Traduction par Mme Hyacinthe de Ferrières.
Pigorau (1, 2, 3.p. 44-67).



CHAPITRE III.


Une heure se passa avant le retour du Général, et cette heure ne fut pas employée par Catherine d’une manière avantageuse pour lui. Elle réfléchit sur le caractère qu’il montrait, sur le retard qu’il mettait à accomplir la promesse qu’il avait faite, sur les promenades isolées qu’il paraissait aimer ; tout cela semblait prouver qu’il était mal avec sa conscience, qu’il avait des reproches à lui faire.

À la fin, il arriva ; quelle que fût l’horreur de ses souvenirs ; il parut le sourire sur les lèvres. Éléonore qui savait combien Catherine désirait voir la maison, renouvella la proposition de la lui montrer. Celle-ci s’attendait à éprouver encore quelques nouveaux délais, parce que le Général demanda le tems d’ordonner qu’on préparât dans l’appartement quelques rafraîchissemens pour leur retour. Quelle fut sa surprise de le voir rentrer presqu’aussitôt pour les accompagner.


Avec un air de supériorité et une démarche assurée, qui ne changea rien aux sentimens de la pénétrante Catherine, il se dirigea, en sortant du salon ordinaire, placé à côté de la grande salle, il leur fit traverser un vaste anti-chambre qui aboutissait à un salon magnifiquement décoré : c’était le salon de cérémonie. « Il est grand et meublé avec somptuosité. Que cela est noble ! que cela est beau ! que cela est charmant ! » était tout ce que pouvait dire et répéter Catherine, dont les yeux éblouis ne pouvaient discerner rien en particulier. Le Général suppléait aux éloges des détails, en lui faisant remarquer chacun des objets qui étaient dignes de fixer son attention : c’était une peine perdue, car Catherine ne cherchait et n’aurait voulu voir que des meubles antérieurs au quinzième siècle.

Quand le Général eut satisfait sa propre vanité par une minutieuse explication de tout ce que contenait ce superbe appartement, il passa dans la bibliothèque également remarquable par les accessoires qui l’embellissaient et par la précieuse collection des nombreux ouvrages qu’elle contenait, et qui était tels que le propriétaire le plus modeste aurait pu la vanter sans que personne dût l’accuser d’orgueil. Catherine s’émerveillait véritablement, et, recueillant tout ce qu’elle possédait de connaissances littéraires, elle se mit à parcourir le titre des livres de plusieurs tablettes, espérant y trouver de suite ceux qu’elle connaissait. Mais la longueur de la bibliothèque la découragea bientôt.

Quand elle fut à l’extrémité, elle vit avec surprise qu’elle avait déjà parcouru trois côtés du bâtiment. Elle n’avait cependant vu que cinq ou six pièces. Il lui parut impossible qu’on lui eût tout montré, et qu’il n’y eût pas quelques chambres secrètes dans le nombre de celles qui devaient se trouver dans un aussi grand bâtiment. Elle sentit renaître un peu ses espérances, quand, en repassant par les pièces habitées journellement, elle aperçut au bas quelques passages qui servaient à faciliter les communications entre les divers côtés. Cette remarque lui fut plus agréable encore, lorsqu’elle apprit qu’ils appartenaient à un des anciens cloîtres.

L’indication des cellules était encore marquée par l’arrangement des briques dans le mur ; elle y vit plusieurs portes fermées et sur lesquelles on ne lui donna aucune explication ; elle arriva successivement dans une salle de billard et dans l’appartement particulier du Général, sans comprendre par où elle était entrée, sans savoir par où elle pourrait sortir, si on la laissait seule. Enfin on passa par une petite chambre assez obscure, qui était remplie de livres, d’habits et d’armes de toutes espèces. C’était la chambre de Henri.

Après être revenu dans la salle à manger que nous connaissons déjà et où nous nous retrouverons chaque jour à cinq heures précises, le Général ne voulut pas priver Miss Morland du plaisir qu’elle devait avoir de connaître les améliorations qu’il avait faites dans les offices et pour l’avantage du service. L’ancienne cuisine du couvent subsistait encore ; les murs et les voûtes étaient couverts de la fumée des anciens tems, mais elles contenaient les poëles et les fourneaux des tems modernes. Le Général avait fait construire toutes les choses d’invention nouvelle qui y étaient relatives ; il avait perfectionné toutes celles qui étaient imparfaites ; tout ce qui pouvait améliorer le grand art de la gastronomie s’y trouvait ; n’eût-il donné ses soins particuliers qu’à cette partie, il aurait dû être mis au nombre de ceux qui avaient bien mérité de l’abbaye.

