« Les Chaussons bleus » : différence entre les versions

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{{T2|LES CHAUSSONS BLEUS}}
 
 
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{{c|NOUVELLE}}
 
 
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{{T3|I}}
 
 
 
— Georges !
 
— Marie ?
 
— Regarde.
 
Ils étaient petits, tout petits… un rien exquis de
laine bleue et blanche brodé de soie et noué d’un ruban.
Certes, les plus mignons des anges-bébés qui
jouent autour des glorieuses Vierges, sur des nuages
dans les très anciens tableaux, n’auraient pu loger
leurs pieds divins, si frêles, dans ces chaussons bijoux.
Et d’ailleurs, pourquoi les chérubins du ciel auraient-ils
besoin de chaussons, eux qui planent dans l’azur
éternellement tiède ? {{corr|C est|C’est}} bon pour nos chérubins à
nous, pauvres exilés sans ailes, d’enfouir sous la laine
tricotée par les mères leurs pieds frileux, glacés au
contact de l’air terrestre. La jeune femme qui nouait
les rubans en si belle rosette le savait bien dans sa
tendresse prévoyante ; et le père aussi fier qu’ému,
l’approuvait du regard assis près d’elle, sous les lilas
mauves du jardin.
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C’était un très jeune et très nouveau ménage, un
ménage d’oiseaux, hier en plein étourdissement de
bonheur, éperdu, oublieux, enivré d’aimer et de vivre
— plus grave et plus tendre aujourd’hui, préparant le
nid des futures couvées.
 
Ils s’aimaient… oui, ils s’aimaient bien. De leur
existence ancienne rien dans leur mémoire ne survivait.
Ils s’étaient rencontrés un soir de fête, ils
s’étaient épousés un jour de soleil ; longtemps, ils
avaient promené leur jeune idylle en des régions
merveilleuses où la mer bleue frissonne et chante sur
des sables d’or. Ces quelques mois étaient toute leur
vie : l’''avant'' n’existait pas… l’''après''… qu’importe ? Une
brume lumineuse était sur le passé, sur l’avenir, sur
le reste du monde.
 
Mais voilà qu’en leur ciel radieux une toute petite
étoile — non point semblable aux astres mélancoliques
du soir — une claire étoile d’aube allait se lever,
invisible encore, mais réelle et dont ils salueraient
bientôt l’avènement. Leur félicité, leur amour s’incarneraient
en un être vivant qui serait eux-mêmes, né
d’eux-mêmes. La petite épouse ne se parait plus des
neuves robes qui moulaient sa taille de leurs étroits
fourreaux de satin. Dans ses blanches draperies flottantes,
sa pâleur même et le bistre de ses paupières
l’embellissaient d’un charme touchant. Le grand mystère
de la maternité s’accomplissait en cette enfant si
jeune, si faible, petite fille de l’an dernier à peine
femme maintenant ; et le mari pensif, le cœur parfois
serré d’un vague trouble, sentait grandir en lui une
tendresse nouvelle, attendrie de pitié et de respect.
 
 
{{T3|II}}
 
— Georges !
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— Marie ?
 
— Que préfères-tu, dit bleu ou du rose ?… As-tu
quelques idées sur les chaussons ?… Non !… C’est
étonnant, l’ignorance des hommes… Et pourtant c’est
chose grave et difficile que de tricoter un parfait
chausson. Diminuer, augmenter, arrondir un talon,
marquer la cheville, faire courir et sauter les fines
mailles d’aiguille en aiguille, quel travail !… Si le bleu
te déplaît, je puis mettre des rubans roses… Voyons,
Georges, tu ne m’écoutes pas.
 
— Mais si, ma chère…
 
— Mais non, mais non ; tu n’écoutes rien, tu rêves…
 
— Je te regarde… c’est mieux… Marie !
 
— Georges ?
 
— ''Il'' sera beau s’il te ressemble.
 
— Et bon s’il tient de toi.
 
— Cet enfant naîtra sous d’heureux auspices. Il ne
peut manquer d’être intelligent… Petits-fils d’un
savant célèbre et d’un artiste admiré, l’atavisme
aidant, Bébé deviendra quelqu’un… Il fera son
chemin, le gaillard. Hein, ma chère, que diras-tu
quand ce bel officier…
 
— Officier ?… mon fils, officier ! Jamais de la vie !
Pour qu’on me le prenne, pour qu’on me le tue !…
 
— Mais l’uniforme…
 
— L’uniforme !… c’est vrai… je regrette l’uniforme.
Mais, Georges, il lui reste l’École polytechnique : j’ai
toujours eu un faible pour l’épée et le bicorne des
polytechniciens. Ah ! les bons danseurs, les galants
cavaliers de mes premiers bals… En ce temps-là, mon
idéal se nommait Arthur et sortait le premier de
l’École
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polytechnique… Tu verras, dans vingt ans, le
bicorne de Bébé…
 
— Il est évident que notre fils, avec ses qualités
remarquables…
 
La jeune mère part d’un joyeux rire…
 
— Ah ! projets, espérances, châteaux en Espagne,
comme nos rêves vont leur train… Cher petit,
ministre ou général, artiste ou diplomate, polytechnicien
ou non, tu n’en auras pas moins porté les petits
chaussons bleus.
 
