Traduction par anonyme.
Arthus Bertrand Libraire (Tome 2p. 125-154).
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CHAPITRE XX.

Emma ne put lui pardonner. Mais comme M. Knightley qui était de la partie, ne s’était aperçu d’aucune provocation, d’aucun ressentiment, et n’avait observé qu’une conduite attentive et obligeante des deux côtés, se trouvant à Hartfield le lendemain pour quelques affaires qu’il avait à traiter avec M. Woodhouse, il exprima sa satisfaction sur le tout ; pas si ouvertement cependant qu’il l’eût fait si monsieur Woodhouse n’eût pas été présent, mais assez pour être parfaitement compris par Emma. Il avait toujours pensé qu’elle était injuste envers Jeanne, et s’applaudissait de trouver un commencement d’amélioration dans sa conduite.

« Une très-agréable soirée, dit-il, aussitôt qu’il eut fini avec M. Woodhouse, et que les papiers furent retirés, extrêmement agréable. Vous et ma demoiselle Fairfax, vous nous avez régalés d’une excellente musique. Je ne crois pas qu’il y ait, Monsieur, de situation plus agréable que d’être assis à son aise et amusés, tantôt par le jeu, et tantôt par la conversation de deux pareilles demoiselles. Je suis persuadé, Emma, que mademoiselle Fairfax a passé une soirée délicieuse. Vous n’avez rien oublié. J’ai été charmé que vous l’ayez fait jouer si long-temps, car n’ayant pas d’instrument chez sa grand’mère, c’était une grande attention de votre part. »

« Votre approbation, Monsieur, me fait beaucoup de plaisir, dit Emma en riant, je me flatte néanmoins que je ne manque pas souvent d’égards envers ceux qui visitent Hartfield. »

« Non, ma chère, dit sur-le-champ son père, je suis sûr que vous n’en manquez jamais. Personne n’est la moitié aussi polie et aussi attentive que vous l’êtes. Si vous péchez, c’est de l’être trop. Les tartelettes, par exemple, ne suffisait-il pas de les faire passer une seule fois à la ronde ? »

« Non, dit M. Knightley presqu’en même temps, vous manquez rarement d’égards et surtout d’intelligence. C’est pourquoi je pense que vous me comprenez. » Un coup d’œil fin exprima. « Je vous entends fort bien. Mais mademoiselle Fairfax est si réservée. »

Je vous ai toujours dit qu’elle l’était un peu ; mais vous lui ferez bientôt perdre cette partie de sa réserve dont elle peut se défaire, de tout ce qui tient à la timidité. Mais tout ce qui tient à la discrétion doit être respecté. »

« Vous la croyez timide, je ne le vois pas. »

« Ma chère Emma, dit-il, en quittant sa chaise pour en prendre une autre plus près d’elle, vous n’allez pas me dire, du moins je l’espère, que vous n’avez pas passé une soirée agréable. »

Oh ! non. J’ai eu le plaisir de persévérer à faire des questions, et je me suis amusée à penser combien peu d’information j’ai reçu par les réponses qu’on me faisait. »

« Je me suis trompé, fut sa seule réponse. »

Je pense que tout le monde a dû bien s’amuser, dit tranquillement monsieur Woodhouse, du moins moi. J’ai seulement trouvé une fois qu’il y avait trop de feu, mais alors j’ai retiré un peu ma chaise, très-peu, et je n’en ai plus été incommodé. Mademoiselle Bates a beaucoup causé, elle était de bonne humeur, comme elle l’est toujours ; mais elle parle trop vîte : cependant elle a été fort agréable, ainsi que sa mère. J’aime les anciens amis ; et mademoiselle Fairfax est une jeune et jolie demoiselle, et qui se conduit très-bien, en vérité. Elle doit avoir trouvé la soirée amusante, n’est-ce pas, M. Knightley, parce qu’Emma était avec elle. »

« C’est vrai, Monsieur, et Emma, parce qu’elle avait mademoiselle Fairfax. » Emma voyant son anxiété, et voulant l’appaiser au moins quant à présent, dit avec une sincérité qu’on ne pouvait révoquer en doute.

