Traduction par Pierre de Puliga.
Journal des débats (p. 127-135).



XIX


Les deux amies marchaient ensemble un matin et Emma jugeait le moment venu de changer de conversation : elle me pensait pas qu’il fût nécessaire pour le soulagement d’Harriet et l’expiation de son propre péché de parler plus longtemps de M. Elton ; en conséquence elle s’efforçait habilement de se débarrasser de ce sujet et elle croyait avoir réussi lorsqu’il revint inopinément à la surface : Emma ayant parlé non sans éloquence des souffrances que les pauvres endurent pendant l’hiver n’avait obtenu pour réponse qu’un plaintif « M. Elton est si bon pour les pauvres ! » Il fallait chercher un autre dérivatif. Elle eut l’idée de faire une visite à Mme et Mlle Bates, dont la maison se trouvait précisément sur son itinéraire. Peut-être trouverait-elle le salut dans le nombre ! Ce serait d’autre part une occasion de se montrer attentionnée et amicale.

Emma savait, en effet, qu’on lui reprochait de se montrer négligente à l’égard de ces dames et de ne pas contribuer comme elle aurait dû à l’amélioration de leur médiocre confort. M. Knightley lui avait maintes fois fait des allusions à ce sujet, et sa conscience l’avait également avertie, mais rien ne pouvait contrebalancer sa répugnance pour une assiduité qu’elle considérait comme une corvée et une perte de temps ; de plus, elle craignait toujours de rencontrer chez Mme Bates la société de second ordre qui fréquentait le modeste intérieur ; aussi allait elle rarement la voir. Avant d’entrer, Emma fit observer à Harriet que, d’après ses précisions, judicieusement établies sur les données du calendrier, elles avaient bien des chances, ce jour-là, d’échapper à une lettre de Jane Fairfax.

La maison, appartenait à des commerçants et les magasins occupaient tout le rez-de-chaussée. Mme et Mlle Bates habitaient l’appartement du premier étage ; elles accueillirent les visiteuses avec une extrême cordialité et une reconnaissance attendrie ; la vieille dame paisible et soignée qui était assise, en train de tricoter, dans le coin le plus abrité de la chambre voulait absolument donner sa place à Mlle Woodhouse et Mlle Bates les accabla littéralement de prévenances de tous genres, de remerciements pour leur visite, d’anxieuses interrogations concernant la santé de M. Woodhouse, de joyeuses communications sur celles de sa mère, de sucreries et de gâteaux.

« Mme Cole venait de partir : elle était entrée pour dix minutes et avait eu la bonté de rester plus d’une heure ; elle avait pris un morceau de gâteau qu’elle avait trouvé excellent ; elle espérait donc que Mlle Woodhouse et Mlle Smith leur ferait également la faveur d’en accepter un morceau. »

Emma comprit de suite que l’allusion à Mme Cole devait nécessairement en amener une concernant M. Elton : M. Cole, en effet était l’ami intime de M. Elton et Emma n’ignorait pas qu’il avait reçu des nouvelles de ce dernier. Inévitablement le contenu de la lettre serait révélé ; en effet, elles furent mises au courant des engagements mondains de M. Elton, de l’accueil qui lui avait été fait, etc.

Emma écouta avec tout l’intérêt voulu et se mit sans cesse en avant pour éviter à Harriet d’avoir à parler ; elle se préparait, une fois ce sujet dangereux épuisé, à entrer dans l’intimité des dames et des demoiselles d’Highbury et à assister à leurs parties de cartes ; mais elle ne s’attendait pas à voir Jane Fairfax succéder à M. Elton ; quoi qu’il en soit, ce dernier fut rapidement expédié par Mlle Bates qui l’abandonna brusquement au profit d’une lettre de sa nièce.

