Traduction par P.-J. Stahl.
Bibliothèque d’éducation et de récréation J. Hetzel et Cie (p. 320-330).


CHAPITRE XXII

DES JOURS DE BONHEUR


Les semaines paisibles qui suivirent furent comme le soleil après l’orage ; les malades entraient rapidement en convalescence. La guerre funeste, qui déchirait la patrie, semblait devoir bientôt arriver à sa fin ; M. Marsch avait, dans sa dernière lettre, commencé à parler de son retour ; il le faisait espérer pour les premiers jours de l’année, et Beth, de son côté, put bientôt rester étendue sur le canapé et s’amuser d’abord avec ses chats bien-aimés, puis avec ses poupées dont les vêtements, restés tristement en arrière, avaient grand besoin de réparation. Ses membres, autrefois si actifs, étaient encore raides et si faibles que Jo était obligée de la porter pour lui faire faire chaque jour son petit tour de jardin. Meg noircissait et brûlait avec joie ses mains blanches pour faire des plats délicats à la « petite chérie ». Amy, loyale esclave de la bague, célébra sa rentrée dans la famille en donnant à ses sœurs tous les trésors qu’elle put leur faire accepter.

Comme Noël approchait, les mystères commencèrent à hanter la maison. Jo faisait rire toute la maison, même Hannah, en proposant des cérémonies complètement impossibles et magnifiquement absurdes en l’honneur de ce jour de fête. Laurie avait des idées également impraticables ; s’il avait pu agir à sa guise, il aurait fait des feux d’artifice en chambre et des arcs de triomphe dans tous les escaliers et sur chaque palier. Après beaucoup d’escarmouches et de querelles, les deux ambitieux consentirent à se montrer raisonnables et à se calmer. Cependant je ne répondrais pas qu’ils eussent renoncé à tous leurs beaux projets. Lorsqu’ils étaient seuls, leurs figures reprenaient une singulière animation. Que méditaient-ils ?

Plusieurs jours de très beau temps précédèrent un splendide jour de Noël. Hannah sentit dans ses os que ce Noël serait « un jour extraordinaire », et elle fut en cela une vraie prophétesse. D’abord, M. Marsch écrivit encore qu’il reviendrait, et bientôt ; puis, Beth se trouva très bien, et, ayant mis une jolie robe de mérinos bleu, — le cadeau de sa mère, — elle fut portée, en triomphe à la fenêtre pour contempler une surprise que lui avaient préparée Jo et Laurie. Les deux infatigables avaient fait tous leurs efforts pour être au niveau de leur réputation ; comme des elfes, ils avaient travaillé la nuit et pétri, construit, élevé, édifié, devant, les fenêtres, ce qu’ils appelaient un monument, symbole de leur affection pour Beth. Une grande et belle dame, une noble statue de neige, à faire concurrence aux marbres de Phidias, apparut à Beth au milieu du jardin ; la perfection du visage stupéfia non seulement Beth, mais tout le monde. M. Laurie avait emprunté au cabinet de son grand-père un surmoulage en plâtre qui faisait un effet étonnant. On l’avait drapée d’étoffes aux longs plis. Elle était couronnée de houx. D’une main elle tenait une lyre enguirlandée de fleurs, et de l’autre un grand rouleau de musique nouvelle à l’usage de Beth. Une longue écharpe de soie brune aux reflets changeants s’enroulait gracieusement autour de ses épaules glacées, et de ses lèvres, qu’on croyait être de neige, s’échappait un chant de Noël qui fut remis à Beth sur une admirable feuille de papier vélin. Chaque strophe, en caractères majuscules, était tracée avec une encre de couleur différente.

LA MUSE DE NEIGE

Dieu vous bénisse, petite reine Beth, que rien ne vous trouble plus jamais, et que la santé, la paix et le bonheur vous arrivent ce jour de Noël !

Cette superbe lyre, qui nous a bien embarrassés à faire, est l’emblème de votre goût pour la musique ; les fleurs qui l’entourent réjouissent la vue de notre abeille ; ce rouleau de musique bien choisie est destinée à son piano, et cette écharpe magnifique protégera son petit cou frileux, pendant qu’elle nous charmera par son jeu et ses chants.

Voyez cette copie étonnante d’un des chefs-d’œuvre de Raphaël lui-même ; votre sœur Amy s’est donné bien de la peine pour la faire digne du maître et digne de vous.

Acceptez un délicieux collier rouge à grelots pour le cou de votre favorite Ronron, et de la crème à la vanille faite par la charmante Meg à votre intention à vous : un vrai mont Blanc dans un plat, dont vous nous donnerez un petit peu, parce que vous êtes généreuse.

