Vies et doctrines des philosophes de l’Antiquité/Introduction

Traduction par Charles Zévort.
Charpentier (Tomes I et IIp. iii-xix).


INTRODUCTION.
____


I.

Le premier traducteur latin de Diogène, le moine Ambroise, homme de sens et de goût, s’excuse humblement d’avoir consacré ses loisirs à l’interprétation d’une œuvre quelque peu profane et mal sonnante. Comme lui, je sens le besoin de me justifier ; car je ne suis pas sans certains scrupules lorsque je songe à telle et telle phrase médiocrement chaste que j’ai, de temps à autre, rencontrée sur mon chemin. Je voudrais pouvoir, à l’exemple du bon moine, invoquer, comme circonstances atténuantes, les pressantes sollicitations de mes amis, exalter le service que j’ai rendu à la religion en dévoilant, à la suite de Diogène, les folies de la raison humaine ; mais d’abord je craindrais de faire tort au jugement de mes amis, et quant à la religion, je doute qu’elle doive gagner beaucoup à étaler ainsi nos misères ; j’aime mieux croire qu’on la calomnie, lorsque l’on dénigre en son nom l’antique sagesse des nations. Reste la ressource suprême de tous les traducteurs aux abois : découvrir dans mon auteur quelque grande qualité cachée, capable de racheter de légères taches ; vanter son érudition et son éloquence. Ici encore, la tâche est embarrassante, et quelque agréable qu’il soit de surfaire son modèle, je suis forcé d’avouer mon impuissance. Avec Diogène, l’éloge ne sait où se prendre ; ce qu’on peut faire de mieux en sa faveur, c’est de le comparer à ces médailles un peu frustes qui n’ont de valeur que parce qu’elles sont uniques. Rhéteur sans goût et sans style, épigrammatiste sans esprit, érudit sans profondeur, il a cependant traversé les siècles et trouvé d’illustres interprètes. Aujourd’hui encore, son livre est d’un prix inestimable. C’est que l’utilité d’un monument ne se mesure pas toujours à sa régularité et à sa grandeur. Cette informe compilation, qui ressemble plus à un recueil d’anecdotes qu’à une histoire des doctrines philosophiques, renferme de précieux matériaux qu’on chercherait vainement ailleurs ; car Diogène, comme beaucoup d’abréviateurs, a survécu à la plupart des auteurs dont il nous a transmis les pages mutilées. C’est à cette seule circonstance qu’il faut attribuer l’intérêt qui, depuis la renaissance des études philosophiques, s’est constamment attaché aux Vies des Philosophes. Henri Estienne en a donné plusieurs éditions ; une foule de commentateurs, Aldobrandini, Isaac Casaubon, Meibom, Ménage, Kuehn, Rossi, ont comparé les manuscrits, indiqué les erreurs des copistes, expliqué les passages obscurs ; et si le texte original n’est pas toujours sorti intact de ces remaniements successifs, il est peu de difficultés du moins qui n’aient été abordées par la critique. Gassendi s’est livré à un remarquable travail d’interprétation sur le dixième livre, le plus important et aussi le plus obscur de tout l’ouvrage. Schneider, critique plus sévère et moins hasardeux, a donné sur une partie du même livre une longue et savante dissertation. En un mot, aucun effort n’a été négligé pour arriver à l’établissement et à l’interprétation du texte ; il n’est pas une phrase de l’ouvrage qui n’ait été sérieusement pesée par les historiens de la philosophie.

Malgré ces secours de toute sorte, nous ne possédons aucune version de Diogène qui puisse satisfaire la critique la moins exigeante ; et il n’y a pas lieu de s’en étonner beaucoup. L’abondance même des commentaires est un embarras ; toutes les difficultés sont loin d’être levées ; on ne peut les aborder qu’avec certaines connaissances philosophiques auxquelles paraissent avoir été étrangers les premiers traducteurs, et que leur époque d’ailleurs ne comportait pas. Aujourd’hui même, quoique les progrès des études philosophiques aient rendu la tâche plus facile, il faut quelque courage pour s’aventurer au milieu d’un sujet où l’on ne trouve, ni dans l’élévation de la pensée, ni dans l’élégance du style, aucune compensation à un stérile labeur, où le seul dédommagement à espérer est le plaisir de la difficulté vaincue.

