Le Voyage de Jelland

Traduction par Louis Labat.
La Main bruneÉdition Pierre Lafitte (p. 66-71).



LE VOYAGE DE JELLAND


« Eh bien, dit notre Anglo-Japonais, tandis que, rapprochant nos chaises, nous nous rangions autour du feu dans le fumoir du club, c’est une vieille histoire, et il se peut qu’on l’ait imprimée. Je ne voudrais pas me faire accuser de rabâchage ; mais la Mer Jaune est loin, et je doute que personne ici ait jamais entendu parler de la barque Matilda et du voyage que firent à son bord Henry Jelland et Willy Mc Evoy.

Une agitation très vive marqua au Japon la période des années soixante qui suivit le bombardement de Simono-saki et l’affaire des Daïmios. Il y avait dans le pays un parti conservateur et un parti libéral, uniquement divisés sur le fait de savoir si l’on devait ou non couper la gorge aux étrangers. Je vous l’avoue, toutes les politiques, depuis, m’ont paru fades. On était bien forcé de s’intéresser à celle-là pour peu qu’on vécût dans un port à traité. Ce qui aggravait les choses, c’est qu’à moins de tenir son jeu dans la partie on n’avait aucun moyen de savoir comment elle marchait. Si l’opposition triomphait, nulle gazette ne se chargerait de vous l’apprendre ; mais vous verriez tomber chez vous, à l’improviste, un bon vieux conservateur, lequel, vêtu d’une cotte de mailles et tenant un sabre de chaque main, vous renseignerait en vous coupant la tête.

Bien entendu, on perd le souci de tout quand on vit ainsi sur un cratère. D’alerte en alerte, on en vient à se dire qu’autant vaut jouir de l’existence pendant qu’on en dispose. Car, voyez-vous, rien ne colore la vie comme l’ombre de la mort. Le temps, alors, a trop de prix pour qu’on le gaspille, et l’on met à profit chaque minute. Ainsi faisions-nous à Yokohama. Il y avait là pas mal d’établissements européens, obligés de continuer leur commerce, et ceux mêmes qui les dirigeaient y faisaient la fête sept nuits par semaine.

Parmi les notables de la colonie se trouvait Randolph Moore, le grand exportateur. Il avait ses bureaux à Yokohama, mais passait une grande partie de son temps dans sa maison d’Yeddo, qu’il venait d’ouvrir. En son absence, il remettait habituellement ses affaires aux mains de son principal clerc, Jelland, qu’il savait un homme de décision et d’énergie. Mais l’énergie et la décision sont, vous le savez, des armes à double tranchant, et vous vous en avisez particulièrement quand c’est contre vous qu’on en use.

Jelland avait une passion, le jeu, et qui le perdit. C’était un garçon de petite taille, avec des yeux sombres et des cheveux noirs bouclés : un trois quarts de Celte pour le moins, à ce que j’imagine. Vous l’auriez pu voir, toutes les nuits, chez Matheson, occuper la même place à la gauche du croupier, devant la table où l’on jouait à la rouge et noire. Il gagna longtemps et vécut plus largement que son patron. Puis la chance tourna, et il se mit à perdre, tellement qu’au bout d’une semaine son associé et lui-même, entièrement décavés, n’avaient plus un dollar en poche. Cet associé, son collègue dans la maison, était un jeune Anglais de belle stature, qui avait des cheveux couleur de paille et qui s’appelait Mc Evoy. Un assez brave garçon au début, mais que le Jelland avait pétri comme de l’argile molle, au point d’en faire une réplique affaiblie de lui-même. Où l’un partait en chasse, l’autre suivait sur les talons. Lunch et moi essayâmes de remontrer à Mc Evoy les dangers du chemin qu’il prenait. Il se laissait aisément convaincre, mais cinq minutes passées avec Jelland détruisaient l’effet de nos paroles. Appelez cela magnétisme animal ou comme il vous plaira : le fait est que le petit homme tirait le grand après lui comme un remorqueur de six pieds tire un gros navire. Une fois leur argent perdu, ils continuèrent d’aller prendre leurs places à la table de jeu ; et quand le râteau passait sur les tableaux, ils regardaient avec des prunelles luisantes.

Une nuit enfin, ils n’y tinrent plus.