Le jeune homme souriait. Dans le creux de sa
main ouverte la minuscule chaussure étalait la gracieuse
ironie de sa petitesse. La gaité d’Avril rayonnait
sur ces heureux, dans le ciel lavé de récentes
pluies dans les poursuites bruissantes des oiseaux,
dans les verdures si tendres, d’une fraîcheur d’enfance,
à peine dépliées par le printemps. Les époux
se prirent les mains ; ils avaient le front dans le soleil,
l’âme dans la joie… Le chausson de laine bleue {{corr|et
et|et}} blanche, brodé de soie et noué d’un ruban, plus
étroit que la corolle ouverte d’une rose, si petit,
contenait pourtant toute l’immensité de leurs espérances
et tout l’infini du bonheur humain.
 
 
{{T3|III}}
 
— Georges !
 
— Marie ?
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— Te souviens-tu ?
 
Des années ont passé… Ils sont assis l’un près de
l’autre, non plus sous les lilas mauves, au fond du
jardin où souriait Avril, mais en de grands fauteuils
capitonnés, des fauteuils d’ancêtres, devant le premier
feu d’automne.
 
Tout à l’heure il dormait, sa tête blanche renversée,
lèvres entr’ouvertes, de l’air béat des vieux qui reposent.
Elle, vidait sur ses genoux les bibelots d’une
corbeille pleine d’anciennes tapisseries, de rubans
flétris, de vieillottes dentelles, reliques démodées des
défuntes parures qui la firent belle autrefois. Ah ! la
coquette petite vieille, poudrée à frimas par les ans,
fraîche encore sous ses rides, de la fraîcheur un peu
ridée des pommes mûries hors saison. Un attendrissement
vient à la voir, si joliment fanée, telle qu’une
ombre mignarde et ténue descendue en robe à fleurs
d’un trumeau de l’autre siècle.
 
— Georges !
 
— Marie ?
 
Le vieillard s’éveille, hochant son menton rose et
grassouillet de prélat aimable ; il se penche, il
s’agite… Allons, une bûche au feu, encore une… Elle
raille… « Comme tu deviens frileux, pauvre homme…
Tu n’es plus si leste qu’autrefois… » Et les grands
fauteuils se rapprochent.
 
Brusquement, la corbeille renversée roule à terre…
Parmi les rubans et les dentelles un paquet de laine
blanche et bleue, gros comme un nid de roitelets,
tombe sur le doux tapis aux fleurs anciennes. Soudain,
plus pâle, la vieille dame pousse un cri :
 
— Georges !
 
— Marie ?
 
— Te souviens-tu ?
 
— Les chaussons de Bébé ! murmurent-ils ensemble.
 
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{{T3|IV}}
 
Les chaussons de Bébé !… qui pourra dire quel
monde de regrets, de souvenirs et de tendresses tient
en ces quatre mots ?… Oui, ce sont bien les exquises
miniatures que la jeune femme brodait de soie sous
les lilas mauves du jardin. Ils attendaient alors leur
doux ange et les folles chimères, les espérances folles
berçaient leurs rêves. Il y a trente ans…
 
Il y a trente-ans… Bébé est un homme sans doute…
Il est artiste, il est poète, il est un bel officier sorti
premier de l’École polytechnique — comme dans les
romans — peut-être diplomate précoce et futur
homme d’État, règle-t-il les destinées de la France,
peut-être est-il père à son tour. Depuis longtemps
les grosses bottes ont remplacé les petits chaussons
bleus.
 
Mais non… Bébé ne sera jamais ni bel officier ni
grave ministre. Son nom ne brillera point comme une
étoile au firmament glorieux des arts. Bébé ne mettra
pas de grosses bottes. Il n’a point mis les petits chaussons
bleus. La destinée du bourgeon mordu par la
gelée avant d’éclore, telle a été en ce monde la brève
et mystérieuse destinée de Bébé. Il n’a vécu que les
heures obscures d’avant la naissance… Peut-être Dieu
l’avait-il créé trop parfait, trop frêle aussi pour la
vie. Il s’est repenti de lui avoir ouvert les portes du
ciel e
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t vite, avant l’heure décisive, il a fait un signe
de rappel à la petite âme et le petit corps est né pour
mourir. Bébé a repris sa place dans le Paradis du
Seigneur, dans le Paradis si beau, si tiède, où les
enfants passent l’éternité à jouer avec les étoiles, où
l’on n’a ni froid, ni faim, où l’on marche sur le duvet
clair des nuages, nu-pieds, sans chaussons blancs ou
bleus.
 