« C’est une personne si élégante, qu’il est impossible d’ôter les yeux de dessus elle. Je suis toujours occupée à la regarder pour l’admirer, et je la plains de tout mon cœur. »

M. Knightley dut être plus satisfait qu’il n’avait envie de le paraître ; et avant qu’il pût répliquer, M. Woodhouse qui pensait aux dames Bates, dit :

« C’est bien malheureux que leur revenu soit si modique ! Grand dommage, en vérité ! J’ai souvent eu l’intention ; mais on ose faire si peu, de petits, très-petits présens, de quelque chose d’extraordinaire. Maintenant, nous avons tué un petit porc, et Emma veut leur en envoyer un quartier de devant ou de derrière ; il est très-petit et très-délicat. Le porc d’Hartfield, n’est pas comme le porc des autres pays, mais cependant ce n’est que du porc. Ma chère Emma, si l’on n’est pas certain qu’elles en fassent des côtelettes bien frites, comme les nôtres sans la moindre graisse, et non pas rôtir, car aucun estomac ne peut digérer le porc rôti : je pense que vous feriez mieux de leur envoyer le jambon. Je crois que cela vaudrait mieux, ma chère, ne le pensez-vous pas ? »

« Mon cher papa, j’ai envoyé les deux quartiers, j’ai cru que c’était votre intention. On salera le jambon, qui sera excellent, et quant au quartier de devant, elles le feront préparer comme il leur plaira. »

« C’est bien, ma chère, très-bien. Je n’y avais pas songé. C’était ce qu’on pouvait faire de mieux. Il ne faut pas qu’on sale trop le jambon, et s’il ne l’est pas trop, et qu’il soit parfaitement bouilli comme fait notre Serle, et qu’on en mange avec modération avec des navets, des carottes ou des salsifis aussi bien bouillis, je ne pense pas que ce mets soit malsain. »

« Emma, dit M. Knightley alors, j’ai une nouvelle à vous apprendre. Vous aimez les nouvelles, j’en ai rapporté une que j’ai trouvée en chemin, qui, je crois, vous intéressera. »

« Des nouvelles ! Oh ! oui, j’ai toujours aimé les nouvelles à la folie. Qu’est-ce que c’est ? Pourquoi souriez-vous ? Où les avez-vous apprises ? de Randalls ? »

Il n’eut que le temps de dire.

« Non, pas à Randalls, je n’y ai pas été. »

Alors la porte s’ouvrit, et mesdemoiselles Bates et Fairfax entrèrent dans le salon, pleines de remercîmens et de nouvelles, mademoiselle Bates ne savait par où commencer. Monsieur Knightley vit qu’il avait perdu l’occasion de parler, et qu’il n’aurait pas de sitôt la parole.

« Oh ! mon cher Monsieur, comment vous portez-vous ce matin ? Mon cher M. Woodhouse. Je viens comme anéantie. Un si beau quartier de porc ! Vous êtes trop généreux. Savez-vous les nouvelles ? M. Elton va se marier. »

Emma n’avait pas eu le temps de penser à M. Elton, et elle était si surprise qu’elle ne put s’empêcher de tressaillir et de rougir. »

« Voilà les nouvelles que j’avais à vous annoncer et que je croyais devoir vous intéresser, dit M. Knightley avec un souris qui semblait rappeler ce qui s’était passe entr’eux. »

« Mais où avez-vous appris cela ? s’écria mademoiselle Bates, d’où le tenez-vous, M. Knightley ? Car il n’y a pas cinq minutes que j’ai reçu le billet de madame Cole, non, il n’y a pas plus de cinq minutes, tout au plus dix. Car j’avais mis mon spencer et mon chapeau, prête à sortir. J’étais descendue pour parler à Marthe, du porc. Jeanne était dans le corridor ; n’est-ce pas, Jeanne ? Car ma mère avait grand peur que nous n’eussions pas un plat assez grand pour le saler. Et je dis, je vais y voir. Mais Jeanne m’offrit d’y aller elle-même, car, me dit-elle, vous êtes enrhumée, et Marthe vient de laver la cuisine. Dans ce moment arriva le billet de madame Cole. Une demoiselle Hawkins, c’est tout ce que j’en sais. Une demoiselle Hawkins de Bath. Mais, M. Knightley, comment lavez-vous su ? Car dans le moment que M. Cole l’eut dit à madame Cole, elle m’écrivit sur-le-champ. Une demoiselle Hawkins. »

« J’étais chez Cole pour affaires, il y a une heure et demie. Il finissait de lire la lettre d’Elton, il me la présenta lorsque j’entrai chez lui. »

« Fort bien ! C’est certainement. Je ne crois pas qu’aucune nouvelle puisse être aussi intéressante. Mon cher Monsieur, vous êtes en vérité trop généreux. Ma mère vous fait ses très-humbles remercîmens, et dit que vos bontés l’oppressent.