Il existe en français deux traductions de Diogène de Laërte, l’une de Gilles Boileau, 1668, depuis longtemps oubliée, et l’autre du Hollandais Chauffepié, 1758, la seule qui ait cours aujourd’hui. Cette dernière, malgré son style germanique et ses nombreuses infidélités, peut suffire, à la rigueur, à ceux qui ne chercheraient dans Diogène qu’un choix d’anecdotes et de bons mots ; mais tout ce qui a trait aux doctrines philosophiques y est comme non avenu. J’ai tenté de combler cette lacune et, persuadé qu’un ouvrage de ce genre ne peut valoir que par une rigoureuse exactitude, j’ai pris soin de m’entourer, pour l’intelligence des systèmes, des nombreuses ressources que fournissent les commentateurs. J’ai surtout puisé largement dans les notes de Ménage, et dans l’excellente dissertation de Schneider (Epicuri Physica et Meteorologica, Leips., 1813). Si j’ai réussi à dissiper quelques obscurités, à faciliter l’étude des doctrines philosophiques à ceux qui veulent remonter aux sources, j’aurai atteint le seul but que je me sois proposé.

J’ai pris pour base de ce travail l’édition d’Huebner, Leips., 1828, non pas qu’elle me semble irréprochable, mais parce qu’elle se rapproche autant que possible du texte vulgaire et s’interdit, en général, ces corrections hasardeuses trop familières aux éditeurs de Diogène. Toutes les fois d’ailleurs que j’ai pu tirer des manuscrits ou des anciennes éditions un texte raisonnable, j’ai rejeté la leçon nouvelle proposée par Huebner. J’ai dû être d’autant plus sévère à cet égard qu’aucun ouvrage n’a eu plus à souffrir de la témérité des philologues que celui de Diogène. Il est permis sans doute à la critique de contrôler les assertions d’un auteur ; mais elle doit avant tout les laisser subsister pour ne pas faire disparaître des indications peut-être précieuses. J’ai cependant usé moi-même de ce droit de correction, mais seulement dans un petit nombre de cas, lorsque j’y étais suffisamment autorisé par quelque manuscrit et que la leçon reçue ne m’offrait aucun sens raisonnable. Je me suis aidé dans ce travail de l’édition de Meibom dont les innovations souvent téméraires offrent fréquemment aussi des indications utiles. J’ai eu à ma disposition deux manuscrits complets de la Bibliothèque royale (nos 1758 et 1759), sur lesquels j’ai collationné l’édition Huebner. Le plus ancien des deux, no 1759, m’a fourni un assez grand nombre de leçons ou entièrement nouvelles, ou seulement soupçonnées, grâce auxquelles j’ai pu donner un sens à des passages auparavant inintelligibles. J’indiquerai dans les notes celles de ces leçons qui me paraissent mériter de prendre place dans le texte. Je suis loin, malgré toutes les précautions dont je me suis entouré, d’être complètement satisfait, et il est bien des points sur lesquels je conserve des doutes. Le dixième livre surtout est hérissé de si nombreuses difficultés, le langage d’Épicure est tellement contourné, si peu conforme aux règles grammaticales, qu’il y aurait présomption de ma part à prétendre avoir toujours exactement rendu sa pensée ; je me suis efforcé du moins de ne m’écarter jamais de sa doctrine connue, et je crois y être parvenu sans faire violence au texte. Dans tous les cas j’ai abordé franchement la difficulté, aimant mieux faillir que me tirer d’embarras par une version à double entente.