La rouge avait tourné six fois de suite. C’était plus que Jelland n’en pouvait supporter. Il consulta Mc Evoy et dit un mot tout bas au croupier.

« Certainement, Mr. Jelland. Un chèque de vous vaut toutes les bank-notes. »

Jelland, ayant griffonné un chèque, ponta sur la noire. La carte tournée fut le roi de cœur, et le chiffon de papier s’en alla sous le râteau. Jelland rougit de fureur ; Mc Evoy devint blême. Un second chèque, plus fort tomba sur la table. Neuf de carreau. Mc Evoy se prit la tête dans les mains et sembla près de s’évanouir.

« Pardieu ! grommela Jelland, je ne me laisserai pas battre. »

Et il jetait un troisième chèque, qui couvrait le montant des premiers. Deux de cœur ! Quelques minutes plus tard, il descendait le Bund avec son ami, et l’air glacé de la nuit fouettait leurs joues fiévreuses.

« Le sens de tout ceci, vous l’avez compris dit Jelland, allumant un manille. Il faut que nous transférions à notre compte courant un peu d’argent de la caisse. Pas besoin de vous tracasser pour ça. Le vieux Moore ne regardera pas les livres avant Pâques. D’ici là, pour peu que nous ayons la veine, il nous sera facile de remettre en place cet argent.

— Et si nous n’avons pas la veine ? balbutia Mc Evoy.

— Bah ! mon cher, prenons les choses comme elles arrivent. Nous avons, vous et moi, partie liée, nous nous débrouillerons ensemble. Vous signerez les chèques demain soir, nous verrons qui de vous ou de moi a la main plus heureuse. »

Mais s’il y eut rien de changé, ce fut du mal au pire. Quand le lendemain soir, les deux associés quittèrent la table de jeu, ils avaient perdu cinq mille livres prélevées sur la caisse de leur patron. La résolution de Jelland n’en fut d’ailleurs qu’exaspérée.

« Nous avons neuf bonnes semaines devant nous avant qu’on inspecte les livres. Continuons à jouer, tout s’arrangera. »

En rentrant dans sa chambre cette nuit-là Mc Evoy se mourait de remords et de honte. Près de Jelland, il avait de l’audace ; mais seul, il reconnaissait pleinement le danger de sa situation ; devant lui se levait, pour l’emplir de dégoût et l’affoler, l’image de la vieille mère à bonnet blanc qu’il avait laissée en Angleterre, et dont il se rappelait la fierté le jour où il avait été nommé à son emploi. Incapable de dormir, il se retournait sur son lit, quand son domestique japonais entra dans sa chambre. Hanté par l’idée d’une catastrophe, Mc Evoy en attendit un moment la nouvelle. Il chercha son revolver, et, la gorge serrée, écouta le domestique.

Jelland était en bas et demandait à le voir.

Que lui voulait Jelland à cette heure ? Il se vêtit en toute hâte, s’élança dans l’escalier, et vit, à la clarté douteuse d’une bougie, son ami, très pâle, qui s’efforçait de sourire et tenait un billet à la main.

« Désolé de venir ainsi vous éveiller, Willy, dit Jelland. J’espère que personne ne nous écoute ? »

Mc Evoy hocha la tête. Il n’avait pas la force d’articuler une syllabe.

« Eh bien, voilà : finie la partie ! J’ai, trouvé ce mot en rentrant. Moore me prévient qu’il arrive lundi pour vérifier les livres. Comme délai, c’est court.

— Lundi ! bégaya Mc Evoy. Et nous sommes à vendredi !

— À samedi matin trois heures, mon enfant. Ce qui fait peu de temps pour nous retourner.

— Nous sommes perdus ! s’écria Mc Evoy.

— Nous ne tarderons pas à l’être si vous commencez vos histoires, répliqua Jelland d’un ton aigre. Tâchez donc de m’écouter, Willy, et nous nous sauvons encore.

— Oui, oui, je vous écoute.

— J’aime mieux ça ! Où avez-vous le whisky ? L’heure est drôlement choisie pour vous dire de dresser l’échine ; mais pas de ménagements envers nous-mêmes, ou c’est fait de nous ! Et d’abord, je pense que nos relations nous créent quelques devoirs, n’est-ce pas ? »

Mc Evoy regardait Jelland avec des yeux fixes.