— Mme Cole a été assez bonne pour nous faire une longue visite : dès son arrivée elle a demandé des nouvelles de Jane, elle a une vraie prédilection pour elle. Quand Jane est ici, Mme Cole ne sait comment lui témoigner son affection. Je disais donc qu’elle avait demandé des nouvelles en arrivant : « Je sais que vous ne pouvez pas avoir des nouvelles récentes de Jane ; ce n’est pas le moment de sa lettre » et quand j’ai répondu : « Mais vraiment nous avons reçu une lettre ce matin même », je n’ai jamais vu quelqu’un de plus surpris : « Est-ce possible, dit-elle, voilà qui est tout à fait inattendu. Et que vous dit-elle ? »

Emma fit preuve de son habituelle politesse, en souriant d’un air d’intérêt et répondit :

— Je me réjouis de cette surprise ; j’espère qu’elle est en bonne santé ?

— Merci, vous êtes bien bonne ! reprit la crédule demoiselle en cherchant fiévreusement la lettre. La voici ; je savais bien qu’elle n’était pas loin, mais j’avais mis mon carnet à aiguilles dessus de sorte qu’elle était un peu cachée ; je l’avais eue en main il y a si peu de temps, que j’étais à peu près sûre qu’elle ne pouvait être que sur la table. Je l’ai lue à Mme Cole et depuis son départ je la relisais à ma mère, car une lettre de Jane est un si grand plaisir pour elle qu’elle ne se lasse pas de l’entendre. Je dois avant tout m’expliquer touchant la brièveté de cette lettre ; il est de toute justice que vous sachiez qu’en général Jane couvre les quatre feuilles et qu’elle croise ; aujourd’hui, tout à fait par exception, vous voyez, il n’y a que deux feuilles. Ma mère est étonnée que je puisse si bien déchiffrer les lettres de Jane ; elle dit souvent quand on ouvre la lettre : « Allons, Hetty, cette fois je crois que vous allez avoir fort à faire pour déchiffrer cette mosaïque. » N’est-ce pas maman ? Et je lui réponds que je suis bien sûre qu’elle s’arrangerait à faire ce travail elle-même si je n’étais pas là ; en effet, bien que les yeux de ma mère ne soient plus aussi bons qu’ils étaient, elle voit encore, grâce à Dieu, extraordinairement bien à l’aide de lunettes. C’est une bénédiction. Jane dit souvent lorsqu’elle est ici : « Grand’mère, vous devez avoir joui d’une excellente vue pour voir encore comme vous voyez après avoir exécuté à l’aiguille tant de travaux minutieux ; je souhaite que mes yeux me fassent un aussi long service que les vôtres. »

Mlle Bates parlait si rapidement qu’elle fut obligée de s’arrêter pour reprendre haleine et Emma en profita pour placer une observation aimable sur l’élégante écriture de Mlle Fairfax.

— Vous êtes extrêmement bienveillante, reprit Mlle Bates absolument enchantée, et si bon juge car vous écrivez vous-même si parfaitement ! aucune louange ne pourrait nous être plus sensible que celle de Mlle Woodhouse ; vous savez, ma mère est un peu… et élevant la voix elle ajouta : « Maman, entendez-vous ce que Mlle Woodhouse a l’obligeance de dire sur l’écriture de Jane ? »

Emma eut l’avantage d’entendre sa remarque banale répétée à deux reprises avant que la vieille dame pût en saisir le sens. Pendant ce temps, elle réfléchissait à la manière d’échapper, sans paraître impolie, à la lecture de la lettre, et elle était sur le point de formuler une excuse quelconque et de se retirer quand Mlle Bates se retourna soudainement vers elle et reprit :

— La surdité de ma mère est insignifiante comme vous pouvez le constater : il suffit d’élever la voix et de répéter deux ou trois fois la phrase pour qu’elle entende ; il est vrai qu’elle est accoutumée à ma voix. Pourtant, chose curieuse, elle entend toujours Jane mieux que moi : Jane parle si distinctement ! Celle-ci ne trouvera pas sa grand’mère plus sourde qu’il y a deux ans ; on ne saurait désirer mieux, à l’âge de ma mère ; et il y a réellement deux ans, vous savez que Jane n’est venue ici. Jamais nous n’avions été si longtemps sans la voir et, comme je disais à Mme Cole, je ne sais pas comment nous ferons pour lui témoigner tout notre plaisir.

