent des pas mesurés et tranquilles, comme ceux d’un homme qui médite. Quelquefois même des paroles inintelligibles arrivaient aux oreilles des espions, et des cris confus, pleins de colère ou d’enthousiasme, les clouaient d’étonnement à leur place ou les faisaient fuir d’épouvante. Les moines, qui n’avaient rien compris à l’abattement de l’abbé, ne comprirent rien à son exaltation. Ils se mirent à chercher la cause de son bien-être, le but de ses travaux, et leurs sottes cervelles n’imaginèrent rien de mieux que la magie. La magie ! comme si les grands hommes pouvaient rapetisser leur intelligence immortelle au métier de sorcière, et consacrer toute leur vie à souffler dans des fourneaux pour faire apparaître aux enfans effrayés des diables à queue de chien avec des pieds de bouc ! Mais la matière ignorante ne comprend rien à la marche de l’esprit, et les hiboux ne connaissent pas les chemins par où les aigles vont au soleil.

Cependant la monacaille n’osa pas dire tout haut son opinion, et la calomnie erra honteusement dans l’ombre autour du maître, sans oser l’attaquer en face. Il trouva, dans la terreur qu’inspiraient à ses imbéciles ennemis des machinations imaginaires, une sécurité qu’il n’aurait pas trouvée dans la vénération due à son génie et à sa vertu. Du mystère profond qui l’entourait, ils s’attendaient à voir sortir quelque terrible prodige, comme d’un sombre nuage des feux dévorans. C’est ainsi qu’il fut donné à Hébronius d’arriver tranquille à son heure dernière. Quand il la vit approcher, il fit venir Fulgence, pour qui il nourrissait une paternelle affection. Il lui dit qu’il l’avait distingué de tous ses autres compagnons, à cause de la sincérité de son cœur et de son ardent amour du beau et du vrai, qu’il l’avait depuis long-temps choisi pour être son héritier spirituel, et que l’instant était venu de lui révéler sa pensée. Alors il lui raconta l’histoire intime de sa vie. Arrivé à la dernière période, il s’arrêta un instant, comme pour méditer, avant de prononcer les paroles suprêmes et définitives ; puis il reprit de la sorte : « Mon cher enfant, je t’ai initié à toutes les luttes, à tous les doutes, à toutes les croyances de ma vie. Je t’ai dit tout ce que j’avais trouvé de bon et de mauvais, de vrai et de faux, dans toutes les religions que j’ai traversées. Je t’en laisse le juge, et remets à ta conscience le soin de décider. Si tu penses que j’aie tort, et que le catholicisme, où tu as vécu depuis ton enfance, satisfasse à la fois ton esprit et ton cœur, ne te laisse pas entraîner par mon exemple, et garde ta croyance. On doit rester là où on est bien. Pour aller d’une foi à une autre, il faut traverser des abîmes, et je sais trop combien la route est pénible pour t’y pousser malgré toi. La sagesse mesure aux plantes le terrain et le vent : à la rose elle donne la plaine et la brise, au cèdre la montagne et l’ouragan. Il est des esprits hardis et curieux qui veulent et cherchent avant tout la vérité ; il en est d’autres, plus timides et plus modestes, qui ne demandent que le repos. Si tu me ressemblais, si le premier besoin de ta nature était de savoir, je t’ouvrirais sans hésiter ma pensée tout entière. Je te ferais boire à la coupe de vérité que j’ai remplie de mes larmes, au risque de t’enivrer. Mais il n’en est pas ainsi, hélas ! Tu es fait pour aimer bien plus que pour savoir, et ton cœur est plus fort que ton esprit. Tu es attaché au catholicisme, je le crois du moins, par des liens de sentiment que tu ne pourrais briser sans douleur ; et, si tu le faisais, cette vérité, pour laquelle tu aurais immolé toutes tes sympathies, ne te paierait pas de tes sacrifices. Au lieu de t’exalter, elle t’accablerait peut-être. C’est une nourriture trop forte pour les poitrines délicates, et qui étouffe quand elle ne vivifie pas. Je ne veux donc pas te révéler cette doctrine, qui fait le triomphe de ma vie et la consolation de mon heure dernière, parce qu’elle ferait peut-être ton deuil et ton désespoir. Que sait-on des ames ? Pourtant, à cause même de ton amour, il est possible que le culte du beau te mène au besoin du vrai, et l’heure peut sonner où ton esprit sincère aura soif et faim de l’absolu. Je ne veux pas alors que tu cries en vain vers le ciel, et que tu répandes sur une ignorance incurable des larmes inexaucées. Je laisse après moi une essence de moi, la meilleure partie de mon intelligence, quelques pages, fruit de toute une vie de méditations et de travaux. De toutes les œuvres qu’ont enfantées mes longues veilles, c’est la seule que je n’aie pas livrée aux flammes, parce que c’était la seule complète. Là je suis tout entier ; là est la vérité. Or, le sage a dit de ne pas enfouir les trésors au fond des puits. Il faut donc que cet écrit échappe à la brutale stupidité de ces moines. Mais comme il ne doit passer qu’en des mains dignes de le toucher et s’ouvrir qu’à des yeux capables de le comprendre, j’y veux mettre une condition, qui sera en même temps une épreuve. Je veux l’emporter dans la tombe, afin que celui de vous qui voudra un jour le lire ait assez de courage pour braver de vaines terreurs en l’arrachant à la poussière du sépulcre. Ainsi, écoute ma dernière volonté. Dès que j’aurai fermé les yeux, place cet écrit sur ma poitrine. Je l’ai enfermé moi-même dans un étui de parchemin, dont la préparation particulière pourrait le garantir de la corruption durant plusieurs siècles. Ne laisse personne toucher à mon cadavre ; c’est là un triste soin qu’on ne se dispute guère et qu’on te laissera volontiers. Roule toi-même le linceul autour de mes membres exténués, et veille sur ma dépouille d’un œil jaloux, jusqu’à ce que je sois descendu dans le sein de la terre avec mon trésor, car le temps n’est pas venu où tu pourrais toi-même en profiter. Tu n’en adopterais l’esprit que sur la foi de ma parole, et cette foi ne suffirait pas à l’épreuve d’une lutte chaque jour renouvelée contre toi par le catholicisme. Comme chaque génération de l’humanité, chaque homme a ses besoins intellectuels, dont la limite marque celle de ses investigations et de ses conquêtes. Pour lire avec fruit ces lignes que je confie au silence de la tombe, il faudra que ton esprit soit arrivé, comme le mien, à la nécessité d’une transformation complète. Alors seulement tu dépouilleras sans crainte et sans regret le vieux vêtement, et tu revêtiras le nouveau avec la certitude d’une bonne conscience. Quand ce jour luira pour toi, brise sans inquiétude la pierre et le métal, ouvre mon cercueil, et plonge dans mes entrailles desséchées une main ferme et pieuse. Ah ! quand viendra cette heure, il me semble que mon cœur éteint tressaillera comme l’herbe glacée au retour d’un soleil de printemps, et que du sein de ses transformations infinies mon esprit entrera en commerce immédiat avec le tien : car l’esprit vit à jamais, il est l’éternel producteur et l’éternel aliment de l’esprit ; il nourrit ce qu’il engendre ; et comme chaque destruction alimente une production nouvelle dans l’ordre matériel, de même chaque souffle intellectuel entretient, par une invisible communion, le souffle éveillé par lui dans un sanctuaire nouveau de l’intelligence. »

Ce discours n’éveilla pas dans le sein de Fulgence une ardeur plus grande que son maître ne l’avait pressenti ; Spiridion l’avait bien jugé en lui disant que l’heure de la connaissance n’était pas sonnée pour lui. Sans doute, des esprits plus hardis et des cerveaux plus vastes que celui de Fulgence eussent pu être institués dépositaires du secret de l’abbé ; à cette époque il s’en trouvait encore dans le cloître. Mais, sans doute aussi, ces caractères ne lui offraient point une garantie suffisante de sincérité et de désintéressement ; il devait craindre que son trésor ne devînt un moyen de puissance temporelle ou de gloire mondaine dans les mains des ambitieux, peut-être une source d’impiété, une cause d’athéisme, sous l’interprétation d’une ame aride et d’une intelligence privée d’amour. Il savait que Fulgence était, comme dit l’Écriture, un or très pur, et que si, le courage lui manquant, il venait à ne point profiter du legs sacré, du moins il n’en ferait jamais un usage funeste. Quand il vit avec quelle humble résignation ce disciple bien-aimé avait écouté ses confidences, il s’applaudit de l’avoir laissé à son libre arbitre, et lui fit jurer seulement qu’il ne mourrait point sans avoir fait passer le legs en des mains dignes de le posséder. Fulgence le jura. — Mais, ô mon maître ! s’écria-t-il, à quoi connaîtrai-je ces mains pures ? et, si nul ne m’inspire assez de confiance pour que je lui transmette votre héritage, du sein de la tombe votre voix ne montera-t-elle pas vers moi pour tancer mon aveuglement ou ma timidité ? Pourrai-je, quand la lumière sera éteinte, me diriger seul dans les ténèbres ?

