Traduction par Louis Labat.
La Main bruneÉdition Pierre Lafitte (p. 72-79).


L’ILE HANTÉE


Ce ne fut pas une petite affaire que d’amener le Gamecock devant l’île ; car le fleuve avait roulé tant de limon qu’il formait banc à plusieurs milles dans l’Atlantique. La côte se montrait à peine quand le premier moutonnement des brisants nous signala le danger, et dès lors nous n’avançâmes qu’avec prudence. Finalement, nous manquâmes de profondeur, mais la factorerie avait détaché un canot, et le pilote Krou nous porta jusqu’à deux cents yards de l’île. Là, nous jetâmes l’ancre, avertis par les gestes du nègre que nous ne pouvions pas songer à pousser plus loin. Au bleu de la mer avait succédé le brun du fleuve. Même sous le couvert de l’île, le flot grondait et tourbillonnait autour des rames. Il semblait d’ailleurs en pleine crue, car il dépassait les racines des palmiers, et partout, au-dessus de la surface vaseuse et grasse, le courant charriait des pièces de bois et des débris de toute nature.

Tranquille sur la question du mouillage, je jugeai préférable de commencer tout de suite à faire de l’eau, car l’endroit avait tout l’air d’exhaler la fièvre. Le fleuve opaque, les rives de boue luisantes, le vert brillant et empoisonné de la jungle, la moite vapeur de l’atmosphère, c’étaient, pour qui savait les reconnaître, autant de dangereux symptômes. Je fis parer la grande chaloupe, avec deux grands muids d’une capacité suffisante pour durer jusqu’à Saint-Paul de Loanda. Moi-même je pris un canot et ramai dans la direction de l’île, car je pouvais voir, au-dessus des palmiers, les couleurs de l’Union Jack marquer la place occupée par l’établissement commercial de MM. Armitage et Wilson.

Sitôt franchi le petit bois, je découvris l’établissement. C’était une longue bâtisse basse, blanchie à la chaux, dont une véranda profonde bordait la façade, et que des tonneaux d’huile de palme étagés en pile flanquaient de chaque côté. Une rangée de traînières et de canots s’alignait le long de la plage et une petite jetée s’avançait dans le fleuve. Deux hommes en vêtements blancs ceinturés de rouge m’attendaient au bout de la jetée pour me recevoir. L’un était un fort gaillard corpulent, à barbe grise. L’autre, grand et mince, avait un long visage pâle à demi caché sous un ample chapeau en forme de champignon.

« Très heureux de vous voir, dit ce dernier cordialement. Je suis Walker, l’agent de MM. Armitage et Wilson. Permettez-moi de vous présenter le Dr Séverall, de la même maison. Nous n’avons pas souvent l’occasion de voir un yacht particulier dans nos parages.

— Celui-ci est le Gamecock, annonçai-je. J’en suis le propriétaire et le capitaine, Mr. Meldrum.

— Explorateur ?

— Lépidoptériste… autrement dit chasseur de papillons. Je viens de faire la côte ouest depuis le Sénégal.

— Bonne chasse ? s’enquit le docteur, tournant vers moi, lentement, un œil pailleté de jaune.

— Quarante boîtes pleines. Nous sommes ici pour faire de l’eau et voir si vous n’avez rien qui m’intéresse. »

Ces présentations et explications avaient donné à mes jeunes Krous le temps d’amarrer le canot. Alors, je descendis la jetée, escorté de mes deux nouveaux amis, assailli de questions par l’un et par l’autre, car ils n’avaient pas vu un blanc depuis des mois.

« Ce que nous faisons ? dit le docteur, lorsqu’à mon tour je l’interrogeai. Nos affaires nous prennent beaucoup de temps. Quand nous avons du loisir, nous causons politique.

— Oui. Par faveur spéciale de la Providence, Séverall est un radical fieffé, tandis que moi je suis un brave et incorrigible unioniste. Ce qui fait que chaque matin nous discutons du Home Rule pendant deux heures.

