Traduction par P.-J. Stahl.
Bibliothèque d’éducation et de récréation J. Hetzel et Cie (p. 296-319).


CHAPITRE XXI

LAURIE FAIT DES BÊTISES ET JO RÉTABLIT LA PAIX


Le lendemain, la figure de Jo était une énigme pour tout le monde, excepté pour Mme  Marsch, car tout secret pesait sur elle, et elle trouvait difficile de n’avoir pas l’air mystérieux et important quand elle avait la charge d’en garder un. Meg s’en aperçut et ne se donna pas la peine de faire des questions : elle savait qu’avec Jo la meilleure manière d’agir était par la loi des contraires, et elle était sûre que sa sœur lui dirait tout si elle ne lui demandait rien. Elle fut donc assez surprise en la voyant persister dans son silence ; peu à peu, Jo prit même avec elle un air protecteur qui fâcha décidément Meg.

Meg prit alors à son tour un air de réserve vis-à-vis de Jo et se dévoua entièrement à sa mère. Cela laissa Jo à elle-même, car Mme  Marsch avait pris sa place comme garde-malade et lui avait ordonné de se reposer, de prendre de l’exercice et de s’amuser. Amy n’étant pas là, Laurie était sa seule ressource, et, quelque grand plaisir qu’elle eût en sa société, elle le craignait un peu dans ce moment, car c’était un taquin incorrigible, et elle avait peur qu’il ne lui arrachât son secret.

Elle avait bien raison. Le malicieux jeune homme n’eut pas plus tôt suspecté un mystère, qu’il se mit en quête de le découvrir et fit passer à Jo de durs moments. Il employa tour à tour les supplications, les moqueries, les menaces et les reproches : il affecta l’indifférence afin de pouvoir surprendre la vérité ; déclara qu’il savait tout, puis, que cela lui était bien indifférent ; et, à force de persévérance, il finit, de déduction en déductions, par découvrir, sans pourtant que Jo eût parlé, que cela concernait Meg et M. Brooke. Le jeune monsieur fut indigné de ce que son précepteur n’eût pas daigné le mettre dans la confidence et s’appliqua à chercher une vengeance appropriée au tort qu’il lui supposait.

Meg semblait avoir oublié les secrets de miss Jo, et paraissait complètement absorbée dans les préparatifs du retour de son père, lorsque, tout à coup, un changement survint dans ses manières, et, pendant un jour ou deux, elle ne se ressembla plus du tout. Elle tressaillait lorsqu’on lui parlait, rougissait lorsqu’on la regardait, était très tranquille et cousait sans lever les yeux, d’un air timide et troublé.

Elle répondit aux questions de sa mère en disant qu’elle n’avait rien, qu’elle était tout à fait bien, et réduisit Jo au silence en la priant de la laisser tranquille.

« Elle sent quelque chose dans l’air, dit Jo à sa mère. Il me semble qu’elle va très vite. Que pensez-vous de ces symptômes ? Elle est capricieuse et de mauvaise humeur, elle ne mange pas, elle reste éveillée la nuit, elle rêve dans les coins. Hier, je l’ai surprise à chanter ce chant : « Sur la rivière à la voix argentine », et elle a dit une fois : « John » et est devenue rouge comme un coquelicot. Que devons-nous faire ? »

Jo avait l’air d’être prête au combat et à adopter des mesures même violentes.

« Attendons, répondit la bonne mère. Ne vous mêlez de rien, Jo. Laissez votre sœur seule si elle recherche la solitude ; soyez seulement avec elle bonne et patiente. L’arrivée de votre père arrangera tout.

— Voici une lettre pour vous, Meg. Que c’est drôle, elle est toute cachetée ; Laurie n’a jamais cacheté les miennes, » dit le lendemain Jo, en distribuant le contenu de la boîte aux lettres.

Mme  Marsch et Jo étaient absorbées dans leurs propres affaires, lorsqu’un sanglot étouffé de Meg leur fit lever la tête, et elles la virent qui pleurait en regardant sa lettre d’un air effrayé.

« Qu’est-ce qu’il y a, mon enfant ? » s’écria sa mère en courant vers elle, pendant que Jo essayait de prendre le papier qui avait causé le mal.

« Ce n’était pas lui !… Oh ! Jo, comment avez-vous pu faire cela ? »

Et Meg, cachant sa figure dans ses mains, pleura comme si son cœur allait se briser.

« Cela ! moi ! mais je n’ai rien fait du tout. De quoi parle-t-elle ? » s’écria Jo tout étonnée.

Les doux yeux de Meg étincelaient d’une trop juste colère lorsque, tirant de sa poche avec violence une autre lettre dont le papier était très froissé, elle le jeta à Jo en lui disant d’un air de reproche :

« Vous avez écrit ceci, et ce méchant garçon vous a aidée. Comment avez-vous pu être si cruels pour… pour nous deux ? Que vous avions-nous fait ? »

Jo l’entendit à peine, car sa mère et elle lisaient le billet qui était d’une écriture contrefaite.

« Ma très chère Marguerite,

« Je ne peux pas garder plus longtemps mon secret, et il faut que je connaisse mon sort avant de revenir. Je n’ose pas encore le dire à vos parents, mais je pense qu’ils consentiraient s’ils savaient que votre consentement à vous n’est pas douteux. De son côté, M. Laurentz m’aiderait, je n’en doute pas, à trouver une position qui me permettrait de vous offrir un avenir digne de vous.

