Traduction par anonyme.
Arthus Bertrand Libraire (Tome 2p. 155-167).
◄  XX
XXII  ►

CHAPITRE XXI.

La nature humaine est si bien disposée en faveur des personnes qui jouissent d’une situation heureuse, qu’une jeune fille, soit qu’elle se marie ou qu’elle meure, peut être sure qu’on parlera d’elle de la manière la plus favorable.

Il n’y avait pas huit jours que le nom de mademoiselle Hawkins était connu à Highbury, que d’une manière ou d’une autre on parvint à découvrir qu’elle possédait toutes les qualités physiques et morales : qu’elle était belle, élégante, infiniment accomplie et très-aimable : ainsi, lorsque M. Elton arriva pour jouir de son triomphe, et répandre le bruit du mérite de son épouse, il n’eut simplement qu’à dire son nom de baptême, et celui du compositeur de la musique qu’elle préférait.

M. Elton revint parfaitement heureux. À son départ, il était abattu, mortifié, trompé dans ses espérances, après s’être flatté d’un succès infaillible, vu les encouragemens qu’il croyait avoir reçus : non-seulement il avait perdu la personne qu’il recherchait, mais il s’était vu rabaisser au niveau d’un autre qui était au-dessous de lui. Il était parti mortellement offensé ; il revint uni à une femme naturellement très-supérieure à celle qu’il désirait ; car en pareil cas, on estime infiniment plus ce qu’on gagne que l’on ne regrette ce qu’on perd. Il retourna gai, content de lui-même, empressé, se souciant peu de mademoiselle Woodhouse, et bravant mademoiselle Smith.

La charmante Augusta Hawkins, outre les avantages ordinaires d’une beauté parfaite et d’un mérite distingué, jouissait encore d’une fortune indépendante, de celles qu’on fait ordinairement monter à dix mille livres sterling (250,000 fr.) : ce qui est un point essentiel, et donne de l’importance. Enfin, si sur tout cela on disait la vérité, il ne s’était pas ruiné ; il avait obtenu une femme avec 250,000 fr. ou environ, et avec une si délicieuse rapidité, qu’une heure après lui avoir été présenté, il s’aperçut qu’on le distinguait des autres. Le récit qu’il fit à madame Cole du commencement et des progrès de cette importante affaire était très-glorieux pour lui : il marchait à pas de géant depuis sa rencontre fortuite au dîner de madame Green, et à une partie chez madame Brown, de sorte qu’il ne la vit plus que la rougeur sur le front ? et le sourire à la bouche. Venaient ensuite les palpitations lorsqu’on s’entendait, enfin la demoiselle avait été si aisément conquise, était si bien disposée, que pour se servir d’une phrase très-intelligible, on peut dire qu’elle avait tant d’envie de l’avoir, que sa vanité et sa prudence furent à la fois satisfaites.

Il avait attrapé l’ombre et la substance, l’affection et la fortune, et devint aussi heureux qu’il méritait de l’être. Ne parlant que de lui et de ses affaires, s’attendant aux félicitations de tout le monde, prêt à permettre qu’on lui rît au nez, il se présentait, le sourire à la bouche, sans crainte et avec cordialité, à toutes les jeunes personnes d’Highbury, qu’il aurait approchées avec plus de retenue quelques semaines auparavant.

Les noces ne tardèrent pas à se faire, n’ayant à plaire à personne qu’à eux-mêmes. Il n’y eut d’autre délai que ce qu’il en fallut pour que les préparatifs fussent achevés ; et lorsqu’il repartit pour Bath, l’on s’attendait, et un certain coup d’œil de madame Cole ne détruisit pas cet espoir, qu’il ne rentrerait à Highbury qu’avec la nouvelle mariée.

Pendant le peu de temps qu’il demeura au pays, Emma ne l’entrevit qu’une seule fois, mais le vit assez pour remarquer qu’il n’avait rien acquis par le mélange de dépit et de prétentions qui paraissaient sur sa figure. Elle commençait à trouver fort étonnant qu’elle eût jamais pu le trouver agréable, et sa vue rappelait des souvenirs si déplaisans, qu’excepté qu’elle n’eût de fortes raisons morales, comme par exemple, de faire pénitence, de recevoir une leçon utile, ou pour humilier son esprit, elle aurait désiré ne le revoir jamais. Elle lui souhaitait toutes sortes de biens ; mais il lui avait causé tant de déplaisirs, qu’elle eût été très-satisfaite qu’il n’en pût jouir qu’à vingt-cinq milles de chez elle.

Le désagrément de voir que sa résidence était irrévocablement fixée à Highbury, devait cependant diminuer peu à peu, à cause de son mariage. De vaines inquiétudes seraient prévenues et plusieurs gaucheries redressées. Et comme madame Elton serait une excuse pour se voir moins fréquemment, l’ancienne intimité disparaîtrait, sans qu’on y prît garde. On recommencerait par se faire des politesses.