Quant à la traduction elle-même, si elle ne se recommande pas par les qualités du style, il faut s’en prendre un peu à moi et beaucoup à l’auteur, dont la phrase hachée, embarrassée de périodes incidentes, se refuse obstinément à toute allure franche et élégante. J’aurais désiré aussi ne point rencontrer sous ma plume les grossiers bons mots de Diogène de Sinope et d’Aristippe ; mais comme il n’était pas en mon pouvoir de faire que Diogène ne fût pas cynique, j’ai traduit sans trop de scrupule les sottises qui lui échappent parfois ; j’ai pensé qu’il valait mieux encore lui conserver son caractère original que de substituer à ses burlesques traits d’esprit des palliatifs de ma façon.

II.

La vie de Diogène de Laërte est complètement inconnue, et il n’y a guère lieu de s’en plaindre : peu nous importe après tout l’existence probablement assez obscure d’un de ces mille rhéteurs grammairiens qui pullulaient dans l’école d’Alexandrie. J’essayerai cependant de déterminer à quelle époque il florissait et quelles étaient ses opinions philosophiques, parce que cela n’est pas sans intérêt pour l’appréciation et la critique de son ouvrage ; ce sont là du reste les seuls points sur lesquels il soit possible d’établir quelque induction. Sa patrie ne nous est connue que par le titre même de l’ouvrage, Λαερτίου Διογένους… Diogène de Laërte ; si tant est cependant que le mot Λαερτίου désigne ici la ville de Laërte en Cilicie ; quelques critiques ont traduit : Diogène, fils de Laërte, et je n’oserais pas affirmer contre eux que le mot Λαέρτιος n’est pas un nom patronymique. Eustathe, dans le commentaire sur l’Iliade, livre XIII, lui donne le surnom de Λαέρτης, et Tzetzes l’appelle Διογενιανός. On peut choisir entre ces divers noms ou surnoms et les hypothèses auxquelles ils donnent lieu ; la question est de médiocre importance, et si je l’ai résolue en traduisant Diogène de Laërte, c’est uniquement parce qu’il fallait prendre un parti.

Nous n’avons pas non plus de documents exacts sur l’époque où vivait Diogène ; mais quelques passages de son livre, corroborés par le témoignage des historiens postérieurs, nous permettent de la déterminer à un demi-siècle près. Nous savons par Photius qu’il est antérieur au ive siècle, puisqu’il résulte d’un passage de la Bibliothèque que Sopater d’Alexandrie, contemporain de Constantin, citait et compilait les Vies des Philosophes. Cette assertion est d’ailleurs tout à fait d’accord avec ce que Diogène a jugé à propos de nous apprendre sur lui-même. Ainsi on lit dans l’introduction (page 10 de la traduction) : « Dans ces derniers temps, πρὸ ὀλίγου, Potamon d’Alexandrie a fondé une nouvelle école qu’il appelle éclectique. » Les mots πρὸ ὀλίγου ne permettent aucun doute ; il s’agit évidemment d’une époque très rapprochée ; si nous pouvons établir exactement la chronologie de Potamon, la question sera résolue. Malheureusement on ne s’accorde guère mieux sur Potamon que sur Diogène de Laërte : suivant Suidas, Potamon aurait vécu πρὸ καὶ μετ’ Αὐγουστοῦ, « avant et sous Auguste. » Porphyre au contraire le place après Plotin : « Parmi eux (les jeunes gens dont Plotin avait la tutelle) était Potamon. » Ce dernier témoignage a d’autant plus de valeur que Porphyre, disciple et biographe de Plotin, devait avoir connu Potamon, l’élève et le protégé de son maître. Il n’est même pas permis de douter qu’il soit ici question du philosophe ; car Porphyre ne dit pas : « Un certain Potamon, » mais tout simplement « Potamon, » ce qui indique un personnage très-connu et qu’il est inutile de désigner autrement. Cependant on s’est tellement habitué, d’après le texte de Diogène, à considérer Potamon comme le chef de l’école d’Alexandrie, que l’on a mis tout en œuvre pour faire dire à la phrase de Porphyre le contraire de ce qu’elle exprime grammaticalement, et pour en tirer que Plotin était disciple de Potamon. Comment, en effet, imaginer que Diogène ne parle pas de Plotin, le véritable fondateur de l’éclectisme alexandrin, s’il est antérieur à Potamon ? Je ne vois là rien de contradictoire, je l’avoue : Plotin, tout en modifiant profondément l’enseignement de Platon, prétendait le continuer ; il ne s’est jamais donné pour chef d’une nouvelle école ; on peut donc très-bien admettre que Potamon, son disciple, a le premier arboré un nouveau drapeau et donné un nom à cette méthode éclectique que Plotin suivait sans se l’avouer. Si cette supposition est vraie, — et elle a l’avantage de concilier sans violence deux textes importants, — le Potamon cité par Diogène serait précisément le pupille de Plotin, ce philosophe dont il soignait l’éducation, et qui « avait fort peu de consistance dans ses opinions, » οὗ τῆς παιδεύσεως φροντίζων πολλάκις ἂν καὶ μεταποιοῦντος ἠκροάσατο. Ces dernières paroles caractérisent si bien l’éclectisme bâtard et sans caractère de Potamon que je ne puis assez admirer les subterfuges auxquels ont dû recourir Brucker, Creuzer et M. Daunou, pour en altérer le sens.

