Le Bhâgavata Purâna/Livre III/Chapitre 31

Traduction par Eugène Burnouf.
Imprimerie royale (tome 1p. 314-319).
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CHAPITRE XXXI.

MARCHE DE L’ÂME INDIVIDUELLE.


1. Bhagavat dit : Lorsqu’en vertu des œuvres fatalement accomplies, l’homme vient reprendre un corps, il entre dans le sein de la femme, enfermé dans une goutte de semence humaine.

2. Au bout d’une nuit, c’est un germe ; au bout de cinq nuits, c’est une vésicule ; le dixième jour, [il a la consistance du fruit du jujubier ; ensuite il devient une masse de chair, ou un œuf.

3. Au bout d’un mois paraît la tête ; au bout de deux mois, les bras, les pieds et les autres parties du corps se distinguent ; au bout de trois mois se forment les ongles, les poils, les os, les articulations, les organes de la génération et ceux des sens.

4. À quatre mois paraissent les sept substances [dont se compose le corps] ; à cinq mois la faim et la soif se font sentir ; à six mois, enveloppé par la matrice, il s’agite dans le ventre du côté droit.

5. Alors cet être dont les éléments constitutifs se nourrissent des aliments et des boissons que prend sa mère, dort dans le réceptacle ignoble des excréments et de l’urine, où naissent les hommes.

6. Là ce corps si délicat est attaqué à tout instant par les vers affamés, et les vives douleurs qu’il éprouve sans cesse le font tomber en défaillance.

7. Sensible à la saveur piquante, âpre, chaude, salée, caustique, acide ou autre des aliments que prend sa mère et qu’il ne peut supporter, éprouvant des douleurs dans tous ses membres,

8. Enfermé dans la matrice, et entouré par les intestins, il est assis la tête placée sur le ventre, le col et le dos courbés, incapable de remuer les membres, et comme un oiseau dans sa cage.

9. Recouvrant alors, en vertu de sa destinée, le souvenir des actions qu’il a faites dans de nombreuses naissances, livré à un désespoir qui n’a pas de terme, comment pourrait-il trouver le bonheur ?

10. À partir du septième mois, agité, malgré l’intelligence qu’il vient d’acquérir, par les souffles qui serviront à l’accouchement, il ne reste pas plus en repos que les vers dont il est le frère.

11. Effrayé alors, l’esprit inspiré, qui se voit enchaîné par sept liens, doit, suppliant et respectueux, chanter d’une voix émue celui par lequel il a été envoyé dans le corps.

12. L’âme individuelle dit : Je me réfugie comme dans un asile inaccessible à la crainte, auprès du lotus des pieds dont la trace a été laissée sur la terre par ce Dieu qui, désireux de sauver le monde incliné devant lui, a pris diverses formes, et qui m’a montré la route qui convient à un être qui n’existe pas plus réellement que moi.

13. Celui qui, enveloppé de ses œuvres [antérieures] comme par une chaîne, réside en ce corps, uni à cette forme illusoire que composent les éléments, les sens et le cœur, cet Être [qui n’est autre que moi,] je l’adore, lui qui, pur, immuable et incessamment intelligent, se laisse voir en mon cœur livré au repentir.

14. Moi qui ne suis caché qu’en apparence dans ce corps, produit des cinq éléments, dont je suis distinct, moi qui ne suis pas davantage dans les sens, les qualités, les objets et l’intelligence dont je parais formé, je m’incline devant cet Être à la grandeur duquel ce corps n’enlève rien, devant cet Être souverainement savant, supérieur à la Nature comme à Purucha, et qui est l’Esprit.

15. Par quelle autre raison que la bienveillance de cet Être tout puissant, l’âme, dépouillée de sa mémoire par la Mâyâ dont il dispose, irait-elle rentrer de nouveau dans ce corps pour marcher avec d’excessives fatigues sur le chemin du monde, où les œuvres, ces fruits si nombreux des qualités, sont des liens perpétuels ?