« Nous devons ou rester debout ou tomber côte à côte. Après ça, je n’ai, personnellement, aucune intention d’aller m’asseoir sur un banc d’assises, Comprenez-vous ? Je demande qu’à vous le jurer. Et vous ?

— Que voulez-vous dire ? demanda Mc Evoy, reculant.

— Mais, mon cher, que nous pouvons avoir à mourir tous les deux. Simple affaire d’une détente que l’on presse. Je jure qu’on ne me prendra jamais vivant. Le jurez-vous ? Sinon, je vous abandonne à votre sort.

— C’est bien, je ferai ce que vous jugerez préférable.

— Vous le jurez ?

— Oui.

— Il faut que vous soyez prêt à tenir votre parole. Nous avons deux jours francs pour prendre toutes nos mesures. La barque Matilda est à vendre, toute parée, avec une provision de conserves à bord. Nous l’achèterons demain matin, nous nous procurerons tout ce dont nous aurons besoin et nous prendrons le large. Mais, auparavant, nous aurons soin de « nettoyer » tout ce qui reste au bureau. Il y a cinq mille souverains dans le coffre. Dès la nuit tombée, nous les porterons à bord et nous tenterons de gagner la Californie. Inutile d’hésiter, mon petit, car nous n’avons pas à chercher ailleurs. C’est cela et pas autre chose.

— Comptez sur moi.

— À la bonne heure ! Et tâchez de vous composer pour demain une autre figure. Car si Moore se doutait de quelque chose et nous tombait dessus avant lundi, alors… »

Il tapa sur la poche de son veston et ses yeux prirent une expression sinistre.

Le lendemain, leur plan s’exécuta sans anicroche. Ils se rendirent à bon compte acquéreurs de la Matilda. Évidemment, c’était un bien petit bateau pour un si long voyage ; mais, plus grand, deux hommes n’auraient pu songer à le manœuvrer. Ils l’approvisionnèrent d’eau dans la journée, et, le soir, ayant emporté l’argent du bureau, ils le cachèrent dans la cale. Avant minuit, ils avaient réuni tout ce qui leur appartenait sans éveiller aucun soupçon. Ils quittèrent le mouillage à deux heures du matin et se faufilèrent discrètement entre les autres navires. On les aperçut, cela va de soi ; mais on les prit pour des yachtsmen un peu pressés de faire une fugue dominicale ; et personne n’imagina que cette fugue dût avoir pour terme la côte américaine à l’extrémité nord du Pacifique. Halant et peinant, ils amenèrent la grande voile, déployèrent la misaine et le foc. Une légère brise soufflait du sud-est, et le petit navire prit sa route. Mais, à sept milles de terre, le vent mollit, la mer tomba au calme plat, la Matilda ne fit plus que suivre sur place le balancement d’une longue houle. Le dimanche se passa tout entier sans qu’elle gagnât un mille, et, le soir, Yokohama s’allongeait encore à l’horizon.

Le lundi matin, Randolph Moore, arrivé d’Yeddo, se rendit droit à ses bureaux. Il avait su que ses employés s’étaient donné de l’air, et la nouvelle lui avait causé quelque surprise. Mais quand, devant la porte, il vit ses trois plus jeunes commis attendre dans la rue, les mains aux poches, il comprit que l’affaire était grave.

« Qu’est-ce qu’il y a ? » demanda-t-il.

C’était un homme d’action, et pas commode à certaines heures.

« Nous ne pouvons pas entrer, dirent les commis.

— Où est Mr. Jelland ?

— Pas venu aujourd’hui.

— Mr. Mc Evoy ?

— Pas davantage. »

Randolph Moore se rembrunit.

« Il faut, dit-il, enfoncer la porte. »

On ne construit pas très solidement les maisons dans ce pays de tremblements de terre ; et l’on fut, en deux poussées, dans le bureau. Bien entendu, l’histoire se racontait d’elle-même : le coffre était ouvert, l’argent parti, les deux commis envolés. Moore ne perdit pas de temps en paroles.

« Où les a-t-on vus pour la dernière fois ?

