Vies et doctrines des philosophes de l’Antiquité/Livre I


Traduction par Charles Zévort.
Charpentier (Tomes I et IIp. 1-61).
DIOGÈNE DE LAERTE.




LIVRE PREMIER.


PRÉFACE.

Quelques auteurs prétendent que la philosophie a pris naissance chez les barbares : ainsi Aristote, dans le traité de la Magie, et Sotion, au vingt-troisième livre de la Succession des Philosophes, disent qu’elle fut cultivée chez les Perses par les mages, chez les Babyloniens ou les Assyriens par les chaldéens, dans l’Inde par les gymnosophistes, chez les Celtes et les Gaulois par ceux qu’on appelait druides et semnothées. Ils s’appuient encore sur ce qu’Ochus était de Phénicie, Zamolxis de Thrace, et Atlas de Libye. Les Égyptiens assurent de leur côté que Vulcain, fils de Nilus, institua la philosophie, dont les représentants sont les prêtres et les prophètes. De Vulcain à Alexandre de Macédoine ils comptent quarante-huit mille huit cent soixante-trois ans, période pendant laquelle il y eut, disent-ils, trois cent soixante-treize éclipses de soleil et huit cent trente-deux de lune. Quant aux mages, Hermodore le platonicien prétend, dans le traité des Sciences, que le premier d’entre eux, le Perse Zoroastre, est antérieur de cinq mille ans à la prise de Troie. Xanthus de Lydie dit au contraire que de Zoroastre à l’expédition de Xerxès en Grèce il s’est écoulé six cents ans, et qu’après cette époque, plusieurs familles de mages, les Ostanes, les Astrampsyches, les Gobryes et les Patazes, se sont encore succédé jusqu’à la destruction de l’empire des Perses par Alexandre.

Mais ces auteurs se trompent lorsqu’ils attribuent aux barbares les travaux qui ont illustré la Grèce ; car c’est elle qui a produit non-seulement la philosophie mais même le genre humain. Athènes a donné le jour à Musée, Thèbes à Linus.

Musée était, dit-on, fils d’Eumolpe ; il a le premier composé une théogonie et un poëme sur la sphère. Il enseignait que tout vient d’un principe unique et y retourne. On dit qu’il mourut à Phalère et que sur son tombeau fut gravée cette épitaphe :

Le fils chéri d’Eumolpe repose ici dans les champs de Phalère.
Ce tombeau couvre la cendre de Musée.

C’est du père de Musée que les Eumolpides d’Athènes ont pris leur nom.

Quant à Linus, qu’on dit fils de Mercure et de la muse Uranie, il avait composé un poëme sur l’origine du monde, les révolutions du soleil et de la lune, la génération des animaux et des fruits ; ce poëme commençait ainsi :

Il fut un temps où tout était confondu.

Anaxagore, lui empruntant cette pensée, dit que « toutes choses étaient confondues à l’origine ; que l’intelligence survint et les mit en ordre. » Linus mourut, dit-on, en Eubée, percé par un trait d’Apollon. Voici son épitaphe :

Ici la terre a reçu le corps de Linus de Thèbes,
Fils de la muse Uranie à la brillante couronne.

Concluons donc que la philosophie a pris naissance chez les Grecs, comme le prouve d’ailleurs son nom, qui exclut toute idée d’origine étrangère.

Ceux qui en attribuent l’invention aux barbares mettent aussi en avant Orphée de Thrace, philosophe véritable selon eux, et l’un des plus anciens. Mais faut-il appeler philosophe un homme qui a débité de pareilles sottises sur le compte des dieux ? Pour moi, je ne sais quel nom donner à celui qui attribue aux dieux toutes les faiblesses humaines, même ces honteuses prostitutions qui souillent l’organe de la parole, et dont on ne trouve que peu d’exemples parmi les hommes. L’opinion commune est qu’il mourut déchiré par des femmes ; mais son épitaphe, qui est à Dium, en Macédoine, porte qu’il fut frappé de la foudre :

Le chantre à la lyre d’or, Orphée de Thrace, a été enseveli ici par les muses ;
Le roi d’en haut, Jupiter, l’a frappé de ses traits enflammés.

Ceux qui vont chercher l’origine de la philosophie chez les barbares, indiquent aussi les particularités de leurs doctrines. Ainsi ils disent que les gymnosophistes et les druides s’énonçaient en termes énigmatiques et sententieux, qu’ils recommandaient d’honorer les dieux, de s’abstenir du mal et de s’exercer au courage. On trouve aussi dans le douzième livre de Clitarque que les gymnosophistes professaient le mépris de la mort. Les chaldéens étaient livrés à l’étude de l’astronomie et à la divination. Les mages vaquaient au culte des dieux, aux sacrifices et aux prières, prétendant que la divinité ne voulait être invoquée que par eux. Ils traitaient de la substance et de la génération des dieux, au nombre desquels ils mettaient le feu, la terre et l’eau. Ils proscrivaient les représentations sensibles et par-dessus tout la croyance à des dieux mâles et femelles : ils raisonnaient sur la justice et regardaient comme une impiété de brûler les morts, comme une chose licite d’épouser sa mère ou sa fille, ainsi que le rapporte Sotion, au vingt-troisième livre. Ils s’occupaient aussi de divinations et de prédictions, prétendant que les dieux eux-mêmes se manifestaient à eux. Ils disaient que des objets s’exhalent et émanent certaines images, que l’air en est rempli, mais qu’elles ne peuvent être vues que par ceux dont la vue est assez perçante. La parure, les ornements d’or étaient proscrits par eux ; ils se vêtaient de blanc, n’avaient pour lit que la terre, pour nourriture que des légumes, un peu de fromage et de pain, pour bâton qu’un roseau dont ils se servaient, dit-on, pour porter leur fromage à la bouche et le manger. Aristote dit, dans le traité de la Magie, qu’ils ne connaissaient point cette espèce de magie qui a recours aux prestiges ; Dinon affirme la même chose au cinquième livre des Histoires ; il dit aussi que le mot Zoroastre signifie littéralement qui sacrifie aux astres. La même opinion se trouve dans Hermodore. Aristote assure encore, au premier livre de la Philosophie, que les mages sont plus anciens que les Égyptiens, qu’ils admettaient deux principes, le bon et le mauvais, et qu’ils appelaient l’un Jupiter et Oromasde, l’autre Pluton et Ariman. C’est aussi ce que dit Hermippe, au premier livre des Mages, ainsi qu’Eudoxe dans le Tour du Monde et Théopompe au huitième livre des Philippiques. Ce dernier ajoute que dans la doctrine des mages les hommes ressuscitent, qu’ils sont alors immortels et que l’univers se conserve grâce à leurs prières. Eudème de Rhodes rapporte la même chose, et Hécatée dit qu’ils croient les dieux engendrés. Cléarque de Soles prétend, dans le traité de l’Éducation, que les gymnosophistes descendent des mages. Quelques auteurs pensent que les juifs tirent aussi d’eux leur origine. Au reste, ceux qui ont écrit l’histoire des mages, critiquent Hérodote pour avoir avancé que Xerxès lança des traits contre le soleil et voulut enchaîner la mer ; ils se fondent sur ce que le soleil et la mer étaient considérés comme des dieux par les mages ; ils trouvent tout naturel au contraire que Xerxès ait brisé les statues.

Voici maintenant les idées philosophiques des Égyptiens touchant les dieux et la justice : ils enseignaient que la matière est le principe des choses ; que d’elle ont été tirés les quatre éléments, et que les animaux en sont formés ; que le soleil et la lune sont des dieux ; ils donnaient au soleil le nom d’Osiris, à la lune celui d’Isis, et les représentaient symboliquement sous la forme d’un escarbot, d’un dragon, d’un épervier et d’autres animaux, ainsi que le rapportent Manethon, dans l’Abrégé des Phénomènes naturels, et Hécatée au premier livre de la Philosophie égyptienne. Ils disaient que c’était faute de connaître la forme véritable des dieux qu’ils avaient recours à des représentations sensibles et élevaient des temples ; que le monde a commencé et doit finir ; qu’il est sphérique ; que les astres sont des masses ignées dont la bienfaisante influence produit toutes choses sur la terre ; que la lune s’éclipse lorsqu’elle pénètre dans l’ombre de la terre ; que l’âme persiste après la mort et passe dans d’autres corps ; que la pluie provient d’une transformation de l’air. Ils expliquaient également par des raisons physiques les phénomènes analogues, au dire d’Hécatée et d’Aristagoras. Ils avaient aussi établi des règles de justice dont ils rapportaient l’institution à Hermès. Les animaux utiles étaient mis par eux au rang des dieux ; enfin ils prétendaient être les inventeurs de la géométrie, de l’astronomie et de l’arithmétique.

Voilà pour ce qui regarde l’origine de la philosophie.

Pythagore est le premier qui ait donné à cette science le nom de philosophie. Héraclide rapporte, dans la dissertation sur la Léthargique, qu’il se qualifia lui-même philosophe dans un entretien qu’il eut à Sicyone avec Léonte, tyran des Sicyoniens ou Phliasiens. « Aucun homme n’est vraiment sage, disait-il, les dieux seuls ont ce privilège. » Avant lui, la philosophie s’appelait sagesse et on donnait le nom de sage à celui qui en faisait profession, c’est-à-dire, qui était arrivé à la plus haute perfection de l’âme. Le mot philosophie au contraire désigne seulement l’amour et la recherche de la sagesse. Les sages étaient aussi appelés sophistes ; mais ce nom ne leur était pas exclusivement réservé ; il s’appliquait aussi aux poëtes ; ainsi Cratinus célébrant Homère et Hésiode dans l’Archiloque, les appelle sophistes.

Les sages sont Thalès, Solon, Périandre, Cléobule, Chilon, Bias, Pittacus. On range aussi parmi les sages le Scythe Anacharsis, Myson de Chénée, Phérécyde de Syros et Épiménide de Crète. Quelques-uns même accordent ce titre au tyran Pisistrate.

La philosophie comprend deux branches principales, dont l’une a pour chef Anaximandre, disciple de Thalès, et l’autre Pythagore, disciple de Phérécyde. La première a reçu le nom d’école ionienne, parce que Thalès, maître d’Anaximandre, était Ionien ; il était de Milet. L’autre a été appelée italique, parce que Pythagore, chef de cette école, avait passé la plus grande partie de sa vie en Italie.

L’école ionienne vient aboutir à Clitomaque, à Chrysippe et à Théophraste ; l’école italique à Épicure. En effet, à Thalès succède Anaximandre ; viennent ensuite Anaximène, Anaxagore, Archélaüs, Socrate, fondateur de la philosophie morale, puis les disciples de Socrate et en particulier Platon, chef de l’ancienne Académie ; ensuite Speusippe et Xénocrate, Polémon, Crantor et Cratès, Arcésilas, chef de la moyenne Académie ; à ce dernier succède Lacyde qui commence l’Académie nouvelle, puis Carnéade, et en dernier lieu Clitomaque en qui finit l’une des branches de l’école ionienne. Voici l’ordre de succession dans les deux autres branches, celles qui aboutissent à Chrysippe et à Théophraste : d’une part, Socrate, Antisthène, Diogène le cynique, Cratès de Thèbes, Zénon de Citium, Cléanthe, Chrysippe ; de l’autre, Platon, Aristote, Théophraste. Ainsi finit la philosophie ionienne. Dans l’école italique, Pythagore a pour successeurs : Télauge son fils, Xénophane, Parménide, Zénon d’Élée, Leucippe, Démocrite, une foule d’autres, et nommément Nausiphane et Naucyde, enfin Épicure.

Parmi les philosophes, les uns sont dogmatiques, les autres sceptiques[1]. Les dogmatiques enseignent que la vérité est accessible à l’homme ; les sceptiques suspendent leur jugement et prétendent qu’elle ne peut être découverte.

Beaucoup de philosophes ont laissé des ouvrages. D’autres n’ont absolument rien écrit ; tels sont, au dire de quelques auteurs, Socrate, Stilpon, Philippe, Ménédème, Pyrrhon, Théodore, Carnéade, Bryson. On range aussi quelquefois dans la même classe Pythagore et Ariston de Chio qui n’a laissé que quelques lettres. Ceux qui n’ont composé qu’un seul ouvrage sont : Mélissus, Parménide, Anaxagore. Zénon a beaucoup écrit, Xénophane davantage, Démocrite encore plus ; ils furent surpassés à cet égard par Aristote, qui lui-même le cède à Épicure, et celui-ci à Chrysippe.

Les philosophes ont reçu différents noms, empruntés soit aux villes qu’ils habitaient, comme les éléens, les mégariques, les érétriens, les cyrénaïques ; soit au lieu de leurs réunions : les académiciens, les stoïciens ; soit encore à un fait accidentel, comme les péripatéticiens. Quelquefois le surnom est un terme de mépris, comme celui de cynique. Tantôt il exprime le caractère de la doctrine : par exemple, les eudémoniques ; tantôt d’orgueilleuses prétentions, ainsi les philalèthes[2], les éclectiques, les analogistes. Quelques-uns ont emprunté le nom du maître, comme les socratiques, les épicuriens et d’autres encore. On appelle physiciens ceux qui se renferment dans l’étude de la nature ; moralistes, ceux qui s’occupent des mœurs ; dialecticiens, ceux qui s’exercent aux subtilités du raisonnement.