« Je vous supplie d’envoyer par Laurie un mot d’espérance à

« Votre dévoué
« John. »

« Oh ! le misérable ! comment a-t-il pu imaginer une aussi indigne manière de me punir d’avoir si bien tenu ma parole à notre mère ? Je vais aller lui donner la leçon qu’il mérite ! » s’écria Jo, brûlant d’envie d’exécuter une justice immédiate.

Mais sa mère la retint et lui dit d’un air qu’elle avait rarement :

« Arrêtez, Jo. Il faut d’abord vous disculper vous-même. Je crains que vous n’ayez eu une part de responsabilité dans une action dont j’aurais certes cru Laurie incapable. Ce qu’il a fait est sans excuse possible. »

Jo fut suffoquée de voir que sa mère pouvait la croire complice de Laurie.

« Oh ! mère ! s’écria-t-elle, et vous, Meg ! comment pouvez-vous m’outrager ainsi ? Je ne sais et n’ai rien su de ce qui concerne ce monstrueux billet que ce que vous en connaissez vous-mêmes. Aussi vrai que je suis ici, dit Jo, d’un accent de vérité tel que sa mère et Meg la crurent, je suis aussi offensée, aussi irritée de ce billet que vous avez le droit de l’être vous-mêmes.

— C’était presque son écriture, murmura Meg… Comment ai-je pu m’y tromper ? »

Et, d’une main fiévreuse, elle comparaît le papier de la prétendue lettre de John avec celui du billet qu’elle venait de recevoir et qui était véritablement de lui.

« Oh ! Meg, auriez-vous répondu ? » demanda vivement Mme  Marsch, qu’un soupçon subit venait d’éclairer.

Meg cacha sa figure dans ses mains, et, au milieu d’un sanglot, elle s’écria :

« Mère, j’ai eu la folie de le faire. »

Jo s’était levée dans l’intention évidente d’aller massacrer Laurie.

Sa mère l’arrêta d’un regard.

« Confessez votre faute à votre mère, ma fille, » dit Mme  Marsch à Meg d’une voix triste et sévère.

Meg, sans oser lever les yeux, lui répondit :

« J’ai reçu la lettre que je viens de vous montrer des mains mêmes de Laurie ; il n’avait pas l’air de savoir ce qu’elle contenait. J’ai cru, en voyant d’abord la signature, qu’il s’agissait sans doute dans cette lettre de quelques avis que M. Brooke pouvait, du consentement de mon père, avoir voulu nous donner à toutes sur nos études. Quand j’ai vu de quoi il s’agissait, cela m’a troublée, cela m’a blessée, et enfin cela m’a fâchée. J’ai cru devoir répondre que je n’aurais dû recevoir une telle lettre que si elle avait passé par les mains et sous les yeux de ma mère ; que cela me chagrinait qu’on eût osé me l’adresser directement ; que j’étais trop jeune pour m’occuper de ce qui faisait le sujet d’une telle lettre ; que je ne pouvais avoir de secrets ni pour mon père, ni pour ma mère, et que je ne pouvais être pour personne qu’une amie pendant bien des années encore. »

Mme  Marsch respira, et Jo, frappant des mains, s’écria :

« Il n’y a pas de mal, Meg ; vous avez très bien répondu. Continuez, Meg. Que répond-il à cela ?

— Sa vraie lettre, la seconde, grâce à Dieu, ne ressemble en rien à celle que Laurie avait osé mettre à son compte. Il me dit qu’il ne m’a jamais écrit quoi que ce soit et qu’il est très affligé de penser que ma sœur Jo, dans un moment d’inexplicable aberration sans doute, ait pu user de telles libertés avec son nom et le mien. Sa lettre est très bonne et très respectueuse, mais pensez comme c’est terrible pour moi ! »

Meg, changée en statue du désespoir, s’appuya contre sa mère. Jo trépigna de colère en pensant que Brooke, lui aussi, l’impliquait dans cette vilenie, et, rebondissant sur elle-même, elle adressa des imprécations véritablement furieuses à celui qu’elle n’appellerait plus de sa vie son ami Laurie. Tout à coup elle s’arrêta, prit les deux billets, les compara attentivement et dit tout à coup d’un ton péremptoire :

« Rassurons-nous. Laurie est coupable d’une inexcusable gaminerie, mais non d’une méchanceté, d’une noirceur, d’une action basse. Tout s’est passé de vous à lui. M. Brooke n’est pour rien dans cette première lettre, mais, de plus, il n’est pour rien même dans la seconde. Laurie, heureusement, a gardé pour lui votre réponse à Brooke au lieu de la lui envoyer ; tout son but a été d’avoir par votre lettre un moyen de me taquiner et de me punir de n’avoir pas voulu lui dire un secret que j’avais promis à maman de garder et qu’il avait juré de m’arracher. Eh bien ! votre réponse à sa lettre ne peut que vous faire honneur, Meg. Cela a été une leçon pour lui seul. La réponse respectueuse qu’il a prêtée à Brooke prouve déjà son repentir. Mais cela ne suffit pas ; cette manière de forcer la confiance et, en outre, d’abuser de mon nom en rejetant sa faute sur moi, est indigne d’un gentleman. C’est tout au plus si on pourrait la pardonner à un enfant de sept ans.

