Les Cinq Filles de Mrs Bennet (Pride and Prejudice) (1813)
Traduction par V. Leconte et Ch. Pressoir.
Librairie Plon (p. 296-303).
LIII


Mr. Wickham fut si satisfait de cette conversation que jamais plus il ne prit la peine de revenir sur ce sujet, au grand contentement d’Elizabeth qui se félicita d’en avoir assez dit pour le réduire au silence.

Le jour du départ du jeune ménage arriva bientôt, et Mrs. Bennet fut forcée de se résigner à une séparation qui, sans doute, allait être de longue durée, Mr. Bennet ne se souciant nullement d’emmener sa famille à Newcastle, comme sa femme le lui proposait.

— Ah ! ma chère Lydia ! gémissait-elle ; quand nous retrouverons-nous ?

— Ma foi, je n’en sais rien ! Pas avant deux ou trois ans peut-être.

— Écrivez-moi souvent, ma chérie.

— Aussi souvent que je le pourrai. Mais vous savez qu’une femme mariée n’a guère de temps pour écrire. Mes sœurs qui n’ont rien à faire m’écriront.

Les adieux de Mr. Wickham furent beaucoup plus affectueux que ceux de sa femme ; il prodiguait les sourires et les paroles aimables.

— Ce garçon est merveilleux, déclara Mr. Bennet dès que les voyageurs furent partis. Il sourit, fait des grâces, et conte fleurette à chacun de nous. Je suis prodigieusement fier de lui, et je défie sir Lucas lui-même de produire un gendre supérieur à celui-là.

Le départ de Lydia assombrit Mrs. Bennet pendant plusieurs jours.

— Voilà ce que c’est que de marier ses enfants, ma mère, lui dit Elizabeth. Réjouissez-vous donc d’avoir encore quatre filles célibataires.

Mais la mélancolie où l’avait plongée cet événement ne résista pas à la nouvelle qui commença bientôt à circuler dans le pays : la femme de charge de Netherfield avait, disait-on, reçu l’ordre de préparer la maison pour l’arrivée prochaine de son maître, qui, à l’occasion de la chasse, venait y passer quelques semaines. Mrs. Bennet ne pouvait plus tenir en place.

— Alors, Mr. Bingley est donc sur le point de revenir, ma sœur ? disait-elle à Mrs. Philips qui avait apporté la nouvelle. Eh bien ! tant mieux. Ce n’est pas que les faits et gestes de ce monsieur nous intéressent, ni que j’aie aucun désir de le revoir. Toutefois, il est libre de revenir à Netherfield si cela lui plaît. Et qui sait ce qui peut arriver ?… Mais cela nous importe peu. Vous vous rappelez que nous avons convenu, il y a longtemps, de ne plus aborder ce sujet. Alors, c’est bien certain qu’il va venir ?

— Très certain, car Mrs. Nichols est venue à Meryton hier soir, et l’ayant vue passer, je suis sortie moi-même pour savoir par elle si la nouvelle était exacte. Elle m’a dit que son maître arrivait mercredi ou jeudi, mais plutôt mercredi. Elle allait chez le boucher commander de la viande pour ce jour-là, et elle a heureusement trois couples de canards bons à tuer.

Jane n’avait pu entendre parler du retour de Bingley sans changer de couleur. Depuis longtemps elle n’avait pas prononcé son nom devant Elizabeth, mais ce jour-là, dès qu’elles furent seules, elle lui dit :

— J’ai bien vu que votre regard se tournait vers moi, Lizzy, quand ma tante nous a dit la nouvelle, et j’ai senti que je me troublais ; mais n’allez pas attribuer mon émotion à une cause puérile. J’ai rougi simplement parce que je savais qu’on allait me regarder. Je vous assure que cette nouvelle ne me cause ni joie, ni peine. Je me réjouis seulement de ce qu’il vienne seul. Nous le verrons ainsi fort peu. Ce ne sont pas mes sentiments que je redoute, mais les remarques des indifférents.

Elizabeth ne savait que penser. Si elle n’avait pas vu Bingley en Derbyshire, elle aurait pu supposer qu’il venait sans autre motif que celui qu’on annonçait ; mais elle était persuadée qu’il aimait toujours Jane et se demandait si son ami l’avait autorisé à venir, ou s’il était assez audacieux pour se passer de sa permission.

En dépit des affirmations formelles de sa sœur, elle n’était pas sans voir que Jane était troublée : son humeur était moins sereine et moins égale que de coutume.

Le sujet qui avait mis aux prises Mr. et Mrs. Bennet un an auparavant se trouva remis en question.

— Naturellement, dès que Mr. Bingley arrivera, vous irez le voir, mon ami.

— Certes non. Vous m’avez obligé à lui rendre visite l’an passé, en me promettant que si j’allais le voir il épouserait une de mes filles. Comme rien de tel n’est arrivé, on ne me fera pas commettre une seconde fois la même sottise.