La philosophie a trois parties : physique, morale, dialectique. La physique a pour objet le monde et ses phénomènes ; la morale traite de la conduite de la vie et de tout ce qui concerne l’homme ; la dialectique expose les principes et les raisons des deux autres parties. La physique régna seule jusqu’à Archélaüs ; Socrate a, comme nous l’avons dit, fondé la morale, et Zénon d’Élée la dialectique. La philosophie morale a produit dix écoles : académique, cyrénaïque, éliaque, mégarique, cynique, érétriaque, dialectique, péripatéticienne, stoïcienne, épicurienne. Elles eurent pour chefs : Académie ancienne, Platon ; moyenne, Arcésilas ; nouvelle, Lacyde ; École cyrénaïque, Aristippe de Cyrène ; éléaque, Phédon d’Elis ; mégarique, Euclide de Mégare ; cynique, Antisthène d’Athènes ; érétriaque, Ménédème d’Érétrie ; dialectique, Clitomaque de Carthage ; péripatéticienne, Aristote de Stagire ; stoïcienne, Zénon de Citium. L’école épicurienne a pris le nom de son fondateur Épicure.

Hippobotus, dans le traité des Sectes, compte neuf sectes ou écoles qu’il range dans l’ordre suivant : école mégarique, érétriaque, cyrénaïque ; école d’Épicure, d’Annicéris, de Théodore, de Zénon ou stoïcienne ; académie ancienne, péripatétisme. Il ne mentionne ni l’école cynique, ni celle d’Élis, ni l’école dialectique. Quant à la philosophie pyrrhonienne, la plupart la laissent de côté à cause de l’indétermination de ses principes. Quelques-uns cependant disent que sous certains rapports c’est une école, et sous d’autres, non. C’est une école, disent-ils, si pour constituer une école il suffit de simples raisonnements, appropriés bien ou mal aux phénomènes ; en ce sens, on peut l’appeler école sceptique ; mais s’il faut au contraire des dogmes positifs et fortement enchaînés, ce n’est plus une école, car elle n’a pas de dogmes.

Voilà ce que nous avions à dire sur les commencements et les parties de la philosophie, sur les diverses écoles et la succession des doctrines.

Dans ces derniers temps[3], Potamon d’Alexandrie a fondé une nouvelle école qu’il appelle éclectique ; sa méthode consiste à choisir dans toutes les autres doctrines ce qui lui paraît juste et raisonnable. Il admet, comme il le dit lui-même dans ses Principes, que la vérité a pour critérium, d’une part, la faculté qui juge, c’est-à-dire la faculté régulatrice ; de l’autre, ce qui est la base du jugement, à savoir une représentation exacte de l’objet. Les principes de toutes choses sont, selon lui : la matière, l’agent, l’acte[4] et le lieu ; c’est-à-dire ce dont et ce pourquoi les choses sont faites, comment et où elles sont. Il dit aussi que le but unique de tous nos efforts doit être une vie ornée de toutes les perfections, sans excepter les biens du corps, ceux du moins que comporte la nature, et les biens extérieurs.

Passons maintenant à l’histoire des philosophes, à commencer par Thalès.




CHAPITRE PREMIER.


THALÈS.

Hérodote, Duris et Démocrite rapportent que Thalès, fils d’Examius et de Clobuline, était de la famille des Thélides, l’une des plus illustres de Phénicie, et issue elle-même de Cadmus et d’Agénor, au dire de Platon. Le premier il reçut le nom de sage, sous l’archontat de Damasias à Athènes[5]. Ce fut aussi à la même époque, suivant Démétrius de Phalère dans la Liste des Archontes, que les sept sages furent ainsi nommés. D’après ces témoignages, Thalès aurait obtenu le droit de cité à Milet, lorsqu’il y arriva avec Nélée chassé de Phénicie. Mais l’opinion la plus accréditée est qu’il était originaire de Milet, et d’une illustre famille. Après s’être consacré d’abord aux affaires publiques, il se livra à l’étude de la nature, mais ne laissa aucun ouvrage, selon quelques auteurs ; car l’Astronomie nautique qui porte son nom est, dit-on, de Phocus de Samos. Callimaque lui attribue la découverte de la petite Ourse et s’exprime ainsi dans les Iambes :

C’est lui, dit-on, qui reconnut la constellation du Chariot,
Sur laquelle les Phéniciens règlent leur navigation.

Quelques auteurs soutiennent qu’il a écrit, mais seulement sur deux points particuliers, le solstice et l’équinoxe, jugeant tout le reste impossible à expliquer[6]. D’autres, et parmi eux Eudème, dans l’Histoire de l’Astronomie, rapportent que le premier il se livra à l’observation des astres, qu’il prédit les éclipses de soleil et l’époque des solstices, découvertes qui lui valurent les éloges de Xénophane et d’Hérodote. La même chose est attestée par Héraclite et Démocrite. On a aussi prétendu qu’il avait le premier proclamé l’immortalité de l’âme ; le poète Chœrilus, entre autres, est de cette opinion. Le premier il signala la marche du soleil entre les tropiques, et enseigna que la lune est sept cent vingt fois moins grande que le soleil ; le premier aussi il appela trigésime le dernier jour du mois ; enfin on lui doit, dit-on, les premières spéculations sur la nature.

Aristote et Hippias disent qu’il attribuait une âme même aux êtres inanimés, se fondant sur les phénomènes observés dans l’ambre et dans l’aimant. Pamphila raconte, de son côté, qu’il avait appris la géométrie des Égyptiens ; que le premier il inscrivit dans le cercle un triangle rectangle, et qu’il immola un bœuf à cette occasion. — Apollodore le calculateur et quelques autres mettent cela sur le compte de Pythagore. — Thalès étendit les découvertes que Callimaque, dans les Iambes, attribue à Euphorbe de Phrygie, celles relatives aux propriétés du triangle scalène et en général à la théorie des lignes. Il paraît aussi avoir porté une grande sagacité dans les affaires publiques ; car Crésus ayant sollicité l’alliance des Milésiens, il.empêcha qu’elle ne fût conclue, ce qui sauva la ville lors du triomphe de Cyrus. Héraclide raconte, d’après Clytus, qu’il menait une vie solitaire et retirée. Quelques auteurs prétendent qu’il fut marié et eut un fils nommé Cibissus ; d’autres assurent qu’il garda le célibat et adopta le fils de sa sœur.

On lui demandait un jour pourquoi il ne songeait pas à avoir des enfants : « C’est, dit-il, que j’aime les enfants[7]. »

Sa mère le pressant de se marier, il répondit : « Il n’est pas temps encore. » Plus tard, lorsqu’il fut d’un âge mûr, comme elle renouvelait ses instances, il dit : « Il n’est plus temps. »

Hiéronymus de Rhodes rapporte, au second livre des Mémoires divers, que voulant montrer qu’il était facile de s’enrichir, il prit à ferme tous les pressoirs à huile, dans la prévision d’une excellente récolte, et en retira des sommes considérables.

L’eau était pour lui le principe de toutes choses ; il soutenait encore que le monde est vivant et rempli d’âmes. On dit aussi que ce fut lui qui détermina les saisons et partagea l’année en trois cent soixante-cinq jours. Il n’eut aucun maître, à l’exception des prêtres qu’il fréquenta en Égypte. Hiéronymus dit qu’il calcula la hauteur des pyramides, en prenant pour base leur ombre au moment où les ombres sont égales aux objets. Minyès le fait vivre dans la familiarité de Thrasybule, tyran de Milet.

On connaît l’histoire du trépied trouvé par des pêcheurs, et que les Milésiens offrirent aux sages : Des jeunes gens d’Ionie achetèrent, dit-on, un coup de filet à des pêcheurs de Milet ; un trépied ayant été tiré de l’eau, une contestation s’éleva, et les Milésiens ne pouvant accorder les parties, envoyèrent consulter l’oracle de Delphes. Le dieu répondit en ces termes :

Enfants de Milet, vous m’interrogez au sujet du trépied :
Je l’adjuge au plus sage.

En conséquence, on le donna à Thalès, qui le transmit à un autre et celui-ci à un troisième ; enfin Solon le reçut et l’envoya à Delphes, en disant que le premier des sages c’était le dieu. Callimaque, dans les lambes, donne une version différente empruntée à Léandre de Milet. Il dit qu’un certain Bathyclès d’Arcadie laissa en mourant un vase qu’il léguait au plus sage. Thalès le reçut et en fit don à un autre ; puis le vase lui étant revenu, après avoir passé de main en main, il l’envoya au temple d’Apollon Didyméen[8], avec cette inscription, suivant Callimaque :

Deux fois Thalès me reçut pour prix ; il me consacre au dieu qui règne sur le peuple de Nélée.

Voici l’inscription en prose : « Thalès de Milet, fils d’Examius, consacre à Apollon Didyméen le prix que deux fois il reçut des Grecs. » Celui qui avait porté le vase de l’un à l’autre était le fils de Bathyclès, appelé Thyrion, au dire d’Éleusis, dans l’Achille, et d’Alexandre de Mynde, dans le neuvième livre des Traditions. Eudoxe de Cnide et Évanthe de Milet racontent, de leur côté, que Crésus avait confié à un de ses amis une coupe d’or pour la donner au plus sage des Grecs. Il l’offrit à Thalès ; puis la coupe, passant de main en main, arriva à Chilon qui fit demander à Delphes quel homme était plus sage que lui. L’oracle désigna Myson, dont nous parlerons plus tard. — C’est ce même Myson qu’Eudoxe substitue à Cléobule, et Platon à Périandre, dans la liste des sages. — Voici la réponse du dieu :

Je déclare que Myson, de Chénée sur l’Œta,
L’emporte sur toi par la sublimité du génie.

C’était Anacharsis qui consultait l’oracle. Dédacus le platonicien et Cléarque disent que Crésus envoya la coupe à Pittacus et qu’elle circula ensuite de l’un à l’autre. Andron assure, d’un autre côté, dans le Trépied, que les Argiens proposèrent au plus sage des Grecs un trépied, prix de la vertu, qu’Aristodème de Sparte en fut jugé digne et qu’il le passa à Chilon. Aristodème est cité par Alcée dans ces vers :

C’est, dit-on, de la bouche d’Aristodème
Que Sparte entendit autrefois cette maxime d’un grand sens :
« L’argent, c’est l’homme ; jamais pauvre
Ne fut ni vertueux ni honoré. »

Suivant un autre récit, un vaisseau chargé, que Périandre envoyait à Thrasybule, tyran de Milet, vint échouer sur les rivages de l’île de Cos, et c’est là que plus tard des pêcheurs trouvèrent le trépied. D’après Phanodicus, il aurait été trouvé sur les côtes de l’Attique, transporté à Athènes et donné à Bias par un décret du peuple. — Nous dirons, dans la vie de Bias, la raison de cet honneur. — Voici encore une autre version : Le trépied était l’œuvre de Vulcain qui le donna à Pélops, à l’occasion de ses noces. Il appartint ensuite à Ménélas, et Pâris l’enleva avec Hélène ; mais celle-ci, prétextant qu’il serait un sujet de querelle, le jeta à la mer non loin de Cos. Plus tard, des habitants de Lébédos achetèrent en cet endroit un coup de filet, et les pêcheurs amenèrent le trépied ; une dispute s’éleva et on se rendit à Cos : les Lébédiens ne pouvant obtenir raison, s’adressèrent aux Milésiens leurs métropolitains, et ceux-ci, après une ambassade inutile, déclarèrent la guerre aux habitants de Cos. Beaucoup de monde avait déjà péri de part et d’autre, lorsque enfin intervint un oracle qui ordonnait de donner le trépied au plus sage. Thalès, désigné par les deux partis, le donna lui-même à un autre, et après qu’il lui fut revenu, il l’offrit à Apollon Didyméen.

La réponse de l’oracle aux habitants de Cos était ainsi conçue :

Il n’y aura pas de terme à la guerre que se font les habitants de Mérope et les Ioniens, avant que le trépied d’or que Vulcain a jeté dans les flots ne sorte de votre ville, donné par vous à celui qui connaît le présent, l’avenir et le passé.

À ceux de Milet :

Enfants de Milet, vous interrogez Phœbus au sujet du trépied….

Le reste comme plus haut. En voilà assez sur ce sujet.

Hermippe, dans les Vies, attribue à Thalès ces paroles que d’autres mettent dans la bouche de Socrate : « Je remercie la fortune de trois choses : d’être membre de l’espèce humaine plutôt que bête ; d’être homme plutôt que femme ; d’être Grec et non barbare. »

On raconte qu’étant sorti de chez lui, sous la conduite d’une vieille femme, pour observer les astres, il tomba dans une fosse, et que comme il se fâchait, la vieille lui dit : «  Ô Thalès, tu ne vois pas ce qui est à tes pieds et tu veux connaître ce qui se passe dans le ciel ! » Timon parle aussi de son amour pour l’astronomie et le loue en ces termes dans les Silles :

Tel fut aussi Thalès, sage parmi les sages, illustre astronome.

