Traduction par Mme Hyacinthe de Ferrières.
Pigorau (1, 2, 3.p. 123-144).



CHAPITRE VI.


Ce sujet était devenu celui de la conversation ordinaire des trois jeunes gens. Catherine observait avec quelque surprise que ses deux amis étaient parfaitement d’accord sur les conséquences qu’ils attribuaient relativement au mariage de Frédéric, au défaut de fortune de la part d’Isabelle sur les obstacles que cette cause y mettrait. Un retour qu’elle fit sur elle-même lui causa quelqu’inquiétude, quand elle vit qu’ils pensaient tous deux, qu’indépendamment des objections que le caractère du Général pourrait élever contre ce mariage, le seul point du défaut de fortune suffirait pour qu’il s’y opposât absolument. Elle était aussi d’une naissance obscure et elle n’avait pas plus de fortune qu’Isabelle. De plus si l’héritier de la maison Tilney n’avait pas suffisamment le sentiment de ce qu’il devait à la dignité de cette maison, son jeune frère n’avait-il pas des sentimens plus relevés ? L’impression pénible que ces réflexions lui avaient faite, se trouvait un peu effacée quand elle pensait à la conduite que le Général tenait constamment envers elle, au bonheur qu’elle goûtait d’en être traitée d’une manière distinguée ; ce qu’elle lui avait entendu dire plusieurs fois de noble et de désintéressé sur sa fortune la portait à croire que Henri et Éléonore se méprenaient sur les véritables sentimens de leur père.

Ils se montrèrent cependant si convaincus que leur frère n’aurait pas le courage de venir en personne demander le consentement de son père, ils répétèrent si souvent à Catherine que jamais sa venue à Northanger n’avait été moins probable que maintenant, qu’elle sentit un soulagement à la crainte qu’elle avait eue de se voir forcée de partir de Northanger.

Comme il n’était pas probable que le capitaine Tilney, s’il se décidait effectivement à épouser Isabelle, pût donner d’elle une juste idée à son père, Catherine crut qu’il était nécessaire que Henri instruisît exactement celui-là de tout ce qui s’était passé, afin qu’il eût le tems de se former une opinion sur la conduite qu’il aurait à tenir et de préparer avec calme les objections qu’il aurait à faire contre ce mariage, dans le cas où il le désapprouverait. Elle proposa à Henri de le seconder en cela, s’il le jugeait nécessaire. Mais il ne fut en aucune manière de son avis : mon père, dit-il, n’a pas besoin d’être prévenu, il n’est pas nécessaire de lui faire connaître d’avance les folies de Frédéric ; il faut laisser à mon frère le soin d’en faire l’aveu lui-même.

— Mais il ne dira les choses qu’à moitié.

— Il y en aurait bien assez du quart.

Un jour, deux jours se passèrent sans aucune nouvelle du capitaine Tilney. Éléonore et Henri ne savaient qu’en penser ; quelquefois ils voyaient dans ce silence un des résultats de l’engagement qu’ils craignaient ; d’autres fois ils le regardaient comme une preuve que ce mariage n’aurait pas lieu. Cependant le Général exprimait chaque jour son mécontentement de ce qu’il ne recevait pas de nouvelles de son fils, sans cependant rien soupçonner sur la cause de ce silence. Son occupation principale était de chercher continuellement les moyens de rendre agréable à Miss Morland le séjour de Northanger ; il se plaignit souvent de son défaut de talens pour lui imaginer des distractions : il craignait que l’uniformité de la société et des occupations ne la dégoûtassent de cette demeure ; il regrettait que lady Fravers ne fût pas à la campagne ; il parlait souvent du projet de donner un grand dîner ; il avait été jusqu’à calculer une fois ou deux le nombre des danseurs du voisinage qu’il était possible de réunir. La saison n’était pas favorable ; le tems de la chasse et des courses était passé ; lady Fravers d’un autre côté n’était pas dans le Comté. Il répétait tout cela fort souvent.

