Traduction par Pierre de Puliga.
Journal des débats (p. 224-227).



XXXI


Emma reconnut bientôt que les ravages causés par Frank Churchill étaient peu considérables. Elle avait grand plaisir à entendre parler de lui ; elle espérait qu’une visite au printemps serait possible mais elle n’était nullement malheureuse ; le premier moment passé elle s’était mise à vaquer gaiement, comme d’habitude, à ses occupations. Tout en rendant justice aux qualités du jeune homme elle voyait clairement ses défauts ; et de plus, si le souvenir de Frank Churchill occupait souvent sa pensée, aux heures de loisir, les plans, les dialogues, les lettres, les déclarations qu’elle imaginait aboutissaient invariablement à un refus de sa part. Ils se séparaient avec de tendres paroles, mais la séparation était fatale : elle se rendait compte que, malgré sa résolution de ne pas quitter son père, de ne jamais se marier, un attachement sérieux lui aurait rendu la lutte plus pénible.

« Il n’appert pas que je fasse grand usage du mot sacrifice, se dit-elle, dans mes aimables refus, ni dans mes spirituelles réponses, Frank Churchil évidemment n’est pas nécessaire à mon bonheur et je m’en réjouis. D’autre part, il est, je crois, très amoureux et s’il revient, je me tiendrai sur mes gardes et j’éviterai toute apparence d’encouragement. Ce serait inexcusable d’agir autrement étant décidée à ne pas l’épouser. Du reste, je ne pense pas qu’il ait pu à aucun moment, se méprendre sur mon attitude ; dans ce cas, ses regards et son langage eussent été très différents à l’heure de la séparation : néanmoins, je m’observerai encore plus. Je ne m’imagine pas qu’il soit capable de constance : ses sentiments sont chauds, mais je les crois sujets à variation. Dieu merci ! mon bonheur n’est pas sérieusement en jeu. Tout le monde, dit-on, doit être amoureux une fois dans sa vie et me voici quitte à bon compte ! »

Quand Mme Weston apporta à Hartfield la première lettre de son beau-fils, Emma la parcourut aussitôt avec plaisir et intérêt : c’était une longue missive et une description imagée de son voyage. Le jeune homme s’adressait à Mme Weston avec une véritable affection et la transition de Highbury à Enscombe, le contraste entre les deux endroits au point de vue des principaux avantages de la vie étaient indiqués autant que les convenances le permettaient. Le nom de Mlle Woodhouse apparaissait à plusieurs reprises, mêlé à une allusion aimable, à un compliment, à un rappel d’un propos tenu par la jeune fille. En post-scriptum il avait ajouté : « Je n’ai pas eu mardi un instant de libre comme vous le savez pour saluer la petite amie de Mlle Woodhouse ; veuillez transmettre à miss Smith mes excuses et mes adieux. » Emma goûta la délicatesse de cette attention détournée dont Harriet n’était que le prétexte. Mme Churchill allait mieux, mais il ne pouvait, même en imagination, fixer une date pour son retour à Randalls.

Emma replia la lettre et la rendit à Mme Weston. Après comme avant cette lecture, elle sentait pouvoir fort bien se passer de Frank Churchill et elle souhaita que ce dernier apprit à se passer de Mlle Woodhouse.

L’arrivée de Frank Churchill avait été pendant une quinzaine de jours le sujet principal des conversations à Highbury, mais dès la disparition de ce dernier les faits et gestes de M. Elton reprirent leur ancien intérêt. Le jour du mariage fut bientôt fixé. Bientôt M. Elton serait de retour avec sa femme. Emma fut péniblement affectée en apprenant cette nouvelle. Sans doute le moral d’Henriette s’était fortifié et la perspective du bal de M. Weston avait grandement contribué à apaiser ses regrets ; mais Emma craignait qu’elle n’eût pas encore atteint le degré d’indifférence nécessaire pour affronter les événements actuels. En effet, la pauvre Henriette fut bientôt dans une disposition d’esprit nécessitant toute la patience d’Emma : celle-ci considérait comme son devoir le plus strict de donner à son amie toutes les preuves d’affection possibles ; pourtant c’était un travail ingrat que de prêcher sans produire jamais aucun effet : Henriette écoutait toujours avec soumission : « C’est très juste, c’est exactement ainsi ; ce n’est pas la peine de penser à eux », mais le résultat était nul et, au bout d’une demi-heure, Henriette était aussi anxieuse et inquiète qu’auparavant.

À bout de ressources Emma chercha à faire vibrer une autre corde chez Henriette et elle lui dit :

— En vous laissant aller à être si malheureuse à cause du mariage de M. Elton vous ne pouvez me faire sentir plus durement l’erreur dans laquelle je suis tombée. C’est moi qui suis responsable de tout ; je ne l’ai pas oublié, je vous assure ; trompée moi-même je vous ai trompée à mon tour ; ce sera pour moi un sujet de triste méditation.

Henriette fut trop touchée de ce discours pour pouvoir faire mieux que de protester par quelques monosyllabes. Emma continua :

— Je ne vous ai jamais dit, Henriette : Faites des efforts à cause de moi, pensez moins, parlez moins de M. Elton par égard pour moi. Vous aviez d’autres motifs d’agir ainsi et plus graves : j’ai fait appel à votre raison vous représentant la nécessité de prendre l’habitude de rester maître de soi, l’importance de ne pas provoquer les soupçons des autres, l’urgence de sauvegarder votre santé. Mon seul but était de vous éviter des souffrances inutiles. Peut-être, pourtant, ai-je quelquefois pensé qu’Henriette ne pouvait pas oublier les égards que l’affection doit inspirer.

Cet appel aux sentiments d’Henriette fut en partie couronné de succès. L’idée de manquer de reconnaissance et de considération pour Mlle Woodhouse, la rendit tout à fait malheureuse :

— Vous ayez été pour moi la meilleure des amies ! Personne ne vous vaut ! Je n’aime personne autant que vous ! Je sais combien j’ai été ingrate, Mlle Woodhouse !

Ces protestations appuyées de la plus tendre mimique touchèrent le cœur d’Emma.

« La spontanéité d’un cœur aimant a un charme incomparable, se dit-elle ensuite à elle-même. C’est la nature affectueuse de mon père et d’Isabelle qui les font aimer de tous. Je n’ai pas ces qualités, mais je sais les apprécier et les respecter. Henriette m’est de beaucoup supérieure à ce point de vue. Chère Henriette, je ne voudrais pas vous changer pour la plus intelligente des créatures humaines ! »