— Est-ce que vous attendez Mlle Fairfax ?

— Mais oui : la semaine prochaine.

— Vraiment ! Ce sera une vraie joie pour vous.

— Tous nos amis sont surpris et nous témoignent le même intérêt. Je suis sûre que Jane sera aussi heureuse de retrouver ses amis d’Highbury que ceux-ci pourront l’être. Elle arrivera vendredi ou samedi ; elle ne peut préciser, le colonel ayant lui-même besoin de la voiture un des deux jours : les Campbell sont assez bons pour la faire conduire jusqu’ici ! C’est ce qu’ils font toujours du reste. Voilà la raison qui lui a fait écrire aujourd’hui : hors de règle, comme nous disons ; en temps ordinaire, nous n’aurions pas reçu de nouvelles avant mardi ou mercredi.

— C’est ce que je pensais ; je n’espérais pas avoir le plaisir d’entendre parler de Mlle Fairfax aujourd’hui.

— Vous êtes trop bonne ! Sans cette circonstance spéciale en effet nous n’aurions pas eu de lettre aujourd’hui. Ma mère est bien heureuse car Jane doit rester au moins trois mois avec nous ; trois mois ! Elle le dit positivement et je vais avoir le plaisir de vous lire la phrase même de sa lettre. Les Campbell vont en Irlande. Mme Dixon a persuadé son père et sa mère de venir la voir de suite ; ils n’avaient pas l’intention de faire la traversée avant l’été, mais elle est impatiente de les revoir ! C’est bien naturel, car jusqu’à son mariage au mois d’octobre dernier elle ne les avait jamais quittés pour plus d’une semaine et elle a dû éprouver une étrange sensation en se trouvant transportée soudain, j’allais dire dans un autre royaume, en tout cas dans un autre pays. Elle écrivit donc d’une façon très pressante à son père ou à sa mère (je ne sais pas précisément auquel des deux, mais nous le saurons tout à l’heure par la lettre de Jane) tant en son nom qu’en celui de son mari pour les inviter. Ils doivent passer la saison à Dublin et iront ensuite dans leur propriété de Baley-Graig, un endroit merveilleux j’imagine. Jane a beaucoup entendu parler de la beauté de ce domaine par M. Dixon ; il était très naturel qu’il se plût à donner des détails sur sa propriété pendant qu’il faisait sa cour ; Jane avait l’habitude de sortir avec eux, car le colonel et Mme Campbell tenaient essentiellement à ce que leur fille ne sortît pas seule avec M. Dixon, ce que je ne puis qu’approuver ; naturellement Jane entendait tout ce qu’il disait à Mlle Campbell au sujet de sa maison en Irlande. C’est un jeune homme charmant. Elle désirait beaucoup aller en Irlande à la suite de ces descriptions.

À ce moment, un soupçon ingénieux traversa l’esprit d’Emma, relatif à Jane Fairfax, à l’aimable M. Dixon et au fait de ne pas aller en Irlande ; elle dit avec le dessein d’en découvrir davantage :

— Vous devez vous considérer comme très heureuse, que Mlle Fairfax ait la possibilité de venir si longtemps chez vous ; étant donné la particulière amitié qui existe entre elle et Mme Dixon, vous ne pouviez guère espérer qu’elle pût se dispenser d’accompagner le colonel et Mme Campbell.

— C’est précisément ce que nous avons toujours craint, car nous n’aurions pas aimé la sentir si loin de nous pendant plusieurs mois ; mais, vous voyez, tout tourne pour le mieux. M. et Mme Dixon désiraient vivement que Jane accompagna le colonel et Mme Campbell ; soyez sûre que rien ne pouvait être plus affectueuse et plus pressante que leur double invitation ; M. Dixon est un si charmant jeune homme ! Depuis le service qu’il a rendu à Jane, à Weymouth, pendant cette promenade en bateau où elle fut soudain entourée par une partie de la voilure et, sans son intervention, elle eût infailliblement été projetée à la mer. Je ne puis jamais penser à cet accident sans trembler, et depuis, je ressens une véritable affection pour M. Dixon !