Sa femme lui représenta que c’était une politesse que tous les messieurs du voisinage ne pouvaient se dispenser de faire à Mr. Bingley, à l’occasion de son retour.

— C’est un usage que je trouve ridicule, répliqua Mr. Bennet. S’il a besoin de notre société, qu’il vienne lui-même ; il sait où nous habitons et je ne vais pas perdre mon temps à visiter mes voisins à chacun de leurs déplacements.

— Tout ce que je puis dire, c’est que votre abstention sera une véritable impolitesse. En tout cas, cela ne m’empêchera pas de l’inviter à dîner. Nous devons recevoir bientôt Mrs. Lang et les Goulding. Cela fera treize en nous comptant. Il arrive à point pour faire le quatorzième.

— Je commence décidément à regretter son retour, confia Jane à Elizabeth. Ce ne serait rien, je pourrais le revoir avec une parfaite indifférence s’il ne fallait pas entendre parler de lui sans cesse. Ma mère est remplie de bonnes intentions mais elle ne sait pas — personne ne peut savoir — combien toutes ses réflexions me font souffrir. Je serai vraiment soulagée quand il repartira de Netherfield.

Enfin, Mr. Bingley arriva. Mrs. Bennet s’arrangea pour en avoir la première annonce par les domestiques afin que la période d’agitation et d’émoi fût aussi longue que possible. Elle comptait les jours qui devaient s’écouler avant qu’elle pût envoyer son invitation, n’espérant pas le voir auparavant. Mais le troisième jour au matin, de la fenêtre de son boudoir, elle l’aperçut à cheval qui franchissait le portail et s’avançait vers la maison.

Ses filles furent appelées aussitôt pour partager son allégresse.

— Quelqu’un l’accompagne, observa Kitty. Qui est-ce donc ? Eh ! mais on dirait que c’est cet ami qui était toujours avec lui l’an passé, Mr… ; — comment s’appelle-t-il donc ? — vous savez, cet homme si grand et si hautain ?…

— Grand Dieu ! Mr. Darcy !… Vous ne vous trompez pas. Tous les amis de Mr. Bingley sont les bienvenus ici, naturellement, mais j’avoue que la vue seule de celui-ci m’est odieuse.

Jane regarda Elizabeth avec une surprise consternée. Elle n’avait pas su grand’chose de ce qui s’était passé en Derbyshire, et se figurait l’embarras qu’allait éprouver sa sœur dans cette première rencontre avec Darcy après sa lettre d’explication. Elizabeth avait pour être troublée plus de raisons que ne le pensait Jane à qui elle n’avait pas encore eu le courage de montrer la lettre de Mrs. Gardiner. Pour Jane, Mr. Darcy n’était qu’un prétendant qu’Elizabeth avait repoussé et dont elle n’avait pas su apprécier le mérite. Pour Elizabeth, c’était l’homme qui venait de rendre à sa famille un service inestimable et pour qui elle éprouvait un sentiment sinon aussi tendre que celui de Jane pour Bingley, du moins aussi profond et aussi raisonnable. Son étonnement en le voyant venir spontanément à Longbourn égalait celui qu’elle avait ressenti en le retrouvant si changé lors de leur rencontre en Derbyshire. La couleur qui avait quitté son visage y reparut plus ardente, et ses yeux brillèrent de joie à la pensée que les sentiments et les vœux de Darcy n’avaient peut-être pas changé. Mais elle ne voulut point s’y arrêter.

« Voyons d’abord son attitude, se dit-elle. Après, je pourrai en tirer une conclusion. »

Une affectueuse sollicitude la poussa à regarder sa sœur. Jane était un peu pâle, mais beaucoup plus paisible qu’elle ne s’y attendait ; elle rougit légèrement à l’entrée des deux jeunes gens ; cependant, elle les accueillit d’un air assez naturel et avec une attitude correcte où il n’y avait ni trace de ressentiment, ni excès d’amabilité.

Elizabeth ne prononça que les paroles exigées par la stricte politesse et se remit à son ouvrage avec une activité inaccoutumée. Elle n’avait osé jeter qu’un coup d’œil rapide à Mr. Darcy : il avait l’air aussi grave qu’à son habitude, plus semblable, pensa-t-elle, à ce qu’il était jadis qu’à ce qu’il s’était montré à Pemberley. Peut-être était-il moins ouvert devant sa mère que devant son oncle et sa tante. Cette supposition, bien que désagréable, n’était pas sans vraisemblance.

Pour Bingley aussi, elle n’avait eu qu’un regard d’un instant, et pendant cet instant, il lui avait paru à la fois heureux et gêné. Mrs. Bennet le recevait avec des démonstrations qui faisaient d’autant plus rougir ses filles qu’elles s’opposaient à la froideur cérémonieuse qu’elle montrait à Darcy.

