Traduction par Pierre de Puliga.
Journal des débats (p. 97-102).



XIV


En entrant dans le salon de Mme Weston les deux hommes durent composer leur contenance : M. Elton dissimula son contentement et M. Jean Knightley sa mauvaise humeur ; le premier fit effort pour ne pas sourire, le second, au contraire, pour se dérider. Emma seule demeurait parfaitement naturelle et laissait voir sa joie sans contrainte : c’était pour elle un vrai plaisir de se trouver à Randalls ; M. Weston était tout à fait dans ses bonnes grâces, quant à sa femme, il n’y avait pas au monde une autre personne vis-à-vis de laquelle Emma se sentit aussi à l’aise ; elle savait que celle-ci était toujours prête à écouter avec sympathie l’énumération des menus incidents de la journée qui sont la base du bonheur domestique ; ce plaisir n’était pas à leur portée ce soir-là, mais la seule vue de Mme Weston, son sourire, sa voix, son geste procurait à Emma un vrai bien-être et elle résolut de penser le moins possible aux bizarreries de M. Elton et de jouir de sa soirée sans arrière-pensée. Avant leur arrivée, toutes les expressions de regret au sujet de l’indisposition d’Harriet avaient été épuisées : M. Woodhouse avait eu le temps de donner tous les détails y afférents et même de faire l’historique de leur voyage en voiture ; il terminait son récit lorsque les autres arrivèrent et Mme Weston qui s’étaient jusqu’alors exclusivement consacrée à lui se leva pour accueillir sa chère Emma.

Emma qui se proposait d’oublier l’existence de M. Elton s’aperçut avec regret, quand chacun eut pris sa place, que celui-ci était assis auprès d’elle. Elle se rendit compte qu’il lui serait difficile de ne pas évoquer l’étrange insensibilité dont il avait fait preuve vis-à-vis d’Harriet tant qu’il se tiendrait à ses côtés ; M. Elton, du reste, s’ingéniait à attirer l’attention de sa voisine sur sa mine réjouie et ne cessait de lui adresser nominativement la parole. En dépit de son désir, elle ne pouvait faire autrement que de penser : « Serait-il possible que mon beau-frère eût deviné juste ? Cet homme est-il en train de me transférer l’affection qu’il avait vouée à Harriet ? Voilà ce que je ne saurais tolérer ! »

Par la suite, M. Elton manifesta une si vive anxiété touchant les risques qu’elle avait courus de prendre froid en venant à Randalls, témoigna d’un si touchant intérêt pour M. Woodhouse, fit l’éloge de Mme Weston avec une persistance si outrée et finalement se mit à admirer les dessins d’Emma avec tant de zèle et si peu de compétence que celle-ci dut reconnaître qu’il avait tout à fait l’allure d’un amoureux ; après cette constatation, ce ne fut pas sans efforts qu’Emma réussit à dissimuler son mécontentement ; par égard pour sa propre dignité elle ne voulait pas être malhonnête, et à cause d’Harriet, dans l’espoir que les choses pourraient encore s’arranger, elle continua même à être polie. Elle eut d’autant plus de mérite à se contraindre que, pendant la période la plus aiguë des ridicules effusions de M. Elton, il était question dans le groupe voisin d’un sujet qui l’intéressait beaucoup ; les mots : « mon fils, Frank » frappèrent son oreille à plusieurs reprises et il lui parut que M. Weston avait fait allusion à l’arrivée prochaine de son fils ; mais avant qu’elle ne fût parvenue à calmer l’exaltation de M. Elton, on avait changé de conversation et elle ne trouva plus l’occasion de questionner M. Weston.

Malgré qu’Emma fût décidée à ne pas se marier, elle ne pouvait s’empêcher de prendre un intérêt particulier aux faits et gestes de M. Frank Churchill. Elle avait souvent pensé, surtout depuis le mariage de M. Weston avec Mlle Taylor que, le cas échéant, il y avait là pour elle un parti tout indiqué comme âge, fortune et situation. Emma était persuadée que M. et Mme Weston avaient eu la même idée ; tout en ne voulant pas se laisser influencer par eux ni ne renoncer à la légère aux avantages de l’indépendance, elle avait une grande curiosité de voir Frank Churchill, était disposée à le trouver agréable, nourrissait le désir de lui plaire jusqu’à un certain point et éprouvait une satisfaction anticipée à la pensée des suppositions et des projets que ne manqueraient pas de provoquer parmi ses amies les assiduités du jeune homme.