— Laurie n’est encore qu’un enfant, dit Mme  Marsch, ceci le prouve bien, Jo. Il n’est que les enfants pour ne pas savoir que la plaisanterie doit s’arrêter devant tout ce qui peut avoir des conséquences sérieuses. Laurie est certes très coupable, mais il n’a cru l’être qu’envers vous, Jo, qu’il traite trop en camarade. S’il avait pensé sérieusement à Meg et à M. Brooke et à votre mère, j’aime à croire qu’il se serait brûlé les doigts plutôt que de faire l’énorme sottise dont il s’est rendu coupable.

— Tout cela est bel et bon, dit Jo. M. Laurie, que ce soit envers moi ou envers tout autre, est dans son très grand tort. Son action le fait baisser de moitié dans mon esprit, et je ne laisserai pas à une autre le soin de le lui apprendre. »

Elle mit son chapeau à la hâte, s’enveloppa tant bien que mal d’un pardessus quelconque et s’en alla en courant. Mme  Marsch la laissa faire ; elle n’était pas fâchée de rester seule avec Meg.

Cet absurde incident rendait nécessaire une explication avec Meg ; avec sa simplicité et son bon sens ordinaire, Mme  Marsch jugea à propos de ne pas la retarder. Elle raconta sommairement à Meg le rôle qu’avait joué M. Brooke auprès de son père à Washington, et l’éclaira ainsi sur les sentiments réels de M. Brooke à son égard ; après quoi, allant droit au but :

« Et maintenant, dit-elle à Meg, dites-moi quels sont les vôtres à l’égard de M. Brooke. L’aimez-vous assez pour attendre qu’il ait pu conquérir une situation en rapport avec vos désirs, ou voulez-vous rester complètement libre en ce qui le concerne ?

— Mère, répondit Meg, je ne puis rien vous répondre, car je ne puis rien me répondre à moi-même ; sinon que je désire n’entendre parler de mariage ni aujourd’hui, ni de longtemps, ni peut-être jamais. Si John ne sait rien de tout cela, ne le lui dites pas ; mais, pour l’amour de Dieu, faites taire Laurie et Jo. Les plaisanteries dont le résultat peut être de faire faire des sottises à votre fille aînée, c’est une honte ! Pardonnez-moi d’être irritée, j’ai besoin de réfléchir pour me remettre. Donnez-moi le temps de me calmer, mère chérie, je vous en prie ! »

Elle se jeta sur le cœur de sa mère et y pleura longtemps. Mme  Marsch, se rendant compte de l’état de surexcitation de son esprit, n’essaya pas de brusquer son retour complet à la raison, à l’égalité habituelle de son humeur et à son sang-froid. Elle la soulagea par quelques remontrances, par de tendres caresses, et Meg finit par lui dire :

« Un mot, plus un mot, je ne le dirai, et encore moins l’écrirai-je, sans vous avoir consultée. Je n’avais voulu, en écrivant ce billet, que vous éviter, ainsi qu’à mon père, le chagrin d’un mécontentement contre M. Brooke. J’ai cru mieux faire, après sa bonne conduite antérieure avec vous et avec mon père, de ne rien vous dire qui pût gâter à vos yeux les bons offices qu’il vous avait rendus. »

Cela dit, Meg s’enfuit soudain dans le bureau. À son grand étonnement, elle venait d’entendre le pas de Laurie dans le corridor, et Mme  Marsch reçut seule le coupable.

Jo avait, tout en courant, et dans la crainte de n’être pas maîtresse de sa colère, modifié son plan de campagne. Au lieu de mettre les fers au feu de sa personne, elle se contenta de dire à Laurie que sa mère désirait le voir, sans le prévenir de ce qui l’attendait. Une fois averti, il n’aurait plus osé venir, et il fallait avant tout, l’amener devant son vrai juge.

Dès que Laurie eut jeté un regard sur la figure de Mme  Marsch, il pressentit tout, et se mit à tortiller son chapeau d’un air de culpabilité si évidente que, si on en eût douté, le doute n’eût plus été possible.

Jo fut renvoyée, et passa son temps à se promener de long en large devant la porte, comme une sentinelle, car elle avait quelque crainte que le prisonnier ne s’échappât. Le bruit des voix dans le parloir devint tantôt fort et tantôt faible, et cela dura bien une demi-heure ; mais jamais les deux sœurs ne surent ce qui s’était passé pendant cette entrevue.

Lorsqu’elles furent rappelées, Laurie était à genoux près de Mme  Marsch, dans une attitude tellement repentante que Jo, dans son cœur, lui pardonna immédiatement. Toutefois, elle ne trouva pas qu’il fût sage de le lui laisser voir.

Meg reçut ses plus humbles excuses, et, ce qui valait mieux pour elle, fut confirmée par lui dans l’assurance que M. Brooke ne savait rien de tout cela.