Emma n’avait pas grande opinion de madame Elton. Elle était sans doute assez bonne pour lui, et assez accomplie pour Highbury ; assez jolie pour paraître ; probablement laide à côté d’Henriette. Quant à son alliance, Emma était parfaitement tranquille, persuadée que malgré ses bravades et le dédain qu’il avait manifesté pour Henriette, il n’avait pas gagné grand’chose. Sur cet article on pouvait savoir la vérité. Ce qu’elle était, on n’en savait rien ; mais qui elle était, pouvait se découvrir ; et mettant de côté les 250,000 francs, il ne paraissait pas qu’elle fût en rien supérieure à Henriette. Elle n’apportait avec elle ni nom, ni noblesse, ni alliance. Mademoiselle Hawkins était la seconde fille d’un négociant de Bristol, qui, d’après le modique profit de son commerce, pouvait faire supposer que son négoce n’était pas du premier ordre. Elle avait coutume de passer une partie de l’hiver à Bath ; mais sa demeure ordinaire était à Bristol, au beau milieu de la ville ; car quoique son père et sa mère fussent morts depuis quelques années, il lui restait un oncle dans la pratique : on ne disait rien autre chose de lui ; il était simplement homme de loi ; c’était avec lui qu’elle demeurait. Emma le supposait factotum de quelque procureur, et trop bête pour faire son chemin. Toute la splendeur de cette alliance provenait de l’aînée, qui avait épousé tout nouvellement un grand personnage des environs de Bristol, et qui avait deux voitures. C’était le plus beau de l’histoire, et ce qui faisait la gloire de mademoiselle Hawkins. Si, sur tout cela, elle avait pu convaincre Henriette de la nécessité de penser comme elle ! Elle était parvenue à lui inspirer de l’amour ; mais, hélas ! il n’était pas aisé de le lui faire perdre. Le charme qui occupait l’esprit futile d’Henriette pour un objet quelconque, ne pouvait se rompre avec des paroles. Il pouvait être remplacé par un autre ; il le serait, certainement, rien n’était plus clair ; un Robert Martin suffisait ; mais elle craignait qu’elle ne guérirait pas autrement. Henriette était une de ces personnes qui, ayant une fois commencé à aimer, aimerait toujours : et maintenant la pauvre fille était beaucoup plus mal depuis le retour de M. Elton. Elle cherchait toujours à le voir. Emma ne l’avait vu qu’une fois ; mais deux ou trois fois par jour Henriette était sûre de le rencontrer, de le voir, d’entendre sa voix, d’apercevoir son épaule ; et, enfin, il était toujours présent à sa pensée. Outre cela, elle entendait à tout moment parler de lui ; car, hors le temps qu’elle passait à Hartfield, elle ne voyait que des gens qui regardaient M. Elton comme infaillible, et qui ne trouvaient rien de plus agréable que de parler de ses affaires : et chaque rapport, chaque conjecture ; tout ce qui était arrivé, et tout ce qui pourrait arriver encore qui concernât ses intérêts, comme, par exemple, son revenu, ses domestiques, ses ameublemens, faisaient le sujet de toutes les conversations autour d’elle. Son estime pour lui augmentait par les louanges continuelles qu’elle entendait faire de lui, ses regrets nourris, et ses sensations irritées par ces perpétuelles exclamations. Oh ! qu’elle est heureuse cette demoiselle Hawkins ! Et les observations sur l’extrême attachement qu’il avait pour elle, blessaient à tout moment ses oreilles. La manière dont il portait son chapeau, et jusqu’à sa démarche, était une preuve assurée de son amour.

Si elle eût pu s’amuser de toutes ces sottises ; si son amie n’avait pas été malheureuse ; et si elle-même n’eût pas eu quelques reproches à se faire sur l’incertitude dans laquelle l’esprit d’Henriette flottait sans cesse, Emma s’en serait divertie. Un jour M. Elton l’emportait ; un autre, c’était Martin ; et tous deux, à leur tour, faisaient pencher la balance. L’engagement contracté par M. Elton, avait guéri Henriette de l’agitation pénible que la rencontre de Martin lui avait causée. Le mai produit par la connaissance de l’engagement de M. Elton, avait été un peu adouci par une visite qu’elle avait reçue d’Elisabeth chez madame Goddard, peu de jours après qu’elle lui fut parvenue. Henriette n’était pas à la maison ; mais un billet écrit d’un style touchant, avait été laissé pour elle ; il contenait aussi quelques reproches mêlés de beaucoup de choses aimables et affectueuses : et jusqu’à l’arrivée de M. Elton, ce billet l’avait fortement occupée ; elle se mettait l’esprit à la torture pour savoir de quelle manière elle prouverait sa gratitude, et désirant en faire beaucoup plus qu’elle n’osait avouer. Mais la présence de M. Elton lui avait fait oublier le billet et l’embarras qu’il lui avait causé. Tout le temps qu’il resta à Highbury, les Martin furent totalement oubliés ; mais le jour même de son départ pour Bath, Emma, pour divertir le chagrin que ce départ causait, jugea qu’elle devait rendre à Elisabeth Martin sa visite.

Comment recevrait-on cette visite ? Comment fallait-il s’y prendre ? etc. : tout cela demandait beaucoup de considération. Ce serait une ingratitude que de ne pas répondre aux invitations de la mère et de ses filles : cela ne pouvait pas être ; cependant on courait risque de renouveler la connaissance.

Après y avoir beaucoup pensé, elle ne crut pouvoir mieux faire que d’engager Henriette à rendre la visite, mais de manière à leur faire comprendre, s’ils avaient un peu de jugement, qu’on ne leur rendait qu’une visite de politesse. Son intention était de la conduire en voiture, de la laisser à l’abbaye de Mill-Farm, tandis qu’elle prolongerait un peu sa promenade, et de la reprendre assez tôt pour qu’elle n’eût pas le temps de parler du passé, de tâcher de renouer avec elle : cette conduite leur donnerait une preuve certaine de celle qu’elle se proposait de tenir avec eux à l’avenir.

Elle ne trouva rien de mieux ; et quoiqu’en son cœur elle n’approuvât pas tout à fait ce plan, comme sentant un peu l’ingratitude, elle passa par là-dessus. Il fallait le suivre, autrement que deviendrait la pauvre Henriette !