Cette poésie est l’œuvre entièrement inédite de Jo et de Laurie ; excusez les fautes des auteurs et gardez-leur-en le secret.

Combien Beth se récria en voyant cette magnifique déesse de neige ! Combien de voyages dut faire Laurie pour aller chercher successivement les cadeaux qu’elle offrait à la convalescente, et quels bons rires sortirent des lèvres de celle-ci à la lecture de chacune des strophes de la jeune Muse de neige, et enfin de quels discours Jo accompagna chaque objet en le présentant à sa sœur !

« Je suis si heureuse que, si père était seulement ici, je ne pourrais pas contenir une goutte de bonheur de plus, dit Beth en soupirant de contentement lorsque Jo la porta dans le bureau pour se reposer de son excitation.

— Et moi aussi, dit Jo en tapant sur sa poche où reposaient deux volumes longtemps désirés par elle, présent de sa mère chérie.

— Moi aussi, répéta Amy, qui était absorbée dans la contemplation d’une gravure représentant le beau tableau de la Vierge à la chaise, que sa mère lui avait donnée richement encadrée.

— Et moi aussi, certes ! s’écria Meg en passant la main sur les beaux plis de la première robe de soie qu’elle eût encore possédée et que M. Laurentz avait voulu à toute force lui faire accepter.

— Comment ne le serais-je pas à mon tour, si vous l’êtes toutes, mes chéries ? » dit Mme  Marsch. Ses yeux allaient de la lettre qu’elle avait reçue de son mari à la figure souriante de Beth, et sa main caressait la jolie chaîne de cheveux gris, dorés, châtains et bruns, spécimen des cheveux de chacun des membres de la famille, que ses filles venaient de lui mettre au cou. »

Il se réalise de temps en temps dans ce monde des choses inattendues et secrètement espérées, comme il est si agréable d’en rencontrer dans les livres dont l’auteur attentif sait prévoir le désir de son lecteur. Une demi-heure après que chacune d’elles eut dit, après Beth, qu’elle ne pourrait contenir qu’une goutte de bonheur de plus, cette goutte arriva ; que dis-je ? une goutte ? c’était mieux que cela, car c’était à la fois vaste et profond comme un océan. Laurie, sans crier gare, passa sa tête à la porte du parloir, et son visage était illuminé d’une telle joie, bien qu’il s’efforçât de la contenir, et sa voix était tellement émue que, bien qu’il se fût borné à dire : « Je vous annonce un autre présent de Noël pour la famille Marsch, » tout le monde se précipita vers lui. Mais il n’avait fait que paraître et disparaître. À sa place on vit entrer un grand monsieur emmitouflé jusqu’aux oreilles, appuyé sur le bras d’un beau jeune homme. Pour cette fois tout le monde, sans en excepter Mme  Marsch, sembla être fou dans la maison. Pendant plusieurs minutes personne ne dit une parole et les choses les plus étranges furent faites sans qu’on s’en doutât. C’est ainsi que M. Brooke se trouva avoir embrassé Meg, complètement par erreur, comme il l’expliqua d’une manière quelque peu incohérente. M. Marsch devint soudainement invisible au milieu de quatre paires de bras ; Jo, l’intrépide, faillit perdre son renom de vaillance en s’évanouissant à moitié, et Amy, la digne Amy, se laissa tomber sur un tabouret, et, prenant les jambes de son père entre ses bras, elle pleura sur ses bottines de la manière la plus touchante.

Mme  Marsch fut cependant la première à se remettre. Elle étendit la main vers la chambre où reposait Beth en disant :

« Chut ! Prenons tous garde à Beth ! »

Mais il était trop tard, la porte venait de s’ouvrir, la petite convalescente avait paru sur le seuil.

Le bonheur avait mis de la force dans ses faibles membres, et Beth en eut assez pour se laisser tomber dans les bras de son père. En voyant réunis ces deux êtres qu’on avait cru perdre, chacun éclata en sanglots. Mais ces larmes-là font du bien. Dois-je dire, bien que l’incident ne semble guère à sa place, comment un subit éclat de rire put succéder sans transition à cet attendrissement général ? Je crois pouvoir l’oser. Un sanglot, ou, pour être vrai, une sorte de gloussement, un cri si bizarre s’était fait entendre derrière la porte qui conduisait à l’escalier, que Jo, dans sa surprise, n’avait pu se retenir de l’ouvrir brusquement, et, derrière cette porte, elle avait mis à jour la pauvre Hannah qui, se croyant bien cachée, s’en donnait dans l’ombre à cœur joie de pleurer à sa façon, et sa façon était singulière. Certes les larmes de l’excellente Hannah n’étaient pour faire rire personne dans la maison ; mais la pauvre femme pleurait étrangement ; de plus, elle pleurait, sans s’en douter, sur un énorme dindon que, faute de mieux sans doute, elle serrait sur son cœur. Sortie précipitamment de sa cuisine au bruit de l’entrée de M. Marsch, elle avait oublié de se séparer de son rôti, qu’elle était en train de dresser, et attendait son tour de se présenter à son maître. M. Marsch l’embrassa sur les deux joues et lui fit grand plaisir en lui disant que son dindon n’était pas de trop dans la circonstance, attendu que M. Brooke et lui rapportaient un énorme appétit.