— Aucune lumière ne s’éteint, répondit l’abbé, et les ténèbres de l’entendement sont, pour un esprit généreux et sincère, des voiles faciles à déchirer. Rien ne se perd, la forme elle-même ne meurt pas ; et, ma figure restant gravée dans le plus intime sanctuaire de ta mémoire, qui pourra dire que ma figure a disparu de ce monde et que les vers ont détruit mon image ? La mort rompra-t-elle les liens de notre amitié, et ce qui est conservé dans le cœur d’un ami a-t-il cessé d’être ? L’ame a-t-elle besoin des yeux du corps pour contempler ce qu’elle aime, et n’est-elle pas un miroir d’où rien ne s’efface ? Va, la mer cessera de refléter l’azur des cieux avant que l’image d’un être aimé retombe dans le néant ; et l’artiste qui fixe une ressemblance sur la toile ou sur le marbre ne donne-t-il pas, lui aussi, une sorte d’immortalité à la matière ?

Tels étaient les derniers entretiens de Spiridion avec son ami. Mais ici commence pour ce dernier une série de faits personnels, sur lesquels j’attire toute ton attention ; les voici tels qu’ils m’ont été transmis mainte fois par lui avec la plus scrupuleuse exactitude.

Fulgence ne pouvait s’habituer à l’idée de voir mourir son ami et son maître. En vain les médecins lui disaient que l’abbé avait peu de jours à vivre, sa maladie ayant dépassé déjà le terme où cessent les espérances et où s’arrêtent les ressources de l’art ; il ne concevait pas que cet homme, encore si vigoureux d’esprit et de caractère, fût à la veille de sa destruction. Jamais il ne l’avait vu plus clair et plus éloquent dans ses paroles, plus subtil dans ses aperçus, et plus large dans ses vues. Au seuil d’une autre vie, il avait encore de l’énergie et de l’activité pour s’occuper des détails de la vie qu’il allait quitter. Plein de sollicitude pour ses frères, il donnait à chacun l’instruction qui lui convenait : aux mauvais, la prédication ardente ; aux bons, l’encouragement paternel. Il était plus inquiet et plus touché de la douleur de Fulgence que de ses propres souffrances physiques, et sa tendresse pour ce jeune homme lui faisait oublier ce qu’a de solennel et de terrible le pas qu’il allait franchir.

Ici le père Alexis s’interrompit en voyant mes yeux se remplir de larmes, et ma tête se pencha sur sa main glacée, à la pensée d’un rapprochement si intime entre la situation qu’il me décrivait et celle où nous nous trouvions l’un et l’autre. Il me comprit, serra ma main avec force, et continua.

— Spiridion, voyant que cette ame tendre et passionnée dans ses attachemens allait se briser avec le fil de sa vie, essayait de lui adoucir l’horreur dont le catholicisme environne l’idée de la mort ; il lui peignait sous des couleurs sereines et consolantes ce passage d’une existence éphémère à une existence sans fin. « Je ne vous plains pas de mourir, lui répondait Fulgence ; je me plains parce que vous me quittez. Je ne suis pas inquiet de votre avenir, je sais que vous allez passer de mes bras dans ceux d’un Dieu qui vous aime ; mais moi, je vais gémir sur une terre aride et traîner une existence délaissée parmi des êtres qui ne vous remplaceront jamais pour moi ! — Ô mon enfant ! ne parle pas ainsi, répondit l’abbé ; il y a une providence pour les hommes bons, pour les cœurs aimans. Si elle te retire un ami dont la mission auprès de toi est remplie, elle donnera en récompense à ta vieillesse un ami fidèle, un fils dévoué, un disciple confiant, qui entourera tes derniers jours des consolations que tu me procures aujourd’hui. — Nul ne pourra m’aimer comme je vous aime, reprenait Fulgence, car jamais je ne serai digne d’un amour semblable à celui que vous m’inspirez ; et quand même cela devrait arriver, je suis si jeune encore ! Imaginez ce que j’aurai à souffrir, privé de guide et d’appui, durant les années de ma vie où vos conseils et votre protection m’eussent été le plus nécessaires !

— Écoute, lui dit un jour l’abbé, je veux te dire une pensée qui a traversé plusieurs fois mon esprit sans s’y arrêter. Nul n’est plus ennemi que moi, tu le sais, des grossières jongleries dont les moines se servent pour terrifier leurs adeptes ; je ne suis pas davantage partisan des extases, que d’ignorans visionnaires ou de vils imposteurs ont fait servir à leur fortune ou à la satisfaction de leur misérable vanité ; mais je crois aux apparitions et aux songes qui ont jeté quelquefois une salutaire terreur ou apporté une vivifiante espérance à des esprits sincères et pieusement enthousiastes. Les miracles ne me paraissent pas inadmissibles à la raison la plus froide et la plus éclairée. Parmi les choses surnaturelles qui, loin de causer de la répugnance à mon esprit, lui sont un doux rêve et une vague croyance, j’accepterais comme possibles les communications directes de nos sens avec ce qui reste en nous et autour de nous des morts que nous avons chéris. Sans croire que les cadavres puissent briser la pierre du sépulcre et reprendre pour quelques instans les fonctions de la vie, je m’imagine quelquefois que les élémens de notre être ne se divisent pas subitement, et qu’avant leur diffusion un reflet de nous-mêmes se projette autour de nous, comme le spectre solaire frappe encore nos regards de tout son éclat, plusieurs minutes après que l’astre s’est abaissé derrière notre horizon. S’il faut t’avouer tout ce qui se passe en moi à cet égard, je te confesserai qu’il était une tradition, dans ma famille, que je n’ai jamais eu la force de rejeter comme une fable. On disait que la vie était dans le sang de mes ancêtres à un tel degré d’intensité, que leur ame éprouvait, au moment de quitter le corps, l’effort d’une crise étrange, inconnue. Ils voyaient alors leur propre image se détacher d’eux, et leur apparaître quelquefois double et triple. Ma mère assurait qu’à l’heure suprême où mon père rendit l’esprit, il prétendait voir de chaque côté de son lit un spectre tout semblable à lui, revêtu de l’habit qu’il portait les jours de fête pour aller à la synagogue dont il était rabbin. Il eût été si facile à la raison hautaine de repousser cette légende, que je ne m’en suis jamais donné la peine. Elle plaisait à mon imagination, et j’eusse été affligé de la condamner au néant des erreurs jugées. Ces discours te causent quelque surprise, je le vois. Tu m’as vu repousser si durement les tentatives de nos visionnaires et railler d’une manière si impitoyable leurs hallucinations, que tu penses peut-être qu’en cet instant mon cerveau s’affaiblit. Je sens au contraire que les voiles se dégagent, et il me semble que jamais je n’ai pénétré avec plus de lucidité dans les perceptions inconnues d’un nouvel ordre d’idées. À l’heure d’abdiquer l’exercice de la raison superbe, l’homme sincère, sentant qu’il n’a plus besoin de se défendre des terreurs de la mort, jette son bouclier et contemple d’un œil calme le champ de bataille qu’il abandonne. Alors il peut voir que, de même que l’ignorance et l’imposture, la raison et la science ont leurs préjugés, leurs aveuglemens, leurs négations téméraires, leurs étroites obstinations. Que dis-je ? il voit que la raison et la science humaines ne sont que des aperçus provisoires, des horizons nouvellement découverts, au-delà desquels s’ouvrent des horizons infinis, inconnus encore, et qu’il juge insaisissables, parce que la courte durée de sa vie et la faible mesure de ses forces ne lui permettent pas de pousser plus loin son voyage. Il voit, à vrai dire, que la raison et la science ne sont que la supériorité d’un siècle relativement à un autre, et il se dit en tremblant que les erreurs qui le font sourire en son temps ont été le dernier mot de la sagesse humaine pour ses devanciers. Il peut se dire que ses descendans riront également de sa science, et que les travaux de toute sa vie, après avoir porté leurs fruits pendant une saison, seront nécessairement rejetés comme le vieux tronc d’un arbre qu’on recèpe. Qu’il s’humilie donc alors, et qu’il contemple avec un calme philosophique cette suite de générations qui l’ont précédé et cette suite de générations qui le suivront ; et qu’il sourie en voyant le point intermédiaire où il a végété, atome obscur, imperceptible anneau de la chaîne infinie ! Qu’il dise : J’ai été plus loin que mes ancêtres, j’ai grossi ou épuré le trésor qu’ils avaient conquis. Mais qu’il ne dise pas : Ce que je n’ai pas fait est impossible à faire, ce que je n’ai pas compris est un mystère incompréhensible, et jamais l’homme ne surmontera les obstacles qui m’ont arrêté. Car cela serait un blasphème, et ce serait pour de tels arrêts qu’il faudrait rallumer les bûchers où l’inquisition jette les écrits des novateurs.

Ce jour-là, Spiridion mit sa tête dans ses mains, et ne s’expliqua pas davantage. Le lendemain, il reprit un entretien qui semblait lui plaire et le distraire de ses souffrances.