Un matin pendant le déjeûner il dit à Henri qu’au premier séjour qu’il ferait à Woodston ils iraient tous le surprendre et lui demander à dîner. Henri en fut très-flatté et s’estima heureux de ce projet. Pour Catherine elle en fut enchantée. Quand croyez-vous, Monsieur, que je puisse espérer que vous me ferez cet honneur ? dit Henri : je dois retourner à Woodston pour une assemblée de paroisse ; je serai probablement obligé d’y rester deux ou trois jours.

— Bien ! Bien ! Nous prendrons notre tems ; il n’est pas nécessaire de fixer le jour : nous ne voulons pas vous déranger ; ce que nous trouverons chez vous nous suffira ; je crois pouvoir assurer, au nom de ces jeunes personnes, qu’elles se contenteront de la table d’un célibataire. Mais voyons. Lundi vous aurez probablement votre assemblée. Nous n’irons pas lundi. Mardi j’aurai des affaires ; j’attends mon intendant de Brockham, il doit venir le matin m’apporter ses comptes ; ensuite je ne puis décemment me dispenser d’assister à la convocation du Comté. On sait que je suis dans le pays, on s’attend à me voir à l’assemblée, et, si j’y manquais, cela ferait un mauvais effet. Je me suis fait une règle, Miss Morland, de ne jamais donner à aucun de mes voisins sujet de se plaindre de moi, quand je puis le prévenir par le léger sacrifice de mon tems ou par quelque condescendance. Cette réunion est composée de gens estimables. Elle a lieu deux fois chaque année ; j’y envoie ordinairement de Northanger la moitié d’un jeune daim, et, quand je le puis, je vais dîner avec eux. Pour mercredi, il m’est impossible d’aller à Woodston… Mais vendredi ; oui, je crois, Henri, que vous pouvez nous attendre vendredi : nous arriverons de bonne heure, pour avoir le tems de rester un peu avec vous. Je suppose que deux heures trois quarts suffisent pour nous transporter à Woodston ; nous serons en voiture à dix heures ; comptez sur nous pour vendredi à une heure moins un quart.

L’annonce même d’un bal n’aurait pas été mieux reçue de Catherine, que le fut celle de cette petite excursion. Elle avait un vif désir de connaître Woodston. Son cœur battait encore de plaisir, quand une heure après, Henri, déjà en habit de voyage, entra dans la chambre où elle était avec Éléonore. Vous me voyez, Mesdames, leur dit-il, tout occupé de réflexions morales ; j’observe que nos plaisirs dans ce monde sont toujours chèrement achetés, que nous nous trompons souvent en les poursuivant et en les payant des jouissances présentes données en échange d’un avenir incertain. Je peux servir d’exemple dans le moment ; pour le plaisir que je dois avoir de vous voir vendredi prochain à Woodston, plaisir que le mauvais tems ou mille autres circonstances peuvent suspendre, il faut que je vous quitte maintenant et deux jours plutôt que je ne croyais le faire.

Vous partez, dit Catherine avec une émotion bien visible et pourquoi partir ?

— Pouvez-vous me faire cette question. Parce que je n’ai point de tems à perdre pour mettre en mouvement ma vieille gouvernante, parce qu’il faut que j’aille lui faire faire toutes les dispositions nécessaires pour vous donner à dîner.

— Allons, vous plaisantez.

— Non, en vérité, je ne plaisante pas, j’ai beaucoup de choses à faire.

— Comment cela se peut-il d’après ce que vous a dit votre père. Il vous a assuré si positivement qu’il ne voulait vous causer aucun embarras, qu’il se contenterait de ce qui serait chez vous.

Henri sourit sans rien répondre.

— Il est inutile de faire les moindres préparatifs pour votre sœur et pour moi, vous devez être sûr de cela ; et votre père vous a dit qu’il ne voulait rien d’extraordinaire. D’ailleurs, quand il ne vous l’aurait pas si expressément enjoint, je ne crois pas qu’il y ait un si grand inconvénient pour lui de faire une fois un dîner un peu moins abondant que celui qu’il a tous les jours.

— Je voudrais et pour lui et pour moi pouvoir penser comme vous là-dessus. Il faut que je vous dise adieu ; je ne pourrai, ma chère Éléonore revenir avant dimanche matin.

Il partit.

