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LE POEME DE M Y HZ A.

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l’homme, lui semblait un bienfait de la Providence.
L’homme la contemplait chaque jour avec une surprise
et une admiration nouvelles. Il la regardait comme supérieure
à lui, malgré sa faiblesse, et souvent il lui disait
Tu n’es pas ma sœur tu n’es pas ma femme, tu es
un ange que Dieu m’a envoyé pour me consoler, et qu’il
me reprendra peut-être dans quelques jours, car il est
impossible que tu meures. Une si belle création ne peut
pas être anéantie. Promets-moi que, si lu me vois mourir,
tu retourneras aux cieux pour n’appartenir à personne
après moi.

Et elle promettait en souriant tout ce qu’il voulait, car
elle ne savait pas si elle était immortelle, elle ne s’en inquiétait
pas, pourvu que son époux lui répétât sans cesse
qu’il l’aimait plus que sa vie.

Or, ils vivaient sur une montagne élevée, loin des
lieux habités par les autres hommes ; car l’époux de la
femme, tourmenté de crainte, avait transporté sa demeure
et ses troupeaux dans le désert, afin de mieux
cacher le trésor qui faisait son bonheur et ses angoisses.
Je ne comprends pas, lui disait-il, le sentiment que
vous m’avez inspiré pour mes frères. Je les chérissais
avant de vous connaître, et, malgré mon goût pour la
solitude, j’aurais tout partagé volontiers avec eux. Quand
je descendais dans la vallée aux jours de fète, leur vue
réjouissait mon âme, et je priais avec plus de ferveur
prosterné au milieu d’eux dans le temple. Aujourd’hui
leur approche m’est odieuse et quand je les vois de loin
je me cache, de peur qu’ils ne m’abordent et ne cherchent
à pénétrer aux lieux où vous èles. A la seule idée
qu’un de mes frères pourrait vous apercevoir, je frissonne
comme si l’heure de ma mort était venue. L’autre jour
j’ai vu près d’ici la trace d’un pied humain sur le sable,
et j’aurais voulu être un rocher pour attendre au bord du
sentier l’audacieux qui pouvait revenir, et l’écraser à son
passage. Mais, héla» ! ajoutait-il, les autres hommes sont
immortels, et seul je puis craindre la chute d’un rocher.
Si je tombais dans un précipice, vous descendriez dans
la vallée pour être nourrie et protégée par un autre
homme, et vous m’auriez bientôt oublié ; car il n’est pas
un de ces immortels qui ne fit le sacrifice de son immortalité
pour vous posséder. C’est pourquoi, malgré mon
amour pour vous, je ne puis m’empêcher de désirer que
la mort vous atteigne aussi tôt que moi.

Et la femme lui répondait Si tu tombais dans un
ravin, je m’y jetterais après toi et si Dieu me refusait la
mort, jo mutilerais mon corps et je détruirais ma beauté
pour ne pas plaire à un autre.

Lorsque la femme mit au monde son premier-né, il
lui sembla que sa mort était proche, car elle sentait de
grandes douleurs ; et comme son époux criait avec angoisses
vers le Seigneur, elle lui dit Ne pleurez point
et réjouissez-vous, car mon corps se brise, et mon âme
est heureuse de ce qui m’arrive ; je sens que je ne suis
pas immortelle, et que je ne resterai pas sans vous sur
la terre.

L’époux de la femme fut rencontré dans les montagnes
par quelques-uns de ses frères, et ceux-ci virent qu’il
était pâle et maigri, et qu’une singulière inquiétude était
répandue sur sa figure. Ils racontèrent ce qu’ils avaient
vu et comme jusque-là les fatigues et l’ennui n’avaient
point été assez rudes à l’esprit de l’homme pour que son
corps indestructible pût en recevoir une telle altération,
chacun s’étonna de ce qu’il entendait de la bouche de ces
témoins, comme s’ils eussent annoncé l’apparition d’une
nouvelle race dans le monde, ou une perturbation dans
l’ordre de la nature.