— Mais somme toute, malgré les instances de ses amis et son propre désir de connaître l’Irlande, Mlle Fairfax préfère consacrer son temps à sa famille.

— Oui, c’est absolument son choix et le colonel et Mme Campbell approuvent sa décision ; ils espèrent que l’air natal lui sera salutaire ; elle n’a pas été bien depuis quelque temps.

— Je regrette de l’apprendre. Mme Dixon doit être bien désappointée. Mme Dixon, d’après ce que j’ai compris, n’est pas d’une grande beauté, et ne peut pas être comparée à Mlle Fairfax.

— Oh non. Vous êtes bien bonne de parler de Jane en termes si flatteurs, mais en vérité il ne peut y avoir de comparaison entre elles. Mlle Campbell a toujours été laide, mais extrêmement élégante et aimable.

— Oui, naturellement.

— Jane a attrapé un mauvais rhume, pauvre enfant, au mois de novembre dernier, et elle n’a jamais été bien depuis ; elle n’y avait jamais fait allusion pour ne pas nous tourmenter. Je reconnais sa délicatesse habituelle ! Nous pensons que trois ou quatre mois d’Highbury la remettront entièrement ; personne ne pourrait la soigner comme nous le faisons.

— Il me semble que cet arrangement est parfait à tous les points de vue.

— Elle arrivera vendredi ou samedi et les Campbell quittent la ville pour aller à Holyhead le lundi suivant comme vous le verrez dans la lettre de Jane. Vous pouvez comprendre, chère Mademoiselle Woodhouse, dans quelle agitation cette nouvelle inopinée m’a jetée ! Il faut nous attendre à lui trouver mauvaise mine. Il faut que je vous raconte ce qui m’est arrivé de malheureux à ce propos : j’ai toujours soin de parcourir les lettres de Jane avant de les lire à ma mère de crainte qu’il n’y ait quelque chose qui puisse l’attrister. Jane m’a bien recommandé d’agir ainsi et je le fais toujours ; aujourd’hui je commençais à lire avec mes précautions habituelles ; mais à peine étais-je arrivée au passage où elle fait allusion à sa maladie, que je m’écriai : « Ciel ! ma pauvre Jane est malade ! » et ma mère qui était aux aguets, m’entendit distinctement et fut extrêmement alarmée. En continuant, je m’aperçus bientôt que l’état de Jane n’était pas aussi grave que je me l’étais imaginé ; je suis ensuite parvenue à rassurer ma mère, mais je ne comprends pas comment j’ai pu être aussi inconséquente. Si Jane ne se remet pas de suite, nous ferons venir M. Perry ; il est si généreux et si affectionné à Jane que, probablement, il n’aura pas l’intention de prendre des honoraires pour ses soins, mais nous ne le souffrirons pas ; il a une femme et des enfants à entretenir et il n’est pas juste qu’il gaspille son temps. Eh bien, maintenant que je vous ai donné une idée sommaire de la lettre de Jane, je vais vous la lire, ce qui sera beaucoup plus intéressant.

— Je crains que nous ne soyons forcées de nous sauver, dit Emma en jetant un coup d’œil à Harriet et en se levant, mon père nous attend ; je n’avais pas l’intention, je ne pensais même pas avoir la possibilité de rester plus de cinq minutes. Je suis entrée parce que je n’ai pas voulu passer votre porte sans prendre des nouvelles de Mme Bates, mais le temps a passé si agréablement que j’ai oublié ma résolution. Il nous faut pourtant vous dire au revoir, à vous et à Mme Bates.

Malgré les plus vives instances, Mlle Bates ne parvint pas à retenir Emma ; celle-ci, une fois dehors, ne dissimula pas sa satisfaction d’avoir échappé, à la lecture in extenso de la lettre préalablement résumée !