Reste l’assertion de Suidas : on pourrait la négliger sans inconvénient ; mais il est facile de la réduire à sa juste valeur. On trouve dans Hésychius de Milet (au mot Potamon) la mention d’un Potamon, contemporain de Tibère. « Potamon, rhéteur, de Mitylène ; Tibère lui donna pour sauf-conduit, lorsqu’il retourna dans sa patrie, une lettre conçue en ces termes, etc. » Il semble incontestable, d’après ce dernier témoignage, qu’il a existé deux Potamon : 1o un rhéteur de Mitylène, cité par Suidas comme contemporain d’Auguste, et par Hésychius comme ayant vécu sous Tibère ; 2o un philosophe d’Alexandrie, disciple de Plotin, et antérieur de peu d’années à Diogène.

Nous pouvons maintenant établir assez exactement la chronologie de notre auteur : Plotin florissait à Rome vers 250 ; Potamon, son disciple, ne peut s’être fait un nom que plus tard ; nous sommes donc amené à placer Diogène dans la seconde partie du IIIe siècle de notre ère. D’autres passages des Vies confirment cette opinion : il cite, dans la vie d’Épicure, Épictète, contemporain de Marc-Aurèle ; dans l’énumération des philosophes pyrrhoniens, il nomme non-seulement Sextus Empiricus, qui vivait vers la fin du IIe siècle, mais encore son successeur immédiat, Saturninus Cythénas. L’importance qu’il accorde aux opinions sceptiques, le soin avec lequel il les discute, prouve surabondamment que de son temps elles avaient repris faveur, ce qui ne peut être attribué qu’à l’influence des ouvrages de Sextus Empiricus.

On sait, par un passage de la Vie de Platon, que l’ouvrage de Diogène était dédié à une femme : « Connaissant ta prédilection bien légitime pour Platon, et le charme tout particulier que tu trouves dans ses doctrines, j’ai cru nécessaire d’exposer ici la nature de ses écrits, l’ordre de ses dialogues et la méthode qu’il a suivie ; en un mot de joindre à sa vie une esquisse sommaire de son système ; car ce serait, comme on dit, envoyer des hiboux à Athènes que de descendre pour toi aux détails particuliers. » Et dans la Vie d’Épicure : « Je citerai aussi ses maximes fondamentales, afin de te le faire connaître, etc. » Quelle était cette femme platonicienne, φιλοπλάτωνι ὑπαρχούσῃ ? on ne peut que le conjecturer. On a supposé, mais sans aucune preuve à l’appui, que c’était Arria, contemporaine d’Alexandre Sévère, et citée par Galien. Cette hypothèse s’accorde assez bien avec ce que nous avons dit de l’époque où vécut Diogène.