— Fulgence ! dit-il, que peut signifier ce mot passé ? et quelle action veut marquer ce verbe : n’être plus ? Ne sont-ce pas là des idées créées par l’erreur de nos sens et l’impuissance de notre raison ? Ce qui a été peut-il cesser d’être, et ce qui est peut-il n’avoir pas été de tout temps ?

— Est-ce à dire, maître, lui répliqua le simple Fulgence, que vous ne mourrez point, ou que je vous verrai encore après que vous ne serez plus ?

— Je ne serai plus et je serai encore, répondit le maître. Si tu ne cesses pas de m’aimer, tu me verras, tu me sentiras, tu m’entendras partout. Ma forme sera devant tes yeux, parce qu’elle restera gravée dans ton esprit ; ma voix vibrera à ton oreille, parce qu’elle restera dans la mémoire de ton cœur ; mon esprit se révélera encore à ton esprit, parce que ton ame me comprend et me possède. Et peut-être, ajouta-t-il avec une sorte d’enthousiasme et comme frappé d’une idée nouvelle, peut-être te dirai-je, après ma mort, ce que mon ignorance et la tienne nous ont empêchés de découvrir ensemble et de nous communiquer l’un à l’autre. Peut-être ta pensée fécondera-t-elle la mienne ; peut-être la semence laissée par moi dans ton ame fructifiera-t-elle, échauffée par ton souffle. Prie, prie ! et ne pleure pas. Rappelle-toi que le jeune prophète Élysée demanda pour toute grâce au Seigneur qu’il mît sur lui une double part de l’esprit du prophète Élie, son maître. Nous sommes tous prophètes aujourd’hui, mon enfant. Nous cherchons tous la parole de vie et l’esprit de vérité.

Le dernier jour, l’abbé reçut les sacremens avec tout le calme et toute la dignité d’un homme qui accomplit un acte extérieur et qui l’accepte comme un symbole respectable. Il reçut tous les adieux de ses frères, leur donna sa dernière bénédiction, et, se tournant vers Fulgence, il lui dit tout bas au moment où celui-ci, le voyant si fort et si tranquille, espérait presque qu’une crise favorable s’opérait et que son ami allait lui être rendu :

— Fais-les sortir, Fulgence ; je veux être seul avec toi. Hâte-toi, je vais mourir.

Fulgence, consterné, obéit, et quand il fut seul avec l’abbé, il lui demanda, en tremblant et en pleurant, d’où lui venait, dans un moment où il semblait si calme, la pensée que sa vie allait finir si vite.

— Je me sens extraordinairement bien en effet, répondit Spiridion, et si je m’en rapportais au bien-être que j’éprouve dans mon corps et dans mon ame, je croirais volontiers que je ne fus jamais plus fort et mieux portant. Mais il est certain que je vais mourir, car j’ai vu tout à l’heure mon spectre qui me montrait le sablier, et qui me faisait signe de renvoyer tous ces témoins inutiles ou malveillans. Dis-moi où en est le sable.

— Ô mon maître ! plus d’à-moitié écoulé dans le réceptacle.

— C’est bien, mon enfant… Donne-moi l’écrit… place-le sur ma poitrine, et mets tout de suite le linceul autour de mes reins.

Fulgence obéit, le front baigné d’une sueur froide. L’abbé lui prit les mains, et lui dit encore :

— Je ne m’en vais pas… Tous les élémens de mon être retournent à Dieu, et une partie de moi passe en toi.

Puis il ferma les yeux et se recueillit. Au bout d’une demi-heure, il les rouvrit, et dit :

— Cet instant est ineffable ; je ne fus jamais plus heureux… Fulgence, reste-t-il du sable ?

Fulgence tourna ses yeux humides vers le sablier. Il ne restait plus que quelques grains dans le récipient. Emporté par un mouvement de douleur inexprimable, il serra convulsivement les deux mains de son maître, qui étaient enlacées aux siennes, et qu’il sentait se refroidir rapidement. L’abbé lui rendit son étreinte avec force, et sourit en disant : — Voici l’heure !

En cet instant, Fulgence sentit une main pleine de chaleur se poser sur sa tête. Il se retourna brusquement, et vit debout derrière lui un homme en tout semblable à l’abbé, qui le regardait d’un air grave et paternel. Il reporta ses regards sur le mourant ; ses mains s’étaient détendues, ses yeux étaient fermés. Il avait cessé de vivre de la vie des hommes.

Fulgence n’osa se retourner. Partagé entre la terreur et le désespoir, il colla son visage au bord du lit, et perdit connaissance pendant quelques instans. Mais bientôt, se rappelant le devoir qu’il avait à remplir, il reprit courage, et acheva d’ensevelir son maître bien-aimé dans le linceul. Il arrangea le manuscrit avec le plus grand soin, plaça dessus le crucifix, suivant l’usage, et croisa les bras du cadavre sur la poitrine. À peine y furent-ils, qu’ils se raidirent comme l’acier, et il sembla à Fulgence que nul pouvoir humain n’eût pu arracher le livre à ce corps privé de vie.

Il ne le quitta pas une seule minute, et le porta lui-même, avec trois autres novices, dans l’église. Là, il se prosterna près de son catafalque, et y resta, sans prendre aucun aliment, ni goûter aucun sommeil, jusqu’à ce qu’il eût de ses mains soudé le cercueil, et qu’il eût vu de ses yeux sceller la pierre du caveau. Quand ce fut fait, il se prosterna sur cette dalle, et l’arrosa de larmes amères. Alors il entendit une voix qui lui dit à l’oreille : T’ai-je donc quitté ? Il n’osa pas regarder auprès de lui. Il ferma les yeux pour ne rien voir. Mais la voix qu’il avait entendue était bien celle de son ami. Les chants funèbres résonnaient encore sous la voûte du temple, et le cortége des moines défilait lentement.

— Là, poursuivit Alexis après s’être un peu reposé, cessent pour moi les intimes révélations de Fulgence. Lorsqu’il me raconta ces choses, il crut devoir ne me rien cacher de la vie et de la mort de son maître ; mais, soit scrupule de chrétien, soit une sorte de confusion et de repentir envers la mémoire de Spiridion, il ne voulut point me raconter ce qui s’était passé depuis entre lui et l’ombre assidue à le visiter. J’ai la certitude intime qu’il eut de nombreuses apparitions dans les premiers temps ; mais la crainte qu’elles lui causaient et les efforts qu’il faisait pour s’y soustraire, les rendirent de plus en plus rares et confuses. Fulgence était un caractère flottant, une conscience timorée. Quand il eut perdu son maître, le charme de sa présence continuelle n’agissant plus sur lui, il fut effrayé de tout ce qu’il avait entendu, et peut-être de ce qu’il avait fait en inhumant le livre. Personne mieux que lui ne savait combien l’accusation de magie était indigne de la haute sagesse et de la puissante raison de l’abbé. Néanmoins, à force d’entendre dire, après sa mort, qu’il s’était adonné à cet art détestable, et qu’il avait eu commerce avec les démons, Fulgence, épouvanté des choses surnaturelles qu’il avait vues, et de celles qui, sans doute, se passaient encore en lui, chercha dans l’observance scrupuleuse de ses devoirs de chrétien un refuge contre la lumière qui éblouissait sa faible vue. Ce qu’il faut admirer dans cet homme généreux et droit, c’est qu’il trouva dans son cœur la force qui manquait à son esprit, et qu’il ne trahit jamais, même au sein des investigations menaçantes ou perfides du confessionnal, aucun des secrets de son maître. L’existence du manuscrit demeura ignorée, et, à l’heure de sa mort, il exécuta fidèlement la volonté suprême de Spiridion, en me confiant ce que je viens de te confier.