« Et je prie Dieu qu’il ne l’apprenne jamais ! s’écria Laurie. Quant à moi, des chevaux sauvages ne m’arracheraient pas une parole sur ce triste sujet ! Vis-à-vis de cet homme que j’aime et que j’honore, l’abus insensé que j’ai fait de sa personnalité ne mérite pas de pardon. Il ne me pardonnerait pas et il aurait cent fois raison. Il m’a vu capable d’être un homme dans quelques meilleures occasions, et je perdrais à jamais son estime s’il connaissait ma sotte action. Vous Meg, vous me pardonnerez, je l’espère. Je ferai tout pour vous montrer combien je me repens, ajouta-t-il, je n’ai de ma vie été si honteux de moi-même !

— J’essayerai, Laurie ; je suis heureuse pour vous que vous jugiez que votre action n’est pas celle d’un gentleman. Pour la droiture et la franchise, j’aurais juré que vous étiez un homme. Devons-nous ne plus voir en vous qu’un écolier incapable de se rendre compte de la portée de ses actes ?

— Ce que j’ai fait, dit Laurie, est complètement abominable. J’ai mérité de perdre plus que votre amitié, votre estime ; vous refuseriez de m’adresser la parole pendant des mois que cette punition serait encore au-dessous de celle que je mérite. »

Tout en parlant, Laurie joignait les mains d’un air si désolé, il avait l’air si malheureux, si repentant, il était si près, il faut le dire, de fondre en larmes, son humiliation faisait tant de peine à voir que Meg sentait sa colère lui échapper peu à peu. À la fin, elle lui tendit la main tout en lui disant :

« En vérité, on peut tout pardonner puisque je vous pardonne. »

La figure sévère de Mme  Marsch s’était radoucie, en dépit de sa volonté de garder rigueur à Laurie, lorsqu’elle l’entendit déclarer qu’il était prêt à faire toutes les pénitences que Meg, Jo et elle voudraient lui imposer, lorsque, pour conclure, s’adressant à elle, il lui dit qu’elle ne pouvait pas douter qu’il eût un sincère respect pour Meg et pour son caractère, et quand surtout il répéta qu’il lui était plus pénible de se sentir un si grave tort vis-à-vis de M. Brooke, de l’homme à qui il devait le peu de qualités qu’il avait, la paix se fit aussi de son côté.

Pendant ce temps, Jo restait à l’écart et essayait d’endurcir son cœur contre Laurie ; car enfin il demandait pardon à tous, mais à elle qu’il avait si effrontément mise en cause, il ne lui demandait rien. En vérité, c’était trop de sans-gêne.

Laurie la regarda une ou deux fois ; mais, comme elle ne faisait pas mine de lui pardonner, il se sentit repris d’un mouvement d’humeur d’autant plus vif contre elle qu’il avait compté davantage sur sa clémence. Aussi, quand il eut fini avec les autres, il se borna à lui faire un grand salut et partit sans lui adresser un mot.

Grâce à cette sotte manœuvre, Laurie s’en alla encore mécontent de lui-même, et, ce qui était souverainement injuste, plus mécontent de Jo, car enfin il avait attiré sur elle d’injurieux soupçons, et il ne lui avait pas donné satisfaction sur ce point-là.

Il faut dire que Jo avait, au milieu de toute cette affaire, fait fort bon marché de ses griefs particuliers, et que Laurie, qui la connaissait bien, avait cru le comprendre ; aussi, à peine était-il sorti, qu’elle se repentit de n’avoir pas été plus indulgente. Quand Meg et sa mère furent remontées dans la chambre de Beth, elle regretta d’avoir laissé partir Laurie sans que la réconciliation se fût faite entre lui et elle. Les mouvements de Jo étaient aussi rapides que sa pensée ; en un clin d’œil, s’étant armée d’un livre qu’elle avait à reporter dans la grande maison, elle s’y rendit.

« M. Laurentz est-il chez lui ? demanda-t-elle à une domestique.

— Oui, miss, mais je ne crois pas qu’il soit visible maintenant.

— Serait-il malade ?

— Oh ! non, miss ; mais il vient d’avoir une scène avec M. Laurie qui est dans un de ses mauvais jours, et le vieux monsieur paraît si contrarié que je n’ose pas aller près de lui.

— Où est Laurie ?

— Il est enfermé dans sa chambre, et il a défendu que, pour quoi que ce soit au monde, on vînt l’y déranger. Je ne sais pas ce que va devenir le dîner ; il est prêt et personne n’est là pour y faire honneur.

— Je vais aller voir ce qui se passe, répondit Jo, je n’ai peur ni de l’un ni de l’autre. »

Et, montant l’escalier, elle frappa vigoureusement à la porte de Laurie.

Laurie ne répondant que par le silence, Jo commença à s’inquiéter.

« Serait-il malade ? se dit-elle. Tout cela a dû lui être si pénible et tant coûter à son orgueil qu’il pourrait bien en avoir les nerfs bouleversés. »

Une fois que cette idée fut entrée dans sa tête, ce n’était pas une porte fermée qui pouvait l’arrêter. Elle lui donna un si rude assaut qu’elle s’ouvrit brusquement. Jo était au milieu de sa chambre avant que Laurie fût revenu de sa surprise.

« J’avais, lui dit-elle, un motif de plus que les autres de vous en vouloir : on m’avait accusée d’être votre complice dans l’affaire des lettres. Avant vous j’avais eu à subir le mécontentement et les soupçons, immérités pour moi, de ma mère et de ma sœur. Ma colère avait le droit d’être plus durable, et cependant me voici prête à vous dire, moi aussi, que tout est oublié. »

Le visage de Laurie était plus sombre que la nuit.