— Et nous buvons des cocktails à la quinine. Pour l’instant, nous sommes, lui et moi, à saturation ; mais l’an dernier nous avions 103 de température normale. L’estuaire de l’Ogoué ne deviendra jamais une station sanitaire. »

Il n’y a rien de plus élégant que la façon dont les hommes ainsi placés à l’avant-garde de la civilisation expriment, des tristesses même de leur sort, une âpre gaîté, et opposent aux fortunes diverses de la vie un courage qui sait rire. Partout depuis Sierra-Leone je retrouvais le même climat paludéen, les mêmes petites communautés désolées par la fièvre, et les mêmes mauvaises plaisanteries. Il y a quelque chose de presque divin dans cette faculté donnée à l’homme de dominer les conditions de l’existence et de faire servir son esprit à narguer les misères de son corps.

« Le dîner sera prêt d’ici une demi-heure, capitaine Meldrum, m’annonça le docteur. Walker va s’en occuper : c’est lui qui exerce cette semaine l’emploi de gouvernante. En attendant, si vous voulez, faisons un tour ; je vous montrerai quelques points de l’île. »

Déjà le soleil avait décliné derrière la ligne des palmiers, et la grande voûte du ciel au-dessus de nos têtes semblait l’intérieur d’une immense coquille aux teintes délicatement rosées et irisées. Quiconque n’a pas vécu dans un de ces pays où rien que le poids et la chaleur d’une serviette sur les genoux deviennent intolérables, ne s’imagine pas la délicieuse impression de soulagement que produit la fraîcheur du soir.

« La situation de ce pays a quelque chose de romanesque, me dit le docteur, répondant à une remarque sur la monotonie de leur existence. Nous vivons ici aux confins du grand inconnu. Là-haut, — et son doigt se pointait vers le nord-est, — Du Chaillu a visité l’intérieur et découvert le gorille ; c’est le Gabon, pays des grands singes. De ce côté, — et il montrait le sud-est, — on n’a pas pénétré bien loin. Le pays arrosé par ce fleuve est pratiquement inconnu des Européens. Tous les troncs d’arbres qui passent devant nous, entraînés par le courant, viennent d’une contrée mystérieuse. J’ai souvent regretté mon insuffisance de botaniste en voyant les curieuses orchidées et les plantes bizarres rejetées à l’extrémité est de l’île. » L’endroit désigné par le docteur était une grève en pente, brune, toute jonchée d’épaves, et dont les deux pointes, comme des brise-lames naturels, laissaient s’ouvrir entre elles une petite baie peu profonde. Au centre de cette baie, des végétations flottantes retenaient un tronc d’arbre contre les flancs élevés duquel l’eau clapotait.

« Tous ces débris descendent du haut pays, dit le docteur. Ils restent pris dans notre petite anse jusqu’à ce qu’un débordement un peu plus fort les emporte à la mer.

— Quel est cet arbre ? demandai-je.

— Quelque espèce de teck, je suppose ; mais dans un joli état de putréfaction, si j’en juge à son aspect. Voulez-vous me suivre ? »

Il m’introduisit dans un long bâtiment où s’éparpillaient en quantité considérable des douves et des cercles de fer.

« Voici notre atelier de tonnellerie, dit-il. Nous recevons les douves en pièces et nous les montons nous-mêmes. Ne trouvez-vous à ce local rien de particulièrement sinistre ? »

Je regardai le grand toit de tôle ondulée les murs de bois blanc, le sol nu. Dans un coin, il y avait un matelas et une couverture de laine.

« Je n’aperçois rien de très alarmant, constatai-je.

— N’empêche que nous nous trouvons ici en présence d’un fait pas ordinaire. Voyez-vous ce lit ? Je veux y dormir cette nuit ; et, soit dit sans faire le fanfaron, c’est de quoi éprouver les nerfs d’un homme.

— Que se passe-t-il donc ?

