Traduction par Mme Hyacinthe de Ferrières.
Pigorau (1, 2, 3.p. 157-173).



CHAPITRE VIII.


Peu de tems après sa visite à Woodston le Général fut obligé d’aller à Londres, il devait rester une semaine. Il quitta Northanger en se plaignant amèrement de la nécessité qui le privait pour si long-tems de la compagnie de Miss Morland ; il recommanda à ses enfans, avec un soin particulier, de faire leur principale occupation, pendant son absence, de tout ce qui pourrait être agréable à cette jeune Miss. Catherine pour la première fois et par sa propre expérience, apprit qu’il est des circonstances où l’on gagne en perdant ; pour elle ainsi que pour ses amis le tems se passa de la manière la plus agréable. Elle eût été parfaitement heureuse si son bonheur n’eût pas été troublé par la nécessité où elle se voyait d’en être bientôt privée et par la crainte qu’elle avait de n’être pas assez aimée de ceux par lesquels elle était si heureuse.

L’époque du retour du Général devait terminer la quatrième semaine de son séjour à Northanger. Elle sentait qu’il pourrait y avoir de l’indiscrétion de sa part, à chercher de le prolonger plus long-tems. Elle résolut, pour se délivrer de l’inquiétude et du tourment que cette crainte lui causait, de parler de son départ à Éléonore et de se conduire d’après la manière dont elle verrait que celle-ci prendrait la chose. Étant plusieurs fois sur le point d’exécuter sa résolution, le courage lui manqua ; elle réfléchit cependant que plus elle tarderait, plus la difficulté augmenterait pour elle. Un jour enfin qu’elles étaient seules, et qu’Éléonore lui parlait de choses très-étrangères à cet objet, elle l’interrompit au milieu d’une phrase, et lui dit, qu’il faudrait bientôt qu’elles se séparassent. Son amie la regarda, sembla étonnée et lui répondit qu’elle avait espéré jouir beaucoup plus long-tems du plaisir de sa compagnie ; qu’elle était persuadée que si M. et Mist. Morland connaissaient le plaisir que la société de leur fille lui faisait, ils seraient assez généreux pour ne pas presser son départ.

— Mon Dieu ! dit Catherine, ce n’est ni papa, ni maman qui pressent mon départ ; ils sont toujours contens quand ils savent que j’ai du plaisir.

— En ce cas, pourquoi êtes-vous si pressée de partir ?

— Oh ! c’est que voilà long-tems que je suis ici.

— Si c’est vous qui trouvez le tems long, je n’ose vous retenir.

— Oh, non, non, non ! En vérité, si je consultais mon goût, je resterais avec vous le plus de tems possible. Il fut dès-lors convenu entr’elles qu’il ne fallait plus penser à parler de départ ni de séparation.

Son inquiétude se dissipa entièrement quand elle vit de quelle manière affectueuse Éléonore l’engageait à rester, et quel plaisir Henri témoigna, lorsqu’il apprit qu’elle consentait à prolonger son séjour avec eux.

Il n’était pas possible à Henri d’obéir à l’injonction que son père lui avait faite de rester durant toute son absence avec ces dames à Northanger. Les devoirs de la cure de Woodston l’obligèrent à partir le samedi pour y passer deux jours. Quand le Général était à la maison et que Henri partait, celui-ci semblait emporter avec lui toute la gaieté des jeunes personnes ; cette fois il n’en fut pas de même. Elles pouvaient s’occuper des choses qui leur plaisaient ; elles étaient liées plus étroitement par l’amitié, elles ne craignaient plus de rester seules. Le soir du départ de Henri, il était onze heures qu’elles étaient encore à causer, sans se douter qu’il fût si tard. Onze heures ; c’était une heure indue à Northanger.

Elles se retiraient, lorsqu’il leur sembla entendre le bruit d’un carosse. Le son de la cloche d’entrée leur prouva qu’elles ne s’étaient pas trompées. Après le premier mouvement de surprise, elles cherchèrent qui ce pouvait être ; Éléonore pensa à la fin que c’était son frère aîné qui arrivait souvent à pareille heure, malgré l’inconvenance qu’il y avait à déranger tout le monde. Elle quitta Catherine pour aller le recevoir.