« Nous estimons beaucoup le porc d’Hartfield, dit M. Woodhouse, il est en vérité si supérieur à tout autre, qu’Emma et moi ne pouvions avoir de plus grand plaisir que de… »

« Ah ! mon cher Monsieur, comme dit ma mère, nos amis ont trop de bonté pour nous. Si jamais il a existe des personnes qui, sans posséder de grandes richesses, aient eu tout ce qu’elles pouvaient désirer, c’est certainement nous. Nous pouvons dire que nous sommes nés héritiers de tout le monde. Eh bien ! M. Knightley, ainsi vous avez vu la lettre ! Eh bien ! »

« Elle était courte et annonçait seulernent… Mais comme de droit, enjouée et triomphante. »

Ici, il jeta un coup d’œil malin sur Emma. « Il avait eu le bonheur de… J’ai oublié les phrases. Il est inutile de s’en souvenir. Il informait M. Cole, comme vous le dites, qu’il allait se marier à une demoiselle Hawkins. D’après son style, je m’imagine que c’est une affaire arrangée. »

« M. Elton va se marier, dit Emma, aussitôt qu’elle put parler. Tout le monde lui souhaitera beaucoup de bonheur. »

« Il est bien jeune pour se marier, fut l’observation de M. Woodhouse. Il aurait mieux fait de ne se pas tant presser. Il me paraît qu’il était fort bien auparavant. Nous le voyons toujours avec plaisir à Hartfield. »

« Un nouveau voisin pour nous, mademoiselle Woodhouse, dit mademoiselle Bates gaîment, ma mère en est si contente ! Elle dit qu’elle ne peut supporter que le pauvre vieux presbytère reste sans maîtresse. C’est en vérité une grande nouvelle. Jeanne, vous n’avez jamais vu M. Elton ? Il n’est pas étonnant que vous ayez tant de curiosité de le voir. »

Il ne paraissait pas que la curiosité de le voir absorbât toute l’attention de Jeanne.

« Non, je ne l’ai jamais vu, répliqua-t-elle, comme se réveillant en sursaut. Est-il grand ? »

« Qui peut répondre à cette question ? s’écria Emma, mon père répondrait oui, et M. Knightley, non. Mademoiselle Bates et moi, nous répondrions qu’il n’est ni grand ni petit. Lorsque vous aurez demeuré ici un peu plus long-temps, mademoiselle Fairfax, vous saurez que M. Elton est le modèle de la perfection à Highbury, au moral et au physique. »

« C’est très-vrai, mademoiselle Woodhouse, elle le saura. C’est le meilleur jeune homme. Mais ma chère Jeanne, si vous vous en souvenez, je vous dis hier qu’il avait précisément la taille de M. Perry. Mademoiselle Hawkins doit être une charmante demoiselle. Son attention extrême pour ma mère, la priant de s’asseoir dans le banc du presbytère, car ma mère est un peu sourde, comme vous savez ; elle ne l’est pas beaucoup, seulement elle n’entend pas très-vîte. Jeanne dit que le colonel Campbell est aussi un peu sourd. Il a cru que les bains étaient bons pour guérir la surdité, les bains chauds ; mais elle dit qu’ils ne lui ont pas fait de bien. Le colonel Campbell est un ange pour nous, comme vous savez. Et il paraît que M. Dixon est un charmant jeune homme, et digne de lui. Il est si heureux lorsque d’honnêtes gens se rencontrent. Cela arrive presque toujours. Maintenant nous aurons ici M. Elton et mademoiselle Hawkins ; nous avons les Coles, très-bonnes gens, et les Perry. Je ne crois pas qu’il y ait un meilleur couple, ou plus heureux que M. et madame Perry. Je dis, Monsieur, se tournant vers M. Woodhouse, je pense qu’il y a peu d’endroits qui aient une société comme celle d’Highbury. Je le dis toujours, c’est une grande bénédiction d’avoir des voisins comme nous en avons. Mon cher monsieur, s’il y a une chose que ma mère préfère à une autre, c’est Le porc, une longe de porc rôtie. »

« Quant à ce qu’est et ce qui est mademoiselle Hawkins, et combien de temps il y a qu’il a fait connaissance avec elle, dit Emma, je crois qu’on n’en peut rien savoir. On sent bien qu’il ne peut avoir fait connaissance avec elle que depuis peu de temps ; il n’y a qu’un mois qu’il est parti. »

