Traduction par Mme Hyacinthe de Ferrières.
Pigorau (1, 2, 3.p. 145-156).



CHAPITRE VII.


Le jour suivant il arriva, sans qu’on s’y attendît, une lettre d’Isabelle : voici ce qu’elle contenait :


Ma très-chère Catherine,


J’ai reçu vos deux aimables lettres avec le plus grand plaisir, j’ai mille excuses à vous faire de ce que je n’y ai pas répondu plutôt. Je suis vraiment très-honteuse de ma paresse ; mais dans cet odieux pays on ne trouve de tems pour rien. Chaque jour, depuis votre départ, j’ai pris la plume pour vous écrire et j’en ai été empêchée par mille bagatelles. Écrivez-moi de suite, je vous prie et adressez-moi votre lettre à la maison. Grâces à Dieu, nous quittons demain cette ville. Depuis que vous en êtes partie, je n’y ai pas eu un moment de plaisir ; tout a été perdu pour moi depuis cet instant ; je n’y ai plus porté intérêt à personne. En vérité si je pouvais aller vous voir, tout le reste me serait égal, car vous m’êtes plus chère qu’on ne peut l’imaginer.

Je suis tout-à-fait inquiète de votre cher frère, n’en ayant pas entendu parler depuis qu’il est retourné à Oxford : je crains qu’il n’y ait quelque mal-entendu. Vos bons offices arrangeront cela. Il est le seul homme que je puisse aimer, le seul que j’aie jamais aimé ; vous pourrez, j’espère, l’en convaincre facilement.

Les tailles des robes sont allongées, les chapeaux sont les plus affreux que vous puissiez imaginer.

Je crois que vous employez agréablement votre tems ; mais je crains bien que vous ne pensiez plus à moi.

Je ne vous dirai pas tout ce qu’il y a à dire sur la famille avec laquelle vous êtes, parce que j’ai de la délicatesse et que je ne veux pas nuire dans votre esprit aux personnes que vous estimez ; la vérité est très-difficile à connaître ; il y a des personnes qui ne pensent pas de même deux jours de suite. C’est avec grand plaisir que je vous apprends que le jeune homme que j’abhorre le plus a heureusement quitté Bath. Vous devinerez aisément que je parle du capitaine Tilney qui, comme vous vous en souvenez peut-être, me fatiguait par ses continuelles poursuites, quand vous étiez à Bath. Après votre départ ce fut pis encore, il était exactement mon ombre. Beaucoup de femmes auraient pu y être trompées, car aucune ne reçut jamais des soins pareils à ceux qu’il me rendait. Mais je connais trop bien l’astuce des hommes ; il est parti il y a deux jours pour son régiment, je désire vivement ne plus me trouver à l’avenir dans le cas d’en être tourmentée. C’est l’homme le plus ennuyeux et le plus désagréable que j’aie vu. Les deux derniers jours il n’a pas quitté d’un instant Charlotte Davis. J’ai pitié de son mauvais goût ; mais je ne lui en ai rien dit. La dernière fois que nous nous sommes rencontrés c’était en Bath-Street ; je suis entrée précipitamment dans une boutique afin de ne pas lui parler ; je ne l’ai pas même regardé ; il vint ensuite dans la Pump-Room ; je n’aurais pas voulu pour tout au monde prendre son bras.

Quelle différence entre lui et votre frère ! Donnez-moi des nouvelles de ce dernier ; je suis très-malheureuse à cause de lui, il me paraissait triste et chagrin quand il est parti de Bath. Il y avait quelque chose qui le préoccupait. Je lui aurais écrit moi-même, mais je ne sais pas où il est. Comme il ne m’a rien dit, je crains qu’il n’ait quelque chose contre moi. De grâce expliquez-lui tout, de manière à ce qu’il soit satisfait. S’il conserve quelques doutes, qu’il me l’écrive ou qu’il vienne à Pulteney, quand il sera à la ville ; et alors il connaîtra bientôt la vérité.


Dans ces derniers tems je ne suis allée ni au salon, ni au spectacle, si ce n’est une fois que les Hodge m’y ont entraînée pour voir une folie ; nous y avons pris du thé ; j’étais bien résolue à me tenir cachée, parce que Tilney y était. Nous nous sommes trouvés à côté des Mitchell, elles ont paru surprises de me voir là. J’ai fait leur connaissance ; pendant quelque tems elles ont été assez malhonnêtes envers moi ; maintenant elles me témoignent une amitié à laquelle je ne suis pas assez folle de croire.