Celle-ci se retira dans sa chambre. Elle y réfléchit à la conduite qu’elle avait à tenir avec le Capitaine.

Mais le temps s’écoulait, il y avait plus d’une demi-heure qu’Éléonore était descendue, son frère lui racontait sans doute toute cette affaire. Catherine crut avoir entendu quelqu’un marcher dans la galerie, elle écouta et n’entendit plus rien ; elle avait cependant peine à croire qu’elle se fût trompée ; un petit bruit qu’elle entendit à sa porte la fit tressaillir, un léger mouvement de la clef, lui prouva qu’une main l’avait tournée, elle trembla un peu à l’idée que quelqu’un était là, et en quelque sorte mystérieusement ; mais résolue de ne plus se laisser dominer par des illusions ou par une imagination faible, elle se leva promptement et ouvrit la porte.

Elle trouva Éléonore seule. Cette vue ne la tranquillisa que pour un moment. Elle la vit pâle et paraissant fort agitée. Catherine, supposant qu’il était arrivé quelque chose au capitaine Tilney, montrait, en gardant un silence expressif, l’inquiétude où elle était. Elle obligea Éléonore de s’asseoir, elle lui frotta les tempes avec de l’eau de lavande et se plaça devant elle avec une inquiète sollicitude.

Ma chère Catherine vous ne devez pas… non en vérité vous ne devez pas… furent les premiers mots qu’Éléonore put prononcer… Je suis tout-à-fait bien… Cette bonté me déchire, je ne puis la supporter… Je viens près de vous avec un tel message…

— Un message pour moi !…

— Comment vous le dirai-je ?… Oh, mon Dieu comment vous dire cela ?… De nouvelles idées se présentèrent à l’esprit de Catherine. C’est un messager de Woodston, s’écria-t-elle, aussi pâle que l’était son amie.

— Non, ce n’est point cela, répondit Éléonore, en la regardant avec la plus tendre pitié ; il n’est venu personne de Woodston : c’est mon père lui-même… Sa voix s’affaiblit, ses yeux se baissèrent en prononçant ces derniers mots. Ce retour si inattendu suffit seul pour causer à Catherine une palpitation qui dura quelques momens ; elle crut qu’il ne pouvait rien y avoir de pire. Elle garda le silence.

Éléonore, s’efforçant de parler avec fermeté, continua de la sorte : vous êtes trop bonne pour me vouloir du mal à cause de la commission que je remplis, et qui me rend si malheureuse. Après ce qui s’est passé dernièrement entre nous, j’étais si contente, si reconnaissante de ce que vous consentiez à rester ici, comme je vous le demandais, le plus de tems possible ; comment vous dire que votre bonté n’est pas acceptée, que le bonheur que votre société nous a procuré est payé par… Je ne puis, non en vérité je ne puis prononcer ce mot. Ma chère Catherine, nous allons nous absenter, mon père s’est souvenu d’un engagement qu’il doit remplir, toute la famille part lundi. Nous allons chez lord Longtown près d’Heresford, pour y passer quinze jours. Des explications, des apologies sont également impossibles : je ne tenterai pas d’en faire.

Ma chère Éléonore, dit Catherine, en s’efforçant de cacher ce qu’elle éprouvait, il ne faut pas être si affligée ; un premier engagement doit passer avant un second. Je suis très-fâchée qu’il faille nous séparer, et sitôt, mais je n’en suis pas offensée. Non, en vérité, je ne le suis pas. Je puis venir ici vous voir dans un autre tems, j’espère que vous viendrez aussi me faire une petite visite. Au retour de chez lord Longtown ne pourrez-vous venir à Fullerton ?

— Cela ne sera pas en mon pouvoir, ma chère Catherine.

— Vous y viendrez donc quand vous le pourrez.

Éléonore ne répondit rien.

