Traduction par Pierre de Puliga.
Journal des débats (p. 135-141).



XX


Jane Fairfax était orpheline : c’était l’unique enfant de la plus jeune fille de Mme Bates. Le mariage du lieutenant Fairfax et de Mlle Jane Bates avait eu son heure de célébrité et de joie ; ce n’était plus aujourd’hui qu’un souvenir de deuil : lui était mort aux colonies et peu après sa veuve était morte de chagrin à son tour.

La petite Jane avait trois ans quand elle perdit sa mère ; elle devint la consolation de sa grand’mère et de sa tante et tout semblait présager qu’elle était fixée à Highbury pour la vie ; mais l’intervention d’un ami de son père modifia sa destinée ; le colonel Campbell tenait en grande estime le lieutenant Fairfax et, de plus, il considérait devoir la vie aux soins dont son compagnon d’armes l’avait entouré pendant les accès d’une fièvre contractée au cours d’une campagne. Il demeura fidèle à la mémoire de son ami et, bien que plusieurs années se fussent écoulées entre la mort du pauvre Fairfax et le retour du colonel en Angleterre, sa reconnaissance n’en fut pas affaiblie : dès son arrivée, il s’occupa de rechercher l’enfant et s’intéressa à elle. Le colonel était marié et avait une fille à peu près de l’âge de Jane ; cette dernière fut invitée à venir passer de longs mois chez les Campbell ; elle était jolie et intelligente et fut prise en affection par toute la famille ; quand Jane eut neuf ans, la grande tendresse que leur fille manifestait pour sa petite compagne et en même temps leur désir de se montrer de véritables amis amenèrent le colonel et Mme Campbell à proposer de prendre la charge entière de l’enfant. L’offre fut acceptée, et depuis cette époque Jane avait fait partie de la famille du colonel Campbell ; elle n’était plus venue chez sa grand’mère qu’en visite de temps en temps.

Il fut décidé que l’on ferait d’elle une institutrice ; les quelques milliers de francs qu’elle avait hérités de son père ne pouvaient, en effet, suffire à lui assurer l’indépendance et le colonel Campbell n’était pas lui-même en situation de la lui procurer ; car bien que son revenu provenant de ses appointements et de ses charges fût considérable, il n’avait, d’autre part, qu’une petite fortune personnelle qu’il devait transmettre intacte à sa fille ; mais il espérait qu’en donnant à Jane une éducation soignée, il la mettrait à même de gagner sa vie honorablement. En vivant constamment avec des gens intelligents et cultivés, le cœur et l’intelligence de l’enfant s’étaient affinés ; de plus la résidence du colonel Campbell étant à Londres, tous les talents d’agrément avaient été cultivés sous la direction de maîtres de premier ordre. Les dispositions et les capacités de Jane Fairfax étaient dignes des soins dont les entoura l’amitié et à dix-huit ans elle était aussi qualifiée qu’on peut l’être à cet âge pour l’instruction et l’éducation des autres ; mais les Campbell étaient trop attachés à leur jeune amie pour se résigner à se séparer d’elle : ni le père ni la mère n’avaient le courage de prendre une décision et la fille ne pouvait en supporter la pensée. La triste échéance fut reculée ; on décida que Jane était encore trop jeune pour quitter la maison, elle demeura donc avec eux partageant comme une autre fille tous les plaisirs d’une société élégante, et tous les agréments d’un confortable intérieur ; Jane ne pouvait pourtant s’empêcher de penser et son bon sens lui rappelait que cette vie ne pouvait durer. L’affection de toute la famille et en particulier la tendresse de Miss Campbell faisait d’autant plus honneur aux deux parties que la supériorité de Jane tant par la beauté que par les dons intellectuels était évidente. Néanmoins leur intimité demeura aussi étroite jusqu’au mariage de Mlle Campbell ; celle-ci attira l’affection d’un jeune homme riche et agréable, M. Dixon, peu après avoir fait sa connaissance ; elle fut demandée en mariage sans délai et se trouva heureusement établie tandis que Jane Fairfax, restait, malgré son charme incontestable, avec la seule perspective d’avoir à gagner sa vie. Jane avait résolu qu’à l’âge de vingt et un ans une nouvelle période commencerait pour elle : elle accomplirait le sacrifice complet pour lequel elle se préparait depuis longtemps, elle renoncerait aux plaisirs de la vie, aux satisfactions du monde pour accepter le joug de sa nouvelle existence.