Spiridion avait érigé en statut particulier de notre abbaye, que tout religieux atteint d’une maladie grave serait en droit de réclamer, outre les soins de l’infirmier ordinaire, ceux d’un novice ou d’un religieux à son choix. L’abbé avait institué ce réglement peu de jours avant sa mort, en reconnaissance des consolations dont Fulgence entourait son agonie, afin que ce même Fulgence et les autres religieux eussent, dans leur dernière épreuve, ces secours et ces consolations de l’amitié que rien ne peut remplacer. Fulgence étant donc tombé en paralysie, je fus mandé auprès de lui. Le choix qu’il faisait de moi en cette occurence eut lieu de me surprendre, car je le connaissais à peine, et il n’avait jamais semblé me distinguer, tandis qu’il était sans cesse entouré de fervens disciples et d’amis empressés. Objet des persécutions et des méfiances de l’ordre, durant les années qui suivirent la mort de l’abbé, il avait fini par faire sa paix à force de douceur et de bonté. De guerre lasse, on avait cessé de lui demander compte des écrits hérétiques qu’on soupçonnait être sortis de la plume d’Hébronius, et on se persuadait qu’il les avait brûlés. Les conjectures sur le grand œuvre étaient passées de mode depuis que l’esprit du xviiie siècle s’était infiltré dans nos murs. Nous avions au moins dix bons pères philosophes, qui lisaient Voltaire et Rousseau en cachette, et qui poussaient l’esprit fort jusqu’à rompre le jeûne et soupirer après le mariage. Il n’y avait plus que le portier du couvent, vieillard de quatre-vingts ans, contemporain du père Fulgence, qui mêlât les superstitions du passé à l’orgueil du présent. Il parlait du vieux temps avec admiration, de l’abbé Spiridion avec un sourire mystérieux, et de Fulgence lui-même avec une sorte de mépris, comme d’un ignorant et d’un paresseux qui eût pu faire part de son secret et enrichir le couvent, mais qui avait peur du diable et faisait niaisement son salut. Cependant il y avait encore de mon temps plusieurs jeunes cerveaux que la vie et la mort d’Hébronius tourmentaient comme un problème. J’étais de ce nombre, mais je dois dire que, si le sort de cette grande ame dans l’autre vie m’inspirait quelque inquiétude, je ne partageais aucune des imbéciles terreurs de ceux qui n’osaient prier pour elle, de peur de la voir apparaître. Une superstition, qui durera tant qu’il y aura des couvens, condamnait son spectre à errer sur la terre jusqu’à ce que les portes du purgatoire tombassent tout-à-fait devant son repentir ou devant les supplications des hommes. Mais, comme, selon les moines, il est de la nature des spectres de s’acharner après les vivans qui veulent bien s’occuper d’eux pour en obtenir toujours plus de messes et de prières, chacun se gardait bien de prononcer son nom dans les commémorations particulières.

Pour moi, j’avais souvent réfléchi aux choses étranges qu’on racontait au noviciat sur les anciennes apparitions de l’abbé Spiridion. Aucun novice de mon temps ne pouvait affirmer avoir vu ou entendu l’esprit ; mais certaines traditions s’étaient perpétuées dans cette école avec les commentaires de l’ignorance et de la peur, élémens ordinaires de l’éducation monacale. Les anciens, qui se piquaient d’être éclairés, riaient de ces traditions, sans avouer qu’ils les avaient accréditées eux-mêmes dans leur jeunesse. Pour moi, je les écoutais avec avidité, mon imagination se plaisant à la poésie de ces récits merveilleux, et ma raison ne cherchant point à les commenter. J’aimais surtout une certaine histoire que je veux te rapporter.

Pendant les dernières années de l’abbé Spiridion, il avait pris l’habitude de marcher à grands pas dans la longue salle du chapitre, depuis midi jusqu’à une heure. C’était là toute la récréation qu’il se permettait, et encore la consacrait-il aux pensées les plus graves et les plus sombres ; car, si on venait l’interrompre au milieu de sa promenade, il se livrait à de violens accès de colère. Aussi les novices qui avaient quelque grace à lui demander se tenaient-ils dans la galerie du cloître contiguë à celle du chapitre, et là ils attendaient, tout tremblans, que le coup d’une heure sonnât ; car l’abbé, scrupuleusement régulier dans la distribution de sa journée, n’accordait jamais une minute de plus ni de moins à sa promenade. Quelques jours après sa mort, l’abbé Déodatus, son successeur, étant entré un peu après midi dans la salle du chapitre, en sortit, au bout de quelques instans, pâle comme la mort, et tomba évanoui dans les bras de plusieurs frères qui se trouvaient dans la galerie. Jamais il ne voulut dire la cause de sa terreur ni raconter ce qu’il avait vu dans la salle. Aucun religieux n’osa plus y pénétrer à cette heure-là, et la peur s’empara de tous les novices au point qu’on passait la nuit en prières dans les dortoirs, et que plusieurs de ces jeunes gens tombèrent malades. Cependant la curiosité étant plus forte encore que la peur, il y en eut quelques-uns d’assez hardis pour se tenir dans la galerie à l’heure fatale. Cette galerie est, vous le savez, plus basse de quelques pieds que le sol de la salle du chapitre. Les cinq grandes fenêtres en ogive de la salle donnent donc sur la galerie, et à cette époque elles étaient, comme aujourd’hui, garnies de grands rideaux de serge rouge constamment baissés sur cette face du bâtiment. Quels furent la surprise et l’effroi de ces novices, lorsqu’ils virent passer sur les rideaux la grande ombre de l’abbé Spiridion, bien reconnaissable à la silhouette de sa belle chevelure ! En même temps qu’on voyait passer et repasser cette ombre, on entendait le bruit égal et rapide de ses pas. Tout le couvent voulut être témoin de ce prodige, et les esprits forts, car dès ce temps-là il y en avait quelques-uns, prétendaient que c’était Fulgence ou quelque autre des anciens favoris de l’abbé qui se promenait de la sorte. Mais l’étonnement des incrédules fut grand lorsqu’ils purent s’assurer que toute la communauté, sans en excepter un seul religieux, novice ou serviteur était rassemblée sur la galerie, tandis que l’ombre marchait toujours et que le plancher de la salle craquait sous ses pieds comme à l’ordinaire.

Cela dura plus d’un an. À force de messes et de prières, on satisfit, dit-on, cette ame en peine, et le premier anniversaire de la mort d’Hébronius vit cesser le prodige. Cependant une autre année s’écoula encore sans que personne osât entrer dans la salle à l’heure maudite. Comme on donne à chaque chose un nom de convention dans les couvens, on avait nommé cette heure le miserere, parce que, pendant l’année qu’avait duré la promenade du revenant, plusieurs novices, désignés à tour de rôle par les supérieurs, avaient été tenus d’aller réciter le miserere dans la galerie. Quand cette apparition eut cessé, et qu’on se fut familiarisé de nouveau avec les lieux hantés par l’esprit, on disait qu’à l’heure de midi, au moment où le soleil passait sur la figure du portrait d’Hébronius, on voyait ses yeux s’animer et paraître en tout semblables à des yeux humains.

Cette légende ne m’avait jamais trouvé railleur et superbe. Je prenais un singulier plaisir à l’entendre raconter, et long-temps avant l’époque où je connus intimement Fulgence, je m’étais intéressé à ce savant abbé, dont l’ame agitée n’avait peut-être pu encore entrer dans le repos céleste, faute d’avoir trouvé des amis assez courageux ou des chrétiens assez fervens pour demander et obtenir sa grace. Dans toute la naïveté de ma foi, je m’étais posé comme l’avocat de Spiridion auprès du tribunal de Dieu, et tous les soirs, avant de m’endormir, je récitais avec onction un De Profundis pour lui. Bien qu’il fût mort une quarantaine d’années avant ma naissance, soit que j’aimasse la grandeur de ce caractère dont on rapportait mille traits remarquables, soit qu’il y eût en moi quelque chose comme une prédestination à devenir son héritier, je me sentais ému d’une vive sympathie et d’une sorte de tendresse pieuse, en songeant à lui. J’avais horreur de l’hérésie, et je le plaignais si vivement d’avoir donné dans cette erreur, que je ne pouvais souffrir qu’on parlât devant moi de ses dernières années.

Néanmoins la prudence me défendait d’avouer cette sympathie. L’inquisition exercée sans cesse par les supérieurs eût incriminé la pureté de mes sentimens. Le choix que Fulgence fit de moi pour son ami et son consolateur eut lieu de me surprendre autant qu’il surprit les autres. Quelques-uns en furent blessés, mais personne ne songea à m’en faire un crime ; car je ne l’avais pas cherché, et on n’en conçut point de méfiance. J’étais alors aussi fervent catholique qu’il est possible de l’être, et même ma dévotion avait un caractère d’orthodoxie farouche qui m’assurait, sinon la bienveillance, du moins la considération des supérieurs. Il y avait déjà quatre ans que j’avais fait profession, et cette ferveur de novice qui est devenue un terme proverbial, ne s’était pas encore démentie. J’aimais la religion catholique avec une sorte de transport ; elle me semblait une arche sainte à l’abri de laquelle je pourrais dormir toute ma vie en sûreté contre les flots et les orages de mes passions, car je sentais fermenter en moi une force capable de briser comme le verre tous les raisonnemens de la sagesse, et les idées que renferme ce mot mystère étaient les seules qui pussent m’enchaîner, parce qu’elles seules pouvaient gouverner ou du moins endormir mon imagination. Je me plaisais à exalter la puissance de cette révélation divine qui coupe court à toutes les controverses, et promet, en revanche de la soumission de l’esprit, les éternelles joies de l’ame. Combien je la trouvais préférable à ces philosophies profanes qui cherchent vainement le bonheur dans un monde éphémère, et qui ne peuvent, après avoir lâché la bride aux instincts de la matière, reprendre le moindre empire durable sur eux par le raisonnement ! J’étais chargé de presque toutes les instructions scolastiques, et je professais la théologie en apôtre exalté, faisant servir tout l’esprit de discussion et d’examen qui était en moi à démontrer l’excellence d’une foi qui proscrivait l’un et l’autre.