« Au nom de Dieu, dit Jo, qu’y a-t-il ? La façon dont s’est terminée votre explication avec maman et Meg ne saurait motiver la façon dont vous me recevez.

— Il y a, dit Laurie, que votre manque de confiance en moi, après m’avoir donné l’idée de la sottise, qui a failli me brouiller avec les vôtres, vient de me brouiller irréparablement avec grand-père, et que vous seule êtes, après tout, la cause première de tout ce qui est arrivé.

— Je ne suis la cause de rien du tout, lui répondit Jo. On m’avait confié un secret, mon devoir était de le garder, même envers vous. J’avais promis, j’ai tenu ma parole, et Dieu sait que j’y ai eu du mérite, car j’avais bien envie de tout vous dire. Vous seul, convenez-en, avez eu tort de vouloir me faire manquer à ma promesse, à mon devoir.

— Je n’ai à convenir de rien avec vous, répondit brusquement Laurie. Mes comptes sont réglés avec Meg et avec votre mère, c’est assez de deux comptes de ce genre dans le même jour et dans la même famille, et je n’ai pas à m’occuper d’un troisième. Je suis votre aîné, mademoiselle, ne l’oubliez pas…

— Vous êtes mon aîné, c’est certain, mais de si peu pour les mois et de si peu surtout pour la raison, que… mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Soit, dit Jo, je ne venais ni vous demander ni vous faire des excuses. Tout est arrangé entre ma famille et vous, c’est en effet le principal ; mais cela dit, pourquoi me faites-vous cette figure ?

— Pourquoi ? dit Laurie en bondissant dans un subit accès de rage, pourquoi ? Je viens, toujours à cause de vous, de recevoir un tel affront de mon grand-père, que je ne puis désormais demeurer sous son toit. Et elle me demande pourquoi j’ai la figure d’un homme exaspéré. J’ai été pris au collet, entendez-vous, et jeté par mon grand-père à la porte de sa chambre ! Est-ce le moment de rire, s’il vous plaît ?

— Grand Dieu ! s’écria Jo. Et comment donc puis-je être responsable d’un fait pareil ?

— Comment ? Mais toujours de la même façon. Si, au lieu de me faire des mystères de l’affaire de Meg, vous m’aviez tout dit, j’aurais gardé votre secret et n’aurais pas eu la stupidité, pour pénétrer vos mystères, de faire ce que j’ai fait. Dès lors, rien avec vos parents, et puis après, rien avec grand-père, car les deux choses s’enchaînent et n’en font, qu’une. Grand-père a voulu savoir pourquoi Mme  Marsch m’avait fait promettre de ne rien révéler du motif de nos explications. J’ai dû refuser à grand-père de lui rien dire de ce qui était le secret des autres et non le mien. Il s’est irrité, il s’est emporté, et il m’a fait l’affront irréparable que je viens de subir. »

Jo était atterrée.

« Et cependant, Laurie, disait-elle, j’ai eu raison de me taire avec vous, et la preuve, c’est que nous avez eu raison de vous taire à votre tour, même avec votre grand-père. Un moment viendra où votre refus de dire le secret de Meg à votre grand-père vous fera comprendre mon refus de le trahir pour vous au début de toute cette histoire. Mais ce n’est pas de moi ni de vous qu’il s’agit, nous nous arrangerons plus tard, c’est de ce qui vient de se passer entre vous et votre pauvre grand-père ; vous vous y serez mal pris sans doute.

— Mon pauvre grand-père ! s’écria Laurie, plaignez-le ! Ah ! si tout autre que lui…

— Mais, dit Jo, ce n’est pas de tout autre que lui, c’est de lui, de lui seul qu’il s’agit, d’un vieillard et d’un grand-père, et pour un fait que vous lui expliquerez un jour, pour un refus qu’il sera le premier à comprendre, quand un autre que vous pourra lui en confier les motifs. Son mouvement de violence n’est pas un affront. Si vous lui aviez dit : J’ai juré à Madame Marsch de me taire, il ne se fût pas irrité.

— Les femmes n’entendent rien à ces questions d’honneur, dit Laurie ; avec votre permission, je me sens meilleur juge et meilleur gardien de ma dignité. Pour rien au monde je ne continuerai à vivre en face de celui qui vient de me traiter comme un esclave, celui-là fût-il cent fois mon grand-père et fût-il plus vieux que le monde. C’est précisément parce que je ne puis lui demander réparation de l’offense qu’il m’a faite, que mon parti est pris de ne pas me retrouver en sa présence. Demain matin, je serai en route pour Washington. Grand-père apprendra ainsi que je n’ai besoin, pour me tenir droit, du tablier de personne. Je m’embarquerai, je voyagerai, je ferai le tour du monde, je gagnerai ma vie ; bref, je serai indépendant, je ne devrai rien qu’à moi-même.

— Vous serez bien heureux, dit Jo, oubliant subitement, devant les visions de Laurie, son rôle de conseil et de Mentor.