Personne n’ayant d’information à donner, Emma dit :

« Vous gardez le silence, mademoiselle Fairfax. J’espère cependant que cette nouvelle vous intéressera, vous qui avez vu dernièrement et avez entendu parler sur de pareils sujets, qui avez dû être pour beaucoup dans les affaires qui ont amené le mariage de mademoiselle Campbell. Nous ne vous pardonnerions pas votre indifférence pour M. Elton et mademoiselle Hawkins. »

« Lorsque j’aurai vu M. Elton, répliqua Jeanne, j’ose croire que je m’intéresserai à lui ; mais il faut que je le voie. Et comme il y a quelques mois que mademoiselle Campbell est mariée, l’impression que cette affaire avait faite sur moi s’est un peu effacée. »

« Oui, il y a un mois qu’il est parti, comme vous l’ayez observé, mademoiselle Woodhouse, dit mademoiselle Bates, il y eut un mois hier. Une demoiselle Hawkins, bien ; j’aurais cru qu’il aurait choisi plutôt une demoiselle des environs ; non pas que jamais… Madame Cole me dit un jour à l’oreille… Mais je lui répondis sur-le-champ : non. M. Elton est un charmant jeune homme… Mais…. Enfin… Je ne suis pas très-habile à faire de pareilles découvertes ; je n’ai aucune prétention à cela. Je vois ce qui est devant moi… En même temps, personne ne doit s’étonner de ce que M. Elton ait aspiré… Mademoiselle Woodhouse a la bonté de me laisser babiller ; elle sait que je ne voudrais pas pour tout l’or du monde offenser qui que ce soit. Comment se porte mademoiselle Smith ? Elle paraît, tout à fait guérie. Avez-vous reçu des nouvelles de madame Knightley dernièrement ? Oh ! ces charmans enfans ! Jeanne, savez-vous bien que je m’imagine toujours que M. Dixon ressemble à M. Jean Knightley ? J’entends au physique, grand, et avec son regard, et qu’il parle peu. »

« Vous vous trompez, ma chère tante, il n’y a pas la moindre ressemblance entre eux. »

« C’est bien surprenant ! À la vérité, l’on ne peut guère juger les gens avant de les avoir vus. On se forme une idée, et elle vous entraîne. Vous dites que M. Dixon n’est pas à proprement parler un bel homme. »

« Beau ! Oh ! non, il s’en faut de beaucoup, il est laid : je vous ai dit qu’il était laid. »

« Ma chère, vous m’avez dit que mademoiselle Campbell ne le croyait pas laid, et que vous-même… »

« Quant à moi, mon jugement ne signifie rien. Lorsque j’estime quelqu’un, je le trouve assez beau. Je vous ai donné l’idée générale qu’on avait de lui, qu’il était laid. »

« Fort bien, ma chère Jeanne, je crois qu’il faut que nous nous sauvions. Le temps paraît menaçant, et la grand’maman serait inquiète. Vous êtes trop obligeante, mademoiselle Woodhouse, mais nous sommes forcées de nous en aller. Ce sont, en vérité d’excellentes nouvelles…. Je vais faire le tour pour passer chez madame Cole, mais je n’y resterai que cinq minutes…. Et, Jeanne, vous feriez mieux de vous rendre directement à la maison. Je ne voudrais pas que vous essuyassiez une averse ! Nous pensons qu’elle se porte déjà beaucoup mieux depuis qu’elle est à Highbury…. Bien obligé, nous le croyons…. Je ne passerai pas chez madame Goddard, car je pense qu’elle préfère un morceau de porc bouilli à toutes les nouvelles du monde. Quand nous ferons cuire le jambon, ce sera une autre affaire…. Bonjour, mon cher Monsieur. Oh ! M. Knightley vient aussi. C’est très…. Je suis persuadée que si Jeanne se trouve fatiguée, vous aurez la complaisance de lui donner le bras. M. Elton et mademoiselle Hawkins…. ! Je vous souhaite le bonjour à tous. »

Emma, seule avec son père, fut obligée de partager son attention entre lui et ses pensées ; il se lamentait beaucoup de ce que les jeunes gens étaient si pressés de se marier, et encore d’épouser des étrangères. La nouvelle qu’elle venait d’entendre lui fit beaucoup de plaisir, elle prouvait que M. Elton n’avait pas long-temps souffert ; mais elle était fort en peine d’Henriette, qui ne se consolerait pas sitôt. Tout ce qu’elle pouvait espérer de mieux, c’était de lui apprendre son malheur la première, afin qu’elle ne le sût pas par d’autres sans ménagement. Il était probable qu’elle sortirait bientôt pour venir la voir. Si elle allait rencontrer mademoiselle Bates en son chemin ! Et comme il commença à pleuvoir, Emma espéra que le mauvais temps la retiendrait chez madame Goddard, mais craignit que la fatale nouvelle ne lui parvînt à l’improviste.