Je semblais donc l’homme le moins propre à recevoir les confidences de l’ami d’Hébronius. Mais un seul acte de ma vie avait révélé naguère au vieux Fulgence quel fonds on pouvait faire sur ma loyauté. Un novice m’avait confié une faute que je l’avais engagé à confesser. Il ne l’avait pas fait, et la faute ayant été découverte, ainsi que la confidence que j’avais reçue, on taxait presque mon silence de complicité. On voulait pour m’absoudre que je fisse de plus amples révélations, et que je complétasse, par la délation, l’accusation portée contre ce jeune homme. J’aimai mieux me laisser charger que de le charger lui-même. Il confessa toute la vérité, et je fus disculpé. Mais on me fit un grand crime de ma résistance, et le prieur m’adressa des reproches publics dans les termes les plus blessans pour l’orgueil irritable qui couvait dans mon sein. Il m’imposa une rude pénitence ; puis, voyant la surprise et la consternation que cet arrêt sévère répandait sur le visage des novices tremblans autour de moi, il ajouta : « Nous avons regret à punir avec la rigueur de la justice un homme aussi régulier dans ses mœurs et aussi attaché à ses devoirs que vous l’avez été jusqu’à ce jour. Nous aimerions à pardonner cette faute, la première de votre vie religieuse qui nous ait offert de la gravité. Nous le ferions avec joie, si vous montriez assez de confiance en nous pour vous humilier devant notre paternelle autorité, et si, tout en reconnaissant vos torts, vous preniez l’engagement solennel de ne jamais retomber dans une telle résistance, en faveur des profanes maximes d’une mondaine loyauté.

— Mon père, répondis-je, j’ai sans doute commis une grande faute, puisque vous condamnez ma conduite ; mais Dieu réprouve les vœux téméraires, et quand nous faisons un ferme propos de ne plus l’offenser, ce n’est point par des sermens, mais par d’humbles vœux et d’ardentes prières que nous obtenons son assistance future. Nous ne saurions tromper sa clairvoyance, et il se rirait de notre faiblesse et de notre présomption. Je ne puis donc m’engager à ce que vous me demandez.

Ce langage n’était pas celui de l’église, et, à mon insu, un instant d’indignation venait de tracer en moi une ligne de démarcation entre l’autorité de la foi et l’application de cette autorité entre les mains des hommes. Le prieur n’était pas de force à s’engager dans une discussion avec moi. Il prit un air d’hypocrite compassion, et me dit d’un ton affligé qui déguisait mal son dépit : — Je serai forcé de confirmer ma sentence, puisque vous ne vous sentez pas la force de me rassurer à l’avenir sur une seconde faute de ce genre.

— Mon père, répondis-je, je ferai double pénitence pour celle-ci. Je la fis en effet ; je prolongeai tellement mes macérations, qu’on fut forcé de les faire cesser. Sans m’en douter, ou du moins sans l’avoir prévu, j’allumai de profonds ressentimens, et j’excitai de vives alarmes dans l’esprit des supérieurs, par l’orgueil d’une expiation qui désormais me déclarait invulnérable aux atteintes des châtimens extérieurs. Fulgence fut vivement frappé du caractère inattendu que cette conduite, de ma part, révélait aux autres et à moi-même. Il lui échappa de dire que, du temps de l’abbé Spiridion, de telles choses ne se seraient point passées.

Ces paroles me frappèrent à mon tour, et je lui en demandai l’explication un jour que je me trouvai seul avec lui. — Ces paroles signifient deux choses, me répondit-il : d’abord que jamais l’abbé Spiridion n’eût cherché à arracher de la bouche d’un ami le secret d’un ami ; ensuite que, si quelqu’un l’eût osé tenter, il eût puni la tentative et récompensé la résistance. — Je fus fort surpris de cet instant d’abandon, le seul peut-être auquel Fulgence se fût livré depuis bien des années. Très peu de temps après, il tomba en paralysie, et me fit venir auprès de lui. Il me parut d’abord très gêné avec moi, et j’attendais vainement qu’il m’expliquât par quel hasard il m’avait choisi. Mais, voyant qu’il ne le faisait pas, je sentis ce qu’il y aurait eu d’indélicat à le lui demander, et je m’efforçai de lui montrer que j’étais reconnaissant et honoré de la préférence qu’il m’accordait. Il me sut gré de lui épargner toute explication, et nos relations s’établirent sur un pied de tendre intimité et de dévouement filial. Cependant la confiance eut peine à venir, quoique nous parlassions beaucoup ensemble et avec une apparence d’abandon. Le bon vieillard semblait avoir besoin de raconter ses jeunes années, et de faire partager à un autre l’enthousiasme qu’il avait pour son bien-aimé maître Spiridion. Je l’écoutais avec plaisir, éloigné que j’étais de concevoir aucune inquiétude pour ma foi ; et bientôt je pris tant d’intérêt à ce sujet, que, lorsqu’il s’en écartait, je l’y ramenais de moi-même. J’aurais bien, à cause des travaux inconnus qui avaient rempli les dernières années de l’abbé, gardé contre lui une sorte de méfiance, si les détails de sa vie m’eussent été transmis par un catholique moins régulier que Fulgence ; mais de celui-ci rien ne m’était suspect, et à mesure que par lui je me mis à connaître Spiridion, je me laissai aller à la sympathie étrange et toute puissante que m’inspirait le caractère de l’homme, sans m’alarmer des opinions finales du théologien. Cette sincérité vigoureuse et cette justice rigide qu’il avait apportées dans tous les actes de sa vie faisaient vibrer en moi des cordes jusque-là muettes. Enfin j’arrivai à chérir ce mort illustre comme un ami vivant. Fulgence parlait de lui et des choses écoulées depuis soixante ans, comme s’ils eussent été d’hier ; le charme et la vérité de ses tableaux étaient tels pour moi, que je finissais par croire à la présence du maître ou à son retour prochain au milieu de nous. Je restais parfois long-temps sous l’empire de cette illusion, et quand elle s’évanouissait, quand je revenais au sentiment de la réalité, je me sentais saisi d’une véritable tristesse, et je m’affligeais de mon erreur perdue avec une naïveté qui faisait sourire et pleurer à la fois le bon Fulgence. Malgré la résignation patiente avec laquelle ce digne religieux supportait son infirmité toujours croissante, malgré l’enjouement et l’expansion que ma présence lui apportait, il était facile de voir qu’un chagrin lent et profond l’avait rongé toute sa vie ; et plus ses jours déclinaient vers la tombe, plus ce chagrin mystérieux semblait lui peser. Enfin, sa mort étant proche, il m’ouvrit tout-à-fait son ame, et me dit qu’il m’avait jugé seul capable de recevoir un secret de cette importance, à cause de la fermeté de mes principes et de celle de mon caractère. L’une devait m’empêcher, selon lui, de m’égarer dans les abîmes de l’hérésie ; l’autre me préserverait de jamais trahir le secret du livre. Il désirait que je ne prisse point connaissance de ce livre ; mais il ajoutait, selon l’esprit du maître, que, si je venais à perdre la foi et à tomber dans l’athéisme, ce livre, quoique entaché peut-être d’hérésie, devait certainement me ramener à la croyance de la divinité et des points fondamentaux de la vraie religion. Sous ce rapport, c’était un trésor qu’il ne fallait pas laisser à jamais enfoui ; et Fulgence me fit jurer, au cas où je n’aurais jamais besoin d’y recourir, de ne point emporter ce secret dans la tombe et de le confier à quelque ami éprouvé avant de mourir. Il y eut beaucoup d’embarras et de contradictions dans les aveux du bon religieux. Il semblait qu’il y eût en lui deux consciences, l’une tourmentée par les devoirs et les engagemens de l’amitié, l’autre par les terreurs de l’enfer. Son trouble excita en moi une tendre compassion, et je ne songeai pas à porter de sévères jugemens sur sa conduite, en un moment si solennel et si douloureux. D’autre part, je commençais à me trouver moi-même dans la même situation que lui. Catholique et hérétique à la fois, d’une main j’invoquais l’autorité de l’église romaine, de l’autre je plongeais dans la tombe de Spiridion pour y chercher ou du moins pour y protéger l’esprit de révolte et d’examen. Je compris bien les souffrances du moribond Fulgence, et je lui cachai celles qui s’emparaient de moi. Il s’était soutenu vigoureux d’esprit tant que l’urgence de ses aveux avait été aux prises avec les scrupules de sa dévotion. À peine eut-il mis fin à ces agitations, qu’il commença à baisser ; sa mémoire s’affaiblit, et bientôt il sembla avoir complètement oublié jusqu’au nom de son ami. Durant les heures de la fièvre, il était livré aux plus minutieuses pratiques de dévotion, et je n’étais occupé qu’à lui réciter des prières et à lui lire des psaumes. Il s’endormait un rosaire entre les doigts, et s’éveillait en murmurant : Miserere nobis. On eût dit qu’il voulait expier, à force de puérilités, la coûteuse énergie qu’il avait déployée en exécutant la volonté dernière de son ami. Ce spectacle m’affligea. À quoi sert toute une vie de soumission et d’aveuglement, pensai-je, s’il faut à quatre-vingts ans mourir dans l’épouvante ? Comment mourront les athées et les débauchés, si les saints descendent dans la tombe pâles de terreur et manquant de confiance en la justice de Dieu ?