— Vous en convenez. Je serai non seulement plus heureux, mais bien heureux ! Vous voyez donc que j’ai pleinement raison. Eh bien, au lieu de contrarier mon dessein, aidez-moi à l’accomplir, Jo, et tenez ! — on eût dit qu’il recevait d’en haut une illumination subite, — faites mieux, faites-vous mon associée. Venez avec moi surprendre votre père à Washington, venez dire à Brooke les soucis que, sans s’en douter, il nous a causés. Quand il saura que c’est lui et lui seul qui, en somme, est la cause de la crise qui nous aura forcés à partir, pourra-t-il nous blâmer ? Non. Il nous aidera, au contraire, à nous tirer d’affaire, et en cela il ne fera que son plus strict devoir. Un peu de courage, Jo ; nous laisserons une lettre pour votre mère et pour grand-père, où nous les avertirons que nous allons retrouver M. Marsch. Nous l’aiderons à se guérir, et après, à guérir les autres ; nous serons ses aides. Les bras manquent à l’armée, les bras de femmes aussi bien que les bras d’hommes pour soigner les malades. Votre père sera ravi d’avoir deux aides jeunes et fidèles sur lesquels il pourra compter à la vie et à la mort. »

Jo battait des mains. Si inconsidéré, quelque absurde que fût le plan de Laurie, il était de son goût. Elle n’y voyait qu’une chose, l’étourdie : la pensée de revoir plus tôt son père, de remplacer tout d’abord sa mère auprès de lui ; cela lui faisait tout oublier et séduisait ce qu’il y avait d’aventureux dans sa folle imagination. La perspective de partager, une fois réunie à son père, la vie de M. Marsch dans les camps, dans les ambulances, au milieu de glorieux périls, la fascinait ; ses yeux étincelaient. Elle se voyait au milieu des combats, ramassant, au plus fort du feu, les blessés, consolant les mourants. Si la fenêtre eût été ouverte, si elle n’avait eu qu’à s’envoler, elle aurait dit oui à ce fou de Laurie, et on les eût vus s’élancer subitement dans l’espace ; mais ses regards tombèrent heureusement de la fenêtre de Laurie sur celle de la vieille maison qui contenait sa mère et ses sœurs, et elle secoua la tête comme pour en faire bien vite sortir des fantômes.

« Ah ! si j’étais un garçon ! s’écria-t-elle ; mais non, décidément, je ne suis qu’une fille, une malheureuse et déplorable fille ! Il faut, malgré tout, Laurie, que je me conduise comme une honnête et convenable demoiselle ; et, par suite, que je reste à la maison, sous l’aile même de ma mère. Tout ce qui ne serait pas cela, serait démence et insanité…

— Mais ne voyez-vous pas, reprit Laurie, dont le sang bouillait encore, quel avenir vous refusez ? Ce serait si… amusant !

— Taisez-vous ! s’écria Jo en se bouchant les oreilles. Je suis venue ici pour faire de la morale et non pas pour entendre des choses qui me mettent la tête à l’envers.

— Je savais que la réflexion jetterait de l’eau froide sur mes propositions ; mais je pensais que vous aviez plus d’audace, Jo, lui répondit Laurie.

— Restez tranquille, méchant garçon, ne vous agitez pas ainsi. Au lieu d’arpenter votre chambre en tous sens, pour vous fouetter le sang, asseyez-vous et réfléchissez à vos péchés, cela vaudra mieux que d’essayer de m’en faire commettre. Si j’amène votre grand-père à reconnaître qu’il n’y a eu qu’un malentendu entre lui et vous, que vous étiez en droit de refuser de lui dire nos secrets, qui n’étaient pas les vôtres, abandonnerez-vous votre projet ? demanda sérieusement Jo.

— Oui, mais vous n’y arriverez pas, » répondit Laurie. Il voulait bien se raccommoder, mais il prétendait que sa dignité outragée devait, avant tout, être apaisée.

« Si je peux conduire le jeune, je pourrai conduire le vieux, » murmura Jo en s’en allant et laissant Laurie étudier encore les itinéraires de chemins de fer.

« Entrez ! dit M. Laurentz, lorsque Jo frappa à sa porte, et sa voix refrognée lui parut plus refrognée que jamais.

— C’est seulement moi, monsieur, moi Jo, qui suis venue vous rapporter un livre, dit-elle hardiment en entrant.

— En voulez-vous d’autres ? demanda le vieux gentleman, qui était raide et contrarié, mais faisait tous ses efforts pour ne pas le laisser voir.

— Oui, s’il vous plaît. J’aime tant le vieux Sam, que je pense que je vais essayer le second volume, » dit Jo, espérant l’amadouer en acceptant une seconde dose du « Boswell’s Johnson », car il lui avait recommandé cet ouvrage plein de gaieté.

Les sourcils du vieux gentleman s’abaissèrent un peu lorsqu’il roula le marchepied sur le rayon où étaient placées les œuvres de Johnson, et Jo, grimpant tout au-dessus et s’y asseyant, affecta de chercher son livre, mais en réalité elle se demandait quel meilleur moyen elle pourrait trouver pour arriver au but périlleux de sa visite.

M. Laurentz, sembla suspecter qu’elle ruminait quelque chose dans son esprit, car, après avoir arpenté la chambre à grands pas, il vint se placer au pied de l’échelle et lui parla ex abrupto, c’est-à-dire d’une manière si inattendue que le livre que Jo tenait tomba de ses mains.