Celui-ci, après avoir demandé à Elizabeth des nouvelles de Mr. et de Mrs. Gardiner, — question à laquelle elle ne put répondre sans confusion, — n’ouvrit presque plus la bouche. Il n’était pas assis à côté d’elle ; peut-être était-ce la raison de son silence. Quelques minutes se passèrent sans qu’on entendît le son de sa voix. Quand Elizabeth, incapable de résister à la curiosité qui la poussait, levait les yeux sur lui, elle voyait son regard posé sur Jane aussi souvent que sur elle-même, et fréquemment aussi fixé sur le sol. Il paraissait très absorbé et moins soucieux de plaire qu’à leurs dernières rencontres. Elle se sentit désappointée et en éprouva de l’irritation contre elle-même.

« À quoi d’autre pouvais-je m’attendre ? se dit elle. Mais alors, pourquoi est il venu ? »

— Voilà bien longtemps que vous étiez absent, Mr. Bingley, observa Mrs. Bennet. Je commençais à craindre un départ définitif. On disait que vous alliez donner congé pour la Saint-Michel ; j’espère que ce n’est pas vrai. Bien des changements se sont produits depuis votre départ. Miss Lucas s’est mariée ainsi qu’une de mes filles. Peut-être l’avez-vous appris ? L’annonce en a paru dans le Times et dans le Courrier, mais rédigée d’une façon bien singulière : « Récemment a eu lieu le mariage de G. Wickham esq. et de miss Lydia Bennet, » un point, c’est tout ! rien sur mon mari ou sur le lieu de notre résidence. C’est mon frère Gardiner qui l’avait fait insérer ; je me demande à quoi il a pensé ! L’avez-vous vue ?

Bingley répondit affirmativement et présenta ses félicitations. Elizabeth n’osait lever les yeux, et ne put lire sur le visage de Mr. Darcy.

— Assurément, avoir une fille bien mariée est une grande satisfaction, continua Mrs. Bennet, mais en même temps, Mr. Bingley, la séparation est une chose bien dure. Ils sont partis pour Newcastle, tout à fait dans le Nord, et ils vont y rester je ne sais combien de temps. C’est là que se trouve le régiment de mon gendre. Vous savez sans doute qu’il a quitté la milice et réussi à passer dans l’armée régulière ? Dieu merci, il a quelques bons amis, peut-être pas autant qu’il le mérite !

Cette flèche à l’adresse de Mr. Darcy mit Elizabeth dans une telle confusion qu’elle eut envie de s’enfuir, mais, se ressaisissant, elle sentit au contraire la nécessité de dire quelque chose, et demanda à Bingley s’il pensait faire à la campagne un séjour de quelque durée. « De plusieurs semaines, » répondit-il.

— Quand vous aurez tué tout votre gibier, Mr. Bingley, lui dit Mrs. Bennet, il faudra venir ici et chasser autant qu’il vous plaira sur les terres de Mr. Bennet. Mon mari en sera enchanté et vous réservera ses plus belles compagnies de perdreaux.

La souffrance d’Elizabeth s’accrut encore devant des avances aussi déplacées. « Alors même, pensait-elle, qu’on pourrait reprendre le rêve de l’année dernière, tout conspirerait à le détruire encore une fois. » Et il lui sembla que des années de bonheur ne suffiraient pas pour les dédommager, elle et Jane, de ces instants de pénible mortification.

Cette fâcheuse impression se dissipa pourtant quand elle remarqua combien la beauté de Jane semblait raviver les sentiments de son ancien admirateur. Pour commencer, il ne lui avait pas beaucoup parlé, mais à mesure que l’heure s’avançait, il se tournait davantage de son côté et s’adressait à elle de plus en plus. Il la retrouvait aussi charmante, aussi naturelle, aussi aimable que l’an passé, bien que peut-être un peu plus silencieuse.

Quand les jeunes gens se levèrent pour partir, Mrs. Bennet n’eut garde d’oublier l’invitation projetée, et ils acceptèrent de venir dîner à Longbourn quelques jours plus tard.

— Vous êtes en dette avec moi, Mr. Bingley, ajouta-t-elle. Avant votre départ pour Londres, vous m’aviez promis de venir dîner en famille dès votre retour. Cette promesse, que je n’ai pas oubliée, n’a pas été tenue, ce qui m’a causé une grande déception, je vous assure.

Bingley parut un peu interloqué par ce discours et dit quelque chose sur son regret d’en avoir été empêché par ses affaires, puis ils se retirèrent tous les deux.

Mrs. Bennet avait eu grande envie de les retenir à dîner le soir même ; mais bien que sa table fût toujours soignée, elle s’était dit que deux services ne seraient pas trop pour recevoir un jeune homme sur qui elle fondait de si grandes espérances, et satisfaire l’appétit d’un gentleman qui avait dix mille livres de rentes.