Lobon d’Argos compte environ deux cents vers de sa composition, et dit qu’on grava ceux-ci au-dessous de sa statue :

Thalès, enfant de l’Ionie, le plus savant des astronomes.
Milet l’a donné au monde.

Il cite comme de lui les vers suivants qui faisaient partie des chants gnomiques :

Beaucoup de paroles ne sont pas une marque d’esprit.
Êtes-vous sage ? attachez-vous à une seule chose,
À un objet unique, mais important ;
Par là, vous mettrez un terme à l’intarissable caquetage des bavards.

On lui attribue les maximes suivantes : « Dieu est le plus ancien des êtres, car il est par lui-même ; — le monde est ce qu’il y a de plus beau, étant l’œuvre de Dieu ; — l’espace est ce qu’il y a de plus grand : il embrasse tout ; — l’esprit ce qu’il y a de plus rapide : il se répand à travers toutes choses ; — la nécessité ce qu’il y a de plus puissant : elle triomphe de tout ; — le temps ce qu’il y a de plus sage : il fait tout découvrir. »

Il disait encore qu’il n’y a aucune différence entre la vie et la mort : « Qui t’empêche donc de mourir ? lui dit-on. — C’est, reprit-il, qu’il n’y a aucune différence. »

On lui demandait lequel avait précédé, du jour ou, de la nuit : « La nuit, dit-il, a précédé d’un jour. »

Interrogé si les mauvaises actions échappaient à la connaissance des dieux, il répondit : « Pas même les pensées. »

Une autre fois, un adultère lui ayant demandé s’il pouvait jurer n’avoir pas commis d’adultère, il lui dit : « Le parjure n’est pas pire que l’adultère. » Quelle est, lui disait-on, la chose la plus difficile ? — Se connaître soi-même, reprit-il. — La plus aisée ? — Donner des conseils. — La plus agréable ? — Réussir. — Qu’est-ce que Dieu ? — Ce qui n’a ni commencement ni fin. — Qu’avez-vous vu de plus extraordinaire ? — Un tyran arrivé à la vieillesse. — Quelle est la plus douce consolation du malheur ? — La vue d’un ennemi plus malheureux encore. — Quel est le meilleur moyen de mener une vie pure et vertueuse ? — Éviter ce qu’on blâme dans les autres. — Quel est l’homme heureux ? — Celui dont le corps est sain, l’esprit cultivé, la fortune suffisante. »

Il disait encore qu’il faut penser à ses amis, présents ou absents ; qu’on ne doit point farder son visage et que la véritable beauté est celle de l’âme. « Gardez-vous, disait-il, de vous enrichir par des moyens honteux. — Que jamais on ne puisse vous reprocher une parole malveillante envers vos amis. — Attendez-vous à être traité par vos enfants comme vous aurez traité vos parents. »

Il attribuait les débordements du Nil à ce que les vents étésiens, soufflant en sens contraire du courant, font remonter les eaux.

Apollodore, dans les Chroniques, le fait naître la première année de la trente-cinquième olympiade[9] Il mourut à l’âge de soixante-dix-huit ans, ou, suivant un autre témoignage, celui de Sosicrate, à l’âge de quatre-vingt-dix ans. En effet, Sosicrate place sa mort dans la cinquante-huitième olympiade ; il ajoute que Thalès était contemporain de Crésus, et qu’il avait offert de lui faire passer, sans pont, le fleuve Halys, en détournant son cours.

Il y a eu cinq autres Thalès, au dire de Démétrius de Magnésie, dans les Homonymes. Un mauvais rhétheur de Calatia ; un peintre habile, de Sicyone ; un troisième, fort ancien, contemporain d’Hésiode, d’Homère et de Lycurgue ; un quatrième, cité par Duris dans le traité de la Peinture ; enfin un cinquième plus récent, mais fort obscur, mentionné par Denys dans les Critiques.

Thalès, le sage, contemplait un combat gymnique lorsqu’il succomba tout à coup à la chaleur, à la soif et à l’épuisement de la vieillesse. On mit cette inscription sur son tombeau :

Contemple ici le tombeau d’un homme au puissant génie, de Thalès !
Ce monument est peu de chose, mais sa gloire s’élève jusqu’aux cieux.

J’ai moi-même composé sur lui les vers suivants, dans le premier livre des Épigrammes ou Recueil de toute mesure :

Le sage Thalès contemplait les jeux de la lutte, lorsque tu l’enlevas du milieu du stade, Jupiter, dieu de la lumière ! je te rends grâce de l’avoir rapproché des cieux ; car, vieux comme il était, il ne pouvait plus de la terre observer les astres.

C’est de lui qu’est la maxime : « Connais-toi toi-même, » maxime qu’Antisthène, dans la Succession des philosophes, attribue à Phémonoé, en accusant Chilon de se l’être appropriée.

Quant aux sept sages, sur lesquels j’ai cru utile de donner ici quelques notions générales, voici ce que j’ai pu recueillir : Damon de Cyrène, auteur d’une Histoire des Philosophes, les enveloppe tous, et les sages surtout, dans une même proscription. Anaximène dit que toutes les compositions des sages ne sont que poétiques. Dicéarque prétend que ce ne sont pas des sages ni des philosophes, mais bien des hommes de sens et des législateurs.

Archétimus de Syracuse, a raconté leur conférence avec Cypsélus, conférence à laquelle il dit avoir assisté. Ephorus dit qu’ils se réunirent chez Crésus et que Thalès seul fit défaut. On prétend aussi qu’ils s’assemblèrent à Panionie[10], à Corinthe et à Delphes.

À l’égard de leurs maximes, les sentiments sont partagés ; souvent la même sentence est attribuée à plusieurs d’entre eux, par exemple celle qui est exprimée dans ces vers :

Le sage Chilon, de Lacédémone, a dit autrefois :
« Rien de trop ; le bien en tout, c’est la mesure. »

On n’est pas non plus d’accord sur le nombre des sages : Léandre substitue à Cléobule et à Myson, Léophantus fils de Gorsiada, de Lébédos ou d’Éphèse, et Épiménide de Crète. Platon, dans le Protagoras, met Myson à la place de Périandre ; Ephorus remplace Myson par Anacharsis ; d’autres ajoutent Pythagore. Dicéarque en cite d’abord quatre sur lesquels il n’y a aucune contestation : Thalès, Bias, Pittacus, Solon ; puis six autres, parmi lesquels on choisit pour compléter la liste ; ce sont : Aristodème, Pamphilus, Chilon de Lacédémone, Cléobule, Anacharsis et Périandre. Quelques-uns ajoutent Acusilaüs d’Argos, fils de Caba ou Scabra. Hermippe, dans le livre des Sages en cite dix-sept parmi lesquels on choisit diversement les sept principaux ; ce sont : Solon, Thalès, Pittacus, Bias, Chilon, Myson, Cléobule, Périandre, Anacharsis, Acusilaüs, Épiménide, Léophantus, Phérécyde, Aristodème, Pythagore, Lasus d’Hermione, fils de Charmantidas, ou de Sisymbrinus, ou bien encore, suivant Aristoxène, de Chabrinus, enfin Anaxagore.

Hippobotus, dans la Liste des Philosophes, donne les noms suivants : Orphée, Linus, Solon, Périandre, Anacharsis, Cléobule, Myson, Thalès, Bias, Pittacus, Épicharme, Pythagore.

On attribue à Thalès les lettres qui suivent :

THALÈS À PHÉRÉCYDE.

J’apprends que tu le disposes à donner aux Grecs un traité des choses divines, ce que n’a encore fait aucun des Ioniens. Peut-être vaudrait-il mieux réserver pour l’intimité ce que tu écris, que de le confier, sans aucune chance d’utilité, au premier venu. Si donc tu l’as pour agréable, j’irai entendre de la bouche même les doctrines. J’ai fait avec Solon d’Athènes le voyage de Crète pour y étudier l’histoire du pays ; nous avons été en Égypte consulter les prêtres et les astronomes ; serions-nous assez dépourvus de sens pour ne pas nous rendre également auprès de toi ? car Solon m’accompagnera si tu l’y autorises. Tu aimes à rester chez toi, et, peu empressé de voir des étrangers, tu passes rarement en Ionie ; cela tient sans doute à ce que tes écrits t’absorbent entièrement. Quant à nous qui n’écrivons pas, nous parcourons et la Grèce et l’Asie.

THALÈS À SOLON.
Si tu quittes Athènes, tu trouveras, je crois, à Milet, un séjour des plus convenables. Cette ville est une colonie athénienne, et tu y seras en toute sûreté. Peut-être la tyrannie à laquelle Milet est soumise te déplaira-t-elle, car tu détestes les tyrans, quels qu’ils soient ; mais notre amitié t’offrira une agréable compensation. Bias t’a aussi écrit de venir à Priène ; si tu préfères le séjour de cette ville, j’irai moi-même m’y établir auprès de toi.


CHAPITRE II.


SOLON.

Solon, de Salamine, était fils d’Execestidas. Il débuta dans son administration en faisant voter la loi Sisachthia, qui portait affranchissement des personnes et des biens. Jusque-là, beaucoup de citoyens engageaient leur liberté pour emprunter, et étaient réduits par le besoin à la condition de mercenaires ; on lui devait à lui-même sept talents sur l’héritage de son père ; il en fit remise, et par là engagea les autres à agir de même. On voit aisément pourquoi cette loi fut appelée Sisachthia, ou loi de décharge. Il proposa ensuite d’autres lois, qu’il serait trop long de rapporter ici, et les fit graver sur des tables de bois.

Voici l’un des traits les plus remarquables de sa vie : Les Athéniens et les Mégariens se disputaient la possession de Salamine, sa patrie ; mais les Athéniens, plusieurs fois vaincus, avaient fini par rendre un décret portant peine de mort contre quiconque proposerait de reconquérir cette île. Alors Solon, simulant la folie, s’avança, une couronne sur la tête, au milieu de la place publique ; là, il fit lire par le héraut une pièce de vers dont le sujet était Salamine, et il excita un tel enthousiasme que les Athéniens reprirent les armes contre ceux de Mégare, et furent vainqueurs.

Les vers qui firent le plus d’impression sur le peuple sont ceux-ci :

Que ne suis-je né à Pholégandre[11], ou à Sicine[12],

Plutôt qu’à Athènes ! Que ne puis-je changer de patrie !
Partout autour de moi j’entendrai ces mots injurieux :
« Voici un de ces Athéniens qui ont abandonné Salamine. »

Et plus loin :

Allons à Salamine, allons reconquérir cette terre précieuse, et secouer le poids de notre honte.

Il persuada aussi aux Athéniens de conquérir la Chersonèse de Thrace. Quant à Salamine, pour que l’occupation parût fondée sur le droit, non moins que sur la force, il fit ouvrir quelques tombeaux et montra que les morts étaient tournés vers l’orient, conformément à la coutume athénienne ; que les tombeaux eux-mêmes affectaient cette direction, et que les inscriptions indiquaient la tribu à laquelle le mort appartenait, usage également athénien. On dit aussi qu’à ce vers d’Homère dans l’énumération des vaisseaux :

Ajax amena douze vaisseaux à Salamine[13],

il ajouta celui-ci :

Et il alla se joindre aux guerriers athéniens.

À partir de ce moment, le peuple lui accorda toute sa confiance, au point qu’on l’eût vu avec plaisir s’emparer de la tyrannie. Mais bien loin d’y consentir, il empêcha de tout son pouvoir, au dire de Sosicrate, l’usurpation de Pisistrate, son parent, dont il avait pénétré les ambitieux desseins. Un jour même il se présenta dans l’assemblée, armé de la lance et du bouclier, et dénonça les intrigues de Pisistrate. Il fit plus : il déclara qu’il était prêt à combattre dans l’intérêt public. « Athéniens, dit-il, je suis ou plus sage ou plus courageux que vous ; plus sage que ceux qui ne voient pas les menées de Pisistrate, plus courageux que ceux qui les connaissent et que la crainte rend muets. » Mais l’assemblée, dévouée à Pisistrate, le traita d’insensé. Alors il s’écria :

Le temps n’est pas loin où mes concitoyens sauront quelle est ma folie ;
Ils le sauront quand la vérité paraîtra au grand jour.

Voici les vers dans lesquels il prédisait la tyrannie de Pisistrate :

Tel un nuage vomit et la neige et la grêle,
Telle la foudre s’élance du sein de l’éclair enflammé ;
Tel aussi l’homme puissant couvre de ruine les cités,
Et le peuple aveugle, soumis à un maître, tombe en un dur esclavage.

