Spéculations/Les arbres français

SpéculationsFasquelle éd. (p. 169-171).

LES ARBRES FRANÇAIS

La « Section de la Patrie française du quartier de Plaisance » adresse divers « vœux » à « Messieurs les Conseillers municipaux nationalistes français de la Ville de Paris ». Par quelle aberration nous les soumirent-ils en même temps, c’est ce que l’esprit humain est impuissant à expliquer.

Les membres de la dite Section se sont émus surtout du rapport, déposé en avril, de M. Bouvard, architecte en chef des travaux de Paris, « où il est question, d’abord, de transformer le Champ-de-Mars, en un parc entouré d’hôtels, qui s’étendrait jusqu’à la Seine et rejoindrait les jardins actuels du Trocadéro ». Leur patriotisme s’est révolté à l’idée de voir « ces hôtels qu’on doit bâtir reliés par une galerie à l’italienne ! » Et ils déclarent qu’il serait « utile et moral, autant que plaisant de mettre au Champ-de-Mars transformé des arbres dont l’espèce est originaire de France ».

Nous ne discuterons point la moralité ni l’utilité de ce projet, mais son agrément ou plutôt la possibilité de le réaliser : à n’admettre, en effet, que des arbres dont l’espèce soit originaire de France, il n’y aura au futur Champ(de-Mars aucun arbre.

Car si l’on passe en revue les divers arbres qui bordent habituellement les promenades publiques, on devra éliminer :

Le platane (platanus acerifolia), originaire de l’Asie méditerranéenne et dont une variété se trouve dans l’Amérique du Nord ;

Le marronnier (æsculus hippocastanum), dont le nom complet est, comme on sait, marronnier d’Inde ;

L’orme (ulmus campestris), répandu dans toute l’Europe ;

Le tilleul (tilia sylvestris), qui croît en Hollande, Pologne, Canada et Hongrie, et qu’il convient de désigner du mot allemand Linde quand on veut parler de son ombrage, réservant le vocable français quand on a recours à sa tisane ;

Le cèdre du Liban, ce Juif ;

Le candélabre à gaz : les Français refusèrent, en effet, le gaz d’éclairage proposé par leur compatriote, l’ingénieur Lebon, et ne l’acceptèrent qu’importé par l’Anglais Taylor. Quant à la colonne creuse du candélabre, elle est d’origine étrusque ;

Le poteau télégraphique : la première idée du télégraphe électrique est due au Munichois Soemmering ;

La potence : tombée partout en désuétude, elle est aujourd’hui naturalisée anglaise ;

Les arbres généalogiques des citoyens français, de souches variées autant qu’exotiques, et dont la plus ancienne est germanique.

Nous ne pourrons guère voir étaler ses feuilles, dans le vaste espace ras et désolé du Champ-de-Mars, et encore si des pays d’outre-Océan ne nous le disputent point, que l’Arbre de la Liberté… en liberté.