« Qu’est-ce que ce garçon a fait chez vous ? N’essayez pas de l’excuser ; je sais, d’après la manière dont il s’est conduit en revenant, qu’il a commis à l’égard de votre famille quelque grave sottise. Je n’ai pas pu tirer un mot de lui, quand je l’ai menacé de le forcer à confesser la vérité, il s’est enfui et s’est enfermé dans sa chambre.

— Il a mal agi envers vous, monsieur Laurentz, je le vois bien ; mais il eût plus mal agi encore envers nous, envers ma mère surtout, s’il avait parlé. Nous avons toutes promis et nous lui avons toutes fait promettre de ne dire mot à personne, pas même à vous, de ce qui s’était passé, répondit Jo.

— Cela ne peut pas se terminer ainsi ; il ne s’abritera pas derrière une promesse de vous. S’il a fait quelque chose de mal, ce qui me paraît évident, il doit me le confesser, il doit demander pardon, il doit être puni. Allons, Jo, je ne veux pas être laissé dans l’ignorance des torts de mon petit-fils. C’est mon droit d’aïeul de tout savoir. »

M. Laurentz paraissait si déterminé et parlait si rudement, que Jo aurait bien voulu pouvoir fuir ; mais elle était perchée tout au haut de l’échelle, et. M. Laurentz demeurant au bas comme un lion, elle était forcée de lui faire face.

« Réellement, monsieur, je ne puis pas vous dire de quoi il s’agit ; mère l’a défendu, j’aurais tort si je le faisais. Mais, sachez-le, Laurie a confessé sa faute, il a demandé pardon et a été tout à fait assez puni ; nous ne gardons pas le silence là-dessus à cause de lui, mais à cause d’un tiers que cela intéresse. Si vous saviez tout, au lieu de lui donner tort pour son silence, pour ce refus de vous répondre qui a dû vous blesser, vous l’excuseriez, vous lui donneriez raison d’avoir eu le courage de se taire. On peut devoir tous ses secrets à son grand-père, mais on n’est pas libre de disposer, même pour lui, de ceux des autres. Mère, dans un cas pareil, m’absoudrait. Je vous en supplie, monsieur Laurentz, n’intervenez pas en ce moment dans cette terrible histoire. Plus tard vous saurez tout ; quand nous aurons le droit de parler, nous parlerons. Ce n’est pas pour son plaisir qu’on a un secret, pour un ami tel que vous. N’insistez pas, cela ferait plus de mal que de bien.

— Descendez, dit M. Laurentz, et donnez-moi votre parole que mon garçon ne s’est pas montré ingrat envers votre mère, car, s’il l’avait fait après toutes ses bontés pour lui, je l’écraserais de mes propres mains. »

La menace était terrible, mais elle n’alarma pas Jo, car elle savait que l’irascible vieux gentleman ne lèverait pas seulement le bout du doigt contre son petit-fils.

Elle descendit avec obéissance et raconta de la chose tout ce qu’elle put sans trahir Meg ni la vérité.

« Hum ! ha ! bien ! Je lui pardonnerai s’il s’est tu parce qu’il l’avait promis et non par obstination. Il est très entêté et très difficile à conduire, dit M. Laurentz en se frottant le front jusqu’à ce qu’il eut l’air de sortir d’un ouragan.

— Je suis comme lui, mais un bon mot me gouverne là où tous les chevaux du roi ne pourraient rien, dit Jo, essayant de dire quelque chose en faveur de son ami, qui semblait ne s’être tiré d’un mauvais pas que pour tomber dans un autre.

— Vous pensez que je ne suis pas bon pour lui, hein ?

— Oh ! certes non, monsieur, Vous êtes plutôt trop bon quelquefois ; mais, en revanche, un peu trop vif quand il vous impatiente. Ne le trouvez-vous pas ?

— Vous avez raison, fillette, j’aime le garçon ; mais il m’irrite quelquefois outre mesure, et je ne sais pas comment ça finira si nous continuons comme cela.

— Je vais vous le dire : il croira vous être odieux, il perdra la tête, il s’enfuira. »

Jo fut fâchée de ces paroles aussitôt après les avoir prononcées, car elle n’avait voulu qu’avertir son vieil ami que la nature indépendante de Laurie était réfractaire à une trop grande contrainte, et elle pensait que, s’il le comprenait, il arriverait à accorder plus de liberté au jeune homme. Mais M. Laurentz changea subitement de couleur et s’assit en jetant un regard de douleur sur une miniature posée sur la table et représentant le père de Laurie. Quels souvenir évoqua en lui cette image ? La sévérité habituelle de son visage avait disparu, mais une indicible expression de désolation l’avait remplacée.

Jo, émue jusqu’aux larmes, lui prit vivement la main et la baisa ; puis, après un moment de silence, elle fit un effort pour réparer sa faute.