Plusieurs, entraînés par la curiosité, s’enfoncèrent
dans les montagnes pour chercher leur frère ; mais il
avait si bien caché sa demeure derrière les lianes des
forêts et les pics des rochers, qu’il se passa plusieurs
années avant qu’on la découvrît. Enfin il fut rencontré, et
ceux qui le virent s’écrièrent Homme, quel mal as-tu
fait pour être ainsi vieilli et malade comme les animaux
périssables ? 11 répondit Je ne ressemble pas à mes
frères, mais je n’ai fait aucun mal, et Dieu m’a visité et
révélé plusieurs secrets que je vous enseignerai. Il parlait

ainsi pour donner le change à leur curiosité, et pendant
la nuit il essaya de transporter sa famille dans un lieu
encore plus inaccessible. Mais le jour le surprit avant
qu’il fùt parvenu à sa nouvelle retraite, et il fut rencontré
avec sa femme montée sur un âne sauvage, et ses enfants,
dont le plus jeune était dans ses bras.
A cette vue, les voyageurs se prosternèrent ; la femme
leur parut si belle qu’ils la prirent pour un ange ; et,
malgré la résistance de l’époux, ils l’entraînèrent dans
la vallée, la firent entrer dans le temple, et, lui élevant
un autel ils l’adorèrent. Ce fut la première idolâtrie.
L’époux espérait que le respect les empêcherait de
convoiter cette femme ; mais elle, craignant d’offenser
le Seigneur, brisa les liens de fleurs dont on l’avait enlacée,
et tomba dans lesbras de son époux en s’écriant
Je ne suis point une divinité, mais une esclave de
Dieu une créature périssable et faible, la femme et la
sœur de cet homme. Je lui appartiens, parce que Dieu
m’a envoyée vers lui si vous essayez de m’en séparer,
je me briserai la tête contre cet autel, et vous me verrez
mourir car je suis mortelle et mon époux l’est aussi.
A ces mots les voyageurs éprouvèrent une émotion
inconnue, et furent saisis d’une sympathie étrange pour
ces deux infortunés ; comme ils étaient bons et justes, 1
ils respectèrent la fidélité de la femme. Ils la comteinplèrent
avec admiration, prirent ses enfants dans leurs
bras, et, ravis de leur beauté délicate et de leurs naïves
paroles ils se mirent à les aimer.

Alors le peuple immortel, tombant à genoux, s’écria
0 Dieu, ôte-nous l’immortalité, et donne à chacun
de nous une femme comme celle-ci ; nous aimerons ses
enfants, et nous travaillerons pour notre famille jusqu’à
l’heure où tu nous enverras la mort ; nous te bénirons
tous les jours si tu exauces notre œu.

La voûte du temple fut enlevée par une main invisible,
un escalier ardent, dont chaque marche était une nuance
de l’arc-en-ciel, parut se dérouler jusqu’à la terre. Du sommet
invisible de cet escalier, on vit descendre des formes
vagues et lumineuses, qui peu à peu se dessinèrent en
se rapprochant ; des chœurs de femmes plus belles que
toutes les fleurs de la terre et toutes les étoiles des cieux
remplirent le sanctuaire en chantant ; un ange était
venu s’abattre sur le dernier degré, et à chaque femme
qui le franchissait, il appelait un homme qu’il choisissait
selon les desseins de Dieu et mettait la main de l’époux
dans la sienne.

Quelques hommes, cependant, voulurent conserver
leur immortalité. Mais l’amour de la femme était si enivrant
et si précieux, qu’ils ne purent résister au désir
de le goûter et qu’ils essayèrent de séduire les femmes
de leurs frères. Alais ils moururent de mort violente ;
Dieu les châtia, afin que le premier crime commis sur
la terre n’eût point d’imitateurs.

Pendant longtemps malgré les souffrances de cette
race éphémère, l’âge d’or régna parmi les hommes et
la fidélité fut observée entre les époux.

Mais peu à peu le principe divin et immortel qui avait
animé les premiers hommes s’affaiblissant de génération
en génération, l’adultère, la haino, la jalousie, la violence,
le meurtre et tous les maux do la race présente
se répandirent dans l’humanité ; Dieu fut obligé de voilor
sa face et de rappeler à lui ses anges. La Providence devint
de plus en plus mystérieuse et muette, la terre
moins féconde, l’homme plus débile et sa conscience
plus voilée et plus incertaine. Les sociétés inventèrent,
pour se maintenir, des lois qui hâtèrent leur chute ; la
vertu devint difficile et se réfugia dans quelques âmes
choisies. Mais Dieu infligea pour châtiment éternel à cette
race perverse le besoin d’aimer. A mesure que les lois
plus absurdes ou plus cruelles multipliaient l’adultère,
l’instinct do mutuelle fidélité devenait de jour en jour
plus impérieux aujourd’hui encore il fait, le tourment
et le regret des cœurs les plus corrompus. Les courtisanes
se retirent au désert pour pleurer l’amour qu’elles
n’ont plus droit d’attendre de l’homme, et lo demandent
à Dieu. Les libertins se désolent dans la débauche et
appellent avec des sanglots furieux une femme chaste et