16. Qui a déposé en moi cette connaissance des trois parties de la durée ? Qui, si ce n’est cet Être divin ? Pour nous qui suivons la voie des œuvres qui est [la condition de] l’âme individuelle, adorons, pour calmer les trois espèces de douleurs, cet Être dont une portion réside au sein du monde mobile et immobile.

17. Cette âme qui est tombée dans l’intérieur d’un corps étranger, au fond d’un abîme de sang, d’excréments et d’urine, et qui y voit son corps cruellement consumé par le feu de la matrice ; cette âme misérable qui, dans le désir de sortir de ce lieu, compte ses mois, quand donc, ô Bhagavat, sera-t-elle délivrée ?

18. Que le protecteur des malheureux, qu’un Être grand comme tu l’es, ô Seigneur, et dont l’immense pitié a donné cette science à une créature de dix mois, soit satisfait de son œuvre. Qui pourrait, si ce n’est en lui rendant un culte, reconnaître ses bienfaits ?

19. Sans doute une créature d’un ordre inférieur, enchaînée par le lien des sept substances corporelles, ne voit dans son corps que ce que son corps éprouve ; mais moi qui ai été créé capable de dompter mon corps, grâce à l’intelligence que Purucha m’a donnée, je vois au dedans de mon cœur et en dehors, cet Être antique que je reconnais en quelque sorte comme mon propre esprit.

20. Pour moi, Seigneur, quoique j’habite ici au milieu de beaucoup de souffrances, je ne désire pas sortir du sein de ma mère pour aller dans ce monde plein d’abîmes ténébreux, où l’homme n’entre pas plutôt que ta divine Mâyâ l’enveloppe, amenant après elle et les fausses opinions, et la roue de l’existence.

21. Aussi, chassant mon trouble, je me relèverai bien vite moi-même de ces ténèbres, avec le secours de mon esprit, pour que la triste nécessité de parcourir plusieurs matrices ne se renouvelle plus pour moi, pour moi qui ai reçu dans mon cœur les pieds de Vichṇu.

22. Bhagavat dit : C’est dans de telles pensées que chante au sein de la matrice l’Esprit parvenu à dix mois ; aussitôt le souffle qui sert à l’accouchement, le lance. la tête en bas, pour le chasser dehors.

25. Ainsi poussé rapidement, la tête en bas, souffrant, il sort avec peine, privé de consolation et dépouillé de sa mémoire.

24. Tombant à terre au milieu du sang, il s’agite comme un ver ; il pleure, au moment où n’ayant plus la science, il entre dans la voie opposée [de l’ignorance].

25. Nourri par une créature qui ne connaît pas ce que désire un autre qu’elle, quand on lui présente ce qu’il ne veut pas, il est incapable de le refuser.

26. Étendu sur un lit malpropre et sali par la vermine, il ne peut ni se gratter le corps, ni se dresser, ni marcher, ni s’asseoir.

27. Les taons, les moustiques, les punaises et les vers piquent, comme si c’était leur pâture, cet être dont la peau est si tendre, qui pleure, et qui a perdu la science.

28. Après avoir ainsi passé son enfance, et souffert des malheurs de la jeunesse, tourmenté par le chagrin de ne pas obtenir ce qu’il veut, en proie aux accès d’une colère qu’enflamme l’ignorance,

29. Animé par un orgueil et par un emportement qui croissent avec son corps, il lutte, emporté par la passion, contre ceux qui en sont également les esclaves, jusqu’à se détruire lui-même.

30. Au milieu d’un corps qui est le produit des cinq éléments, l’âme individuelle, ignorante et insensée, s’attachant à ce qui n’a pas d’existence réelle, pense sans cesse au moi et au mien.

31. C’est pour ce corps qu’elle se livre aux œuvres par lesquelles ce corps, une fois qu’il en est enchaîné, est rappelé de nouveau dans le monde, où il suit dans sa marche l’âme à laquelle il fait éprouver de la douleur, parce qu’il est lié par l’ignorance et par l’action.

32. Si, s’abandonnant de nouveau, pendant son voyage, aux désirs coupables de son ventre et des parties les plus honteuses de son corps, l’homme se livre au plaisir, il est, comme auparavant, plongé dans les ténèbres.