Aux murs de la cuisine finissait tout ce qui appartenait à l’ancien couvent. Le quatrième côté du carré étant en partie tombé de vétusté il avait été totalement abattu et reconstruit par le père du Général.

Toute vénération s’arrêtait ici ; le reste du bâtiment était neuf et portait le seul nom de nouveau bâtiment ; de plus il ne contenait que des offices et des écuries ; nulle régularité, nuls ornemens n’avaient été jugés nécessaires pour sa construction. Catherine eût volontiers terminé en cet endroit la visite de la maison qui ne lui offrait plus que des objets différens de ceux qu’elle avait cherchés ; mais le Général n’eût garde de le permettre. Ce dont il se glorifiait le plus était la construction et la distribution des offices, et comme il était persuadé que pour un esprit comme devait être celui de Miss Morland, tout ce qui contribuait à adoucir et à faciliter le travail de la classe inférieure, ne pouvait que lui être agréable, il ne la plaignit pas de la fatigue qu’elle aurait en descendant ; il lui montra tout et lui expliqua tout dans le plus grand détail.

Catherine se trouva comme perdue dans toutes ces explications minutieuses qu’elle ne comprenait pas et qui l’ennuyaient. Une petite boulangerie informe, un lavoir rustique suffisaient à Fullerton pour les besoins de la maison. Ici ces objets étaient de petits édifices soigneusement construits et tous séparés. Ces choses ne pouvaient qu’exciter son étonnement, qui redoubla encore à la vue du grand nombre de domestiques qu’elle trouva employés à divers ouvrages. Elle voyait partout de jeunes servantes qui s’arrêtaient par respect, ou des laquais qui ouvraient les portes, et c’était là une abbaye !… Quelle incroyable différence de cet arrangement domestique à tout ce qu’elle avait lu des autres abbayes et châteaux, dans lesquels, fussent-ils même plus grands que Northanger, tout l’ouvrage est en réalité fait par une ou deux vieilles. Mistriss Allen n’avait jamais pu concevoir comment deux vieilles pouvaient tout faire dans ces châteaux ; Catherine même commença à s’en étonner, quand elle vit combien il en fallait à l’abbaye.

Ils remontèrent par le grand escalier ; les sculptures et les ornemens, dont il était embelli, méritaient d’être admirés.

Étant arrivés au haut dans la galerie, ils prirent la direction opposée à celle de l’appartement de Catherine, et ils entrèrent dans une pièce beaucoup plus vaste ; ils trouvèrent successivement trois grandes chambres à coucher, ayant chacune un cabinet de toilette. Tout ce que la richesse et le goût peuvent réunir pour rendre un appartement commode et élégant se trouvait dans ceux-ci. Ils avaient été meublés depuis trois ou quatre ans seulement ; rien de ce qui était agréable n’y manquait ; mais il ne s’y trouvait pas ce que Catherine cherchait. Étant arrivé dans la dernière chambre le Général, avec un air d’indifférence, nomma quelques personnages de distinction qui l’avaient successivement honorée en y demeurant quelques jours. Mais, dit-il, en s’adressant à Catherine, avec un obligeant sourire, j’espère bien être assez heureux pour y voir un jour les bons amis de Fullerton. Elle fut sensible à cette politesse imprévue, et profondément affligée de ce qu’il lui était impossible de bien penser d’un homme qui lui témoignait autant de civilité et d’affection, même pour ses parens.

La galerie était terminée par une porte piquée vers laquelle Miss Tilney s’avança ; elle l’avait déjà ouverte et elle se trouvait devant une autre porte qu’elle ouvrit aussi, quand le Général qui la suivait l’arrêta, et d’une voix haute, qui sembla à Catherine avoir l’accent de la colère, lui demanda où elle allait, ce qu’il y avait là qui méritât d’être montré. Il fit observer à sa fille que Miss Morland avait vu tout ce qui était digne de quelqu’attention et qu’elle devait bien penser que son amie avait besoin de repos après tant de courses.