— De drôles de choses : Vous parliez tantôt de nos existences monotones : eh bien, je vous assure qu’elles ont parfois tout l’imprévu désirable. Mais rentrons, cela vaut mieux pour vous ; car les marais, après le coucher du soleil, dégagent un brouillard chargé de fièvre. Tenez, vous pouvez le voir qui traverse le fleuve. »

En effet, de longs tentacules de vapeur blanche sortaient en se tortillant de l’épaisseur des sous-bois et rampaient vers nous par-dessus la vaste surface brune et tourbillonnante du fleuve. Et l’air, aussitôt, s’imprégna d’une fraîcheur humide.

« Voici le gong du dîner, dit le docteur. Si le sujet vous intéresse, nous en recauserons. »

Certes, le sujet m’intéressait ; car l’attitude du docteur, grave et comme intimidée, en face de l’atelier vide, ne laissait pas d’agir fortement sur mon imagination. C’était un gros homme, rude et cordial, que ce docteur ; et cependant, tandis qu’il promenait ses yeux autour de lui, je discernais dans son regard une expression singulière, j’y lisais non pas précisément la crainte, mais plutôt l’inquiétude d’un homme sur ses gardes.

« À propos, dis-je, comme nous retournions à la maison, vous m’avez montré les cases d’un grand nombre de vos indigènes ; mais je n’ai vu aucun des indigènes eux-mêmes.

— Ils dorment sur ce ponton là-bas, dit le docteur.

— C’est vrai : mais alors, comment ont-ils besoin de cases ?

— Ils en ont eu besoin jusqu’ici. Nous les avons mis sur le ponton en attendant qu’ils reprennent un peu confiance. Car ils étaient tous à peu près fous de terreur, et nous avons dû les laisser s’en aller. Il n’y a plus que Walker et moi qui dormions dans l’île.

— Qu’est-ce donc qui les effraye ?

— Nous revenons à notre histoire. Je ne pense pas que Walker voie d’inconvénient à ce que je vous la raconte. Pourquoi, d’ailleurs, en ferions-nous mystère ? C’est une affaire très désagréable. »

Cependant, le docteur ne troubla d’aucune allusion l’excellent dîner offert en mon honneur. Il paraît que le Gamecock n’avait pas plus tôt montré son hunier blanc à la hauteur du Cap Lopès que ces braves garçons s’étaient mis à préparer leur fameux potage aux poires, qui est un ragoût très monté de ton, spécialité de la Côte Occidentale, et à faire bouillir leurs ignames et leurs patates douces. Nous eûmes un menu local aussi savoureux que possible, et servi par un magnifique boy de Sierra-Leone. J’étais en train de me dire que celui-là du moins n’avait pas cédé à la panique quand, ayant posé le dessert et les vins sur la table, il porta la main à son turban.

« Moi pas autre chose à faire, Massa Walker ?

— Non, je crois que c’est tout, Moussa, répondit mon hôte. Mais je ne me sens pas très bien cette nuit et je préférerais vous savoir dans l’île. »

Je connus sur la figure de l’Africain le combat que se livraient en lui la peur et le devoir.

« Non, non, Massa Walker, cria-t-il enfin. Vous faire mieux m’accompagner sur ponton, Sir. Moi vous garder beaucoup mieux sur ponton, Sir.

— Impossible. Les blancs n’abandonnent pas leur poste. »

De nouveau, je vis le terrible conflit intérieur se manifester sur la face du nègre et, de nouveau, la peur fut la plus forte.

« Ça inutile, Massa Walker. Pardon. Moi pas pouvoir faire ça. Hier, oui… ou demain… Mais aujourd’hui troisième nuit… Moi pas courage. »

Walker haussa les épaules :

« Filez donc tout de suite ! Au premier bateau qui viendra, vous pouvez repartir pour Sierra-Leone. Je ne veux pas d’un serviteur qui me lâche quand il me serait le plus utile. Capitaine Meldrum, tout ceci est pour vous une énigme, je présume… à moins que vous ne sachiez par le docteur…

— J’ai montré l’atelier au capitaine Meldrum, mais ne lui ai rien raconté, dit le docteur Séverall. Vous paraissez malade, Walker, ajouta-t-il, examinant son compagnon. Sans doute un accès de fièvre.