33. Les hommes dans la société desquels périssent les vertus, telles que la véracité, la pureté, la compassion, le silence, la raison, la pudeur, la prospérité, la gloire, la patience, la quiétude, la continence et la grandeur ;

34 : Ces hommes inquiets, insensés, méchants, misérables, qui se trompent sur ce qu’est leur âme, qui sont avec les femmes comme la gazelle qui leur sert de jouet, on doit éviter de les fréquenter.

35. Non, aucun autre commerce n’enchaîne et n’égare autant l’homme que le commerce des femmes, et que celui des hommes qui ont pour elles de l’attachement.

36. Le Pradjâpati [Brahmâ] ayant vu sa fille, fut épris de sa beauté ; et comme elle s’était changée en biche, il n’eut pas honte de prendre la forme d’un cerf pour la poursuivre.

37. Parmi les êtres créés par ceux que produisirent les sages qui tirent de Brahmâ leur origine, quel homme, si ce n’est le Rĭchi Nârâyaṇa, conserva-t-il jamais son cœur inaccessible à l’illusion dont les femmes sont la cause ?

38. Vois la puissance de la Mâyâ dont je dispose, de cette femme qui, par le seul mouvement de ses sourcils, attache à ses pas les vainqueurs des points de l’horizon.

39. Que celui qui veut atteindre à l’autre rive du Yoga, et qui est parvenu jusqu’à l’Esprit en me rendant un culte, ne s’attache jamais aux femmes, qui sont pour lui la porte de l’Enfer.

40. Cette Mâyâ créée par un Dieu, qui s’avance lentement sous la forme d’une femme, qu’il la regarde comme la mort [et comme aussi dangereuse pour lui qu’] une fosse recouverte d’herbes.

41. Cette Mâyâ qui prend aussi la forme d’un homme, et que l’Esprit, quand, par suite de son attachement pour les femmes, il est revenu partager leur condition, regarde, dans son erreur, comme un mari qui donne des richesses, des enfants, une maison ;

42. Cette Mâyâ, dis-je, qu’il la considère comme la mort qui, avec un mari, des enfants et une maison, lui est envoyée par le Destin : c’est pour lui comme la voix du chasseur pour le gibier.

43. L’Esprit, avec un corps [subtil] fait pour [servir d’enveloppe à] l’âme individuelle, passant d’un monde dans un autre, y jouit et s’y livre à l’action sans s’arrêter jamais.

44. [L’enveloppe subtile de] l’âme suit l’Esprit ; le corps est formé par les éléments, les sens et le cœur. L’anéantissement de ces deux substances est la mort de l’âme ; leur apparition est sa naissance.

45. Quand l’organe, siège de la perception de l’objet, est incapable de voir, c’est là la mort ; la naissance, c’est la vue de l’objet, laquelle résulte de ce que le sujet dit, [de la perception :] « C’est moi. »

46. De la même manière, quand il y a pour les yeux impuissance de voir les parties des objets, alors cette impuissance existe aussi pour la vue ; et quand elle existe pour la vue et pour son organe, il y a pour l’Esprit [individualisé] qui voit, impuissance de voir.

47. Aussi ne doit-on se laisser aller ni à la crainte, ni à rabattement, ni au trouble ; l’homme ferme qui connaît la marche de l’âme individuelle, traversera ce monde, libre de tout attachement.

48. Avec une intelligence dont la vue est droite, qui possède le Yoga et qui est détachée de tout, il passera dans ce monde, œuvre de Mâyâ, sans faire attention à son corps.


FIN DU TRENTE ET UNIÈME CHAPITRE, AYANT POUR TITRE :
MARCHE DE L’ÂME INDIVIDUELLE,
DANS LE TROISIÈME LIVRE DU GRAND PURÂṆA,
LE BIENHEUREUX BHÂGAVATA,
RECUEIL INSPIRÉ PAR BRAHMÂ ET COMPOSÉ PAR VYÂSA.