Une nuit, Fulgence, en proie à un redoublement de fièvre, fut agité de rêves pénibles. Il me pria de m’asseoir près de son lit et de rester éveillé, afln de l’éveiller lui-même s’il venait à s’endormir. À chaque instant, il croyait voir un spectre approcher de lui ; mais il avouait ensuite qu’il ne le voyait point, et que la peur seule de le voir faisait passer devant ses yeux des images flottantes et des formes confuses. Il faisait un beau clair de lune, et cette circonstance l’effrayait particulièrement. C’est alors que, dévoré d’une curiosité égoïste, je lui arrachai l’aveu des apparitions qu’il avait eues. Mais cet aveu fut très incomplet, sa tête s’égarait à chaque instant ; tout ce que je pus savoir, c’est que le spectre avait cessé de le visiter pendant plus de cinquante ans. C’était environ un an avant cette maladie, sous laquelle il succombait, que l’apparition était revenue. À l’heure de la nuit où la lune entrait dans son plein, il s’éveillait et voyait l’abbé assis près de lui. Celui-ci ne lui parlait point, mais il le regardait d’un air triste et sévère, comme pour lui reprocher son oubli et lui rappeler ses promesses. Fulgence en avait conclu que son heure était proche ; et, cherchant autour de lui à qui il pourrait transmettre le secret, il avait remarqué que j’étais le seul homme sur lequel il pût compter. Il n’avait voulu me faire aucune ouverture préalable, afin de ne point attirer sur nos relations l’attention des supérieurs et de ne point m’exposer par la suite à des persécutions.

La nuit se passa sans que le spectre apparût à Fulgence. Quand il vit le matin blanchir l’horizon, il secoua tristement la tête, en disant :

— C’est fini, il ne viendra plus. Il ne venait que pour me tourmenter lorsqu’il était mécontent de moi, et maintenant que j’ai fait sa volonté, il m’abandonne ! Ô maître, ô maître, j’ai pourtant exposé pour vous mon salut éternel, et peut-être suis-je damné à jamais pour vous avoir aimé plus que moi-même !

Ce dernier élan d’une affection plus forte que la peur m’attendrit profondément. Quel était donc cet homme, qui, soixante ans après sa mort, inspirait une telle épouvante, de tels dévouemens et de si tendres regrets ! Fulgence s’endormit, et se réveilla vers midi. — C’en est fait, me dit-il, je sens la vie qui de minute en minute se retire de moi. Mon cher frère, je voudrais recevoir les derniers sacremens. Allez vite assembler nos frères et demander qu’on vienne m’administrer. Hélas ! ajouta-t-il d’un air préoccupé, je mourrai donc sans savoir si son ame a fait sa paix avec la mienne ! J’ai dormi profondément ; je n’ai point entendu sa voix pendant mon sommeil. Ah ! il aimait son livre mieux que moi. Je le savais bien ! Je le lui disais quand il était parmi nous : Maître, toute votre affection réside dans votre intelligence, et votre cœur n’a rien pour nous. C’est l’histoire des hommes forts et des hommes faibles. Quand l’esprit des forts est content de nous, ils condescendent à nous rechercher ; mais nous autres, que nous approuvions ou non les spéculations de leur esprit, notre cœur leur reste indissolublement attaché.

— Père Fulgence, ne dites pas cela, m’écriai-je en le serrant dans mes bras par un élan involontaire et sans songer à me faire l’application d’un reproche qui ne s’adressait pas à moi. Ce serait la première, la seule hérésie de votre vie. Les hommes vraiment forts aiment passionément, et c’est parce que vous êtes un de ces hommes que vous avez tant aimé. Prenez courage à cette heure suprême. Si vous avez péché contre la science de l’église en restant fidèle à l’amitié, Dieu vous absoudra, parce qu’il préfère l’amour à l’intelligence. — Ah ! tu parles comme parlait mon maître, s’écria Fulgence. Voici la première parole selon mon cœur que j’aie entendue depuis soixante ans. Sois béni, mon fils ! Je te répéterai la bénédiction de Spiridion : Veuille le Tout-Puissant donner à tes vieux jours un ami fidèle et tendre comme tu l’as été pour moi !

Il reçut les sacremens avec une grande ferveur. Toute la communauté assistait à son agonie. Ceux des religieux que ne pouvait contenir sa cellule étaient agenouillés sur deux rangs dans la galerie, depuis sa porte jusqu’au grand escalier, qu’on apercevait au fond. Tout à coup Fulgence, qui semblait expirer dans une muette béatitude, se ranima, et, m’attirant vers lui, me dit à l’oreille : Il vient, il monte l’escalier ; va au-devant de lui. Ne comprenant rien à cet ordre, mais obéissant avec cet aveuglement que les moribonds ont droit d’exiger, je sortis doucement, et, sans troubler le recueillement des religieux, je franchis le seuil et portai mes regards sur cette vaste profondeur de l’escalier voûté où nageait en cet instant la vapeur embrasée du soleil. Les novices, placés toujours derrière les profès, étaient à genoux de chaque côté des rampes. Je vis alors un homme qui montait les degrés et qui s’approchait vivement. Sa démarche était légère et majestueuse à la fois, comme l’est celle d’un homme actif et revêtu d’autorité. À sa haute taille pleine d’élégance, à sa chevelure blonde et rayonnante, à son costume du temps passé, je le reconnus sur-le-champ. Il était en tout conforme à la description que Fulgence m’en avait faite tant de fois. Il traversa les deux rangées de moines qui récitaient à voix haute les litanies des saints, sans que personne s’aperçût de sa présence, quoiqu’elle fût visible pour moi comme la lumière du jour, et que le bruit de ses pas rapides et cadencés frappât mon oreille.

Il entra dans la cellule. Au moment où il passa près de moi, je tombai sur mes genoux. Sans s’arrêter, il tourna la tête vers moi, et me regarda fixement. Je continuai à le suivre des yeux. Il s’approcha du lit, prit la main de Fulgence, et s’assit auprès de lui. Fulgence ne bougea pas. Sa main resta immobile et pendante dans celle du maître ; sa bouche était entr’ouverte, ses yeux fixes et sans regard. Pendant tout le temps que durèrent les litanies, l’apparition demeura immobile, toujours penchée sur le corps de Fulgence. Au moment où elles furent achevées, celui-ci se dressa sur son séant, et, serrant convulsivement la main qui tenait la sienne, cria d’une voix forte : Sancte Spiridion, ora pro nobis, et retomba mort. Le fantôme disparut en même temps. Je regardai autour de moi pour voir l’effet qu’avait produit cette scène sur les autres assistans : au calme qui régnait sur tous les visages, je reconnus que l’esprit n’avait été visible que pour moi seul.

Vingt-quatre heures après on descendit le corps de Fulgence au sein de la terre ; je fus un des quatre religieux désignés pour le porter au fond du caveau destiné à son dernier sommeil. Ce caveau est situé au transsept de notre église. Tu as vu souvent la pierre longue et étroite qui en marque le centre, et qui porte cette étrange inscription : Hic est Veritas.

— Cette inscription, dis-je, en interrompant le père Alexis, a souvent distrait mes regards et occupé ma pensée pendant la prière. Malgré moi, je cherchais à pénétrer le sens d’une devise qui me paraissait opposée à l’esprit du christianisme. Comment, me disais-je, la vérité pourrait-elle être enfouie dans un sépulcre ? Quel enseignement les vivans peuvent-ils demander à la poussière des cadavres ? N’est-ce pas vers le ciel que nos regards doivent se tourner dès que l’étincelle de la vie a quitté notre chair mortelle, et que l’ame a brisé ses liens ?

— Maintenant, répondit Alexis, tu peux comprendre le sens mystérieux de cette épitaphe. Spiridion, dans son enthousiasme pour Bossuet, l’avait fait inscrire, ainsi que tu l’as vu, au dos du livre que le peintre de son portrait lui plaçait dans la main. Plus tard, lorsqu’il eut, avec son inaltérable bonne foi, changé une dernière fois d’opinion, voulant, en face des variations de son esprit, témoigner de la constance de son cœur, il résolut de garder sa devise, et, à sa mort, il exigea qu’elle fût gravée sur sa tombe. Noble jalousie d’un vaillant esprit que rien ne peut séparer de sa conquête, et qui demande à dormir dans sa tombe avec la vérité qu’il a gagnée, comme le guerrier avec le trophée de sa victoire ! Les moines ne comprirent pas que cette protestation du mourant ne se rapportait plus à la doctrine de Bossuet ; quelques-uns méditèrent avec méfiance sur la portée de ces trois mots ; nul n’osa cependant y porter une main profane, tant était grand le respect mêlé de crainte que l’abbé inspirait jusque dans son tombeau.