Lorsque Pisistrate se fut emparé du pouvoir, Solon refusa de se soumettre et déposa ses armes devant le tribunal des stratèges en s’écriant : « Ô ma patrie, j’ai mis à ton service et ma parole et mon bras ! » Il s’embarqua ensuite pour l’Égypte, d’où il passa en Chypre, et de là à la cour de Crésus. Ce prince lui ayant un jour demandé quel était l’homme le plus heureux, il répondit : « L’Athénien Tellus, Cléobis et Biton. » On connaît le reste de sa réponse. On raconte aussi que Crésus se montra à lui couvert des ornements les plus magnifiques et assis sur son trône, et qu’il lui demanda s’il avait jamais vu plus, beau spectacle. « Oui, dit-il, j’ai vu des coqs, des faisans et des paons ; la nature les a ornés d’une parure mille fois plus belle. » En quittant la cour il passa en Cilicie et y fonda une ville qui, de son nom, fut appelée Solos. Il y établit quelques Athéniens qui, ayant peu à peu corrompu leur langage par leurs rapports avec les étrangers, donnèrent lieu à l’expression faire des solécismes. On les appelle Soléens, et Soliens les habitants de Solos en Chypre.

Solon, lorsqu’il apprit que l’usurpation de Pisistrate était consommée, écrivit aux Athéniens en ces termes :

Si vous expiez durement vos fautes, n’en accusez pas les dieux. C’est vous qui avez fortifié vos ennemis ; vous leur avez donné des gardes, et ils en ont profité pour vous imposer un dur esclavage. Chacun de vous en particulier a la ruse du renard ; mais s’agit-il de l’intérêt général ? vous n’avez ni intelligence, ni pénétration. Vous regardez à la langue et aux belles paroles d’un homme, mais pour les actes, vous n’en tenez aucun compte.

Pisistrate de son côté, lorsqu’il eut appris le départ de Solon, lui adressa cette lettre :

PISISTRATE À SOLON.

Bien d’autres que moi, parmi les Grecs, se sont emparés de la souveraineté ; et d’ailleurs je n’ai fait que rentrer dans mes droits, à titre de descendant de Codrus. J’ai repris un pouvoir que les Athéniens avaient juré de conserver à Codrus et à ses descendants, et qu’ils leur avaient ensuite retiré. Du reste, je ne manque en rien ni aux dieux, ni aux hommes. Je fais observer les lois que tu as données aux Athéniens, et elles le sont beaucoup mieux que sous le gouvernement populaire ; car je ne tolère aucune injustice. Tyran, je n’ai d’autre privilège que celui du rang et de la dignité ; je me contente du tribut que l’on payait autrefois aux rois ; je ne demande à chacun des Athéniens que la dîme de son revenu, non pas pour moi, mais pour l’entretien des sacrifices publics, pour parer aux diverses dépenses de l’État et aux éventualités de la guerre. Quant à toi, je ne t’en veux point d’avoir dévoilé mes desseins ; je sais qu’en cela tu as obéi plutôt à l’amour du bien public qu’à un sentiment de haine personnelle ; d’ailleurs tu ignorais quelle serait mon administration. Si tu l’avais su, tu aurais vu sans déplaisir le succès de mon entreprise, et tu serais encore parmi nous. Reviens donc à Athènes ; je n’ai pas besoin de te jurer que Solon n’a rien à craindre de Pisistrate ; car tu sais que mes ennemis eux-mêmes n’ont eu qu’à s’applaudir de moi. Si tu veux être de mes amis, tu seras au premier rang, car je connais la bonne foi et ta loyauté. Que si tu ne veux point habiter Athènes, tu es libre ; mais du moins ce n’est pas moi qui t’exile de ta patrie.


Telle est la lettre de Pisistrate.

Solon fixait à soixante-dix ans le terme de la vie humaine. Voici quelques-unes de ses lois les plus sages : Si quelqu’un refuse de soutenir ses parents, qu’il soit déclaré infâme. Qu’il en soit de même de celui qui aura dissipé son patrimoine. Qu’il soit permis à chacun d’accuser l’homme oisif. — Lysias dit, dans la harangue contre Nicias, que cette dernière loi fut établie par Dracon, et que Solon ne fit que la confirmer. — Il déclara exclu des charges publiques l’homme qui se prostituerait à un autre ; il modéra les récompenses assignées aux athlètes : pour les jeux olympiques, le prix fut réduit à cinq cents drachmes, à cent pour les jeux isthmiques ; les autres dans la même proportion. Il était absurde, disait-il, d’accorder à des athlètes des récompenses qui devraient être réservées à ceux qui mouraient dans les guerres, et consacrées à nourrir et élever leurs enfants aux frais du public. Ce fut là, du reste, ce qui produisit tant d’actions d’éclat, tant de guerriers illustres, tels que Polyzélus, Cynégire, Callimaque et tous les héros de Marathon, sans compter Harmodius, Aristogiton, Miltiade et mille autres. Quant aux athlètes, leur éducation est coûteuse, leurs victoires ruineuses ; en un mot, leurs couronnes sont prises plutôt sur la patrie que sur les ennemis. Puis, une fois vieux, ils ne sont plus, selon l’expression d’Euripide,

Que de vieux manteaux dont il ne reste que la trame.

C’est pour ces motifs que Solon en faisait peu de cas. En législateur judicieux, il défendit que le tuteur habitât avec la mère de ses pupilles et que la tutelle fût confiée à celui qui devait hériter en cas de mort des mineurs. Il statua encore que le graveur ne pourrait garder l’empreinte d’un cachet qu’il aurait vendu ; que celui qui aurait crevé l’œil à un borgne perdrait les deux yeux ; que celui qui se serait emparé d’une chose trouvée serait puni de mort ; que l’archonte surpris dans l’ivresse subirait la même peine. Il ordonna de chanter avec suite les poésies d’Homère, le second rhapsode devant toujours commencer où aurait fini le premier. Solon a donc plus fait pour Homère que Pisistrate, suivant la remarque de Diuchidas, au cinquième livre des Mégariques. Les vers que l’on chantait le plus fréquemment étaient ceux-ci :

Ceux qui gouvernaient Athènes[14], etc.

C’est lui qui a surnommé le trentième jour du mois jour de l’ancienne et nouvelle lune ; c’est aussi lui, suivant Apollodore, au second livre des Législateurs, qui a le premier autorisé les neuf archontes à opiner en commun. Une sédition s’étant élevée, il ne prit parti ni pour la ville, ni pour la campagne, ni pour la côte. Il disait que « les paroles sont l’image des actions ; que le plus puissant est roi ; que les lois ressemblent à des toiles d’araignées : si un insecte faible y tombe, il est enveloppé ; un plus fort les brise et s’échappe. — Le silence, disait-il encore, est le sceau du discours, le temps celui du silence. — Les favoris des tyrans ressemblent aux cailloux dont on se sert pour compter et dont la valeur varie selon la position qu’ils occupent ; tantôt les tyrans donnent à leurs favoris honneurs et puissance, tantôt ils les abaissent. »

On lui demandait pourquoi il n’avait pas porté de loi contre les parricides : « C’est, dit-il, que j’ai cru ce crime impossible. » Quelqu’un lui ayant demandé quel était le meilleur moyen de mettre fin à l’injustice, il répondit : « C’est que ceux qu’elle n’atteint pas s’en indignent autant que ceux qui en sont victimes. » « La richesse, disait-il encore, engendre la satiété, et la satiété l’orgueil. »

Ce fut lui qui apprit aux Athéniens à régler les jours sur le cours de la lune. Il interdit les tragédies de Thespis, comme n’étant que futilité et mensonges. Lorsque Pisistrate se fut blessé volontairement, Solon s’écria : « Voilà les enseignements du théâtre. »

Voici, d’après Apollodore, dans le traité des Écoles philosophiques, les conseils qu’il avait coutume de donner : « Ayez plus de confiance dans la probité que dans les serments. — Évitez le mensonge. — Appliquez-vous à des choses utiles. — Ne vous hâtez point de choisir vos amis, mais conservez ceux que vous vous êtes faits. — Avant de commander, apprenez à obéir. — Ne donnez pas le conseil le plus agréable, mais le plus utile. — Prenez la raison pour guide. — Évitez la société des méchants. — Honorez les dieux. — Respectez vos parents. » On dit que Mimnerme ayant exprimé cette pensée :

Puissé-je, sans maladie et sans douleur,
Terminer ma carrière à l’âge de soixante ans.

Solon le reprit ainsi :

Si tu veux suivre mes conseils, supprime cela.
Ne me sache pas mauvais gré de reprendre un homme tel que toi,
Mais reviens sur ta pensée et dis :
« Terminer ma carrière à quatre-vingts ans. »

Les vers suivants, qui font partie des chants gnomiques, sont de lui :

Observe avec soin les hommes :
Souvent ils cachent dans le cœur un trait acéré,
Et vous parlent avec un visage ouvert ;
Leur langage est double,
Leur âme remplie de ténébreuses pensées.

On sait qu’il écrivit des lois ; des harangues ; des exhortations à lui-même ; des élégies ; cinq mille vers sur Salamine et sur le gouvernement d’Athènes ; des ïambes et des épodes. Au-dessous de sa statue on inscrivit ces vers :

Solon ! l’île qui a brisé la fureur aveugle des Mèdes,
Salamine, compte ce divin législateur au nombre de ses enfants.

Il florissait vers la quarante-sixième olympiade. Sosicrate dit qu’il fut archonte à Athènes la troisième année de cette même olympiade, et que c’est alors qu’il donna ses lois. Il mourut à Chypre à l’âge de quatre-vingts ans, après avoir recommandé à ses amis de transporter son corps à Salamine, de le brûler et d’en répandre la cendre par tout le pays. Cratinus, faisant allusion à ce fait, lui prête ces paroles, dans le Chiron :

J’habite cette île, à ce qu’on rapporte ;
Mes cendres ont été répandues sur toute la ville d’Ajax.

Je lui ai aussi consacré une épigramme dans le livre cité plus haut, où j’ai célébré les morts illustres en vers de tout rhythme, épigrammes et chants lyriques. La voici :

Les flammes ont dévoré le corps de Solon, à Chypre, sur une terre étrangère ;
Mais Salamine a recueilli ses restes, et leur poussière engraisse les moissons.
Un char rapide a emporté son âme vers les cieux ;
Car il portait ses lois, fardeau léger.

On lui attribue cette sentence : « Rien de trop. »

Dioscoride raconte, dans les Commentaires, que Solon pleurant la mort de son fils, sur le nom duquel il ne nous est rien parvenu, quelqu’un lui dit : « Vos larmes sont inutiles. — C’est pour cela même que je pleure, répondit-il ; parce qu’elles sont inutiles. »

Voici des lettres qu’on lui attribue :

SOLON À PÉRIANDRE.

Tu m’écris que tu es environné de conspirateurs. Mais quand tu te débarrasserais de tous tes ennemis connus, tu n’en serais pas plus avancé. Ceux-là même que tu ne soupçonnes pas conspireront contre toi, celui-ci parce qu’il craindra pour lui-même, cet autre parce que, te voyant assiégé de terreurs, il n’aura pour toi que du mépris. Enfin, ne fusses-tu pas suspect, il se trouverait encore une foule de gens qui en conspirant contre toi croiraient bien mériter du pays. Le mieux est donc de renoncer à la tyrannie, pour bannir tout sujet de crainte. Si cependant tu ne peux te résoudre à l’abandonner, songe à te procurer des forces étrangères supérieures à celles du pays ; par ce moyen tu n’auras plus rien à craindre et tu ne seras obligé d’attenter à la vie de personne.

SOLON À ÉPIMÉNIDE.

Mes lois, par elles-mêmes, ne pouvaient être d’une grande utilité à Athènes, pas plus que les purifications auxquelles tu as présidé. La religion et les législateurs ne peuvent à eux seuls rendre les cités heureuses ; mais telles sont les dispositions de ceux qui gouvernent la multitude, tels sont aussi les fruits de la religion et des lois. Gouvernent-ils bien ? elles sont utiles ; s’ils gouvernent mal, elles ne servent à rien. Mes lois n’ont point rendu mes concitoyens meilleurs, parce que les chefs ont perdu la république en permettant à Pisistrate d’arriver à la tyrannie. J’eus beau avertir, on ne me crut pas ; les Athéniens eurent plus de foi à ses discours flatteurs qu’à mes avertissements sincères. Alors, déposant mes armes devant le tribunal des stratèges, je dis que j’étais plus clairvoyant que ceux qui ne voyaient pas les desseins tyranniques de Pisistrate et plus courageux que ceux qui, les voyant, n’osaient pas les combattre. Mais eux, ils m’accusaient de folie. Je m’écriai alors : « Ô ma patrie, je suis prêt à te défendre de ma parole et de mon bras ; mais ils me traitent d’insensé ; je pars donc, je laisse le champ libre à Pisistrate, moi son seul ennemi. Quant à eux, qu’ils se fassent ses satellites si bon leur semble. »

Tu connais Pisistrate, ô mon ami ; tu sais avec quelle habileté il s’est emparé de la tyrannie : il commença par flatter le peuple ; ensuite il se fit volontairement une blessure, courut au tribunal des héliastes, en criant que c’étaient ses ennemis qui l’avaient traité ainsi, et demanda quatre cents jeunes gens pour sa garde. J’eus beau protester, il obtint tout ce qu’il voulut, et, entouré de ces satellites armés de massues, il renversa le gouvernement populaire. Le peuple, qui n’avait eu pour but que d’affranchir le pauvre de l’esclavage, passa lui-même sous le joug et devint l’esclave d’un seul, de Pisistrate.