« Laurie n’en arriverait à une si dure extrémité, dit-elle, que s’il se croyait tout à fait méconnu. Il en fait parfois aussi la menace par enfantillage et par découragement, quand il ne se sent pas avancer assez vite dans ses études. Il n’est pas le seul fou de sa sorte. Croiriez-vous, monsieur Laurentz, que cette Jo, qui tâche d’être raisonnable en ce moment, se dit souvent qu’elle aussi aimerait à prendre sa volée. Depuis que j’ai la tête ronde d’un garçon, depuis que mes cheveux sont coupés, que de voyages j’ai faits en imagination ! Si jamais nous disparaissons, vous pouvez faire chercher deux mousses sur un de vos vaisseaux partant pour l’Inde, car nous leur donnerions la préférence, à vos vaisseaux, pour ne pas sortir tout à fait de chez vous. »

Elle riait en parlant, et M. Laurentz, acceptant ses propos comme une plaisanterie, parut peu à peu se remettre de son émotion.

Cependant il grossit sa voix :

« Comment osez-vous me parler comme vous le faites, « mademoiselle ? » Que sont devenus votre respect pour moi et votre bonne éducation ? Quel tourment que les enfants ! et cependant nous ne pouvons nous en passer, dit-il en lui pinçant affectueusement les joues. Allez dire à ce garçon de venir dîner ; dites-lui que tout est terminé et donnez-lui l’avis de ne pas prendre ce soir d’airs tragiques avec moi. Je ne le supporterais pas.

— Laurie n’ose pas et croit qu’il ne peut plus descendre, monsieur ; il est très fâché de ce que vous ne l’ayez pas cru quand il vous disait qu’il ne pouvait pas vous dire ce que vous lui demandiez. Je crois que vous l’avez beaucoup blessé en le secouant par le collet ; vous le rappelez-vous, monsieur Laurentz ? Il faudrait imaginer quelque chose de drôle à quoi sa bonne humeur naturelle ne pût résister.

Jo tâcha d’avoir l’air pathétique, mais elle comprit que ce serait superflu, car M. Laurentz s’était mis à rire ; elle avait gagné la bataille.

« Quelque chose de drôle, dites-vous, Jo, comme, par exemple, de faire des excuses à l’enfant, au marmot qui m’a offensé ? Serait-ce par hasard ce qu’il attend pour daigner venir partager mon dîner ?

— Pourquoi ne le feriez-vous pas ? dit Jo. Ce serait un moyen sûr de lui montrer sa folie. Si mère en venait jamais là avec moi un jour, j’en mourrais de honte, en vérité, ou de rire ! Je rentrerais en moi-même au premier mot. »

M. Laurentz lui jeta un coup d’œil perçant et mit ses lunettes en disant lentement :

« Vous êtes une malicieuse petite chatte ; mais cela ne me fait rien d’être mené par vous et par Beth. Allons, donnez-moi une feuille de papier et finissons-en avec ces bêtises. »

Un billet superbe fut écrit par lui dans les termes qu’un gentleman emploierait vis-à-vis d’une personne considérable qu’il aurait gravement offensée, et Jo, déposant un baiser sur la tête chauve de M. Laurentz, courut à la porte de Laurie. Voyant qu’elle était de nouveau fermée, et à clef, elle glissa le billet sous la porte et recommanda à Laurie, à travers le trou de la serrure, d’être convenable, soumis, aimable et quelques autres agréables impossibilités.

Elle n’avait pas fini de descendre l’escalier, laissant le billet faire son œuvre auprès du jeune rebelle, lorsque quelque chose passa à côté d’elle comme un éclair. Cela allait si vite et d’un mouvement si emporté, qu’elle ne devina pas tout d’abord ce qui pouvait bien dégringoler ainsi. C’était le jeune gentleman qui, pour ne pas perdre une seconde, s’était mis à cheval sur la rampe. Grâce à ce moyen expéditif, il était arrivé avant elle sur le palier. Il l’y attendait et lui dit de son air le plus vertueux, dès qu’elle apparut :

« Quelle bonne amie vous êtes, Jo ! Avez-vous été bien maltraitée ? ajouta-t-il en riant.

— Non, Laurie ; votre grand-père est meilleur que vous, meilleur que nous tous ; s’il a l’air moins aimable, au fond il l’est plus.

— Vous pourriez bien avoir raison, Jo ! Ma foi, je vais aller l’embrasser, le remercier même de sa bourrade, et bien dîner.

— Vous ne pouvez rien faire de mieux, lui répondit Jo. Vous serez tout à fait remis lorsque vous aurez mangé. Messieurs les hommes crient toujours lorsqu’ils ont faim. »

Et, voyant que tout allait bien se passer, elle s’enfuit.

Laurie alla résolument rejoindre son grand-père ; leurs bras s’ouvrirent en même temps, et M. Laurentz fut tout le reste du jour d’une humeur charmante.

Chacun pouvait certes regarder la chose comme finie ; le gros nuage était à coup sûr envolé. Mais, d’un autre côté, un mal avait été fait : ce que d’autres avaient oublié, Meg s’en souvenait. Elle ne fit plus jamais allusion à une certaine personne, mais elle y pensa peut-être davantage, et, une fois, Jo, fourrageant dans le pupitre de sa sœur pour y chercher un timbre, trouva une feuille de papier sur laquelle elle put lire, écrits de la main même de Meg, ces horribles mots : Madame John Brooke. À cette vue, Jo gesticula tragiquement ; après quoi elle jeta l’inscription au feu, en se disant que la mauvaise plaisanterie de Laurie avait pourtant hâté pour elle ce qu’elle appelait « le jour du malheur ».