Vous savez que j’ai de jolies plumes ; Anne Mitchell a voulu avoir un turban pareil à celui que je portais la semaine qui a précédé le concert. Il a été si mal fait qu’elle avait l’air d’une vraie caricature, du moins Tilney me le disait, et m’assurait que cela était la cause de ce que tous les yeux étaient fixés sur moi. Je ne crois jamais un mot de ce qu’il dit. Je ne porte plus d’autre couleur que le ponceau. Je sais qu’il me va horriblement, mais n’importe, c’est la couleur favorite de votre frère. Ne perdez pas un instant, ma douce et bien chère Catherine, pour lui écrire et à moi aussi.

Je suis, etc.

Ce tissu de honteux artifices ne pouvaient en imposer même à Catherine. Elle fut frappée des légèretés, des contradictions et des faussetés qu’elle voyait. Elle rougit pour Isabelle et éprouva une espèce de honte de l’avoir jamais aimée. Elle ne croyait pas plus aux protestations d’attachement, qu’à la bonté des excuses alléguées, et trouvait fort impertinente la demande qu’Isabelle lui faisait d’écrire à James en sa faveur. Jamais certainement il n’entendra prononcer le nom d’Isabelle.

Quand Henri fut de retour de Woodston, elle lui fit connaître ainsi qu’à Éléonore l’heureuse rupture de leur frère avec Isabelle ; elle les en félicita sincèrement et finit par leur lire avec indignation les passages de cette lettre qui était relatifs à cet objet. En vérité, dit-elle vivement lorsqu’elle eut fini, malgré l’intimité qui existait entre Isabelle et moi ; il faut qu’elle me croye une idiote pour m’avoir écrit ainsi. Ce que je gagne à cela, c’est de mieux connaître son caractère qu’elle ne connaît le mien. Je vois maintenant ce qu’elle a toujours été. Elle est vaine et coquette, mais ses projets n’ont pas réussi. Je ne crois plus qu’elle ait jamais eu une véritable amitié ni pour James ni pour moi. Je voudrais que nous ne l’eussions jamais connue.

— Dans très-peu de tems vous atteindrez ce point, dit Henri.

— Il y a là dedans une chose que je ne puis comprendre. Je vois qu’elle a eu sur le capitaine Tilney des desseins qui n’ont pas réussi ; comment, pendant tout ce tems, celui-ci a-t-il pu être trompé ? Comment peut-il lui avoir rendu des soins assez marqués pour la brouiller avec mon frère et pour obliger James à s’éloigner ?

— J’ai peu de choses à dire en faveur des motifs que je suppose à Frédéric ; il a ses prétentions comme Miss Thorpe a les siennes, avec cette différence qu’il n’y a pas la même légèreté ; il ne s’est fait aucun tort par cette conduite ; si les effets ne suffisent pas pour le justifier à vos yeux il faut remonter à la cause.

— Vous supposez probablement qu’il ne l’aimait pas réellement.

— Je suis persuadé qu’il ne l’a jamais aimée.

— Et toute sa conduite était pour lui inspirer un amour qu’il n’éprouvait pas lui-même ?

Henri s’inclina en signe d’approbation ; mais sans rien dire.

— Très-bien, en ce cas je puis dire que je ne l’aime pas non plus, et que je ne puis pas l’aimer, quoiqu’il soit la cause d’un événement avantageux pour nous. À ce que je vois, cet événement l’inquiète peu, il croit qu’Isabelle n’a pas un cœur à perdre ; cependant si elle eût pris vraiment beaucoup d’amour pour lui ?

— Pour cela il faudrait supposer qu’elle a un cœur capable d’en ressentir, dans ce cas, elle ne serait pas ce qu’elle est, elle se serait conduite tout autrement.

— Il est juste que vous cherchiez à justifier votre frère.

— Si vous voulez aussi apprécier au juste la conduite de Miss Thorpe, vous serez moins affectée de sa mésaventure, votre esprit est pénétré d’un profond principe d’intégrité ; il est inaccessible à tout ce qui paraît contraire à ce principe, comme il l’est à tout ce qui paraît se ressentir de la vengeance. La faute de Frédéric qui avait Henri pour défenseur ne put long-tems sembler impardonnable à Catherine. Elle cessa de l’accuser, elle résolut de ne pas répondre à Isabelle et de s’efforcer de ne plus y penser.