SOLON À PISISTRATE.
Je te crois, lorsque tu assures que je n’ai rien à craindre de ta part. J’étais ton ami avant ton usurpation, et, maintenant encore, je ne suis pas plus ton ennemi que tout autre Athénien qui hait la tyrannie. Le gouvernement d’un seul vaut-il mieux pour Athènes que la démocratie ? c’est une question que chacun peut décider à son gré. J’avoue même que tu es le meilleur de tous les tyrans ; mais je ne juge pas à propos de retourner à Athènes. Si je le faisais, après avoir établi l’égalité et refusé pour mon compte la tyrannie que l’on m’offrait, on pourrait m’accuser d’approuver ta conduite.
SOLON À CRÉSUS.

Je le remercie de ta bienveillance à mon égard. Je le jure par Minerve que, si je ne voulais avant tout vivre dans un état libre, je préférerais le séjour de ton royaume à celui d’Athènes opprimée par la tyrannie de Pisistrate. Mais il me convient mieux de vivre là où règne une juste égalité. J’irai cependant auprès de toi pour y jouir quelque temps de ton hospitalité.




CHAPITRE III.


CHILON.

Chilon de Lacédémone, fils de Damagète, a laissé deux cents vers élégiaques. Il disait que la prévoyance de l’avenir, appuyée sur le raisonnement, est pour l’homme la vertu par excellence. Son frère s’affligeant de n’avoir pas été nommé éphore, comme lui, il lui dit : « Moi, je sais supporter l’injustice ; mais toi, tu ne le sais pas. » Il obtint cette dignité vers la cinquante-cinquième olympiade, Pamphila dit dans la cinquante-sixième, et elle ajoute d’après Sosicrate, qu’il est le premier à qui cette dignité ait été conférée, sous l’archontat d’Euthydème.

Ce fut aussi Chilon qui donna les éphores pour adjoints aux rois de Lacédémone, quoique Satyrus fasse remonter cette institution à Lycurgue. Hérodote raconte qu’ayant vu les chaudières bouillir sans feu pendant qu’Hippocrate[15] faisait un sacrifice, à Olympie, il lui conseilla de ne point se marier, ou, s’il l’était, de renvoyer sa femme et de désavouer ses enfants. On rapporte aussi qu’ayant demandé à Ésope ce que faisait Jupiter, il en reçut cette réponse : « Il abaisse les grands et élève les petits. » On lui demandait à lui-même ce qui distingue l’homme instruit de l’ignorant : « Les bonnes espérances, » dit-il. À cette question : Quelles sont les choses les plus difficiles ? il répondit : « Taire un secret, bien employer son temps, supporter une injustice. »

On lui doit encore ces préceptes : « Retenez votre langue, surtout dans un festin. — Ne parlez mal de personne, si vous ne voulez entendre, à votre tour, des choses désobligeantes. — Point de menaces ; cela ne convient qu’aux femmes. — Que le malheur d’un ami vous trouve plus empressé que sa bonne fortune. — Faites un mariage assorti. — Ne dites pas de mal des morts. — Respectez la vieillesse. — Veillez sur vous-même. — Plutôt une perte qu’un gain honteux : l’un n’afflige qu’une fois ; l’autre est une source éternelle de regrets. — Ne riez pas des malheureux. — Êtes-vous puissant ? soyez bienveillant, afin qu’on ait pour vous plus de respect que de crainte. — Apprenez à bien gouverner votre propre maison. — Que la langue chez vous ne devance pas la pensée. — Domptez la colère. — Ne rejetez point la divination. — Ne désirez pas l’impossible. — Ne vous hâtez point en route. — Ne gesticulez pas en parlant : c’est le propre d’un insensé. — Obéissez aux lois. — Menez une vie paisible. »

Parmi ses vers gnomiques, les plus célèbres sont ceux-ci :

La pierre de touche sert à éprouver l’or et en fait connaître la pureté ; de même aussi l’or éprouve l’homme et met en évidence les bons et les méchants.

On dit qu’arrivé à la vieillesse il se rendait lui-même ce témoignage, qu’il n’avait pas conscience de s’être jamais écarté de la justice. Il disait cependant que sur un seul point il conservait des doutes : ayant à prononcer sur un de ses amis, dans une cause capitale, il avait voté conformément à la loi, mais en même temps il avait conseillé d’absoudre son ami, afin de ménager en même temps la loi et l’amitié. Ce qui le rendit surtout célèbre parmi les Grecs, c’est la prédiction qu’il fit au sujet de Cythère, île de Laconie : lorsqu’on lui eut dit la situation de cette île, il s’écria : « Plût aux dieux qu’elle n’eût jamais existé, ou qu’elle eût été engloutie dès le premier jour ! » Prédiction justifiée par l’événement ; car lorsque Démarate se fut enfui de Lacédémone, il conseilla à Xerxès de réunir ses vaisseaux autour de cette île ; et si Xerxès eût suivi cet avis, la Grèce était perdue. Plus tard Nicias en fit la conquête sur les Lacédémoniens, y établit une garnison athénienne et fit de là beaucoup de mal à ceux de Sparte.

Chilon avait une diction brève et serrée. C’est pour cela qu’Aristagoras de Milet donne à cette manière le nom de genre chilonien ; il dit aussi que c’était là la manière de Branchus, celui qui a bâti le temple des Branchides[16].

Chilon était déjà vieux vers la cinquante-deuxième olympiade, à l’époque où florissait Ésope le fabuliste. Hermippe dit qu’il mourut à Pise, en embrassant son fils vainqueur au pugilat dans les jeux olympiques. L’excès de la joie et l’épuisement de la vieillesse causèrent sa mort. Toute l’assemblée lui rendit les derniers devoirs avec de grands honneurs. J’ai composé à ce sujet l’épigramme suivante :

Brillant Pollux, je te rends grâce de ce que le fils de Chilon a remporté au pugilat la couronne d’olivier. Son père mourut de joie en voyant son triomphe. Ne le plaignons pas ! Moi aussi, puissé-je avoir une pareille fin.

On grava cette inscription au bas de sa statue :

Sparte, terrible par sa lance, a donné le jour à Chilon, le plus grand des sept sages.

On lui doit cette maxime- : « Caution, ruine prochaine. » On a aussi de lui cette courte lettre :

CHILON À PÉRIANDRE.

Tu m’ordonnes de renoncer à marcher contre les émigrés, et tu me menaces de prendre les armes de ton côté. Pour moi, je pense qu’un roi absolu a déjà bien de la peine à se maintenir chez lui, et j’estime heureux le tyran qui meurt naturellement dans son lit.




CHAPITRE IV.


PITTACUS.

Pittacus de Mitylène eut pour père Hyrrhadius, originaire de Thrace, selon Duris. Uni aux frères d’Alcée, il renversa Mélanchrus, tyran de Lesbos. Investi ensuite du commandement de l’armée mitylénienne, dans la guerre que se firent les Mityléniens et les Athéniens au sujet du territoire d’Achille, il résolut de terminer le différend par un combat singulier contre le général athénien Phrynon, qui avait remporté le prix du pancrace aux jeux olympiques. Ayant caché un filet sous son bouclier, il enveloppa soudainement son adversaire, le tua et assura ainsi aux siens le territoire disputé. Cependant Apollodore dit, dans les Chroniques, que les Athéniens ne laissèrent pas de le contester dans la suite aux Mityléniens ; que Périandre fut choisi pour arbitre, et qu’il l’adjugea aux Athéniens. Pittacus, par cette victoire, se concilia si bien la faveur de ses concitoyens, qu’ils lui conférèrent l’autorité suprême. Il la garda dix ans, mit ordre aux affaires de l’État et se démit ensuite du pouvoir. Il survécut dix autres années à cette abdication.

Les Mityléniens lui firent don d’un terrain qu’il consacra, et qui, aujourd’hui encore, s’appelle le champ de Pittacus. Toutefois Sosicrate prétend qu’il en consacra seulement une partie et se réserva le reste en disant que la moitié était plus que le tout. On dit aussi que Crésus lui ayant envoyé de l’argent, il le refusa, sous prétexte qu’il était déjà deux fois trop riche, ayant hérité de son frère mort sans enfants. Pamphila raconte, au second livre des Commentaires, que son fils Tyrrhée se trouvant à Cumes, dans la boutique d’un barbier, y fut tué par une hache que jeta maladroitement un forgeron. Les Cuméens livrèrent le meurtrier à Pittacus ; mais celui-ci, après avoir pris connaissance des faits, le renvoya libre, en disant : « Mieux vaut le pardon que le repentir. » Suivant Héraclite, ce serait en rendant la liberté à Alcée, prisonnier entre ses mains, qu’il aurait dit : « Il vaut mieux pardonner que punir. »

Il fit des lois, une entre autres qui punissait du double toute faute commise dans l’ivresse. Il avait pour but, par cette disposition, de prévenir l’ivrognerie, l’île produisant beaucoup de vin.

Une de ses maximes était qu’il est difficile de rester vertueux. Simonide a dit à ce sujet :

La vertu est chose bien difficile, suivant le mot de Pittacus.

Platon rapporte aussi cette maxime dans le Protagoras.

Il disait aussi que les dieux eux-mêmes ne peuvent lutter contre la nécessité, et que le commandement est l’épreuve de l’homme. Comme on lui demandait en quoi consiste la perfection, il répondit : « À bien faire ce qu’on fait actuellement. » Crésus lui demanda une autre fois quelle est l’autorité la plus grande : « C’est, dit-il, celle des tables gravées, » par allusion aux lois. Il disait que les véritables victoires sont celles qui ne coûtent point de sang.

Phocaïcus parlant de chercher un homme probe, il lui dit : « Tu chercheras longtemps sans le trouver. » Quelqu’un lui ayant demandé quelle était la chose la plus agréable : « Le temps, dit-il. — La plus obscure ? — L’avenir. — La plus sûre ? — La terre. — La plus incertaine ? — La mer. »

« L’homme prudent, disait-il encore, prévoit le malheur avant qu’il soit arrivé ; l’homme courageux le supporte. — Ne dites point ce que vous avez dessein de faire ; on rirait de vous si vous ne réussissiez pas. — N’insultez pas aux malheureux, ou craignez leurs vengeances. — Ne retenez pas un dépôt. — Ne dites pas de mal d’un ami ; pas même d’un ennemi. — Pratiquez la piété. — Aimez la tempérance. — Respectez la vérité et la bonne foi. — Acquérez de l’expérience et de la dextérité. — Cultivez l’amitié. — Soyez soigneux. »

Parmi ses maximes en vers, la suivante est célèbre :

Il faut s’armer des flèches et du carquois,
Pour s’élancer à la poursuite du méchant.
La vérité n’est jamais dans sa bouche ;
Son langage est double,
Comme sa pensée.

Il a composé six cents vers d’élégies et un traité en prose, sur les Lois, à l’usage de ses concitoyens. Il florissait vers la quarante-deuxième olympiade et mourut dans un âge avancé, sous Aristomène, la troisième année de la cinquante-deuxième olympiade ; il avait alors soixante-dix ans. On mit cette épitaphe sur son tombeau :

Ici repose Pittacus, fils d’Hyrrhadius. Lesbos qui lui a donné le jour arrose de ses larmes le tombeau qu’elle lui a élevé.

On lui doit cette maxime : « Saisissez l’occasion. »

Phavorinus, au premier livre des Commentaires, et Démétrius, dans les Homonymes, citent un autre Pittacus, également législateur, surnommé Pittacus le Petit. Quant au sage, Callimaque rapporte dans ses épigrammes la réponse qu’il fit à un jeune homme qui le consultait sur son mariage :

Un habitant d’Atarné fit un jour cette question à Pittacus de Mitylène : « Bon vieillard, je puis choisir entre deux jeunes filles ; l’une m’est supérieure par la fortune et la naissance, l’autre est du même rang que moi ; que faire ? Dis-moi ton avis ; laquelle dois-je épouser ? À ces mots Pittacus levant son bâton, arme de la vieillesse, lui dit : « Vois ; ceux-ci te diront tout ce que tu veux savoir (et en même temps il lui montrait des enfants qui, sur une vaste place, faisaient rapidement tourner leurs toupies à coups de fouet) ; suis leur exemple. » L’étranger s’approche et les entend crier : « À toi, celle qui est à ta portée. » C’en fut assez ; instruit par le jeu des enfants, il ne prit point femme de haut parage et fit un mariage assorti. Suivez son exemple et prenez une femme de votre rang.

Il est vraisemblable que Pittacus parlait ainsi d’après sa propre expérience ; car il avait épousé une femme d’une condition supérieure à la sienne, la sœur de Dracon, fils de Penthilus, de l’orgueil de laquelle il eut beaucoup à souffrir.

Alcée donne à Pittacus divers surnoms : il l’appelle cagneux, parce qu’il avait les pieds plats et traînait la jambe ; pied percé, parce qu’il avait des engelures aux pieds ; bouffi, à cause de son orgueil ; ventru et enflé, parce qu’il était gras ; oiseau de nuit, parce qu’il soupait sans lumière ; fumier, parce qu’il était sale et malpropre. Il s’exerçait habituellement à moudre du blé, suivant Cléarque le philosophe. On a de lui la lettre suivante :

PITTACUS À CRÉSUS.