Lorsque l’incident fut clos, Mme  Marsch remercia M. Brooke du soin qu’il avait pris de son mari ; chacune des enfants en fit autant, Jo comme les autres ; Meg, sans parler, lui avait serré les deux mains. M. Brooke, intimidé, se rappela alors que M. Marsch avait besoin de repos, et, prenant Laurie par le bras, il disparut. On conseilla alors à M. Marsch et à Beth, — aux deux convalescents, — de se reposer ; ils le firent en s’asseyant tous deux dans le même fauteuil.

M. Marsch raconta alors comment il avait cédé à l’envie de les surprendre pour la fête de Noël ; le beau temps étant venu et sa santé s’étant affermie, le médecin, son confrère, qui l’avait soigné jusque-là, lui avait dit qu’il pouvait sans imprudence se mettre en route. Il dit à sa femme que c’était un devoir de reconnaissance pour lui de recommander M. Brooke à leur amitié. C’est en grande partie à ses veilles, dit-il, que vous devez la vie de votre père. »

M. Marsch s’arrêta juste à ce moment-là et, regardant Meg qui tisonnait violemment le feu, il jeta à sa femme un regard auquel elle ne répondit qu’en lui demandant vivement s’il ne voulait pas prendre avant le dîner une tasse de bouillon, que Jo irait lui chercher. Jo comprit sans doute pourquoi sa mère l’envoyait de préférence à la cuisine ; en y allant elle ferma vivement la porte, et, si quelqu’un avait été dans le corridor, on eût pu l’entendre murmurer :

« Les estimables jeunes gens, moi, je les hais ! et personne n’obtiendra de moi de les aimer ! »

Il n’y eut jamais un dîner de Noël comme celui de la famille Marsch. Le dindon était splendide et cuit à point lorsque Hannah l’apporta truffé, doré et magistralement servi dans un beau plat ; on le trouva tendre comme un poulet. Le plum-pudding fondait dans la bouche et, à la vue des gelées, Amy bourdonna comme une mouche devant un pot de miel. Tout était parfait. « Et c’est bien étonnant, dit Hannah, car j’avais l’esprit tellement à l’envers que c’est un miracle que je n’aie pas rôti le plum-pudding, et mis des raisins dans le dindon. »

M. Laurentz et son petit-fils étaient de la fête, ainsi que M. Brooke, auquel Jo s’efforçait, à la grande joie de Laurie, d’envoyer des regards qu’elle croyait furibonds et qui n’étaient que divertissants. Deux fauteuils, au haut bout de la table, étaient occupés par Beth et son père, qui festoyaient plus modestement que les autres convives avec du poulet et du raisin. On porta des toasts, on raconta des histoires ; « on se souvint », comme disent les vieilles gens, et on s’amusa complètement. On projeta une promenade en traîneau ; mais les jeunes filles ne voulurent pas quitter leur père, et leurs hôtes étant partis de bonne heure pour les laisser à eux-mêmes, l’heureuse famille se réunit autour du feu.

« Il y a juste un an que nous maudissions presque notre triste Noël, vous le rappelez-vous ? dit Jo, brisant une courte pause qui avait suivi une longue conversation sur beaucoup de sujets.

— Eh bien, cette année a passé, après tout, et, à côté des peines, elle nous a laissé plus d’un bon souvenir, dit Meg en souriant, au feu, et se félicitant d’avoir su traiter M. Brooke avec convenance et dignité.

— Je trouve qu’elle a été encore assez difficile, dit Amy d’un air pensif en regardant le feu briller sur sa bague.

— Je suis contente qu’elle soit finie, parce que vous nous êtes revenu, murmura Beth qui était assise sur les genoux de son père.

— La route a été dure à monter pour vous, mes chers petit pèlerins, et surtout la dernière partie, mais vous vous en êtes bien tirés, je le vois, dit le docteur, en regardant avec une satisfaction paternelle les quatre jeunes figures réunies autour de lui.