Quand enfin délivrée de M. Elton, Emma se trouva assise à dîner, à la droite de M. Weston, celui-ci profita du premier moment de liberté que lui laissa la selle de mouton pour lui dire :

— Il ne nous manque que deux convives pour être au complet. Je voudrais voir ici deux personnes de plus : votre jolie petite amie Harriet Smith et mon fils. Je crois que vous n’avez pas entendu ce que j’ai dit au salon au sujet de Frank : j’ai reçu une lettre de lui ce matin ; il sera ici dans quinze jours.

Emma manifesta comme il convenait le plaisir que lui causait cette nouvelle et se déclara tout à fait d’accord avec son voisin au sujet de l’agrément qu’ajouterait la présence de Mlle Smith et de M. Frank Churchill.

— Il désirait venir nous voir, continua M. Weston, depuis le mois de septembre : dans chacune de ses lettres il parlait de ce voyage, mais il ne peut choisir son moment. Il faut qu’il consulte ceux qu’il a le devoir de contenter et qui, entre nous, ne sont satisfaits qu’au prix des plus grands sacrifices. Mais cette fois je ne doute pas de le voir arriver dans la seconde semaine de janvier.

— Ce sera pour vous une grande joie, et je suis sûre que Mme Weston qui est si désireuse de faire la connaissance de M. Frank Churchill sera presqu’aussi heureuse que vous.

— Elle le serait en effet si elle ne craignait pas qu’il n’y eût une nouvelle remise. Elle n’a pas la même confiance que moi dans sa venue ; mais il faut considérer qu’elle ne connaît pas le milieu comme je le connais. Je puis vous dire à vous la raison de l’incertitude qui subsiste encore ; – ceci entre nous ; je n’y ai fait aucune allusion dans le salon ; il y a des secrets dans toutes les familles – certaines personnes sont invitées à passer le mois de janvier à Enscombe et la venue de Frank dépend du sort de cette invitation : s’ils viennent il ne peut pas bouger ; mais je sais pertinemment qu’ils ne viendront pas, car il s’agit d’une famille pour laquelle une dame qui n’est pas sans influence à Enscombe n’entretient aucune sympathie ; et bien que l’on se croie forcé de les inviter une fois tous les deux ans, il y a toujours quelque excuse pour les remettre. Je n’ai aucun doute sur la manière dont finira cette négociation. Je suis aussi sûr de voir Frank ici vers le milieu de janvier que je le suis d’y être moi-même ; mais votre bonne amie qui est là – et il indiquait de la tête la place en face de lui – est elle-même si sujette aux caprices qu’elle n’arrive pas à mesurer leur empire ; mon expérience m’apprend au contraire que ce sont des facteurs importants de la vie à Enscombe.

— Je suis fâchée qu’il y ait le moindre doute dans l’affaire, reprit Emma, mais je suis disposée néanmoins à me ranger à votre avis, car vous êtes au courant des habitudes de l’endroit.

— Je n’ai été, en effet, que trop à même d’apprécier l’humeur des châtelains d’Enscombe, bien que je n’y aie jamais mis les pieds de ma vie. Mme Churchill est une femme bizarre ! Je ne me permets jamais de parler mal d’elle à cause de Frank ; je croyais autrefois qu’elle n’était capable d’avoir d’affection pour personne, mais je reconnais maintenant qu’elle aime son neveu. J’estime que la tendresse qu’il a su inspirer fait honneur à Frank d’autant plus qu’en général Mme Churchill est, – je vous parle en toute liberté, – complètement insensible. Elle a un caractère diabolique !

Emma prenait tant d’intérêt à ce sujet qu’elle l’entama avec M. Weston aussitôt qu’on fut passé dans le salon ; elle souhaita à son amie de trouver dans cette rencontre la complète satisfaction qu’elle était en droit d’attendre, tout en reconnaissant qu’une première entrevue n’allait pas sans quelque aléa. Mme Weston la remercia et lui confia qu’elle serait bien contente de pouvoir être sûre d’avoir cette gêne à surmonter à l’époque fixée ; « en réalité ajouta-t-elle, je ne m’attends pas à sa venue, je ne puis pas être optimiste comme M. Weston, j’ai bien peur que ce projet ne s’évanouisse en fumée. M. Weston vous a, sans doute, mise au courant des circonstances précises.

— Oui, tout semble dépendre de la mauvaise humeur de Mme Churchill, laquelle me paraît être la chose la plus certaine du monde.