Le jour des obsèques de Fulgence, cette dalle fut levée, et nous descendîmes l’escalier du caveau, car une place avait été conservée pour l’ami de Spiridion à côté de celle même où il reposait. Telle avait été la dernière volonté du maître. Le cercueil de chêne que nous portions était fort lourd ; l’escalier, raide et glissant ; les frères qui m’aidaient, des adolescens débiles, troublés peut-être par la lugubre solennité qu’ils accomplissaient. La torche tremblait dans la main du moine qui marchait en avant. Le pied manqua à l’un des porteurs ; il roula en laissant échapper un cri, auquel les cris de ses compagnons répondirent. La torche tomba des mains du guide, et, à demi éteinte, ne répandit plus sur les objets qu’une lumière incertaine, de plus en plus sinistre. L’horreur de cet instant fut extrême pour des jeunes gens timides, élevés dans les superstitions d’une foi grossière, et prévenus contre la mémoire de l’abbé par les imputations absurdes qui circulaient encore contre lui dans le cloître. Ils croyaient sans doute que le spectre de Spiridion allait se dresser devant eux, ou que l’esprit malin, réveillé par ces saintes ablutions, allait s’exhaler en flammes livides de la fosse ténébreuse.

Quant à moi, plus robuste de corps ou plus ferme d’esprit, je ressentais une vive émotion, mais nulle terreur ne s’y mêlait, et c’était avec une sorte de vénération joyeuse que j’approchais des reliques d’un grand homme. Lorsque mon compagnon tomba, je retins à moi seul la dépouille respectable de mon maître ; mais les deux autres qui marchaient derrière nous s’étant laissé choir aussi, je fus entraîné par la secousse imprimée au fardeau, et j’allai tomber avec le cercueil de Fulgence sur le cercueil de Spiridion. Je me relevai aussitôt ; mais, en appuyant ma main sur le sarcophage de plomb qui contenait les restes de l’abbé, je fus surpris de sentir, au lieu du froid métallique, une chaleur qui semblait tenir de la vie. Peut-être était-ce le sang d’une légère blessure que je venais de me faire à la tête, et dont le sarcophage avait reçu quelques gouttes. Dans le premier moment, je ne m’aperçus point de cette blessure ; et transporté d’une sympathie étrange, inconcevable, j’embrassai ce sépulcre avec le même transport que si j’eusse senti tressaillir contre mon sein palpitant les ossemens desséchés de mon père. Je me relevai à la hâte en voyant qu’un autre moine, survenant au milieu de cette scène de terreur, avait ramassé la torche.

Je ne me rappelle pas sans une sorte de honte les pensées qui m’absorbèrent la nuit qui suivit les obsèques de Fulgence, tandis que je méditais agenouillé sur sa pierre tumulaire. Le souvenir de Spiridion m’était sans cesse présent : ébloui par le prestige de son audace intellectuelle et de cette puissance merveilleuse dont l’influence lui avait survécu si long-temps, je me sentis tout à coup possédé d’un ardent désir de marcher sur ses traces. La jeunesse est orgueilleuse et téméraire, et les enfans croient qu’ils n’ont qu’à ouvrir les mains pour saisir les sceptres qu’ont portés les morts. Je me voyais déjà abbé du couvent, comme Spiridion, maître de son livre, éblouissant le monde entier par ma science et ma sagesse. Je ne savais quelle était sa doctrine ; mais, quelle qu’elle fût, je l’acceptais d’avance, comme émanée de la plus forte tête de son siècle. Enthousiasmé par ces idées, je me levai instinctivement pour aller m’emparer du livre, et déjà je cherchais les moyens de soulever la pierre ; mais, au moment d’y porter les mains, je me sentis arrêté tout d’un coup par la pensée d’un sacrilége, et tous mes scrupules religieux, un instant écartés, revinrent m’assaillir en même temps. Je sortis de l’église à la fois charmé, tourmenté, épouvanté. L’orgueil humain et la soumission chrétienne étaient aux prises en moi ; je ne savais encore lequel triompherait, mais il me sembla que le sentiment qui avait, en une heure, pris autant de force que l’autre en dix ans, aurait bien de la peine à succomber. Cette lutte intérieure dura plusieurs jours. Enfin, mon intelligence vint au secours de l’orgueil et décida sa victoire. La foi s’enfuit devant la raison, comme l’obéissance fuyait devant l’ambition.

Ce ne fut point tout d’un coup cependant, et de parti délibéré, que j’abjurai la foi catholique. Lorsque j’accordai à mon esprit le droit d’examiner sa croyance, j’étais encore tellement attaché à cette croyance affaiblie, que je me flattais de la retremper au creuset de l’étude et de la méditation. Si elle devait s’écrouler au premier choc de l’intelligence, me disais-je, elle serait un bien pauvre et bien fragile édifice. La loi qui prescrit d’abaisser l’entendement devant les mystères a dû être promulguée pour les cerveaux faibles. Ces mystères divins ne peuvent être que de sublimes figures dont le sens trop vaste épouvanterait et briserait les cerveaux étroits. Mais Dieu aurait-il donné à l’intelligence sublime de l’homme, émanée de lui-même, les ténèbres pour domaine et la peur pour guide ? Non, ce serait outrager Dieu, et la lettre a dû être aux prophètes aussi claire que l’esprit. Pourquoi l’ame qui se sent détachée de la terre et ardente à voler vers les hautes régions de la pensée ne chercherait-elle pas à marcher sur les traces des prophètes ? Plus on pénétrera dans les mystères, plus on y trouvera de force et de lumière pour répondre aux argumens de l’athéisme, Celui-là est un enfant qui se craint lui-même, quand sa volonté est droite et son but sublime.

Qui sait, me disais-je encore, si le livre de Spiridion n’est pas un monument élevé à la gloire du catholicisme ? Fulgence a manqué de courage ; peut-être, s’il eût osé s’emparer de la science de son maître, eût-il vu cesser toutes ses alarmes. Peut-être, après bien des hésitations et bien des recherches, Hébronius, éclairé d’une lumière nouvelle et ranimé par une force imprévue, a-t-il proclamé dans son dernier écrit le triomphe de ces mêmes idées que depuis dix ans il passait à l’alambic. Je me rappelais alors la fable du Laboureur qui confie à ses fils l’existence d’un trésor enfoui dans son champ, afin de les engager à travailler cette terre, dont la fécondité doit faire leur richesse. La pensée de Spiridion a été celle-ci, me disais-je : Ne croyez pas sur la foi les uns des autres, et ne suivez pas, comme des animaux privés de raison, le sentier battu par ceux qui marchent devant vous. Ouvrez vous-mêmes votre voie vers le ciel ; tout chemin conduit à la vérité celui qu’une intention pure anime, et que l’orgueil n’aveugle pas. La foi n’a d’utilité véritable qu’autant qu’elle est librement consentie, et de fermeté réelle qu’autant qu’elle satisfait tous les besoins et occupe toutes les puissances de l’ame.

Je résolus donc de me livrer à des études sérieuses et approfondies sur la nature de Dieu et sur celle de l’homme, et de ne recourir au livre d’Hébronius qu’à la dernière extrémité, c’est-à-dire au cas où, mes forces se trouvant au-dessous d’une tâche si rude, je sentirais en moi le doute se changer en désespoir, et mes facultés épuisées ne plus suffire à fournir le reste de ma carrière.

Cette résolution conciliait tout, et ma curiosité qui s’éveillait aux mystères de la science, et ma conscience qui restait encore attachée à ceux de la foi. Avant d’en venir à cette conclusion, j’avais été fort agité, j’avais beaucoup souffert. Dans le mouvement de joie enthousiaste qu’elle me causa, je me laissai entraîner à une manifestation toute catholique de ma philosophie nouvelle. Je voulus faire un vœu : je pris avec moi-même l’engagement de ne point recourir au livre d’Hébronius avant l’âge de trente ans, fussé-je assailli jusque-là par les doutes les plus poignans, ou éclairé en apparence par les certitudes les plus vives. C’était à cet âge que l’abbé Spiridion avait été dans toute la ferveur de son catholicisme, et qu’après avoir abjuré déjà deux croyances, il s’était voué à la troisième par une indissoluble consécration. J’avais vingt-quatre ans, et je pensais que six années suffiraient à mes études. Dans ces dispositions, je m’agenouillai de nouveau sur la pierre qu’on appelait dans le couvent le hic est ; là, dans le silence et le recueillement, je prononçai à voix basse un serment terrible, vouant mon ame à l’éternelle damnation et ma vie à l’abandon irrévocable de la Providence, si je portais les mains sur le livre d’Hébronius avant l’hiver de 1766. Je ne voulus point faire ce serment dans l’ombre de la nuit, me méfiant du trouble que la solennité funèbre de certaines heures répand dans l’esprit de l’homme ; ce fut en plein midi, par un jour brûlant et à la clarté du soleil, que je voulus m’engager. La chaleur étant accablante, le prieur avait, comme il arrive quelquefois dans cette saison, accordé à la communauté une heure de sieste à midi. J’étais donc parfaitement seul dans l’église ; un profond silence régnait partout ; on n’entendait même pas le bruit accoutumé des jardiniers au dehors, et les oiseaux, plongés dans une sorte de recueillement extatique, avaient cessé leurs chants.