Tu m’engages à aller en Lydie contempler ton bonheur. Je crois facilement, même sans l’avoir vu, que le fils d’Alyatte est le plus riche des rois. À quoi me servirait donc d’aller à Sardes ? Je n’ai pas besoin d’or ; car ce que je possède me suffit, à moi et à mes amis. J’irai cependant, afin de jouir de ton hospitalité.




CHAPITRE V.


BIAS.

Bias, de Priène, fils de Teutamus, est mis par Satyrus à la tête des sept sages. Quelques auteurs assurent qu’il appartenait à la noblesse de Priène ; mais Duris dit au contraire qu’il y était étranger. Phanodicus rapporte qu’il racheta de jeunes Messéniennes captives, les éleva comme ses enfants, les dota et les renvoya à Messène auprès de leurs parents. C’est à la même époque que des pêcheurs trouvèrent sur les côtes de l’Attique, comme on l’a vu plus haut, un trépied d’airain avec cette inscription : Au plus sage. Ces jeunes filles se présentèrent alors à l’assemblée, suivant Satyrus ; — Phavorinus et d’autres disent que ce furent leurs parents ; — elles déclarèrent que le titre de sage appartenait à Bias, et alléguèrent comme preuve sa conduite à leur égard. Le trépied lui fut donc envoyé. Mais Bias le refusa, en disant qu’il n’y avait de sage qu’Apollon. D’autres assurent qu’il le consacra à Hercule, dans la ville de Thèbes, en considération de ce qu’il était lui-même issu des Thébains, dont Priène était une colonie, au dire de Phanodicus. On raconte encore que lors du siège de Priène par Alyatte, Bias fit engraisser deux mulets qu’il chassa ensuite vers le camp des assiégeants. Alyatte fut frappé d’étonnement en voyant que les animaux mêmes étaient si bien nourris ; et, songeant à lever le siège, il envoya un messager reconnaître l’état de la place. Bias avait à dessein fait recouvrir de blé des monceaux de sable, qu’il montra à l’envoyé, et sur le rapport de celui-ci, Alyatte fit la paix avec les Priéniens. Plus tard, il fit prier Bias de venir auprès de lui ; mais il n’en obtint que cette réponse : « J’engage Alyatte à manger des oignons ; » c’est-à-dire à verser des larmes.

On dit aussi que Bias était doué d’une grand puissance oratoire, mais qu’il ne consacrait son talent qu’à défendre de bonnes causes. Démodicus de Léros fait allusion à cela lorsqu’il dit : « Si vous êtes juge, rendez la justice comme à Priène. » Hipponax dit aussi : « Dans vos jugements, surpassez même Bias de Priène. »

Voici comment il mourut : après avoir plaidé une cause, dans un âge fort avancé, on le vit pencher la tête sur le sein de son petit-fils ; la réplique de la partie adverse terminée, les juges prononcèrent en faveur du client de Bias ; mais lorsqu’on leva l’audience, on le trouva mort, dans la même position. La ville lui fit de magnifiques funérailles et on grava cette inscription sur son tombeau :

Celle pierre couvre Bias, gloire de l’Ionie, né dans les champs illustres de Priène.

J’ai fait aussi sur lui cette épigramme :

Ici repose Bias. L’inflexible Mercure l’a conduit aux enfers quand déjà la neige de la vieillesse couvrait son front. Il plaidait en faveur d’un ami lorsque, se penchant sur le bras d’un enfant, il entra dans le sommeil éternel.

Il avait composé deux mille vers sur l’Ionie et les moyens de la rendre heureuse. Parmi ses sentences poétiques on a surtout remarqué la suivante :

Si vous habitez une ville, soyez affable pour tout le monde[17], vous serez bien vu de tous. Des manières hautaines ont souvent produit de tristes catastrophes.

On lui attribue encore ces maximes : « La force du corps est un don de la nature ; mais savoir donner à sa patrie un bon conseil est le propre de l’intelligence et de la sagesse. — Beaucoup de gens ne doivent leur fortune qu’au hasard. — Celui-là est malheureux, qui ne sait pas supporter le malheur. — C’est le propre d’une âme malade de désirer l’impossible et de ne pas songer aux maux d’autrui. »

Quelqu’un lui demandant ce qu’il y a de plus difficile : « C’est, dit-il, de supporter un revers de fortune. »

Il était un jour en mer avec des gens impies ; une tempête s’étant élevée tout à coup, ses compagnons de voyage se mirent à invoquer les dieux. « Silence ! leur dit-il ; les dieux pourraient s’apercevoir que vous êtes ici. »

Un impie lui demandait ce que c’est que la piété ; il garda le silence. L’autre voulut en savoir la raison. « Je me tais, dit-il, parce que tu m’interroges sur des choses qui ne te regardent pas. »

On lui demandait un jour quelle est la chose la plus douce pour les hommes : « L’espérance, » dit-il.

Il répétait souvent qu’il est plus agréable d’être juge entre ses ennemis qu’entre ses amis ; car dans le premier cas on gagne un de ses ennemis ; dans le second on s’aliène certainement un ami.

On lui demandait à quoi l’homme prend le plus de plaisir : « Au gain, » répliqua-t-il.

Il disait encore qu’il faut envisager la vie comme si elle devait être tout à la fois longue et courte, et qu’on doit aimer comme si l’on devait haïr un jour, parce que la plupart des hommes sont pervers. On lui doit les préceptes suivants : « Ne vous hâtez pas d’entreprendre une affaire ; mais une fois décidé, persistez fortement dans votre résolution. — Ne vous pressez pas de parler ; c’est une preuve de sottise. — Soyez prudent. — Au sujet des dieux, contentez-vous de dire qu’ils existent. — Ne louez pas un homme pervers à cause de ses richesses. — Quand vous voudrez obtenir quelque chose, ayez plutôt recours à la persuasion qu’à la violence. — Tout ce que vous faites de bien, rapportez-le aux dieux. — Pendant que vous êtes jeune, faites-vous de la sagesse un viatique pour la vieillesse ; car c’est là le moins fragile de tous les biens. »

Nous avons déjà dit qu’Hipponax fait mention de Bias. Le morose Héraclite lui-même fait de lui ce pompeux éloge : « Priène a donné le jour à Bias, le plus illustre de tous les sages. » Les habitants de Priène lui dédièrent une chapelle qu’ils appelèrent Teutamium. Sa maxime était : « La plupart des hommes sont méchants. »




CHAPITRE VI.


CLÉOBULE.

Cléobule, fils d’Évagoras, était de Lindos, ou, suivant Duris, de Carie. Quelques auteurs prétendent qu’il se donnait pour descendant d’Hercule. Il était d’une force et d’une beauté remarquables et avait été initié à la philosophie égyptienne. Il eut une fille nommée Cléobuline, auteur d’énigmes en vers hexamètres et dont Cratinus fait mention dans le drame intitulé : Les Cléobulines. On rapporte aussi qu’il releva le temple de Minerve construit par Danaüs.

Il avait composé trois mille vers de chants lyriques et d’énigmes. On lui a également attribué l’inscription du tombeau de Midas :

Vierge d’airain je suis couchée sur le tombeau de Midas.
Tant que l’eau continuera à couler, les arbres élevés à se couvrir de feuillage ;
Tant qu’on verra luire le soleil levant et la lune brillante ;
Aussi longtemps que les fleuves rouleront leurs eaux et que la mer battra ses rivages,
Je resterai immobile sur ce tombeau arrosé de larmes,
Pour annoncer aux passants qu’ici est enseveli Midas.

Ceux qui lui attribuent ces vers invoquent à l’appui de leur opinion le chant suivant de Simonide :

Quel homme raisonnable peut approuver cet habitant de Lindos, Cléobule, qui aux fleuves intarissables, aux fleurs du printemps, aux rayons du soleil, aux clartés de la lune et aux flots de la mer compare une statue ? Qu’est-ce donc en comparaison des dieux qu’une pierre que peuvent briser les mains d’un mortel ? Ce sont là les idées d’un insensé.

Ils ajoutent du reste que cette inscription ne peut être d’Homère puisqu’il est antérieur de beaucoup à Midas.

On trouve dans les Commentaires de Pamphila l’énigme suivante, attribuée à Cléobule :

Un père a douze enfants qui ont chacun soixante filles, mais d’aspect différent ; les unes sont blondes, les autres brunes ; elles sont immortelles, et cependant toutes périssent tour à tour.

C’est l’année. Parmi ses chants gnomiques, on a surtout remarqué les maximes suivantes : « L’ignorance et l’intempérance des paroles règnent parmi les hommes. — Parlez à propos. — Attachez-vous aux sérieuses pensées. — Ne soyez ni vain ni ingrat. »

Il disait qu’on doit marier ses filles, jeunes quant à l’âge, mais femmes pour l’esprit, indiquant par là qu’il faut les instruire. — « Il faut, disait-il encore, obliger ses amis pour se les attacher davantage, et ses ennemis pour s’en faire des amis ; car on doit également redouter les griefs de ses amis et les complots de ses ennemis. — Quand vous sortez de chez vous, commencez par examiner ce que vous avez à faire, et quand vous y rentrez, demandez-vous ce que vous avez fait. — Livrez-vous à un exercice corporel modéré. — Aimez à écouter plus qu’à parler. — Préférez l’étude à l’ignorance. — Que votre langue soit toujours chaste. — Soyez familier avec la vertu et étranger au vice. — Fuyez l’injustice. — Donnez à votre patrie les meilleurs conseils. — Maîtrisez vos passions. — N’ayez jamais recours à la violence. — Instruisez vos enfants. — Calmez les haines. — Ne faites à votre femme ni caresses ni reproches en présence des étrangers ; l’un est de la sottise, l’autre de la folie. — Ne punissez pas un serviteur ivre ; vous paraîtriez ivre vous-même. — Faites un mariage assorti ; car si vous prenez une femme d’une naissance supérieure à la vôtre, ses parents seront vos maîtres. — Ne riez pas de ceux qu’on tourne en ridicule ; vous vous en feriez des ennemis. — Ne vous laissez ni enorgueillir par le succès ni abattre par l’adversité. — Apprenez à supporter courageusement les vicissitudes de la fortune. »

Il mourut vieux, à l’âge de soixante-dix ans. On mit sur son tombeau l’inscription suivante :

Lindos qui brille au milieu des flots pleure la mort du sage Cléobule, auquel elle a donné le jour.

Il avait pour maxime : « Le bien, c’est la mesure. »

Voici une lettre qu’il écrivit à Solon.

CLÉOBULE À SOLON.
Tu as de nombreux amis, et partout on s’empressera de te recevoir. Je crois cependant que nul séjour n’est préférable pour Solon à celui de Lindos. C’est une ville libre, dans une île battue de tous côtés par les flots et où tu n’auras rien à redouter de Pisistrate ; sans compter que de toutes parts tes amis pourront y accourir vers toi.


CHAPITRE VII.


PÉRIANDRE.

Périandre, de Corinthe, fils de Cypsélus, était de la famille des Héraclides, et épousa Lysis, à qui il donna le surnom de Mélissa. Elle était fille de Proclée, tyran d’Épidaure, et d’Éristhénée, fille d’Aristocrate et sœur d’Aristodème ; sa famille, au rapport d’Héraclide de Pont, dans le traité du Gouvernement, commandait alors à presque toute l’Arcadie. Périandre eut d’elle deux fils, Cypsélus et Lycophron. Le plus jeune, Lycophron, ne manquait pas d’intelligence ; mais son frère était idiot. Dans la suite, Périandre, irrité contre sa femme par ses concubines, la tua dans un accès de colère, en la précipitant du haut des degrés de son palais, ou en lui donnant un coup de pied pendant une grossesse. Après cela il fit brûler ses concubines ; mais en même temps il exila à Corcyre son fils Lycophron, pour avoir témoigné de la douleur à propos de la mort de sa mère. Il le rappela plus tard, lorsqu’il se sentit vieux, pour lui confier la tyrannie ; mais les Corcyriens, informés de ce dessein, firent périr Lycophron. Périandre en conçut une telle colère qu’il envoya leurs enfants à Alyatte pour en faire des eunuques. Mais au moment où le vaisseau passait en vue de Samos, ces jeunes gens invoquèrent Junon et furent délivrés par les Samiens. À cette nouvelle Périandre mourut de douleur à l’âge de quatre-vingts ans. Sosicrate prétend qu’il mourut quarante ans avant Crésus, l’année qui précéda la quarante-neuvième olympiade. Hérodote dit, au premier livre des Histoires, qu’il était uni par les liens de l’hospitalité avec Thrasybule, tyran de Milet. Suivant Aristippe, au premier livre de la Sensualité antique, sa mère Cratée, éprise pour lui d’une violente passion, venait, de son consentement, le trouver secrètement ; mais ce commerce ayant été découvert, le dépit qu’il en ressentit le rendit cruel envers tout le monde. Éphorus rapporte aussi qu’il avait fait vœu, s’il était vainqueur dans la course des chars, à Olympie, de consacrer une statue d’or ; qu’il fut vainqueur en effet, mais que, manquant d’or, il profita d’une fête publique pour dépouiller toutes les femmes de leurs bijoux et put ainsi accomplir son vœu. On prétend encore que, ne voulant pas qu’on connût l’emplacement de son tombeau, il imagina cet expédient : Il donna ordre à deux jeunes gens de se rendre ; la nuit, sur un chemin qu’il leur indiqua, d’y tuer la première personne qu’ils rencontreraient et de l’enterrer ensuite ; puis il ordonna à quatre autres de tuer et d’enterrer les deux premiers. Enfin il pourvut à ce que ceux-là fussent tués eux-mêmes par d’autres en plus grand nombre. Ces mesures prises, il se présenta aux premiers et fut tué.

