Traduction par Pierre de Puliga.
Journal des débats (p. 154-158).



XXII


Le monde traite avec bienveillance ceux ou celles à qui la fortune paraît sourire et une jeune fille sur le point de se marier se découvre généralement des amis.

Le nom de Mlle Hawkins avait été prononcé pour la première fois à Highbury, il y avait à peine une semaine, et déjà on lui avait octroyé en apanage les divers dons du corps et de l’esprit : on assurait qu’elle était belle, élégante, accomplie et très aimable. Aussi M. Elton, venu pour jouir en personne de son triomphe et publier les mérites de sa fiancée, ne put-il ajouter grand chose à un signalement aussi flatteur : il communiqua le nom de baptême de la jeune personne et la liste des compositeurs qu’elle préférait.


M. Elton avait quitté Highbury cruellement offensé ; il était d’autant plus déçu qu’il croyait ses espoirs fort légitimes et solidement étayés sur des encouragements positifs ; or, non seulement il n’obtenait pas la jeune fille qu’il convoitait, mais encore il se voyait rabaissé au niveau d’une alliance inférieure. Sa riposte ne se fit pas attendre : parti après avoir subi l’affront d’être refusé, il revenait fiancé ! Il se sentait satisfait de lui-même et des autres, enthousiaste, optimiste ; il nourrissait pour Mlle Woodhouse des sentiments de parfaite indifférence et n’éprouvait pour Mlle Smith qu’une méprisante commisération.

La charmante Augusta Hawkins, outre ses avantages physiques, possédait une fortune d’environ deux cent cinquante mille francs. La conquête de cette héritière avait été facile et le récit circonstancié que M. Elton dut faire à Mme Cole des diverses phases de cette idylle, tourna tout à son honneur ; depuis la rencontre accidentelle à un dîner chez Mme Green jusqu’à la soirée chez M. Brown, sourires et rougeurs s’étaient succédé de plus en plus conscients ; la jeune fille avait été si soudainement impressionnée, elle s’était montrée si bien disposée que la vanité et l’esprit pratique de M. Elton avaient été également comblés. Il avait conquis à la fois la proie et l’ombre : l’argent et l’amour ! Aussi s’estimait-il parfaitement heureux, il parlait surtout de lui-même et de ses propres affaires, s’attendait à être félicité et acceptait les compliments avec condescendance ; il distribuait maintenant sans arrière-pensée à tous et à toutes ses plus aimables sourires.

Le mariage devait avoir lieu à brève échéance, les intéressés étant tous deux indépendants. Quand M. Elton repartit pour Bath, l’opinion générale décréta – et le silence diplomatique de M. Cole ne semblait pas y contredire – qu’il reviendrait marié.

Pendant le court séjour de M. Elton à Highbury, Emma l’avait rencontré une seule fois ; ce fut assez pour acquérir la certitude que les derniers événements ne l’avaient pas amélioré : il avait pris un air gourmé et prétentieux et Emma s’étonna d’avoir pu a aucun moment le trouver agréable. À dire vrai, la personne de M. Elton lui suggérait les plus pénibles souvenirs et elle eût été heureuse – excepté au point de vue moral, en manière de pénitence, comme un perpétuel rappel à l’humilité – de ne plus le voir jamais ; elle souhaitait le bonheur du jeune ménage, mais ce bonheur transporté à une vingtaine de lieues lui eût procuré une satisfaction sans mélange. Toutefois, elle se rendait compte que l’inconvénient de la permanence de M. Elton à Highbury se trouverait grandement atténué par le fait de son mariage ; l’existence d’une Mme Elton fournirait une excellente excuse pour mettre un terme à l’intimité antérieure et inaugurer des rapports de cérémonie.