Le bon sens du colonel et de Mme Campbell ne pouvait pas s’opposer à cette résolution qui leur était pourtant pénible. Ils savaient que tant qu’ils vivraient aucun travail n’était nécessaire ; leur intérieur serait toujours celui de Jane ; pour leur propre satisfaction ils auraient voulu la garder près d’eux ; mais c’était agir en égoïstes : il était préférable que ce qui devait être, fût de suite. Peut-être même commençaient-ils à sentir qu’ils auraient mieux fait d’épargner à la jeune fille l’occasion de prendre goût à une vie de loisirs à laquelle elle devait renoncer aujourd’hui. Néanmoins, ils furent heureux de se raccrocher à une excuse raisonnable pour prolonger de quelques mois la bienfaisante trêve ; Jane n’avait jamais été tout à fait bien portante depuis le mariage de leur fille et, en conséquence ils déclarèrent s’opposer à ce qu’elle assumât de nouveaux devoirs tant qu’elle n’aurait pas retrouvé toutes ses forces.

Le récit que Jane avait fait à sa tante des raisons qui l’avaient empêchée d’accompagner les Campbell en Irlande était l’expression de la vérité sinon de la vérité tout entière : c’était bien elle qui avait choisi l’alternative de consacrer à ses parents d’Highbury tout le temps de l’absence des Campbell, de passer ses derniers mois de liberté avec celles qui l’aimaient tant ; les Campbell de leur côté approuvèrent immédiatement ce projet qui leur paraissait à tous les points de vue opportun. Highbury devait donc, au lieu de recevoir la visite attendue de M. Frank Churchill ; se contenter pour le moment de la présence de Jane Fairfax qui n’avait pas le mérite de la nouveauté.

Il déplaisait à Emma de devoir se montrer polie et attentive pendant plusieurs mois vis-à-vis d’une personne qu’elle n’aimait pas : elle savait qu’elle serait contrainte de faire plus qu’elle ne le désirait et que, malgré tout, ce ne serait pas assez ! Elle n’aurait pas su dire pourquoi Jane Fairfax ne lui était pas sympathique : M. Knightley lui avait dit une fois que c’était parce qu’elle voyait en Jane la jeune fille véritablement accomplie qu’elle avait l’ambition de paraître ; et bien que cette imputation eût été sur le moment résolument contredite, la conscience d’Emma n’était pas parfaitement tranquille à ce sujet. Il lui avait toujours été impossible d’arriver avec Jane à des relations d’intimité ; elle s’étonnait de trouver chez la jeune fille une sorte de froideur, une réserve qui pouvait à bon droit passer pour de l’indifférence ; un autre de ses griefs contre Jane était le bavardage éternel de Mlle Bates ! Elle n’avait pas de meilleures raisons à invoquer. En réalité, cette antipathie était si injustifiée qu’elle ne revoyait jamais Jane Fairfax, après une longue absence, sans se rendre compte qu’elle l’avait mal jugée. Ce fut précisément l’impression qu’elle ressentit lors de la première visite qu’elle fit aux Bates après l’arrivée de Jane Fairfax.

Emma fut particulièrement frappée par l’apparence et les manières de celle qu’elle s’ingéniait à déprécier depuis deux ans. La taille de Jane Fairfax était au-dessus de la moyenne, sa tournure particulièrement gracieuse ; elle était parfaitement proportionnée.

Emma dut reconnaître que les traits du visage étaient plus parfaits chez l’original que dans sa mémoire ; on ne pouvait nier la beauté des grands yeux gris ombrés de longs cils ; et même le teint, dont elle se complaisait à souligner la pâleur, avait acquis une fraîcheur et un éclat que rehaussait la délicatesse de l’épiderme. La distinction était la note caractéristique de ce genre de beauté et Emma ne se sentait pas le courage de renier ses principes au point de ne pas admirer, fut-ce chez Jane Fairfax, un don qu’elle prisait par dessus tout.