— Oui, j’ai eu des frissons toute la journée, et je me sens le poids d’un boulet sur les épaules. J’ai pris dix grains de quinine. Les oreilles me chantent comme une bouilloire. Mais je tiens à passer la nuit avec vous dans l’atelier.

— Mon cher, je ne l’entends pas ainsi. Vous allez vous coucher dare-dare. Meldrum vous excusera. Je dormirai dans la tonnellerie et je serai là pour vous donner votre remède avant le premier déjeuner. »

Évidemment, Walker venait d’être pris d’un de ces accès de fièvre intermittente, brusques et brûlants, qui sont les fléaux de la Côte Occidentale. Ses joues blafardes devenaient rouges, ses prunelles brillantes, et, tout à coup, de cette voix aiguë qu’on a dans le délire, il se mit à geindre une chanson.

« Venez, mon vieux, nous allons vous coucher, » dit le docteur.

Tous deux, nous conduisîmes Walker dans sa chambre, nous le déshabillâmes, et, sitôt que nous lui eûmes administré un calmant énergique, il tomba dans un profond sommeil.

« Le voilà réglé pour la nuit, dit le docteur, quand nous eûmes regagné nos places et rempli nos verres. C’est tantôt mon tour et tantôt le sien. Par bonheur, nous n’avons jamais été malades ensemble. J’aurais regretté que cela m’arrivât aujourd’hui, car il faut que je vienne à bout d’un petit problème. Vous savez que je me propose de dormir dans la tonnellerie.

— En effet.

— Quand je dis dormir, c’est veiller que je veux dire, car je ne dormirai pas. Il règne ici une telle frayeur que pas un indigène ne tient en place après le coucher du soleil, et je prétends cette nuit en découvrir la cause. Habituellement, un gardien indigène couche toutes les nuits dans la tonnellerie pour empêcher qu’on ne vole les cercles de barriques. Eh bien, il y a six jours, le gardien de service disparut sans laisser de traces : événement singulier, car il ne manquait pas un canot, et ces eaux fourmillent trop de crocodiles pour qu’on s’y risque à la nage. Ce que devint notre homme et comment il quitta l’île, mystère ; Walker et moi fûmes simplement étonnés, mais les noirs s’alarmèrent, et d’étranges histoires de sorcellerie commencèrent à circuler parmi eux. Cependant, la véritable panique se produisit quand, il y a trois nuits, le nouveau gardien vint, lui aussi, à disparaître.

— Comment cela ? demandai-je.

— Non seulement nous l’ignorons, mais nous ne pouvons même pas former une conjecture plausible. Les nègres jurent qu’un démon hante la tonnellerie et qu’il réclame un homme toutes les nuits. Si nous voulons sauver le comptoir, il faut que nous rassurions nos nègres, et je ne vois pas un meilleur moyen que de passer moi-même une nuit dans la tonnellerie. Voici la troisième nuit, celle où j’imagine que la chose doit arriver, quelle que soit cette chose.

— Et vous n’avez aucun indice ? questionnai-je.

— Aucun. Deux noirs ont disparu, c’est tout. Le second était le vieil Ali, préposé, de fondation, à la garde du wharf. Je l’ai toujours connu ferme comme un roc, et il aura fallu lui jouer un méchant tour pour le déloger de son poste.

— Eh bien, je crois que le problème a de quoi occuper plus d’un homme. Puisque votre ami, sous l’influence du laudanum, ne peut, quoi qu’il arrive, vous prêter son aide, vous allez me permettre de vous tenir compagnie cette nuit dans l’atelier. »

Le docteur me tendit par-dessus la table une main cordiale.