Les Corinthiens lui élevèrent un cénotaphe avec cette inscription :

Périandre, illustre par sa sagesse et sa puissance, repose dans le sein de sa patrie, à Corinthe, non loin des rivages de la mer.

J’ai fait sur lui les vers qui suivent :

Ne vous affligez point si l’événement trompe vos desseins. Le sage Périandre tomba dans un noir abattement et mourut de dépit pour avoir manqué le but de ses désirs.

Il a laissé deux mille vers de préceptes. Il disait que pour régner sûrement il fallait se faire un rempart, non pas des armes, mais de la bienveillance publique. On lui demandait pourquoi il conservait la tyrannie. « C’est, dit-il, qu’il est aussi dangereux de la quitter volontairement que d’en être violemment dépossédé. »

On cite encore de lui les maximes suivantes : « La témérité est périlleuse. — Le gain honteux est un trésor bien lourd. — Le gouvernement populaire est préférable à la tyrannie. — Le plaisir est périssable ; la gloire immortelle. — Soyez modéré dans la prospérité et ferme dans le malheur. — Soyez toujours le même avec vos amis, qu’ils soient heureux ou malheureux. — Gardez vos promesses. — Ne révélez point un secret. — Punissez non-seulement le crime accompli, mais même l’intention. »

Il est le premier qui ait établi la tyrannie à Corinthe et se soit entouré de gardes. Éphorus et Aristote attestent qu’il ne permettait pas même le séjour de la ville à tous ceux qui désiraient s’y établir. Il florissait vers la trente-huitième olympiade et conserva quarante ans la tyrannie. Suivant Sotion, Héraclide et Pamphila, au cinquième livre des Commentaires, il y aurait eu deux Périandre, l’un tyran, l’autre sage, ce dernier d’Ambracie. Aristote donne à celui de Corinthe le titre de sage ; mais Platon le lui refuse. On lui doit cette maxime : « L’exercice peut tout. » On dit aussi qu’il eut l’intention de percer l’isthme de Corinthe.

Les lettres suivantes lui sont attribuées :

périandre aux sages

Je rendrai mille fois grâce à Apollon Pythien, si mes lettres peuvent vous déterminer à vous réunir à Corinthe. Je vous ferai, vous n’en pouvez douter, l’accueil le plus cordial. J’ai appris que l’année dernière vous aviez tenu votre assemblée à Sardes, en Lydie. Ne craignez donc pas de vous rendre auprès du tyran de Corinthe ; les Corinthiens vous verront avec joie venir habiter la maison de Périandre.

PÉRIANDRE À PROCLÉE.

Le crime que j’ai commis sur ma femme a été involontaire ; mais toi, c’est bien volontairement que tu excites mon fils contre moi. Cesse donc d’irriter sa colère ou je me vengerai sur toi. J’ai suffisamment expié la mort de la fille en brûlant sur son tombeau les parures de toutes les femmes de Corinthe.

Il existe aussi une lettre de Thrasybule à Périandre ; la voici :

THRASYBULE À PÉRIANDRE.

Je n’ai rien répondu à ton envoyé ; mais je l’ai mené dans un champ de blé où, tandis qu’il me suivait, j’abattais avec mon bâton les épis les plus élevés ; après cela je lui ai dit de le rapporter tout ce qu’il avait vu et entendu. Fais de même, si tu veux conserver le pouvoir : débarrasse-toi des principaux citoyens, amis ou ennemis. L’ami même d’un tyran doit lui être suspect.




CHAPITRE VIII.


ANACHARSIS LE SCYTHE.

Anacharsis le Scythe, fils de Gnurus et frère de Caduïda roi des Scythes, eut pour mère une Grecque ; aussi savait-il les deux langues. Il composa un poème de huit cents vers sur les mœurs des Scythes et des Grecs, sous le rapport de la frugalité de la vie et de la tactique militaire. Sa franchise a donné lieu au proverbe : Parler comme un Scythe.

Sosicrate prétend qu’il vint à Athènes vers la quarante-huitième olympiade, sous l’archontat d’Eucratès. Hermippe rapporte, de son côté, qu’il se présenta un jour chez Solon et lui fit annoncer par un serviteur qu’Anacharsis le Scythe était à sa porte, qu’il désirait le voir et lui offrait même de devenir son hôte, si cela était possible. Solon lui ayant fait répondre qu’il ne pouvait y avoir de rapports d’hospitalité qu’entre habitants d’une même patrie, il entra et dit qu’il était maintenant dans sa patrie, et qu’il pouvait dès lors s’unir par les liens de l’hospitalité. Frappé de l’à-propos de cette réponse, Solon l’admit et contracta avec lui une étroite amitié.

De retour en Scythie, il songeait à changer les lois du pays pour y substituer celles de la Grèce, lorsque son frère le perça d’une flèche dans une partie de chasse. Il s’écria en mourant que, grâce à la philosophie, il était sorti sain et sauf de la Grèce, pour venir dans sa patrie succomber aux traits de l’envie. D’autres prétendent qu’il fut tué au moment où il faisait un sacrifice selon le rite des Grecs. J’ai fait sur lui cette épigramme :

Anacharsis de retour en Scythie, après de longues pérégrinations,
Propose à ses compatriotes d’adopter les mœurs de la Grèce ;
Mais sa bouche n’a pas encore achevé cette parole
Qu’une flèche ailée le ravit à l’instant parmi les immortels.

Il disait que la vigne porte trois espèces de fruits : le plaisir, l’ivresse, le repentir. Il s’étonnait de ce que dans les concours, les Grecs fissent juger les artistes par des gens qui ne l’étaient pas. On lui demandait quel était le meilleur moyen de se garantir de l’ivrognerie : « C’est, dit-il, de se représenter la dégradation des gens ivres. »

Il ne pouvait comprendre que les Grecs, dont les lois punissaient toute espèce de violence, honorassent les athlètes pour les coups qu’ils se portaient. Ayant appris que l’épaisseur d’un navire n’était que de quatre doigts : « Alors, s’écria-t-il, quatre doigts seulement séparent les navigateurs de la mort. » Il disait que l’huile est une drogue qui rend fou, puisque les athlètes, après s’en être frottés, deviennent furieux les uns contre les autres.

« Comment se fait-il, disait-il quelquefois, que les Grecs qui défendent le mensonge, mentent publiquement dans les tavernes ? »

Il s’étonnait de voir les Grecs boire dans de petites coupes au commencement des repas, et dans de grandes lorsqu’ils étaient rassasiés.

Ses statues portent cette inscription :

Commandez à votre langue, à votre ventre et à l’amour.

Quelqu’un lui ayant demandé si les Scythes connaissaient l’usage de la flûte, il répondit qu’ils ne connaissaient pas même la vigne[18].

On lui demanda une autre fois quels étaient les navires les plus sûrs : « Ceux, dit-il, qui sont entrés au port. »

Ce qui l’avait le plus étonné chez les Grecs, disait-il, c’est qu’en apportant le bois à la ville ils laissaient la fumée dans les forêts.

Quelqu’un voulait savoir de lui si les vivants étaient plus nombreux que les morts. « Dans quelle classe, dit-il, placez-vous les navigateurs ? »

Un habitant de l’Attique lui ayant reproché d’être Scythe, il lui dit : « Ma patrie me fait honte, et toi tu fais honte à la tienne. »

On lui proposa un jour cette question : « Quelle est, dans l’homme, la chose qui est en même temps bonne et mauvaise ? — La langue, » dit-il.

Il prétendait que mieux vaut un seul ami estimable qu’une foule d’amis vicieux. Il définissait la place publique : « Un lieu établi pour se tromper mutuellement et s’enrichir par des moyens déshonnêtes. » Un jeune homme l’ayant insulté dans un repas, il lui dit : « Jeune homme, si tu ne peux porter le vin à ton âge, tu porteras l’eau quand tu seras vieux. »

Quelques auteurs lui attribuent l’invention de deux objets usuels, l’ancre et la roue du potier. On a de lui cette lettre :

ANACHARSIS À CRÉSUS.

Roi des Lydiens, je suis venu chez les Grecs pour étudier leurs mœurs et leurs institutions ; mais je n’ai pas besoin d’or. Il me suffit de retourner chez les Scythes meilleur que je n’en suis venu. J’irai à Sardes cependant, mais seulement parce que je tiens à te voir et à mériter ton estime.




CHAPITRE IX.


MYSON.

Myson, fils de Strymon, suivant Hermippe, cité par Sosicrate, est mis au nombre des sept sages. Il était originaire de Chénée, bourg de l’Œta ou de la Laconie. Son père exerçait, dit-on, la tyrannie. On prétend aussi qu’Anacharsis ayant demandé à l’oracle d’Apollon quel homme était plus sage que lui, reçut de la prêtresse cette réponse déjà citée plus haut à propos de Chilon, dans la vie de Thalès :

Je déclare que Myson, de Chénée sur l’Œeta, l’emporte sur toi par la sublimité du génie.

Anacharsis, vivement piqué par cet oracle, se rendit dans le bourg désigné et trouva Myson occupé à réparer, en été, le manche de sa charrue. Il lui dit alors : « Myson ce n’est pas la saison de labourer. — Sans doute, reprit Myson, mais c’est celle de s’y préparer. » D’autres prétendent que l’oracle était ainsi conçu :

Je déclare que Myson l’Étéen, etc….

Et ils se demandent ce que signifie ce mot Étéen. Suivant Parménide, Étée est un bourg de Laconie, où était né Myson. Sosicrate prétend, dans les Successions[19] que son père était d’Étée et sa mère de Chénée. Eutyphron, fils d’Héraclide de Pont, dit qu’il était Crétois, Étée étant une ville de Crète. Enfin Anaxilaüs le dit originaire d’Arcadie.

Hipponax parle de lui en ces termes : « Myson, qu’Apollon a déclaré le plus sage des hommes ! » Suivant Aristoxène, dans les Mélanges, son caractère ressemblait beaucoup à celui de Timon et d’Apémantus ; il avait toute leur misanthropie : ainsi on le trouva un jour, à Lacédémone, riant tout seul dans un endroit écarté ; celui qui l’avait surpris lui ayant demandé pourquoi il riait ainsi, sans qu’il y eût personne avec lui, il répondit : « C’est pour cela même que je ris. »

Aristoxène croit aussi que s’il fut peu célèbre cela tient à ce qu’il eut pour patrie non une grande ville, mais un bourg complétement ignoré. De là vient, selon lui, l’erreur de quelques auteurs qui ont mis sur le compte de Pisistrate le tyran ce qui était relatif à Myson. Il fait pourtant une exception pour Platon qui cite Myson dans le Protagoras et le met au rang des sages, à la place de Périandre.

Myson disait que ce n’est pas dans les mots qu’il faut chercher l’intelligence des choses, mais dans les choses celle des mots, parce que les mots sont subordonnés aux choses et non les choses aux mots.

Il mourut à l’âge de quatre-vingt-dix-sept ans.





CHAPITRE X.


ÉPIMÉNIDE.

Épiménide était fils de Phestius, suivant Théopompe et beaucoup d’autres auteurs. Quelques-uns cependant le disent fils de Dosiade, d’autres d’Agésarcus. Il était originaire de Gnosse, en Crète ; mais comme il laissait croître ses cheveux, contrairement à l’usage de sa patrie, il ne paraissait pas être de ce pays. Son père l’ayant un jour envoyé aux champs chercher une brebis, il s’écarta du chemin, sur le midi, et entra dans une caverne où il dormit cinquante-sept ans. À son réveil, il se mit à chercher autour de lui sa brebis, croyant n’avoir dormi que peu de temps, et, ne la trouvant pas, il retourna aux champs. Tout y avait changé de face ; la propriété avait passé en d’autres mains. Étonné, hors de lui, il revient à la ville ; il entre chez lui et trouve des gens qui lui demandent qui il est. Enfin il rencontre son plus jeune frère, déjà vieux, et apprend de lui toute la vérité.