 
{{T3|V}}
 
— Nous l’avons bien pleuré, dit Marie.
 
— Il aurait trente ans, murmure Georges.
 
Leurs fronts s’inclinent et sur leurs lèvres se pressent
des mots amers. Il est triste de vieillir seuls…
Ceux qui ont vécu dans la fièvre des ambitions et des
passions dévorantes, ceux qui n’ont jamais entrevu,
jamais caressé l’espoir d’une enfance égayant leur
jeunesse, d’une jeunesse consolant leurs vieux jours,
ceux qui n’ont jamais dit : « Je vais être père, » en
échafaudant leurs rêves sur la quasi-certitude de ce
bonheur, ceux-là peuvent supporter la solitude…
leurs regrets tardifs demeurent incertains et vagues,
et le souvenir d’une déception poignante ne vient pas
les aigrir… Mais avoir effleuré, presque saisi sa chimère,
avoir attendu des mois et des mois, avoir connu
toutes les angoisses, toutes les espérances, toutes les
souffrances aussi… pour rien. Se retrouver seuls, à
jamais seuls ! Ah ! l’amère, la lamentable ironie de la
destinée !
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Le feu tombe et le jour baisse. Le crépuscule envahit
lentement la chambre et noie tous les contours,
toutes les formes indistinctes dans une marée de
nuit, sans cesse grandissante. C’est l’heure doucement
triste où, — bien avant que les lampes s’allument,
dans une accalmie de silence et d’ombre — les très
vieux souvenirs chuchotent dans les âmes et secouent
la cendre des amours anciens. Les époux songent
sans rien dire. Une douleur oubliée renaît en eux et
gronde ; une colère aussi, une sourde révolte contre
l’injustice du sort et l’inutilité affreuse de vivre…
 
Tout à coup, elle lui prend la main.
 
— Tu le regrettes.
 
— Oh ! oui !
 
— Georges, dit-elle, mon Georges, écoute !… — Sa
voix retrouve les accents reconnus, la câlinerie berçante
de la jeunesse. — Georges, c’est dur, c’est très
dur, mais nous pouvions être plus malheureux. Dans
les impénétrables desseins de Dieu, rien ne peut être
inutile. Nous n’avons pas joui du cher petit, nous
n’avons pas eu l’ineffable joie et la fierté de le voir
grandir ; d’en faire un homme, mais nous lui devons
quand même d’avoir connu un pur bonheur. En
l’espérant, en l’attendant, en le faisant vivre devant
nous d’une imaginaire existence, nous avons été
vraiment père et mère ; il nous a donné la douceur
de l’aimer. Et puis ; comment te le dirais-je ? — avant
l’heure où je l’ai senti vivre en moi l’être venu de
toi-même, je t’aimais mon Georges, mais d’un cœur
puéril, j’ignorais encore la plénitude délicieuse du
complet amour.
 
==[[Page:Tinayre (Doré) - Les Chaussons bleus, paru dans Le Monde Illustré, 27-08-1892.djvu/10]]==
 
Avec l’enfant de notre tendresse, quelque chose a
tressailli dans ma chair et dans mon âme, — pour
toi. Va, malgré tout, il avait sa mission à remplir sur
la terre, notre fils à jamais inconnu ; il devait sceller
notre union par une espérance et par une commune
douleur. Nous nous chérissions en l’attendant ; en le
perdant, dans cette agonie de douleur, nous nous
sommes mieux aimés encore…
 
— C’est vrai… peut-être.
 
Et lentement :
 
— Il vaut mieux n’y plus penser, Marie… À quoi
bon garder les inutiles reliques d’un rêve détruit ?…
Ce petit chausson bleu nous mettait jadis le sourire
aux lèvres… Vois, j’ai des larmes dans les yeux…
 
— Je comprends, soupire-t-elle.
 
Comme la nuit vient vite ! la chambre est non plus
grise, mais tout à fait noire maintenant, toute pleine
de la mélancolie de l’automne et du soir. Les reflets
rouges du foyer dansent au plafond, mais de tous les
côtés semblent surgir de grandes ombres qui montent,
montent sur les murailles ; mangeant le cercle
rétréci des clartés. Les mains des vieux amants se
cherchent et s’unissent, leurs fronts mal résignés
penchent plus bas et voici qu’ils pleurent devant le
feu mourant où se consume la dernière épave de
leur jeunesse, avec les petits chaussons bleus.
 
{{droite|GILBERT DORÉ.}}
 
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