Traduction par Pierre de Puliga.
Journal des débats (p. 219-224).



XXX


Au bout de quelques jours arriva une lettre d’Enscombe accordant l’autorisation demandée ; les termes de la réponse indiquaient que les Churchill n’étaient pas satisfaits de cette prolongation de séjour, mais ils ne s’y opposèrent pas.

Tout paraissait donc marcher à souhait. La bonne humeur était générale. Jane Fairfax elle-même se montrait enthousiaste, elle en devenait animée, franche et dit spontanément : « Oh ! mademoiselle Woodhouse j’espère qu’il n’arrivera rien pour empêcher cette réunion ; je m’en fais, je l’avoue, un véritable plaisir. »

Seul M. Knightley continuait à ne laisser paraître aucun intérêt. En réponse aux communications d’Emma, il se contentait de répondre :

— Très bien. S’il plaît aux Weston de se donner tant de peine pour quelques heures d’un amusement bruyant, c’est leur affaire ; mais il ne dépend pas d’eux que j’y prenne plaisir. Naturellement, je ne peux pas refuser ; je ferai de mon mieux pour rester éveillé ; toutefois, j’aurais préféré de beaucoup rester à la maison pour examiner les comptes de William Larkins. Je ne danse pas et je ne trouve aucun charme au rôle de spectateur ; du reste, la plupart de ceux qui ne prennent pas une part active au bal partagent mon indifférence : bien danser procure sans doute une satisfaction intérieure comme la vertu !

Hélas ! toute raison de divergence avec M. Knightley devait bientôt disparaître : après deux jours d’une fausse sécurité, Frank Churchill reçut une lettre de son oncle le priant de revenir sans délai : « Mme Churchill était très malade ; déjà fort souffrante en répondant à son neveu, elle n’avait pas voulu, dans son désir de lui éviter un désappointement, faire allusion à son état de santé. »

Emma fut aussitôt mise au courant par un billet de Mme Weston : « Frank ira à Highbury après déjeuner prendre congé de ses amis. Vous le verrez d’ici peu à Hartfield. »

Cette triste communication mit fin au déjeuner d’Emma ; ses regrets étaient proportionnés au plaisir qu’elle s’était promis de cette fête.

Les sentiments de M. Woodhouse étaient très différents : il se préoccupait particulièrement de la maladie de Mme Churchill et aurait voulu savoir le traitement qu’elle suivait.

Frank Churchill se fit un peu attendre ; il arriva enfin : la tristesse et l’abattement étaient peints sur son visage ; après les salutations d’usage, il s’assit et garda le silence pendant quelques instants ; mais il dit :

— Je ne m’attendais pas à vous dire adieu aujourd’hui !

— Mais vous reviendrez, dit Emma, ce ne sera pas votre seule visite à Randalls ?

— Je ferai certainement tout mon possible ; ce sera ma préoccupation continuelle et si mon oncle et ma tante vont au printemps à la ville… Mais j’ai bien peur que ce soit une habitude perdue : l’année dernière ils n’ont pas bougé.

— Il nous faut donc renoncer à notre pauvre bal ?

— Ah ! Pourquoi avons-nous tant attendu ? Que n’avons-nous saisi le plaisir lorsqu’il était à portée. Vous l’aviez prédit ! Hélas ! Vous avez toujours raison.

— Je regrette bien d’avoir eu raison ; j’aurais de beaucoup préféré être heureuse que perspicace.

— De toute façon le bal aura lieu ; mon père compte bien que ce n’est que partie remise. N’oubliez pas votre promesse.

Emma sourit gracieusement.

— Chaque journée augmentait mon regret de partir. Heureux ceux qui restent à Highbury !

— Puisque vous nous jugez si favorablement à présent, dit Emma, je me permettrai de vous demander si vous n’étiez pas à un moment donné, un peu prévenu contre nous ? Vous vous seriez décidé à venir depuis longtemps si vous aviez eu une bonne opinion de Highbury.

Il se mit à rire en protestant contre cette allégation.

— Et il faut que vous partiez ce matin ?

— Oui, mon père doit me rejoindre ici ; nous rentrerons ensemble et je me mettrai en route sur l’heure. Je crains de le voir arriver d’un instant à l’autre.