De la jeune femme individuellement, Emma s’occupait fort peu : elle était sans doute à la mesure de M. Elton, suffisamment cultivée pour Highbury, juste assez jolie pour paraître laide à côté d’Henriette. Malgré son dédain pour cette dernière, M. Elton n’avait pas trouvé beaucoup mieux, au point de vue de la famille ; les deux cent cinquante mille francs mis à part, Mlle Hawkins, en effet, n’était guère au-dessus de Mlle Smith ; elle n’apportait ni nom ni ancêtres : c’était la fille cadette d’un marchand de Bristol ; elle avait eu l’habitude de passer ses hivers à Bath, mais Bristol était son véritable domicile ; depuis la mort de ses parents, elle vivait avec un oncle qui occupait une situation modeste chez un avocat de la ville. Tout le lustre de la famille semblait provenir de la sœur aînée : celle-ci se trouvait avoir épousé un homme assez bien placé socialement et fort riche. Les divers récits, concernant la fiancée, se terminaient invariablement par une allusion à cette alliance, dont la gloire rejaillissait sur Mlle Hawkins !

Emma aurait bien voulu faire partager à Henriette son sentiment sur la véritable nature de M. Elton, mais si elle n’avait pas eu de peine à persuader son amie de devenir amoureuse, elle en éprouvait beaucoup à lui faire renier cet amour. À moins de fournir un nouvel aliment à l’imagination d’Henriette, elle n’espérait pas faire oublier M. Elton ; ce dernier serait certainement remplacé : même un Robert Martin eût suffi à effacer les traces de ce premier déboire ; mais Emma avait conscience qu’aucun autre traitement n’amènerait la guérison ; il était dans la destinée d’Henriette d’être éternellement amoureuse !

Depuis le retour de M. Elton, le chagrin de la pauvre fille s’était sensiblement accru ; en effet, si Emma n’avait guère l’occasion de rencontrer ce dernier, Henriette, au contraire, l’apercevait généralement deux ou trois fois par jour ; de plus elle entendait sans cesse parler de lui. Elle vivait au milieu de gens qui voyaient en M. Elton le prototype de la perfection ; il était le sujet de toutes les conversations et on agitait sans cesse les divers problèmes du présent et de l’avenir : revenu, installation, mobilier, domesticité, etc. L’attachement d’Henriette était perpétuellement nourri par les éloges qu’elle entendait, et ses regrets avivés par la constatation répétée du bonheur de Mlle Hawkins ; elle était appelée à prendre part à l’interprétation des divers symptômes qui témoignaient combien M. Elton était épris : sa démarche, la manière dont il portait son chapeau et le changement de sa mine !

Dans d’autres circonstances, Emma se fût amusée à constater les variations de l’esprit d’Henriette et ses perpétuelles hésitations : tantôt c’était le souvenir de M. Elton qui prédominait, tantôt celui des Martin : les fiançailles de M. Elton avaient calmé l’agitation occasionnée par la rencontre avec les Martin ; le chagrin causé par la nouvelle des fiançailles était passé au second plan à la suite d’une visite faite par Elisabeth Martin chez Mme Goddard peu de jours après ; Henriette n’était pas là mais une lettre avait été laissée pour elle, écrite dans un style propre à la toucher : quelques reproches mélangés à beaucoup d’affection et de bonté. Pendant le séjour de M. Elton à Highbury, les Martin avaient de nouveau été oubliés. Emma jugea opportun, le jour du départ pour Bath, de proposer à Henriette de rendre la visite à Elisabeth Martin.

Emma avait réfléchi longtemps sur la meilleure manière de répondre aux avances de Mlle Martin : d’une part il ne fallait pas faire un affront à la mère et aux sœurs en ne tenant aucun compte de l’invitation reçue ; d’autre part il convenait d’éviter à tout prix le danger d’une nouvelle rencontre avec le jeune homme. Finalement elle prit le parti de conduire elle-même Henriette en voiture jusqu’à Abbey Mill ; elle l’y déposerait et repasserait ensuite la chercher assez tôt pour ne pas laisser le temps aux sujets dangereux d’être abordés ; ce serait l’indication bien nette du degré d’intimité qui restait possible dorénavant.

Elle ne put trouver une combinaison meilleure et tout en reconnaissant qu’il s’y mêlait une certaine dose d’ingratitude, elle l’adopta afin de sauvegarder l’avoir de son amie.