J’arrive à ses opinions philosophiques : sur ce point il n’y a pas de contestation possible ; Diogène de Laërte est épicurien et même il est aussi exclusif dans son admiration pour Épicure que le permettent les tendances éclectiques de son époque. S’il lui arrive quelquefois de mettre en avant des maximes qu’Épicure n’eût pas avouées, c’est que le versificateur, entraîné par la nécessité de l’épigramme et le besoin d’aiguiser une pointe, impose silence au philosophe. « Je joindrai, dit-il, (aux lettres d’Épicure) ses axiomes fondamentaux… afin que tu puisses te former de lui une idée nette, et me juger moi-même. » Plus loin : « Mettons maintenant le faîte à ce traité, et que la fin de l’œuvre soit le commencement de la félicité. » L’emphase de cette dernière phrase trahit sans nul doute un initié. D’un autre côté, l’importance attachée par lui aux dogmes épicuriens, dont il donne une exposition complète, l’adoption des formules admiratives en usage dans les jardins d’Épicure toutes les fois qu’il s’agit du maître, le soin qu’il prend de le mettre au-dessus de tous les philosophes, soit pour la sublimité de sa vie, soit pour l’étendue et l’originalité de ses productions, la vivacité avec laquelle il le défend contre ses nombreux détracteurs, tout dénote un sectateur dévoué et convaincu. La secte épicurienne, à l’en croire, est la seule qui se soit perpétuée sans interruption à travers les siècles. On peut même ajouter que l’enthousiasme presque dithyrambique avec lequel il en parle prouve que le temps n’avait rien changé aux habitudes de l’école, et que l’adoration du maître y était encore le premier des dogmes. Il est possible cependant que cet enthousiasme ne soit pas très-sincère et que la rhétorique y entre pour quelque chose ; d’autant plus que chez Diogène de Laërte, le culte d’Épicure n’exclut pas une prédilection marquée pour le scepticisme. Il expose avec complaisance les opinions de Pyrrhon et de Timon ; il invoque même en faveur du premier le témoignage d’Épicure. Épicurien d’intention, il paraît sophiste, c’est-à-dire indifférent, par tendance ; les jugements qu’il porte dans le cours de son exposition historique, sans être très-profonds, sont en général assez dégagés de tout esprit de système, — excepté lorsqu’il s’agit des stoïciens, — et ne dénotent aucune préoccupation exclusive. Malheureusement, cette indifférence spéculative, qui dans Sextus Empiricus est un puissant auxiliaire de la critique, n’aboutit le plus souvent chez Diogène qu’à un fade persiflage et à de froides épigrammes. Incapable de saisir la pensée fondamentale d’une doctrine, il s’égare dans de stériles détails ; il est surtout mal à l’aise au milieu des questions métaphysiques, à l’intelligence desquelles les préoccupations antiscientifiques de l’épicuréisme ne devaient pas l’avoir préparé ; en un mot il s’élève rarement au-dessus du niveau des grammairiens et des rhéteurs les plus vulgaires. Ce qui attire surtout son attention dans Platon, ce sont les classifications, les définitions ; il s’arrête longuement aux opinions des grammairiens sur l’ordre et la division des dialogues ; il va même jusqu’à indiquer les signes en usage dans les manuscrits et leur valeur ; quant à la doctrine, elle est à peine esquissée. La vie d’Aristote se réduit à peu près aux détails biographiques et à un catalogue d’ouvrages. Il est plus prolixe à l’égard des stoïciens ; mais là encore il ne s’attache qu’à la partie extérieure, à la charpente du système ; il ne nous fait grâce d’aucun des sophismes qui avaient cours dans le Portique ; on le suit à grand’peine à travers les divisions sans nombre dans lesquelles se complaît le génie subtil de Cléanthe et de Chrysippe ; mais il faut renoncer à trouver chez lui une exposition seulement suffisante de cette grande doctrine morale qui a fait la gloire du stoïcisme. En revanche, les facéties triviales d’Aristippe, de Diogène de Sinope, se présentent en foule sous sa plume et remplissent des livres entiers ; on trouve le testament d’un philosophe, ou son épitaphe, là où l’on aimerait à rencontrer quelques détails sur la pensée à laquelle il a attaché son nom. Ce n’est pas que toutes ces raretés soient absolument sans valeur ; on désirerait seulement que le choix en fût plus judicieux, et qu’une érudition confuse n’étouffât pas la critique sous les matériaux qu’elle entasse au hasard.