« En vérité, voilà qui est aimable à vous, Meldrum. Je n’aurais pas osé vous le demander, car on n’a pas de ces indiscrétions envers un hôte de passage. Mais si vous parlez sérieusement…

— Le plus sérieusement du monde. Excusez-moi un moment, je vais jusqu’au Gamecock prévenir qu’on n’a pas à m’attendre. »

En remontant la petite jetée, nous fûmes frappés tous deux par l’aspect de la nuit. Un formidable tas de nuages bleu sombre s’échafaudait du côté de la terre. Le vent qui soufflait de par là nous jetait au visage de petites bouffées chaudes, pareilles à une haleine de haut fourneau.

« Fichtre ! dit le docteur Séverall, nous allons sans doute, pour comble d’ennui, avoir un déluge. Cette crue du fleuve signifie qu’il pleut dans le haut pays, et, quand la pluie commence, on ne sait jamais le temps qu’elle durera. Peu s’en faut que l’inondation n’ait déjà recouvert l’île. Allons voir si Walker va mieux ; ensuite, n’est-ce pas ? nous nous installerons pour la nuit.

Le malade dormant toujours, nous sortîmes, laissant près de lui du jus de citron dans un verre au cas où il s’éveillerait altéré par la fièvre. Et nous nous dirigeâmes vers la tonnellerie, sous l’ombre extraordinaire projetée par les nuées menaçantes. Le fleuve montait si haut que la petite baie, à l’extrémité de l’île, s’effaçait presque par la submersion de ses pointes.

« L’inondation aura pour nous un avantage, dit le docteur. Elle balaiera toutes ces végétations descendues sur la côte orientale. Cela nous est arrivé avec le débordement de l’autre jour et ne s’en ira que si un nouveau débordement l’emporte. Mais voici notre chambre. Vous avez là quelques livres, et, là, le tabac. Tâchons de ne pas trop mal passer la nuit. »

À la lumière de notre unique lanterne, la vaste pièce solitaire avait un air misérable et lugubre. Nous nous fîmes deux sièges avec des douves et prîmes nos dispositions pour une longue veille. Séverall m’avait apporté un revolver. Lui-même s’était muni d’un fusil à deux coups. Ayant chargé nos armes, nous les plaçâmes à portée de nos mains. Le petit rond de lumière, au milieu des ténèbres qui nous enveloppaient, était si mélancolique, que nous allâmes jusqu’à la maison chercher deux bougies.

Le docteur, doué, semblait-il, de nerfs d’acier, avait pris un livre ; mais j’observai que de temps à autre il le reposait sur ses genoux et promenait autour de lui un visage grave. Pour moi, j’essayai une ou deux fois de lire ; mais je n’arrivais pas à concentrer mes pensées sur les feuillets ; sans cesse elles revenaient à cette grande salle silencieuse et vide, et au sinistre mystère qui planait sur elle. Je me torturais l’esprit pour concevoir un système qui expliquât la disparition des deux noirs. Le fait brutal, c’était qu’ils eussent disparu. Pourquoi ? et qu’étaient-ils devenus ? On n’avait pas à cet égard le plus petit indice. Et à cette même place d’où ils avaient disparu, nous étions, nous, en train d’attendre, d’attendre sans aucune idée de ce que nous attendions. J’avais raison de dire que c’était de quoi occuper plus d’un homme. À deux, l’attente me paraissait déjà pénible ; seul, aucune force humaine ne m’eût retenu là.

L’ennuyeuse, l’interminable nuit ! Nous entendions au dehors gargouiller le fleuve et gémir le vent. Une fois, le cœur me sursauta quand Séverall, ayant tout d’un coup laissé choir son livre, se dressa d’un bond, les yeux sur l’une des fenêtres.

« Vous avez vu quelque chose, Meldrum ?

— Non. Et vous ?

— J’ai eu la vague impression d’un mouvement dehors, près de cette fenêtre. »

Il s’approcha, son fusil à la main.