Miss Tilney se disposa donc au retour et la sombre porte se referma au grand regret de Catherine, qui, dans l’instant qu’elle avait eu pour y jeter les yeux, avait aperçu que c’était l’entrée d’un petit passage au bout duquel elle avait cru voir un petit escalier bien obscur. Tout cela méritait beaucoup d’être visité. Ce fut avec une véritable peine qu’elle se vit obligée de retourner ; elle eût bien mieux aimé continuer à visiter la maison, plutôt que d’être forcée d’admirer tant de belles choses auxquelles elle ne connaissait rien et qui ne l’intéressaient pas.

Le Général désirait évidemment qu’elle ne vît pas cette partie de l’abbaye ; c’était pour elle un avertissement de plus ; il y avait certainement là quelque chose de secret ; son imagination avait bien pu l’égarer une fois ou deux ; mais aujourd’hui la chose était bien différente. Quelques mots que Miss Tilney lui dit en descendant l’escalier, dans un moment que son père était un peu en arrière, la fortifièrent dans cette opinion. Je voulais, lui dit-elle, vous conduire dans la chambre de ma mère, dans celle où elle est morte. Ce peu de mots en dirent plus à l’imagination de Catherine, que cent discours.

Il n’était pas étonnant que le Général redoutât la vue d’objets tels que ceux que pouvait renfermer cette chambre, où personne n’était probablement entré depuis la scène de mort qui s’y était passée. Cette chambre avait été le théâtre des souffrances de la malheureuse Mist. Tilney ; elle ne pouvait donc que réveiller les remords les plus cuisans dans la conscience de son mari.

Quand elle se trouva seule avec Éléonore, elle se hasarda de lui exprimer le désir qu’elle avait qu’il lui fût permis de voir cet appartement avec le même détail qu’elle avait vu tout le reste de la maison. Éléonore lui promit de le lui montrer aussitôt qu’elle en trouverait le moment favorable. Catherine crut comprendre que le Général surveillait pour empêcher qu’on n’y entrât. Je suppose, dit-elle du ton le plus ému, que cette chambre est restée telle qu’elle était au moment de la mort de votre mère.

— Oui, absolument telle.

— Et combien y a-t-il de tems que votre mère est morte ?

— Il y a neuf ans.

Aux yeux de Catherine neuf ans étaient un tems bien court, en comparaison de celui qui devait s’écouler avant qu’il fût possible à un mari coupable de revoir la chambre mortuaire de sa malheureuse victime.

— Vous étiez avec elle, je pense, à son dernier moment ?

— Non, dit Éléonore en soupirant ; malheureusement j’étais absente ; sa maladie a été subite et courte, et malgré l’empressement que j’y ai mis, je ne suis arrivée que quelques heures après sa mort.

Un frisson parcourut tous les membres de Catherine à l’horrible soupçon que ces paroles firent naître dans son esprit… Cela serait-il bien possible…? Le père de Henri…! Mais combien n’avait-elle pas connu d’exemples capables de justifier les plus terribles soupçons ! Quand le même soir elle vit le Général dans le salon où elle travaillait avec son amie, se promener à pas lents, en silence, les yeux baissés, d’un air méditatif et pendant un tems considérable, elle croyait avoir bien raison de le juger comme criminel ; il avait l’air et l’attitude de Montoni.

Cet air absorbé ne fait-il pas connaître l’agitation du remords dans une âme qui n’a pas perdu absolument tous les sentimens de l’humanité ! Homme infortuné ! ! ! Ces réflexions agitaient tellement l’esprit de Catherine, qu’elle ne cessait de fixer ses regards du côté du Général. Miss Tilney s’en aperçut et lui dit à voix basse : mon père se promène très-souvent ainsi dans l’appartement ; il n’y a rien là d’extraordinaire. Tout, aux yeux de Catherine, ajoutait à sa conviction. Cet exercice si prolongé, si singulier, cette promenade faite par préférence à l’ardeur du soleil, tout ne lui paraissait pronostiquer rien de bon.

Après une soirée aussi peu variée et pendant laquelle l’absence d’Henri s’était fait sentir, Catherine fut satisfaite d’entendre donner le signal de la retraite. Éléonore sonna ; un laquais arriva avec un flambeau, et au moment de se retirer : j’ai plusieurs écrits à finir ce soir, avant de me coucher, dit le Général à Catherine ; vous dormirez probablement depuis long-tems, quand je serai encore occupé des intérêts publics dont j’ai l’honneur d’être chargé : l’un et l’autre nous ferons un usage bien différent du tems ; mes yeux se fatigueront pour l’avantage de mon pays et les vôtres s’embelliront pour le tourment de ceux qui les verront.