— Comment le voyez-vous, père ? demanda Jo.

— Mais, la paille montre de quel côté souffle le vent, et j’ai fait aujourd’hui plusieurs découvertes.

— Oh ! dites-les-nous, s’écria Meg, qui était assise à côté de lui.

— Et d’abord, en voici une. »

Prenant la main de Meg, M. Marsch lui montra de nombreuses piqûres d’aiguille qui marquaient l’extrémité d’un de ses doigts.

« Meg, ma chère, lui dit-il, je suis fier de toucher cette travailleuse petite main. »

Si Meg avait eu besoin d’une récompense pour ses heures de travail patient, elle l’aurait reçue dans le sourire d’approbation et l’affectueux regard de son père.

« Et pour Jo ! Dites quelque chose de très agréable à Jo, père, car elle a fait tous ses efforts et a été si bonne pour moi, » murmura Beth à l’oreille de son père.

Il sourit en regardant la grande fille qui, assise en face de lui, avait, sur sa bonne figure, une expression de douceur peu habituelle.

« Malgré ses cheveux courts, je ne vois plus le « fils Jo », que j’avais laissé ici, il y a un an, dit M. Marsch ; je vois à sa place une jeune fille qui met son col droit, lace bien ses bottines, ne siffle pas, et ne se couche plus sur le paillasson comme autrefois. Sa figure est un peu maigre et pâlie par les veilles et l’anxiété, mais j’aime à la voir ainsi. En prenant un soin maternel d’une certaine petite personne que ses brusqueries d’autrefois auraient agitée, elle s’est transformée. J’aimais certes ma fille sauvage ; mais je crois que, si j’ai bientôt à sa place une jeune fille tendre, dévouée, forte encore, mais civilisée, j’aurai gagné au change. Je sais déjà que, dans tout Washington, je n’aurais rien pu trouver qui valut les vingt-cinq dollars que cette chère tête ronde m’a envoyés. »

Les yeux perçants de Jo devinrent humides, et le rose monta à son visage quand, en recevant les louanges de son père, elle put se dire qu’elle en méritait une partie.

« À Beth, maintenant, dit Amy, qui aurait bien voulu que son tour arrivât, mais qui était toute prête à l’attendre.

— De Beth je n’ai rien à dire ; ne parlons pas d’elle, pour ne pas l’embarrasser et pour ne pas la gâter. Elle n’est pas sage quand elle est malade, mais sitôt qu’elle se portera bien elle nous paraîtra parfaite.

— Oh ! dit Beth, père me traite en malade encore. J’ai d’autres défauts que ma faible santé ; je les lui dirai quand lui-même sera tout à fait guéri. »

Après une minute de silence, M. Marsch regarda Amy qui était assise à ses pieds, et dit, en caressant ses cheveux soyeux :

« J’ai remarqué qu’Amy a pris, à dîner, les morceaux que les autres n’aimaient pas, qu’elle a fait des commissions pour sa mère toute l’après-midi, qu’elle a donné ce soir sa place à Meg, et qu’elle a servi tout le monde avec patience et bonne humeur. J’ai observé aussi qu’elle est plus patiente, qu’elle ne s’est pas regardée dans la glace et qu’elle n’a pas même parlé d’une très jolie bague qu’elle a au doigt ; d’où je conclus qu’elle a appris à moins s’occuper d’elle-même et plus des autres, et qu’elle s’est mise à modeler son caractère aussi soigneusement que ses petites figures en argile. J’en suis content, je serai très fier certainement de voir un jour de jolies œuvres de sculpture et de peinture faites par elle ; mais je serai encore bien plus fier d’avoir une aimable fille, possédant le talent de rendre la vie belle aux autres comme à elle-même.

— À quoi pensez-vous, Beth ? demanda Jo, lorsque Amy eut remercié son père et raconté l’histoire de la bague.

— Je pense, répondit Beth en se laissant, glisser par terre et en allant lentement à son cher piano, que c’est l’heure de reprendre notre chère habitude de la prière en commun. Je serai assez forte ce soir pour la chanter comme avant ma maladie. Je vais essayer de dire : « La prière du berger, autour duquel Dieu a rassemblé son troupeau tout entier. » J’ai commencé la musique pour père, parce qu’il en aime les paroles.

Et Beth, s’asseyant devant son piano bien-aimé, chanta doucement de sa jolie voix ce chant pieux, dont nous regrettons de ne pouvoir donner les paroles. On croit qu’elles étaient de Mme  Marsch, qui avait toujours défendu à ses filles de les écrire.