L’averse fut forte, mais dura peu, et il n’y avait pas cinq minutes qu’elle avait cessé lorsqu’Henriette entra, échauffée, agitée et le cœur gros. « Oh ! mademoiselle Woodhouse, savez-vous ce qui est arrivé ? » Elle éclata en sanglotant. Le coup étant porté, Emma sentit qu’elle ne pouvait, par amitié pour elle, faire autre chose que de l’écouter, et Henriette, que rien n’arrêtait, raconta avec vivacité tout ce qu’elle avait à dire. « Il y avait une demi-heure qu’elle était partie de chez madame Goddard. Elle craignait qu’il ne tombât de l’eau, et elle s’attendait que cela ne tarderait pas. Elle crut néanmoins qu’elle aurait le temps d’arriver à Hartfield. Elle marchait à grands pas ; mais passant près d’une maison où une jeune femme lui arrangeait une robe, elle crut devoir entrer pour voir si elle y travaillait ; et quoiqu’elle ne s’arrêtât qu’un instant, peu après qu’elle fut sortie, il commença à pleuvoir, et elle ne sut que faire : elle prit le parti de courir de toutes ses forces, et d’aller se mettre à couvert chez Ford. » Ce Ford était le principal marchand de drap, de toile et de merceries ; sa boutique était la plus grande du pays et la plus fréquentée.

« Elle y resta, sans songer à rien au monde, à peu près dix minutes, quand tout d’un coup, devinez qui entra ? Oh ! je fus bien surprise, mais ils sont du nombre des pratiques de Ford. Qui vis-je entrer, Elisabeth Martin et son frère ! »

« Ma chère demoiselle Woodhouse, qu’en pensez-vous ? Je croyais que j’allais me trouver mal. J’étais fort embarrassée. J’étais assise près de la porte. Elisabeth m’aperçut en entrant, mais lui, il ne me vit pas ; il était occupé à serrer son parapluie. Je suis persuadée qu’elle m’avait vue, mais elle se détourna et ne fit pas attention à moi. Ils allèrent tous les deux au comptoir, et je restai assise près de la porte. Oh ! mon dieu, je souffrais beaucoup ! Je suis sûre que j’étais aussi pâle que ma robe. Je ne pouvais m’en aller à cause de la pluie, et j’aurais souhaité d’être à cent lieues de là. Oh ! ma chère demoiselle Woodhouse… Eh bien ! à la fin, il semble qu’en se retournant il m’aperçut, car au lieu de continuer à marchander, ils se mirent à causer ensemble tout bas. Je suis sûre qu’ils parlaient de moi ; et il me vint dans l’idée qu’il l’engageait à venir me parler (ne le croyez-vous pas aussi, mademoiselle Woodhouse ?) car un moment après elle vint à moi et me demanda comment je me portais, et semblait vouloir m’embrasser, si je le permettais. Elle ne se conduisit pas avec moi comme elle avait coutume de le faire ; je vis qu’elle était changée à mon égard ; mais cependant elle fit tous ses efforts pour me témoigner de l’amitié : nous nous embrassâmes et causâmes ensemble.