Sa réputation se répandit parmi les Grecs et il fut regardé comme particulièrement favorisé des dieux ; si bien que les Athéniens, affligés de la peste, ayant reçu de l’oracle de Delphes l’ordre de purifier leur ville, envoyèrent un vaisseau en Crète, sous la conduite de Nicias, fils de Nicératus, pour en ramener Épiménide. Il s’embarqua dans la quarante-sixième olympiade, purifia la ville et fit cesser le fléau. Voici de quelle manière il s’y prit : Il choisit des brebis blanches et des brebis noires qu’il conduisit à l’Aréopage ; de là il les laissa aller à leur gré, en ordonnant à ceux qui les suivaient de les sacrifier aux divinités des lieux où elles s’arrêteraient. Ainsi cessa la peste. Aujourd’hui encore on rencontre, dans les différents dèmes de l’Attique, des autels sans nom élevés en mémoire de cette expiation. Il y en a qui prétendent qu’il attribua le fléau au meurtre de Cylon[20] et enjoignit d’expier cette souillure ; que sur cet ordre deux jeunes gens, Cratinus et Ctésibius, furent mis à mort, et que la maladie cessa aussitôt. Les Athéniens lui firent présent d’un talent et lui donnèrent le vaisseau qui devait le reconduire en Crète. Mais il ne voulut accepter aucun argent et les pria seulement d’accorder aux habitants de Gnosse leur amitié et leur alliance.

Phlégon dit, dans le traité de la Longévité, qu’il mourut peu de temps après son retour dans sa patrie, à l’âge de cent cinquante-sept ans. Les Crétois prétendent, de leur côté, qu’il mourut dans sa deux cent quatre-vingt-dix-neuvième année ; mais Xénophane de Colophon assure avoir entendu dire qu’il ne vécut pas au delà de cent cinquante-quatre ans. Il avait composé un poème sur l’origine des Curètes et des Corybantes, et une Théogonie, formant ensemble cinq mille vers ; un autre poème, en six mille cinq cents vers, sur l’équipement du vaisseau des Argonautes et l’expédition de Jason en Colchide ; enfin, divers traités en prose sur les sacrifices et le gouvernement de la Crète, sur Minos et Rhadamanthe, formant ensemble quatre mille lignes. Lobon d’Argos lui attribue, dans le traité des Poëtes, la construction du temple des Euménides à Athènes. On dit aussi qu’il est le premier qui ait institué les purifications et élevé des temples.

Quelques auteurs traitent de fable son prétendu sommeil ; ils soutiennent qu’il fit seulement une absence de quelque temps, errant de côté et d’autre, et occupé à recueillir des simples.

On lui attribue une lettre à Solon, dans laquelle est exposée la forme de gouvernement établie en Crète par Minos. Mais Démétrius de Magnésie soutient, dans le traité des Poëtes et des Écrivains homonymes, que cette lettre est récente ; il dit qu’elle n’est pas écrite dans le dialecte Crétois, mais bien dans celui de l’attique et même dans l’idiome le plus moderne. Il m’est tombé entre les mains une autre lettre que voici :

ÉPIMÉNIDE À SOLON.

Prends courage, ô mon ami ; si Pisistrate avait mis sous sa loi un peuple dès longtemps habitué à la servitude, ou dépourvu de bonnes lois, on pourrait craindre qu’il n’eût asservi à jamais ses concitoyens. Mais ceux auxquels il a imposé l’esclavage ne sont pas des lâches ; ils se souviendront des préceptes de Solon, et, indignés de cette honteuse tyrannie, ils en secoueront le joug. Pisistrate règne aujourd’hui sur Athènes, mais son autorité ne passera pas, je l’espère, à ses enfants ; car il est difficile que des hommes habitués à vivre libres, sous des lois sages, se résignent à la servitude. Pour toi, au lieu d’errer au hasard, viens me joindre en Crète où tu n’auras pas à craindre la cruauté d’un tyran. Sur le continent, je crains que tu ne rencontres des amis de Pisistrate et qu’il ne t’arrive malheur.

Quelques personnes ont prétendu, au dire de Démétrius, qu’Épiménide recevait des Nymphes une nourriture particulière qu’il conservait dans un pied de bœuf ; qu’il ne la prenait que peu à peu, ne faisant aucune dépense d’aliments par l’évacuation ; enfin qu’on ne le vit jamais manger. Il est aussi question d’Épiménide dans le second livre de Timée. Il y en a qui prétendent que les Crétois l’ont déifié et lui offrent des sacrifices.

On vante aussi son habileté à prévoir l’avenir : lorsqu’il vit le port de Munychia, dans l’Attique, il dit que si les Athéniens savaient combien ce lieu devait leur être funeste, ils le détruiraient avec les dents ; et cependant l’événement qu’il prédisait ainsi était bien loin encore. On rapporte encore qu’il prétendait avoir été d’abord Éaque ; on dit également qu’il avait prédit aux Lacédémoniens qu’ils seraient soumis par les Arcadiens, et qu’il prétendit être ressuscité plusieurs fois. Théopompe raconte, dans les Prodiges, qu’ayant bâti un temple aux Nymphes il entendit une voix céleste lui crier : « Épiménide, ne le dédie pas aux Nymphes, mais à Jupiter. » Il dit aussi qu’Épiménide avait prédit aux Crétois que les Lacédémoniens seraient vaincus par les Arcadiens, comme ils le furent en effet à Orchomène ; enfin, il prétend qu’il devint vieux tout à coup et qu’il lui suffit pour cela d’un nombre de jours égal à celui des années qu’il avait dormi. On lit dans les Faits historiques semblables de Myronianus, que les Crétois l’avaient surnommé Curète[21], et dans Sosibius de Laconie, que les Lacédémoniens conservent son corps pour obéir à un oracle.

Il y a eu deux autres Épiménide : le premier est un généalogiste ; le second a écrit une histoire de Rhodes, dans le dialecte dorien.





CHAPITRE XI.


PHÉRÉCYDE.

Phérécyde, fils de Babys et disciple de Pittacus, était de Syros, suivant Alexandre dans les Successions. Théopompe prétend qu’il est le premier des Grecs qui ait traité de la nature et des dieux. On raconte de lui une foule de choses merveilleuses : ainsi il aperçut un jour, en se promenant sur le rivage de Samos, un navire qui cinglait à pleines voiles, et prédit qu’il allait bientôt s’engloutir ; le bâtiment sombra en effet sous ses yeux. Une autre fois, après avoir bu de l’eau d’un puits, il prédit qu’au bout de trois jours il y aurait un tremblement de terre, ce qui eut lieu en effet. Dans une autre circonstance il engagea Périlaüs de Messène, son hôte, chez qui il passait pour se rendre à Olympie, à quitter sur-le-champ la ville avec sa famille ; Périlaüs négligea cet avis, et Messène fut prise quelque temps après. Théopompe raconte, dans les Prodiges, qu’Hercule lui ordonna en songe de recommander aux Lacédémoniens le mépris de l’or et de l’argent, et que, la même nuit, Hercule ordonna aux rois de croire ce que leur dirait Phérécyde. D’autres mettent ce fait sur le compte de Pythagore.

Hermippe raconte ainsi sa mort : Pendant une guerre entre les habitants d’Éphèse et ceux de Magnésie, Phérécyde résolut d’assurer par sa mort le triomphe des Éphésiens ; il demanda en conséquence à un passant quelle était sa patrie, et ayant appris qu’il était d’Éphèse, il lui dit : « Traîne-moi par les pieds jusque sur le territoire des Magnésiens, et dis à tes concitoyens de m’ensevelir, après la victoire, dans le lieu où tu m’auras laissé. » L’Éphésien accomplit ses ordres, et le lendemain ceux d’Éphèse vainquirent les Magnésiens ; ils trouvèrent le corps de Phérécyde et l’ensevelirent à l’endroit même avec les plus grands honneurs. D’autres soutiennent qu’étant allé à Delphes il se précipita du haut du mont Corycie. Mais Aristoxène assure, dans l’ouvrage intitulé : Pythagore et ses amis, qu’il mourut de maladie, et fut enseveli à Délos par Pythagore. On a aussi prétendu qu’il avait succombé à une maladie pédiculaire, et que Pythagore étant venu lui demander de ses nouvelles, il passa le doigt par la porte entr’ouverte en disant : On le voit à la peau. Ce mot a passé en proverbe chez les philosophes pour signifier que les choses vont mal. On le prend quelquefois en bonne part ; mais c’est à tort.

Phérécyde disait que les dieux donnent le nom de Thyoros à la table des sacrifices.

Andron, d’Éphèse, distingue deux Phérécyde de Syros ; l’un astronome, l’autre théologien, fils de Babys et maître de Pythagore. Mais Ératosthène soutient qu’il n’y a eu qu’un seul Phérécyde de Syros, et un autre d’Athènes, ce dernier auteur de Généalogies. On conserve encore un ouvrage de Phérécyde de Syros, commençant par ces mots : « De toute éternité existaient Jupiter, le temps et la terre ; la terre a été appelée γῆ[22], en mémoire des présents dont l’a parée Jupiter. »

On voit aujourd’hui encore, dans l’île de Syra[23], une horloge solaire construite par Phérécyde. Duris rapporte son épitaphe, au second livre des Cérémonies sacrées.

Avec moi finit toute sagesse. Si l’on en peut trouver encore quelque vestige, ce n’est que chez Pythagore, mon disciple. Il est, je le déclare, le premier des Grecs, et l’on ne me démentira point.

Ion de Chio a dit de lui :

Modeste et orné de toutes les vertus, il jouit après la mort d’une vie heureuse ; car, semblable au sage Pythagore, il a étudié les mœurs et sondé les pensées de tous les hommes.

J’ai moi-même composé sur lui les vers suivants, dans le mètre phérécratique :

L’illustre Phérécyde, auquel Syros a donné le jour, voyant, dit-on, tout son corps se transformer en vermine, ordonne qu’on le transporte sur la terre des Magnésiens, afin de donner la victoire aux nobles habitants d’Éphèse, — car ainsi le voulait un oracle connu de lui seul, — et là il succombe. Il est donc vrai, oui ! il est vrai que le véritable sage est utile et pendant sa vie, et lorsqu’il n’est plus.

Voici une lettre qu’il écrivit à Thalès :

PHÉRÉCYDE À THALÈS.

Puisses-tu avoir une heureuse fin, lorsque le moment fatal sera venu. Pour moi, ta lettre m’a trouvé malade : j’étais rongé de vermine et dévoré par la fièvre. J’ai ordonné à mes serviteurs de te porter mes écrits, lorsqu’ils m’auront enseveli. Publie-les, si, après en avoir conféré avec les autres sages, tu juges qu’ils méritent d’être lus ; sinon, tu peux les supprimer ; ils ne me satisfont pas complètement moi-même. En de telles questions la certitude est impossible ; aussi je me flatte moins d’être arrivé à la vérité que d’avoir fourni quelques sujets de méditation à ceux qui s’occupent de théologie. Du reste, il faut interpréter mes paroles et aller au fond ; car tout est allégorique.

Le mal s’accroît de plus en plus, et je n’admets maintenant auprès de moi ni médecin, ni amis. Lorsqu’ils viennent me demander de mes nouvelles, je leur tends mon doigt par la porte entr’ouverte, pour leur montrer le mal qui me ronge, et je leur dis de venir demain aux funérailles de Phérécyde.

Tels sont les sages. Quelques auteurs rangent aussi parmi eux le tyran Pisistrate.

Nous allons maintenant passer aux philosophes, en commençant par l’école ionienne, dont le chef fut Thalès, maître d’Anaximandre.


Notes modifier

  1. Sextus Empiricus (Hypoth. Pyrrh., 1,2) subdivise avec raison cette dernière classe en deux autres : ceux qui prétendent que la vérité ne peut être découverte, et ceux qui affirment seulement que l’homme ne la possède pas encore, sans désespérer de la trouver un jour
  2. Amis de la vérité.
  3. C’est-à-dire vers le commencement du troisième siècle de notre ère. Voyez l’Introduction.
  4. Ποίησις. Ce mot ne peut être pris ici que dans un sens passif ; il exprime l’effet par opposition à la cause ou à l’agent ; c’est à peu près ce qu’Aristote appelle « la réalisation de la forme dans la matière. »
  5. L’archontat de Damasias tombe l’an 586 avant J.-C.
  6. Je lis avec Casaubon et Scaliger : Τὰ ἄλλ’ ἀκατάληπτα.
  7. On sait assez ce que les anciens entendaient par aimer les enfants.
  8. À Milet.
  9. 639 avant J.-C.
  10. Ville à peu de distance du promontoire de Mycale.
  11. L’une des Sporades.
  12. Île près de la Crète.
  13. Iliade, II, 557.
  14. Iliade, I, 546.
  15. Père de Pisistrate,
  16. Quartier de Milet. — C’est le temple de Jupiter Didyméen.
  17. Je rétablis le texte vulgaire : Ἀστοῖσιν ἄρεσκε πᾶσιν ἐν πόλει αἴκε μένῃς.
  18. C’est-à-dire : Il ne convient qu’à des gens ivres de danser au son de la flûte, et les Scythes ne connaissent pas l’ivresse.
  19. Diogène désigne souvent ainsi l’ouvrage intitulé : Succession des philosophes.
  20. Arraché à l’autel des Euménides.
  21. Parce qu’il avait adopté l’habillement des curètes, gardiens et nourriciers de Jupiter.
  22. De γέρας, présent.
  23. Syros, l’une des Cyclades, était aussi appelée Syra.