« Je ne vois rien, fit-il. Et pourtant, j’aurais juré que j’entendais passer lentement quelque chose. »

Il se rassit, reprit son livre ; mais, continuellement, ses yeux se relevaient, jetant vers la fenêtre de petits regards soupçonneux. Moi aussi je me tenais sur le qui-vive ; mais tout était tranquille au dehors.

L’explosion de la tempête changea subitement le cours de nos pensées. Il y eut un éclair dont nous restâmes éblouis, suivi d’un coup de tonnerre qui fit trembler l’atelier. On eût dit qu’une monstrueuse artillerie grondait en vomissant des flammes. Et la pluie tropicale s’abattit enfin, grésillante, sur le toit de tôle ondulée. La grande salle creuse sonnait comme un tambour ; du fond des ténèbres montait un concert d’étranges bruits : gargouillement, éclabousseraient, bouillonnement, crépitement, égouttement, tous les bruits liquides que la nature peut produire, depuis le claquement de la pluie jusqu’au mugissement profond et régulier du fleuve.

« Ma parole, dit Séverall, nous allons avoir la pire des inondations. Mais Dieu soit loué ! voici l’aube. Nous aurons au moins discrédité cette absurde fable de la troisième nuit ! »

Une lumière grise se coula furtivement dans la pièce, et, presque à la minute, le jour se fit. La pluie avait diminué de violence ; mais le fleuve précipitait en cascade ses eaux noirâtres. Je conçus des craintes pour l’ancre du Gamecock.

« Il faut que j’aille à bord, dis-je. Si le navire chasse sur son ancre, jamais il ne remontera le fleuve.

— L’île vaut une digue, répondit le docteur. Je puis vous offrir une tasse de café si vous voulez venir jusqu’à la maison. »

Transi de froid, lamentable, j’acceptai cette offre avec reconnaissance. Nous quittâmes, sans avoir rien élucidé, l’atelier sinistre, et, sous la pluie, nous reprîmes le chemin de l’habitation.

« Voici la lampe à alcool, dit Séverall. Faites-moi le plaisir de l’allumer, je vais voir comment va Walker. »

Il me quitta, mais pour revenir presque aussitôt, le visage chaviré par l’épouvante.

« C’est fait de lui ! » cria-t-il d’une voix rauque.

Un frisson d’horreur me traversa. Debout, ma lampe à la main, les yeux écarquillés, je regardais le docteur.

« Oui, c’est fait de lui ! répéta-t-il. Venez voir ! »

Je le suivis, et, dès que j’entrai dans la chambre, j’aperçus Walker, étendu, bras de ci, jambes de là, tout en travers de son lit, dans le vêtement de flanelle grise que j’avais aidé à lui mettre la veille.

« Mais il n’est pas mort ? » haletai-je.

Une terrible émotion secouait le docteur. Ses mains tremblaient.

« Mort, depuis plusieurs heures.

— De la fièvre ?

— De la fièvre ? Regardez ses pieds. »

Je regardai. Un cri m’échappa. L’un des pieds non seulement était disloqué, mais encore se retournait complètement sur lui-même, dans une contorsion grotesque.

« Dieu juste ! m’écriai-je, qui a pu commettre un tel crime ? »

Séverall étendit la main sur la poitrine du cadavre.

« Tâtez ici », murmura-t-il.

Je touchai la poitrine. Elle n’offrait pas de résistance. Tout le corps, mou et flasque, cédait à la pression comme une poupée de son.

« Le thorax est défoncé, réduit en bouillie, continua Séverall, de la même voix terrifiée et sourde. Grâce à Dieu, le malheureux avait pris son laudanum. Vous pouvez voir à son visage que la mort l’a surpris dans le sommeil.

— Mais enfin, l’auteur du crime ?

— Je me sens au bout de mes forces, conclut le docteur en s’épongeant le front. Je ne me crois pas plus poltron qu’un autre, mais ceci me dépasse. Et si vous retournez au Gamecock

— Venez, » dis-je.