« Pendant quelque temps, je ne savais ce que je disais, j’étais si tremblante ! Je me souviens qu’elle me dit qu’elle était fâchée que nous ne nous vissions plus. N’était-elle pas bien bonne ? Ma chère demoiselle Woodhouse ! Je souffris extraordinairement. Le temps commença alors à s’éclaircir, je résolus que rien ne me retiendrait davantage. Mais, écoutez s’il vous plaît ! Je vis qu’il s’avançait aussi vers moi, mais doucement, et comme s’il ne savait pas trop ce qu’il devait faire ; cependant il approcha et me parla, je lui répondis. Je restai ainsi une minute éprouvant de terribles sensations, je ne savais pourquoi : je repris un peu de courage cependant, et je dis qu’il ne pleuvait plus et qu’il fallait que je m’en allasse : en effet, je partis ; mais je n’étais pas à trente pas de la maison qu’il vint après moi pour me dire, que si j’allais à Hartfield, je ferais mieux de faire le tour derrière les écuries de M. Cole, parce que l’eau de la pluie couvrait le petit chemin qui est le plus court pour aller à Hartfield. Oh ! Dieu, je crus que j’allais tomber. Je lui dis que je lui étais bien obligée. Vous croirez comme moi que je ne pouvais faire moins ; il retourna joindre Elisabeth, et moi je fis le tour derrière les écuries : du moins je le crois ; je savais à peine ce que je faisais, ni où j’en étais. Oh ! mademoiselle Woodhouse, j’aurais donné tout au monde que cela ne fût pas arrivé ; et cependant, vous sentez bien qu’il y avait une sorte de satisfaction de le voir se conduire avec tant de douceur et d’amitié, ainsi que sa sœur Elisabeth, Ah ! ma chère demoiselle Woodhouse, parlez-moi, je vous prie, consolez-moi ? »

Emma le désirait de tout son cœur ; mais pour le moment il n’était pas en son pouvoir de le faire. Elle fut obligée de garder le silence et de rappeler ses propres idées ; elle n’était pas elle-même dans son assiette ordinaire. La conduite du jeune homme et de sa sœur annonçait une véritable sensibilité, et elle ne put s’empêcher de les plaindre. D’après le narré d’Henriette, il paraissait dans leurs manières un intéressant mélange d’affections blessées et de véritable délicatesse. Elle les croyait de très-honnêtes gens, ayant de bonnes intentions : mais qu’est-ce que cela faisait à la chose, une alliance avec eux n’en était pas moins mauvaise. C’était une folie de s’affecter de cette rencontre. Il devait naturellement être fâché de la perdre, toute la famille devait penser de même. L’ambition et l’amour avaient probablement été mortifiés. Ils avaient peut-être espéré de s’élever par leur alliance avec Henriette : et outre cela, de quel poids pouvait être le narré d’Henriette ? À qui tout plaisait, qui avait peu de discernement : que signifiaient ses louanges ? Elle fit tous ses efforts pour la pacifier, en lui observant que ce qui venait d’arriver n’était qu’une bagatelle qui ne méritait aucunement qu’on y fit la moindre attention.

« Elle avait pu en être affectée un instant, dit-elle ; mais vous vous êtes parfaitement bien conduite, c’est une affaire finie, elle n’arrivera plus, et vous ne devez plus y songer. »

Henriette répondit : « C’est très-vrai, elle n’y songerait plus ; » cependant elle en parlait encore et ne pouvait parler d’autre chose. Emma à la fin résolut, pour chasser les Martin de sa tête, de lui apprendre brusquement la nouvelle dont elle s’était proposée de l’instruire avec les plus grandes précautions ; sachant à peine elle-même si elle devait être bien aise ou fâchée, honteuse ou s’amuser de la situation d’esprit dans laquelle se trouvait Henriette, et de la conclusion du pouvoir qu’avait M. Elton sur elle !

Cependant les droits de M. Elton firent peu à peu des progrès. Quoiqu’elle ne fut pas si affectée de cette nouvelle qu’elle l’eût été la veille, si elle lui fût parvenue, ou même une heure auparavant, le crédit qu’il avait auprès d’elle s’augmenta ; et avant la fin de leur conversation, elle se tourmenta, sentit toutes les sensations que procurent la curiosité, l’étonnement et les regrets, la peine et le plaisir. Cette demoiselle Hawkins servit à faire perdre aux Martin une grande partie de la place qu’ils occupaient dans son imagination.

Emma se réjouit de ce que cette rencontre des Martin avait eu lieu. Elle avait servi à amortir le premier choc, sans qu’on eût rien à en craindre. De la manière dont Henriette vivait, les Martin ne pouvaient parvenir jusqu’à elle, sans aller la chercher : jusqu’à présent, ils n’avaient pas eu le courage ou la complaisance de le faire ; car depuis le refus que le frère avait éprouvé, ses sœurs n’avaient pas mis le pied chez madame Goddard, et il était possible qu’il se passât une année entière avant qu’elle eût l’occasion de les voir, et alors même sans qu’il fût nécessaire ou qu’elle pût leur parler.