— Ils ont acheté la Matilda samedi et sont partis en mer. »

Après ces deux jours, tout espoir semblait téméraire. Pourtant, Moore courut au rivage et fouilla l’horizon avec sa jumelle.

« Bon Dieu ! mais c’est la Matilda, là-bas, s’écria-t-il. Je la reconnais à sa mâture. Je tiens mes deux gredins ! »

Une difficulté vint encore à se produire. Il n’y avait pas de bateau sous pression, et l’impatience de Moore ne pouvait attendre. Des nuages s’amoncelaient sur la crête des collines, annonciateurs d’un changement de temps. Un bateau de police était prêt : Randolph lui-même prit la barre en s’élançant à la poursuite de la barque immobilisée par l’accalmie.

Jelland et Mc Evoy, qui commençaient à désespérer du vent, virent le petit point noir se détacher de la terre et grandir à chaque coup de rame. Puis, le bateau se rapprochant, ils purent reconnaître qu’il était plein de gens, et deviner, à l’éclat de leurs armes, quelle sorte de gens c’était. Penché sur la barque, Jelland regardait le ciel menaçant, les voiles flasques, le bateau toujours plus proche.

« On nous donne la chasse, Willy, dit-il. Pardieu ! nous avons la guigne ; car il y a du vent dans ce ciel-là, et nous l’aurions d’ici une heure. »

Mc Evoy gémit.

« Pas la peine de s’attendrir, mon garçon, reprit Jelland. Le bateau est celui de la police, et le vieux Moore mène les rameurs avec un entrain d’enfer. Il y va de dix dollars pour chaque homme. »

À genoux sur le pont, Willy Mc Evoy se blottissait contre le plat-bord.

« Ma mère ! sanglotait-il, ma pauvre vieille mère ! — Elle n’entendra du moins jamais dire que vous ayez échoué en assises. Ma famille a beaucoup fait pour moi, j’en ferai autant pour elle. Mais nos affaires vont mal. Serrons-nous la main, mon vieux, et que Dieu vous bénisse ! Voici le revolver ! »

Il présentait au jeune homme, par la crosse, l’arme toute prête. Mc Evoy recula, suffoquant et geignant. Jelland lança un coup d’œil vers le bateau de police : il avançait, il n’avait plus que quelque cent yards à faire.

« Ce n’est pas le moment de perdre la tête. Que diable ! mon cher, à quoi bon flancher ? Vous avez juré !

— Non, non, Jelland.

— En tout cas, j’ai juré qu’on ne nous prendrait ni l’un ni l’autre. Vous décidez-vous ?

— Je ne puis pas, je ne puis pas.

— Alors, j’agirai pour vous. »

Les rameurs, dans le bateau, observèrent qu’il se penchait en avant ; ils entendirent une double détonation ; puis ils virent Jelland se plier en deux sur la barre. À cet instant précis, et avant même que la fumée se fût dissipée, leur attention dut se porter sur autre chose.

Car la tempête se levait : un de ces ouragans rapides et brusques, si fréquents dans ces parages. La Matilda s’inclina, ses voiles se gonflèrent, elle piqua du nez dans une lame, et prit sa course comme un cerf effarouché. Le corps de Jelland avait accoré la barre, et, droite au vent, sur la mer moutonneuse, la barque fuyait. Ses poursuivants faisaient force de rames. Mais elle gagnait de vitesse, tellement qu’en cinq minutes elle plongea dans la tourmente, pour ne plus jamais reparaître devant des yeux mortels. Le bateau, en rentrant à Yokohama, faisait eau jusqu’à mi-hauteur de ses bancs.

Et ce fut ainsi que la barque Matilda, ayant à son bord cinq mille dollars et les cadavres de deux jeunes hommes, s’en alla sur l’Océan Pacifique. Comment se termina le voyage de Jelland ? Personne ne le sait. Peut-être la barque sombra-t-elle sous la rafale ; peut-être fut-elle recueillie par quelque marchand circonspect qui fit main basse sur l’argent et se garda de rien dire. Peut-être continue-t-elle encore sa promenade sur la vaste étendue des eaux, poussée au nord vers la mer de Behring, ou au sud vers l’archipel malais. Mieux vaut laisser une histoire véridique sans dénouement que de lui en fabriquer un.