Mon ame se dilatait dans son orgueilleux enthousiasme ; les idées les plus riantes et les plus poétiques se pressaient dans mon cerveau en même temps qu’une confiance audacieuse gonflait ma poitrine. Tous les objets sur lesquels errait ma vue semblaient se parer d’une beauté inconnue. Les lames d’or du tabernacle étincelaient comme si une lumière céleste était descendue sur le saint des saints. Les vitraux coloriés, embrasés par le soleil, se reflétant sur le pavé, formaient entre chaque colonne une large mosaïque de diamans et de pierres précieuses. Les anges de marbre semblaient, amollis par la chaleur, incliner leurs fronts, et, comme de beaux oiseaux, vouloir cacher sous leurs ailes leurs têtes charmantes, fatiguées du poids des corniches. Les battemens égaux et mystérieux de l’horloge ressemblaient aux fortes vibrations d’une poitrine embrasée d’amour ; et la flamme blanche et mate de la lampe qui brûle incessamment devant l’autel, luttant avec l’éclat du jour, était pour moi l’emblème d’une intelligence enchaînée sur la terre, qui aspire sans cesse à se fondre dans l’éternel foyer de l’intelligence divine. Ce fut dans cet instant de béatitude intellectuelle et physique que je prononçai à demi-voix la formule de mon vœu. Mais à peine avais-je commencé que j’entendis la porte placée au fond du chœur s’ouvrir doucement, et des pas que je reconnus, car nuls pas humains ne purent jamais se comparer à ceux-là, retentirent dans le silence du lieu saint avec une indicible harmonie. Ils approchaient de moi, et ne s’arrêtèrent qu’à la place où j’étais agenouillé. Saisi de respect et transporté de joie, j’élevai la voix, et j’achevai distinctement la formule que je n’avais pas interrompue. Quand elle fut finie, je me retournai, croyant trouver debout derrière moi celui que j’avais déjà vu au lit de mort de Fulgence, mais je ne vis personne. L’esprit s’était manifesté à un seul de mes sens. Je n’étais pas encore digne apparemment de le revoir. Il reprit sa marche invisible, et, passant devant moi, il se perdit peu à peu dans l’éloignement. Quand il me parut avoir atteint la grille du chœur, tout rentra dans le silence. Je me reprochai alors de ne lui avoir point adressé la parole. Peut-être m’eût-il répondu. Peut-être était-il mécontent de mon silence, et n’eût-il attendu qu’un élan plus vif de mon cœur vers lui pour se manifester davantage. Cependant je n’osai marcher sur ses traces ni invoquer son retour, car il se mêlait une grande crainte à l’attrait irrésistible que j’éprouvais pour lui. Ce n’était pas cette terreur puérile que les hommes faibles ressentent à l’aspect d’une perturbation quelconque des faits ordinairement accessibles à leurs perceptions bornées. Ces perturbations rares et exceptionnelles, qu’on appelle à tort faits prodigieux et surnaturels, tout inexplicables qu’elles étaient pour mon ignorance, ne me causaient aucun effroi. Mais le respect que m’inspirait cet homme supérieur après sa mort, je l’eusse éprouvé, presque au même degré, si je l’eusse vu durant sa vie. Je ne pensais pas qu’il fût investi, par aucune puissance invisible, du droit de me nuire ou de m’effrayer ; je savais qu’à l’état de pur esprit il devait lire en moi et comprendre ce qui s’y passait, avec plus de force et de pénétration encore qu’il ne l’eût fait lorsque son ame était emprisonnée dans la matière. Au contraire de ces caractères timides qui eussent tremblé de le voir, je ne craignais qu’une chose, c’était de ne jamais lui sembler digne de le voir une seconde fois. Lorsque j’eus perdu l’espérance de le contempler ce jour-là, je demeurai triste et humilié. J’étais arrivé à me persuader qu’il n’était point mort hérétique, et que son ame ne subissait pas les tourmens du purgatoire, mais qu’elle jouissait dans les cieux d’une éternelle béatitude. Ses apparitions étaient une grâce, une bénédiction d’en haut, un miracle qui s’était accompli en faveur de Fulgence et de moi ; c’était pour moi un doux et glorieux souvenir, mais je n’osais demander plus qu’il ne m’était accordé.

Dès ce jour, je m’adonnai au travail avec ardeur, et, en moins de deux années, j’avais dévoré tous les volumes de notre bibliothèque qui traitaient des sciences, de l’histoire et de la philosophie. Mais, quand j’eus franchi ce premier pas, je m’aperçus que je n’avais rien fait que de tourner dans le cercle restreint où le catholicisme avait enfermé ma vie passée. Je me sentais fatigué, et je voyais bien que je n’avais pas travaillé ; mon esprit était attiédi et affaissé sous le poids de ces controverses incroyablement subtiles et patientes du moyen-âge, que j’avais abordées courageusement. Ma confiance dans l’infaillibilité de l’église n’avait pas eu le moindre combat à soutenir, puisque tous ces écrits tendaient à proclamer et à défendre les oracles de Rome ; mais précisément cette lutte sans adversaires et cette victoire sans péril me laissaient froid et mécontent. Ma foi avait perdu cette vigueur aventureuse, ce charme de sublime poésie qu’elle avait eus auparavant. Les grands éclairs de génie qui traversaient ce fatras d’écrits scolastiques, ne compensaient pas l’inutilité verbeuse de la plupart d’entre eux. D’ailleurs, ces réfutations véhémentes de doctrines qu’il était défendu d’examiner ne pouvaient satisfaire un esprit qui s’était imposé la tâche de connaître et de comprendre par lui-même. Je résolus de lire les écrits des hérétiques. La bibliothèque du couvent n’était pas, comme aujourd’hui, rassemblée dans plusieurs pièces réunies sous la même clé. La collection des auteurs hérétiques, impies et profanes, que Spiridion avait tant de fois interrogée, était restée enfouie dans une pièce inaccessible aux jeunes religieux, et très éloignée de la bibliothèque sacrée. Ce cabinet réservé était situé au bout de la grande salle du chapitre, celle même où jadis l’abbé Spiridion, avant et après sa mort, s’était promené si solennellement à de certaines heures. Cette précieuse collection était restée pour les uns un objet d’horreur et d’effroi, pour la plupart un objet d’indifférence et de mépris. Un statut du fondateur en interdisait la destruction, l’ignorance et la superstition en gardaient l’entrée. Je fus le premier peut-être, depuis le temps d’Hébronius, qui osa secouer la poussière de ces livres vénérables.

Je ne pris pas une telle résolution sans une secrète épouvante ; mais il faut dire aussi qu’il s’y mêlait une curiosité ardente et pleine de joie. L’émotion solennelle que j’éprouvai en entrant dans ce sanctuaire avait donc plus de charme que d’angoisse, et je franchis le seuil tellement absorbé par mes sensations intimes, que je ne songeai même pas à demander la permission aux supérieurs. Cette permission ne s’obtenait pas aisément, comme tu peux le croire, Angel ; peut-être même ne s’obtenait-elle pas du tout, car j’ignore si jamais aucun de nous avait eu le courage de la demander ou l’art de se la faire octroyer.

Pour moi, je n’y pensai seulement pas. La lutte qui s’était livrée au dedans de moi, lorsque ma soif de science s’était trouvée aux prises avec les résistances de ma foi, avait une bien autre importance que tous les combats où j’eusse pu m’engager avec des hommes. Dans cette circonstance comme dans tout le cours de ma vie, j’ai senti que j’étais doué d’une singulière insouciance pour les choses extérieures, et que le seul être qui pût m’effrayer, c’était moi-même. J’aurais pu pénétrer la nuit dans cet asile, à l’aide de quelque fausse clé, prendre les livres que je voulais étudier, les emporter et les cacher dans ma cellule. Cette prudence et cette dissimulation étaient contraires à mes instincts. J’entrai en plein jour, à l’heure de midi, dans la salle du chapitre ; je la parcourus dans sa longueur d’un pas assuré, et sans regarder derrière moi si quelqu’un me suivait, j’allai droit à la porte… porte fatale sur laquelle le Destin avait écrit pour moi les paroles de Dante :

Per me si va nell’eterno dolore.
Je la poussai avec une telle résolution et tant de vigueur, qu’elle obéit, bien qu’elle fût fermée par une forte serrure. J’entrai, mais aussitôt je m’arrêtai plein de surprise ; il y avait quelqu’un dans la bibliothèque, quelqu’un qui ne se dérangea pas, qui ne sembla pas s’apercevoir du fracas de mon entrée, et qui ne leva pas seulement les yeux sur moi ; quelqu’un que j’avais déjà vu une fois, et que je ne pouvais jamais confondre avec aucun autre. Il était assis dans l’embrasure d’une longue croisée gothique, et le soleil enveloppait d’un chaud rayon sa lumineuse chevelure blonde ; il semblait lire attentivement. Je le contemplai, immobile, pendant environ une demi-minute, puis je fis un mouvement pour m’élancer à ses pieds ; mais je me trouvai à genoux devant un fauteuil vide : la vision s’était évanouie dans le rayon solaire.