Ni les affaires alléguées, ni ce superbe compliment ne purent empêcher Catherine de penser que quelque sujet bien différent serait la cause de cette longue veille. Rester éveillé et au travail pendant plusieurs heures, après que toute la famille était retirée, et seulement pour s’occuper d’ennuyeux papiers, cela n’était pas possible ; il devait y avoir quelqu’autre cause de la dernière importance, quelques démarches secrètes, qui ne pouvaient se faire que quand toutes les personnes de la maison étaient plongées dans le sommeil.

La conclusion naturelle qu’elle tirait de ce qu’elle avait vu, c’est qu’il était probable que Mist. Tilney vivait encore, que pour quelques causes inconnues son mari la soustrayait à tous les regards, qu’elle se trouvait obligée de recevoir des mains de ce barbare la nourriture la plus grossière. Quelque révoltante que fût cette idée, elle croyait devoir s’y arrêter préférablement à celle d’une mort violente. L’événement subit d’une prétendue maladie, l’absence de sa fille et sûrement aussi de ses fils dans ce moment, tout favorisait la supposition d’un emprisonnement… La cause ? C’était peut-être une injuste jalousie, une folle cruauté qui subsistait encore dans toute sa force. Dans le cours naturel des choses, ce mystère ne pourrait tarder à s’éclaircir.

Réfléchissant à tout cela, pendant qu’elle se déshabillait, elle fut tout-à-coup frappée de l’idée que le matin même elle avait probablement passé bien près de la prison ou gémissait cette malheureuse victime, près de la cellule où depuis long-tems l’infortunée traînait sa déplorable existence. Mais dans quelle partie de l’abbaye était le lieu de sa réclusion ? La distribution des maisons monastiques offre dans leur intérieur mille réduits secrets. Elle se souvenait que dans le passage voûté qu’elle avait soigneusement considéré, elle avait remarqué plusieurs portes devant lesquelles le Général était passé sans dire seulement où elles conduisaient. Pourquoi ce silence, pendant qu’il montrait tout, qu’il expliquait tout ? Cherchant à se rappeler toutes les circonstances qui pouvaient fortifier ses conjectures, elle trouva que la porte de la galerie où était l’appartement de l’infortunée Miss Tilney devait être, d’après le rapport de sa mémoire précisément au-dessus de ces suspectes cellules, auxquelles conduisait sûrement par de secrets détours l’escalier qu’elle avait entrevu dans le court moment que la porte de cet appartement avait été ouverte. Comme personne n’y entrait, le secret de la barbare conduite de cet époux se trouvait assuré, et d’autant plus qu’il l’avait probablement transportée dans ce lieu après l’avoir réduite dans un état momentané d’insensibilité absolue. Catherine ne laissait pas d’être quelquefois effrayée de l’étendue qu’elle donnait à ses conjectures. Elle flottait entre la vérité qu’elle croyait voir, et l’humanité qui lui faisait douter de cette même vérité. Les apparences étaient cependant pour elle si positives qu’elles triomphèrent de ses doutes.

Le côté du carré où elle supposait que se trouvait le théâtre de la déplorable scène qui l’occupait était précisément vis-à-vis de ses fenêtres. Elle s’imagina que, lorsque le Général se rendrait à la prison de sa malheureuse femme, quelques-uns des rayons de lumière de la lampe, dont il serait porteur viendraient frapper les vîtres de sa chambre. Deux fois avant de se mettre au lit, elle s’approcha de la fenêtre de sa chambre qui correspondait à celle de la galerie ; l’obscurité régnait partout. Sans doute il était trop bonne heure encore : le bruit qui s’entendait de plusieurs côtés dans la maison, prouvait que les domestiques n’étaient pas couchés. Selon elle jusqu’à minuit il serait inutile d’attendre ; elle devait donc se coucher jusqu’à minuit, ensuite se relever pour tout observer autant que l’obscurité le lui permettrait. Elle se coucha. Hélas ! Mais quand l’horloge frappa les douze coups, il y avait une demi-heure qu’elle était endormie.