Nous partîmes. Il y avait certes quelque danger à se hasarder avec un léger canot sur ce fleuve déchaîné. Mais pas un instant l’idée ne nous arrêta. Lui, épuisant l’eau, moi, pagayant, nous réussîmes à maintenir à flot notre barque et nous gagnâmes le pont du yacht. Et quand, ainsi, deux cents yards nous séparèrent de l’île maudite, nous nous sentîmes redevenir nous-mêmes.

« Nous reviendrons dans une heure, dit-il. Mais nous avons besoin d’un peu de temps pour nous remettre. Je ne voudrais pas, pour toute une année de solde, que mes noirs aient pu me voir dans l’état où j’étais encore il y a quelques minutes.

— J’ai donné l’ordre au steward de préparer le déjeuner. Nous reviendrons ensuite. Mais, au nom de Dieu, docteur, comment expliquez-vous ce qui arrive ?

— Cela me déconcerte. J’ai entendu parler des diableries du vaudou[1], et j’en ai ri comme tout le monde. Mais ce pauvre Walker, un digne Anglais du xixe siècle, craignant Dieu et membre de la Primrose League[2], s’en aller de la sorte, sans un os intact dans le corps, cela m’a donné un coup, je le confesse ! Regardez donc ce matelot, Meldrum : est-il saoul ? a-t-il perdu la tête ? Ou bien quoi ?

Patterson, le plus ancien matelot du bord, un homme dur à émouvoir comme les Pyramides, avait été placé à l’avant du navire pour écarter avec une gaffe les pièces de bois s’en allant à la dérive. Les genoux tordus, les yeux fixes, il zébrait l’air d’un index furieux.

« Voyez ! vociférait-il, voyez donc ! »

Et, tout de suite, nous vîmes un gigantesque tronc d’arbre qui descendait le fleuve : c’est tout juste si le flot léchait le sommet de sa vaste et noire circonférence. À trois pieds en avant, courbée comme une figure de proue, une tête effroyable se balançait de droite à gauche. Plate et féroce, elle avait la largeur d’un grand fût de bière et la couleur d’un champignon fané, mais le cou qu’elle terminait se tachetait de noir et de jaune pâle. Au moment où, dans les remous, le tronc passa par le travers du Gamecock, je vis, d’un creux de l’arbre, se dérouler deux anneaux immenses, et l’infâme tête se dresser tout d’un coup à huit ou dix pieds de haut, regardant le yacht avec des yeux voilés et ternes. Et filant devant nous avec son horrible occupant, l’arbre alla s’engouffrer dans l’Atlantique.

« Qu’est-ce que cela ? dis-je.

— Le mauvais esprit de notre atelier, répondit Séverall, redevenu instantanément le gros homme loquace de la veille. Oui, le voilà, le démon qui hantait notre île : c’était le grand python du Gabon ! »

Je me remémorai les histoires que j’avais entendues tout le long de la côte sur les monstrueux constrictors de l’intérieur, leur appétit périodique, les effets meurtriers de leur terrible étreinte. Et tout se reconstitua dans mon esprit. Une crue des eaux avait apporté la semaine d’avant ce grand arbre creux et son hôte redoutable. Dieu sait de quelle lointaine forêt tropicale il pouvait venir ! Il s’était échoué dans la petite baie à l’est de l’île. La tonnellerie se trouvait la maison la plus proche, et deux fois, au retour de son appétit, le python en avait enlevé le gardien. Sans doute il était revenu la nuit dernière au moment où Séverall avait cru voir bouger quelque chose derrière la fenêtre ; mais nos lumières l’avaient éloigné ; il avait alors rampé plus loin et broyé le pauvre Walker endormi.

« Pourquoi ne l’a-t-il pas enlevé ? demandai-je.

— Peut-être aura-t-il été effrayé par l’orage. Voici votre steward, Meldrum. Plus tôt nous aurons déjeuné et regagné l’île, mieux cela vaudra, car ces noirs pourraient penser que nous avons eu peur. »

  1. Sorcellerie africaine.
  2. Société anglaise de propagande conservatrice.