Catherine qui n’avait nulle raison de douter de la vérité de ce qu’il avait dit, ni de la justesse de son opinion, ne douta pas non plus qu’il ne s’éloignât avec peine ; elle ne pouvait s’expliquer la contradiction qui paraissait se trouver entre les discours du Général et ce que lui avait dit Henri. Elle y réfléchit long-tems. Elle avait bien observé que le premier était très-recherché et très-délicat pour sa table, mais qu’il dît une chose si positivement, tandis que pour lui plaire, il fallait en faire une autre, c’est ce qu’elle ne pouvait comprendre. Y aurait-il donc des personnes qui défendraient ce qu’elles voudraient qu’on fît ? De plus, Henri pouvait-il se tromper ? Ne savait-il pas bien ce qu’il devait faire pour plaire à son père ? La fin de toutes ses réflexions était qu’il lui fallait rester depuis le samedi jusqu’au vendredi sans voir Henri. Cette pensée l’attristait.

Catherine craignait que, durant cette absence, il ne vint une lettre du capitaine Tilney ; elle craignait aussi qu’il ne plût le vendredi. Le passé, le présent, l’avenir, tout était devenu sombre pour elle : son frère était si malheureux ! Elle avait fait une si grande perte en perdant l’amitié d’Isabelle ! Éléonore était toujours un peu triste quand Henri était absent ; qu’y avait-il donc qui pût amuser ou intéresser Catherine ? La vue des bois, des bosquets : c’était toujours la même chose. L’abbaye même n’était plus pour elle, qu’une maison comme une autre : le pénible sentiment du souvenir de ses romanesques idées était la seule sensation que lui inspirât la vue de ce grand bâtiment. Quelle révolution s’était faite dans ses idées ! Long-tems elle n’avait aspiré qu’au bonheur de voir une abbaye. Maintenant son imagination ne lui représentait plus pour préférable qu’une habitation simple, commode et suffisante pour des personnes qui n’ont point de prétentions : une habitation, dans le genre de celle de Fullerton, mais mieux.

Fullerton ne laisse pas d’avoir des inconvéniens ; si vendredi pouvait seulement arriver, pour voir Woodston.

Il vint enfin, et précisément à son tour, ni plutôt, ni plus tard ; il vint, et le tems était beau. Catherine avait été éveillée de bon matin, elle était prête de bonne heure ; mais ce ne fut qu’à dix heures juste qu’on monta en voiture. Après un agréable voyage de trente milles environ, on arriva à Woodston, grand village, bien peuplé, et placé dans la situation la plus riante. Catherine se sentait un peu honteuse de l’excès de la joie qu’elle éprouvait. Le Général avait beau déprécier la position de ce village qui perdait, disait-il, à être dans un pays plat, Catherine intérieurement ne le préférait pas moins à tout ce qu’elle avait vu ; elle en regardait avec admiration les maisons qui étaient jolies et qui formaient une ligne prolongée de beaux hameaux. Toutes les boutiques, devant lesquelles elle passait, étaient d’une propreté surprenante ; le presbytère se trouvait à l’extrémité du village, dont il était un peu séparé. C’était une maison neuve et bâtie en pierres ; les fenêtres et les portes étaient peintes en vert. Quand on arriva, Henri était descendu pour les recevoir ; il avait avec lui les seuls compagnons de sa solitude, un grand chien de Newfomd-Land et deux ou trois terriers.

L’esprit de Catherine, quand elle entra dans cette maison, était tellement occupé, tellement agité qu’elle ne pouvait rien dire, ni même rien discerner, et, quand le Général lui demanda avec empressement comment elle trouvait cette maison, elle n’avait pas la plus légère idée de la chambre dans laquelle elle était. Ce fut alors seulement que promenant ses regards autour d’elle, elle jugea à l’instant qu’elle était la plus belle du monde, ce qu’elle n’eût garde néanmoins de dire ainsi qu’elle le pensait. La froideur des louanges qu’elle en fit contraria le Général. On ne peut pas dire que ce soit une grande maison, reprit-il, elle ne peut se comparer ni à Fullerton, ni à Northanger ; nous ne la regardons que comme un presbytère petit, circonscrit, mais assez décent et habitable ; il n’est inférieur en rien à aucun autre ; je crois même pouvoir assurer qu’il en est peu en Angleterre qui soient de moitié aussi bien. On peut toutefois l’améliorer encore, je ne m’y opposerais pas. Cette voûte, par exemple, peut-être abattue et remplacée par une construction plus élégante.