En somme, pendant cette première visite chez les Bates elle ne cessa de regarder Jane avec complaisance ; outre le plaisir des yeux, elle éprouvait la satisfaction de réparer son injustice, et elle résolut de ne plus se laisser aller à son antipathie irraisonnée. Elle ne pouvait s’empêcher de ressentir du respect et de la compassion en considérant le sort qui était réservé à tant de beauté et d’élégance. Emma n’hésita pas à renoncer à l’idée de séduction vis-à-vis de M. Dixon que son imagination lui avait tout d’abord suggérée ; il lui paraissait probable maintenant que cet amour n’était pas partagé. Dans ce cas, elle jugeait que rien ne pouvait être plus honorable que le sacrifice auquel la jeune fille s’était résolue ; elle admettait que c’était poussée par le plus pur des motifs que Jane se refusait à aller en Irlande, et afin de se séparer définitivement de lui et de toute la famille, qu’elle avait décidé de commencer sans nouveau délai sa carrière de devoirs.

Dans l’ensemble, Emma la quitta avec des sentiments si radoucis et charitables qu’en rentrant chez elle elle se prit à songer et à regretter qu’Highbury ne puisse fournir aucun jeune homme en état de donner l’indépendance à cette jolie créature.

Ces charmantes dispositions ne furent point de longue durée. En effet, avant qu’Emma ne se fut publiquement compromise par une protestation d’amitié pour Jane Fairfax, qu’elle n’eut fait amende honorable et rétracté ses anciens préjugés d’une façon plus explicite qu’en disant à M. Knightley « elle est certainement très belle » ; ses sentiments s’étaient de nouveau modifiés : Jane était venue passer une soirée à Hartfield avec sa grand-mère et sa tante. Emma avait pu constater que les causes d’agacement subsistaient toujours. La tante était aussi ennuyeuse que d’habitude, plus même, car à son admiration pour les facultés de Jane venait s’ajouter maintenant l’anxiété pour la santé de sa nièce ; ils eurent à subir l’évaluation de l’exacte quantité de pain et de beurre que Jane mangeait à déjeuner, de la petite tranche de mouton qu’elle pouvait supporter à dîner ; il fallut examiner les nouveaux bonnets et les sacs à ouvrage que Jane avait confectionnés pour ses parentes ! On fit de la musique : Emma fut forcée de s’asseoir la première au piano et elle eut l’impression que les remerciements et les compliments de rigueur n’étaient pas absolument dépourvus d’une certaine affectation de modestie très apte à mettre en valeur le jeu impeccable de sa rivale. De plus, et c’était le point capital, Jane se montrait si froide, si réservée ! Il n’y avait pas moyen de connaître sa véritable opinion : enveloppée d’un manteau de politesse, elle se tenait sur une sorte de défensive qui autorisait tous les soupçons.

Il semblait que Jane affectât une réserve particulière au sujet de Weymouth et des Dixon ; elle était absolument impénétrable sur le caractère de M. Dixon et sur les avantages de ce mariage. Ce n’était qu’approbations vagues, sans un détail précis. Toute sa prudence ne lui servit de rien. Emma en devina l’artifice et revint à sa première idée : Qui sait si M. Dixon n’avait pas été bien près de remplacer une amie par l’autre !

La même réserve, du reste, s’étendait à tous les sujets : Jane s’était trouvée à Weymouth en même temps que M. Frank Churchill ; on apprit qu’ils avaient fait connaissance, mais il fut impossible à Emma d’obtenir un mot d’information sur le caractère du jeune homme. Était-il bien physiquement ?

— Elle croyait que l’opinion générale s’accordait à le trouver bien.

— Était-il aimable ?

— On le jugeait généralement de manières agréables.

— Est-ce qu’il paraissait intelligent, cultivé ?

— À la suite d’une fréquentation dans une ville d’eau ou de rencontres peu fréquentes à Londres, il était bien difficile de porter un jugement de ce genre. Il n’y avait guère que les manières qu’on pût se permettre d’apprécier dans ces conditions.

Emma ne pardonna pas à Jane Fairfax ces diverses réticences diplomatiques.