— Ma chère Emma, reprit Mme Weston en souriant, est-il permis de fonder quelque espérance sur un caprice ?

Puis se tournant vers Isabelle qui s’était approchée à cet instant, elle continua :

— Il faut que vous sachiez ma chère Madame Jean Knightley, que la venue de M. Frank Churchill n’est pas le moins du monde certaine ; elle est entièrement subordonnée à l’humeur et au bon plaisir de sa tante. À vous, à mes deux filles je puis dire la vérité : Mme Churchill est maîtresse absolue à Enscombe, et nul ne peut prévoir si elle sera disposée à se priver de lui.

— Oh ! reprit Isabelle, tout le monde connaît Mme Churchill et je ne pense jamais à ce pauvre jeune homme qu’avec compassion ; ce doit être terrible de vivre avec une personne affligée d’un mauvais caractère ; c’est heureusement ce que nous n’avons jamais connu. Quelle bénédiction qu’elle n’ait pas eu d’enfants. Ces petites créatures eussent certainement été très malheureuses !

Emma regretta de ne pas être seule avec Mme Weston qui lui parlait avec plus d’abandon qu’à personne ; elle savait qu’en tête à tête Mme Weston ne lui cacherait rien concernant les Churchill excepté leur rêve matrimonial dont son imagination l’avait instinctivement avertie.

M. Woodhouse revint bientôt au salon ; il ne pouvait supporter demeurer longtemps à table après dîner ; il n’aimait ni le vin, ni la conversation et se hâtait de venir retrouver celles auprès desquelles il était toujours content. Pendant qu’il parlait avec Isabelle, Emma trouva l’occasion de dire à Mme Weston.

— Je suis fâchée que cette présentation, qui sera forcément un peu gênante, ne puisse prendre place à la date fixée ou du moins que ce soit si incertain.

— Oui et chaque délai m’en fait appréhender un autre. Même si cette famille, les Braithwaites, est remise, je crains qu’on ne trouve quelqu’autre excuse pour nous désappointer. Je ne veux pas croire qu’il y mette de la mauvaise volonté ; mais je suis sûre qu’il y a du côté des Churchill un vif désir de le garder pour eux tout seuls ; il y entre un peu de jalousie ; ils sont même jaloux, je crois, de l’affection qu’il a pour son père. En un mot, j’ai peu de confiance et je voudrais que M. Weston soit moins optimiste.

— Il devrait venir, dit Emma, quand même il ne devrait rester qu’un jour ou deux ; je ne puis croire qu’un jeune homme ne puisse prendre sur lui une chose si simple. Une jeune fille si elle tombe dans de mauvaises mains peut être séquestrée et tenue à l’écart de ceux qu’elle désire voir, mais il n’est pas admissible qu’un jeune homme ne soit pas libre de venir passer une semaine avec son père s’il le souhaite réellement.

— Il faudrait être à Enscombe et connaître les habitudes de la famille pour pouvoir prononcer avec équité sur ce qu’il est en état de faire. Il est sage, je crois, d’apporter la même prudence dans ses jugements sur la conduite d’une personne quelconque ; mais, en tous cas, il ne faut pas juger des choses d’Enscombe suivant les règles générales : elle est très déraisonnable et tout cède à ses désirs.

— Mais elle aime tant son neveu, il est tellement dans ses bonnes grâces qu’il se trouve dans une situation privilégiée ; il me semble, d’après l’idée que je me fais de Mme Churchill, que si elle est portée à n’avoir aucun égard aux désirs de son mari et à régler sur ses caprices sa conduite vis-à-vis de lui à qui elle doit tout, elle est sans doute gouvernée par son neveu à qui elle ne doit rien du tout.

— Ma chère Emma, ne prétendez pas, d’après les lumières de votre aimable nature, expliquer les extravagances d’un détestable caractère ; n’essayez pas d’assigner des règles à ce qui ne connaît pas de mesure. Je ne doute pas que Frank n’ait, à un certain moment, une influence considérable sur sa tante ; mais il lui est impossible de prévoir d’avance l’époque et le jour où il pourra s’en servir.

Emma écouta avec attention et répondit simplement :

— Je ne serai pas satisfaite s’il ne vient pas.

— Il se peut que son influence soit considérable sur certains points et moindres sur d’autres ; et parmi ceux où il ne peut rien il est bien probable qu’il faut inclure le fait de les quitter pour venir nous voir.