Aucun auteur n’a légué à la critique future plus de problèmes à résoudre que Diogène : impuissant à démêler le vrai au milieu des témoignages contradictoires, il reçoit de toute main, entasse sur un même fait quatre ou cinq versions différentes et abandonne à ses lecteurs le soin de couper le nœud qu’il ne sait pas délier. Cette absence de critique a du moins un avantage : elle laisse subsister la question tout entière au lieu de couper court par une solution hasardée aux recherches ultérieures.

Les autres défauts de l’ouvrage sont trop connus pour qu’il soit nécessaire d’y insister : on a mille fois signalé le défaut de proportion entre les diverses parties de son livre ; la crédulité avec laquelle il a accueilli les fables les plus ridicules. Les catalogues qui se trouvent à la suite des Vies d’Aristote, de Théophraste, de Zénon, de Chrysippe, etc., portent la trace d’une excessive négligence ; le même ouvrage y est indiqué à plusieurs reprises et sous deux ou trois titres différents ; un chapitre devient un livre ; chaque livre devient un ouvrage distinct ; il est évident que Diogène a compilé d’autres catalogues, et qu’il ne s’est pas donné la peine de les mettre d’accord. Les lettres qu’il attribue à Solon, à Périandre et à la plupart des sages, n’ont pas même le mérite de la vraisemblance. Pour tout dire, en un mot, Diogène n’a de valeur pour nous que quand il s’abrite derrière ses autorités et cite au lieu de juger. L’étendue et l’importance de quelques-unes de ces citations suffiraient pour le faire absoudre ; les lettres et les maximes d’Épicure sont un véritable trésor ; elles portent, à ne pas s’y méprendre, le cachet du maître. J’ai comparé soigneusement cette partie du dixième livre avec les citations conservées par d’autres historiens, et surtout avec les fragments de la Physique d’Épicure, et je me suis convaincu que l’authenticité de ces opuscules ne saurait être contestée : l’embarras et le peu de précision du style, le vague des doctrines physiques et astronomiques répondent parfaitement à ce que nous savons d’ailleurs du système d’Épicure et de la rapidité avec laquelle il composait ses ouvrages.

Diogène de Laërte avait composé un autre ouvrage qui devait être en circulation à l’époque où il publia les Vies ; car il y renvoie à chaque instant. C’était un recueil d’épigrammes en vers de toute mesure πάμμετρον ; ce recueil est perdu, et ce qui nous en reste n’autorise pas de bien vifs regrets. J’ai cependant remarqué dans quelques-unes de ces épigrammes une tendance morale, assez surprenante chez un épicurien : le suicide, par exemple, est presque partout sévèrement condamné ; il dit dans la vie d’Anaxagore : « Anaxagore s’arracha la vie, par une faiblesse peu digne d’un philosophe. » Le même jugement se trouve exprimé dans les épigrammes sur Ménédème et Speusippe :

« Je sais ton sort, ô Ménédème ; je sais que tu as volontairement quitté la vie, en refusant tout aliment durant sept jours. C’était du patriotisme, ce n’était pas du courage ; tu as cédé à une faiblesse indigne d’un homme. »

« Si je ne savais comment mourut Speusippe, jamais je n’aurais pu le croire : non, il n’était point du sang de Platon, car il n’aurait pas eu la pusillanimité de se donner la mort pour une cause si légère. »

Une seule fois Diogène se donne lui-même un démenti sur ce point, distraction fort excusable, du reste, chez un rhéteur épicurien. Quelques phrases de ce genre ne suffisent pas cependant pour autoriser l’opinion de ceux qui ont cru trouver un chrétien dans l’auteur des Vies ; son épicuréisme s’accorde mal avec les dogmes du christianisme. Les quelques expressions empruntées aux habitudes du langage chrétien, que l’on rencontre dans son ouvrage, comme donner l’aumône, ἐλεημοσύνην διδόναι, ne prouvent rien ; car à la fin du IIIe siècle beaucoup de locutions de ce genre avaient dû passer dans la langue vulgaire.