Catherine était fort indifférente pour toutes ces explications ; Henri eut l’adresse de faire naître un autre sujet de conversation qu’il entretint avec son père jusqu’au moment que la gouvernante apporta des rafraîchissemens. Le Général eut bientôt repris son humeur obligeante envers Catherine, qui de son côté reprit une douce et agréable liberté d’esprit.

La chambre dans laquelle ils se trouvaient, était commode, bien proportionnée et très-belle pour une salle à manger. On montra à Catherine la chambre qui était à côté, c’était celle du maître de la maison ; elle était bien appropriée et renfermait toutes les commodités possibles. On passa au salon ; il était d’une jolie forme, les fenêtres descendaient jusqu’à terre, elles donnaient toutes sur de belles et vastes prairies. Quoiqu’il ne fût pas encore meublé, Catherine le trouva très-beau, et avec tout le naturel de sa simplicité elle exprima tellement combien elle l’admirait que le Général fut charmé de l’entendre. Puis elle ajouta : oh, pourquoi n’habitez-vous pas ce salon, M. Tilney ? Quel dommage qu’il ne soit pas meublé ! C’est la plus jolie chambre que j’aie vue. Il n’y en a sûrement pas une pareille au monde.

— Cela est vrai, dit le Général avec un sourire de satisfaction ; elle mérite de jolis meubles ; il faut que ce soit le goût d’une femme qui les choisisse.

— Certainement si cette maison était à moi, je ne voudrais jamais en habiter une autre. Voyez donc ce joli jardin, ces bosquets charmans. Mon dieu ! Que tout cela est beau…

— Vous aimez ces choses, vous les trouvez jolies, cela suffit. Henri, souvenez-vous de parler à Robinson, afin qu’il ne soit rien changé à toutes ces choses. Cette espèce de recommandation si obligeante pour Catherine, la rendit toute interdite, et réprima l’explosion de son admiration ; quoique consultée ensuite par le Général sur la couleur du papier dont il faudrait tapisser les murs, sur la forme des draperies, elle n’émit plus d’opinion sur aucun des sujets dont il lui parla.

De nouveaux objets et le grand air dissipèrent insensiblement cette impression. Étant arrivée dans la partie la plus ornée du jardin, dans l’endroit où depuis six mois, Henri se plaisait à essayer ses talens, où, au milieu d’un gazon charmant, il avait tracé une allée dont diverses sinuosités augmentaient la longueur et où il avait fait quelques plantations, elle retrouva toute son exaltation et pensa qu’elle n’avait jamais rien vu de si beau, quoiqu’il n’y eût pas un seul arbuste aussi haut qu’un épi de blé.

Une promenade dans les prairies voisines et dans quelques parties du village, l’examen de quelques améliorations faites dans la basse-cour, une visite à des chiens qui ne faisaient que se rouler les uns sur les autres, occupèrent la société jusqu’à quatre heures. Catherine ne pensait pas alors qu’il en fût trois ; on s’apprêta à dîner pour pouvoir partir à six heures. Jamais une journée ne s’était écoulée aussi rapidement pour elle. Pendant le dîner elle ne put s’empêcher d’être étonnée de ce que le Général ne faisait pas la moindre observation sur l’abondance des mêts, de ce que même il jetait souvent les yeux sur une autre table où se trouvaient des viandes froides que l’on ne servit pas. De leur côté Henri et Éléonore faisaient des remarques d’un autre genre. Rarement ils l’avaient vu autant manger à une autre table, même à la sienne ; jamais ils ne l’avaient vu si peu occupé de la crainte que le beurre dont on s’était servi pour la cuisine, n’eût pas été assez frais.

À six heures le Général, ayant pris son café, remonta en voiture. Sa conduite, ses discours avaient été tellement significatifs pendant cette visite, ses projets s’étaient montrés si clairement, que si Catherine avait eu une confiance égale dans les dispositions de Henri, elle eût quitté Woodston sans qu’il lui restât d’incertitude sur le tems et la manière dont il était probable qu’elle pourrait y revenir.