Catherine espérait apporter quelque consolation à son chagrin et à celui d’Isabelle, en lui proposant de rester encore un jour ou deux ; vaine espérance ! Le Général en avait autrement ordonné ; il fallait partir dès le lendemain, à sept heures du matin, sans domestique… La chaise était commandée… Cet oubli de toutes les convenances accabla Catherine ; elle ne pouvait, non plus que Miss Tilney, en pénétrer la cause… Elles gémissaient ensemble. Enfin, Éléonore sentit que le repos pourrait être nécessaire à son amie et elle se retira. La nuit fut longue pour la malheureuse Catherine.

L’espèce de repos, qui en tient quelquefois lieu, ne l’abrégea pas. Cette chambre qui, la première fois qu’elle l’avait habitée, avait été pour elle le lieu où elle avait senti des tourmens fantastiques, est maintenant celui où elle en éprouve de bien véritables et de bien justes.

Ses craintes ne sont malheureusement que trop bien fondées ; elles ne proviennent plus de la solitude, de l’obscurité de cette chambre, de sa construction gothique…

Immédiatement après six heures Éléonore entra et vint près de son amie ; elle mit toute l’affection dont elle était capable dans les attentions qu’elle eut pour elle, dans les petits services qu’elle lui rendit.

Catherine avait espéré dans le repentir du Général. Vain espoir. Éléonore ne put lui apprendre aucun changement à la cruelle détermination de la veille.

Les deux amies parlèrent peu ; elles n’osaient ni l’une ni l’autre exprimer ce qu’elles pensaient. Elles quittèrent la chambre. Catherine resta un instant en arrière pour jeter un dernier regard sur chacun des objets qu’elle contenait, et qui dans ce moment lui étaient tous précieux. Elles descendirent dans la salle où le déjeûner les attendait.

Que sa position était différente dans cette salle de ce qu’elle avait été la veille ! Heureuse du présent, presqu’heureuse de l’avenir, elle y avait vu Henri, Henri qu’elle ne reverrait peut-être jamais ! Cette réflexion l’assiégeait, lorsque le bruit de la chaise qui arrivait la rappela au moment présent. Catherine rougit en voyant cette chaise et l’idée de l’indignité avec laquelle elle se voyait traitée agit si fortement sur son esprit, que pendant quelques momens le ressentiment l’emporta sur tout.

Éléonore embarrassée, lui dit, vous m’écrirez, ma chère Catherine, le plutôt qu’il vous sera possible. Je n’aurai pas un moment de tranquillité que je ne vous sache en sûreté. Quoiqu’il puisse m’en arriver, il me faut une lettre. Donnez-moi la satisfaction d’apprendre de vous-même, que vous êtes arrivée à Fullerton, que vous y avez trouvé votre famille en bonne santé. C’est tout ce que je puis vous demander jusqu’à ce que je puisse établir, ainsi que je le désire, une correspondance suivie avec vous. Adressez-moi votre lettre chez lord Longtown, sous le couvert d’Elize.

— Non, ma chère Éléonore, s’il ne vous est pas permis de recevoir mes lettres, il vaut mieux que je ne vous écrive pas. Il n’est pas douteux que j’arrive à la maison sans accident.

— Ces sentimens ne m’étonnent pas de votre part, je ne veux pas vous importuner ; mais j’espère conserver votre amitié, malgré l’éloignement où nous serons. Elle prononça ces mots d’un ton affectueux et qui montrait en même tems combien elle était affligée. Catherine cédant à son cœur, s’écria, eh bien, oui, Éléonore, je vous écrirai.

On vint annoncer que la voiture était prête. Catherine se leva aussitôt, un long embrassement suppléa aux paroles d’adieu ; et comme elle allait sortir de la chambre, ne pouvant quitter cette maison sans laisser quelque souvenir à celui dont elle n’avait osé prononcer le nom, elle s’arrêta un moment et d’une voix tremblante et presqu’inarticulée, ne m’oubliez pas, dit-elle, auprès des absens. En prononçant ces mots, elle sentit son courage s’évanouir ; elle cacha son visage dans son mouchoir, se hâta de sortir de la salle, monta précipitamment dans la voiture et dans un moment elle fut loin de Northanger.