— Quoi ! Vous n’aurez même pas cinq minutes à consacrer à vos amies, Mlle Fairfax et Mlle Bates ? C’est bien fâcheux ! L’immuable logique de Mlle Bates aurait pu avoir une bonne influence sur votre esprit à cette heure de désarroi !

— J’ai déjà pris congé de ces dames ; en passant devant la porte je suis entré comme il convenait. Je voulais rester trois minutes, mais j’ai été forcé de prolonger ma visite et d’attendre le retour de Mlle Bates qui était sortie ; c’est une femme dont il est difficile de ne pas se moquer, mais je n’aurais pas voulu l’offenser. J’ai profité de l’occasion…

Il hésita, se leva et alla à la fenêtre.

— En un mot, dit-il, mademoiselle Woodhouse, il n’est pas possible que vous n’ayez pas quelques soupçons…

Il la regarda comme pour lire dans la pensée de la jeune fille. Emma se sentait mal à l’aise ; ces paroles semblaient le prélude d’une déclaration et elle ne désirait pas l’écouter. Se forçant à parler dans l’espoir d’amener une diversion elle reprit :

— Vous avez eu bien raison ; il était tout naturel de profiter de votre passage à travers Highbury pour faire cette visite.

Il se tut, semblant chercher à deviner le sens de cette réponse. Puis elle l’entendit soupirer : évidemment il se rendait compte qu’elle ne voulait pas l’encourager. La gêne du jeune homme persista quelques moments encore, puis il dit d’un ton plus décidé :

— De cette façon, j’ai pu consacrer le reste de mon temps à Hartfield.

Il s’arrêta de nouveau, l’air embarrassé.

Emma se demandait comment cette scène se terminerait lorsque M. Weston apparut suivi de M. Woodhouse.

Après quelques minutes de conversation, M. Weston se leva et annonça qu’il était temps de partir.

— J’aurai de vos nouvelles à tous, dit Frank Churchill. Je saurai tout ce qui se passe ici ; j’ai demandé à Mme Weston de m’écrire et elle a bien voulu me le promettre ; en lisant ses lettres, je me croirai encore à Highbury !

Une très cordiale poignée de main accompagnée de souhaits réciproques mit fin à l’entretien, et la porte se referma sur les deux hommes.

Emma ne tarda pas à s’apercevoir des conséquences de ce départ ; les rencontres avec Frank Churchill avaient été presque journalières ; sans aucun doute sa présence à Randalls avait apporté une grande animation : chaque jour elle attendait sa visite et elle était sûre de le trouver aussi attentif, aussi plein d’entrain ! Cette dernière quinzaine avait été agréablement employée et le retour à la vie courante d’Harfield ne pouvait manquer de paraître triste. De plus, au cours de leur dernière entrevue Frank Churchill lui avait laissé entendre qu’il l’aimait et de ce fait le prestige du jeune homme se trouvait rehaussé.

Emma cherchait à se rendre compte de l’état de son propre cœur.

— Je dois certainement être amoureuse, se dit-elle ; cette sensation de fatigue, d’ennui, ce dégoût de m’asseoir et de m’appliquer à une tâche quelconque, ce sont là tous les symptômes de l’amour. Enfin, le mal des uns fait le bonheur des autres ; je ne serai pas la seule à regretter le bal, mais M. Knightley sera heureux : il pourra passer la soirée en compagnie de son cher William Larkins.

À l’encontre de ces prévisions, M. Knightley ne manifesta aucun sentiment de triomphe ; il ne pouvait pas affecter de regretter personnellement la fête : sa mine réjouie aurait suffi à le contredire, mais il déclara compatir au désappointement de tous et il ajouta avec bonté :

— Pour vous, Emma, qui avez si peu l’occasion de danser, ce n’est vraiment pas de chance !

Emma s’attendait à ce que Jane Fairfax prît une part active aux regrets causés par ce contre-temps, mais à quelques jours de là elle put constater la parfaite indifférence de la jeune fille ; celle-ci avait été assez souffrante de maux de tête et Mlle Bates déclara que de toute façon sa nièce n’aurait pu assister au bal. L’inconcevable sang-froid dont Jane fit preuve dans cette circonstance fut pour Emma un nouveau grief ajouté à beaucoup d’autres.