La Dormeuse (Les Poèmes d’Edgar Poe)

Traduction par Stéphane Mallarmé.
Les Poèmes d’Edgar PoeLéon Vanier, libraire-éditeur (p. 57-61).


LA DORMEUSE




À minuit, au mois de juin, je suis sous la lune mystique : une vapeur opiacée, obscure, humide, s’exhale hors de son contour d’or et, doucement se distillant, goutte à goutte, sur le tranquille sommet de la montagne, glisse, avec assoupissement et musique, parmi l’universelle vallée. Le romarin salue la tombe, le lis flotte sur la vague ; enveloppant de brume son sein, la ruine se tasse dans le repos : comparable au Léthé, voyez ! le lac semble goûter un sommeil conscient et, pour le monde, ne l’éveillerait. Toute Beauté dort : et repose, sa croisée ouverte au ciel, Irène avec ses Destinées.

Oh ! dame brillante, vraiment est-ce bien, cette fenêtre ouverte à la nuit ? Les airs folâtres se laissent choir du haut de l’arbre rieusement par la persienne ; les airs incorporels, troupe magique, voltigent au dedans et au-dehors de la chambre, et agitent les rideaux du baldaquin si brusquement — si terriblement — au-dessus des closes paupières frangées où ton âme en le somme gît cachée, que le long du plancher et au bas du mur, comme des fantômes s’élève et descend l’ombre. Oh ! dame aimée, n’as-tu pas peur ? Pourquoi ou à quoi rêves-tu maintenant ici ? Sûr, tu es venue de par les mers du loin, merveille pour les arbres de ces jardins ! Étrange est ta pâleur ! étrange est ta toilette ! étrange par-dessus tout ta longueur de cheveux, et tout ce solennel silence !

La dame dort ! oh ! puisse son sommeil, qui se prolonge, de même être profond. Le Ciel la tienne en sa garde sacrée. La salle changée en une plus sainte, ce lit, en un plus mélancolique, je prie Dieu qu’elle gise à jamais sans que s’ouvre son œil, pendant qu’errent les fantômes aux plis obscurs.

Mon amour, elle dort ! oh ! puisse son sommeil, comme il est continu, de même être profond. Que doucement autour d’elle rampent les vers ! Loin dans la forêt, obscure et vieille, que s’ouvre pour elle quelque haut caveau — quelque caveau qui souvent a fermé les ailes noires de ses oscillants panneaux, triomphal, sur les tentures armoriées des funérailles de sa grande famille, — quelque sépulcre, écarté, solitaire, contre le portail duquel elle a lancé, dans sa jeunesse, mainte pierre oisive — quelque tombe hors de la porte retentissante de laquelle elle ne fera plus sortir jamais d’écho, frissonnante de penser, pauvre enfant de péché ! que c’étaient les morts qui gémissaient à l’intérieur.