« Fantasio (Charpentier, 1888) » : différence entre les versions
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:''Entrent Elsbeth et sagouvernante.''
LA GOUVERNANTE
Mes pauvres yeux en ont pleuré, pleuré un torrent du ciel.
ELSBETH
Tu es si bonne ! Moi aussi j'aimais Saint-Jean ; il avait tant d'esprit ! Ce n'était point un bouffon ordinaire.
LA GOUVERNANTE
Dire que le pauvre homme est allé là-haut la veille de vos fiançailles ! Lui qui ne parlait que de vous à dîner et à souper, tant que le jour durait. Un garçon si gai, si amusant, qu'il faisait aimer la laideur, et que les yeux le cherchaient toujours en dépit d'eux-mêmes !
ELSBETH
Ne me parle pas de mon mariage ; c'est encore là un plus grand malheur.
LA GOUVERNANTE
Ne savez-vous pas que le prince de Mantoue arrive aujourd'hui ? On dit que c'est un Amadis.
ELSBETH
Que dis-tu là, ma chère ! Il est horrible et idiot, tout le monde le sait déjà ici.
LA GOUVERNANTE
En vérité ? on m'avait dit que c'était un Amadis.
ELSBETH
Je ne demandais pas un Amadis, nia chère ; mais cela est cruel, quelquefois, de n'être qu'une fille de roi. Mon père est le meilleur des hommes ; le mariage qu'il prépare assure la paix de son royaume ; il recevra en récompense la bénédiction d'un peuple ; mais moi, hélas ! j'aurai la sienne, et rien de plus.
LA GOUVERNANTE
Comme vous parlez tristement !
ELSBETH
Si je refusais le prince, la guerre serait bientôt recommencée ; quel malheur, que ces traités de paix se signent toujours avec des larmes ! Je voudrais être une forte tête, et me résigner à épouser le premier venu, quand cela est nécessaire en politique. Être la mère d'un peuple, cela console les grands cœurs, mais non les têtes faibles. Je ne suis qu'une pauvre rêveuse ; peut-être la faute en est-elle à tes romans, tu en as toujours dans tes poches.
LA GOUVERNANTE
Seigneur ! n'en dites rien.
ELSBETH
J'ai peu connu la vie, et j'ai beaucoup rêvé.
LA GOUVERNANTE
Si le prince de Mantoue est tel que vous le dites, Dieu ne laissera pas cette affaire-là s'arranger, j'en suis sûre.
ELSBETH
Tu crois ! Dieu laisse faire les hommes, ma pauvre amie, et il ne fait guère plus de cas de nos plaintes que du bêlement d'un mouton.
LA GOUVERNANTE
Je suis sûre que si vous refusiez le prince, votre père ne vous forcerait pas.
ELSBETH
Non, certainement, il ne me forcerait pas ; et c'est pour cela que je me sacrifie. Veux-tu que j'aille dire à mon père d'oublier sa parole, et de rayer d'un trait de plume son nom respectable sur un contrat qui fait des milliers d'heureux ? Qu'importe qu'il fasse une malheureuse ? Je laisse mon bon père être un bon roi.
LA GOUVERNANTE
Hi ! hi !
:''Elle pleure.''
ELSBETH
Ne pleure pas sur moi, ma bonne ; tu me ferais peut-être pleurer moi-même, et il ne faut pas qu'une royale fiancée ait les yeux rouges. Ne t'afflige pas de tout cela. Après tout, je serai une reine, c'est peut-être amusant ; je prendrai peut-être goût à mes parures, que sais-je ? à mes carrosses, à ma nouvelle cour ; heureusement qu'il y a pour une princesse autre chose dans le mariage qu'un mari. Je trouverai peut-être le bonheur au fond de ma corbeille de noces.
LA GOUVERNANTE
Vous êtes un vrai agneau pascal.
ELSBETH
Tiens, ma chère, commençons toujours par en rire, quitte à en pleurer quand il en sera temps. On dit que le prince de Mantoue est la plus ridicule chose du monde.
LA GOUVERNANTE
Si Saint-Jean était là !
ELSBETH
Ah Saint-Jean, Saint-Jean !
LA GOUVERNANTE
Vous l'aimiez beaucoup, mon enfant.
ELSBETH
Cela est singulier : son esprit m'attachait à lui avec des fils imperceptibles qui semblaient venir de mon coeur ; sa perpétuelle moquerie de mes idées romanesques me plaisait à l'excès, tandis que je ne puis supporter qu'avec peine bien des gens qui abondent dans mon sens ; je ne sais ce qu'il y avait autour de lui, dans ses yeux, dans ses gestes, dans la manière dont il prenait son tabac. C'était un homme bizarre ; tandis qu'il me parlait, il me passait devant les yeux des tableaux délicieux ; sa parole donnait la vie, comme par enchantement, aux choses les plus étranges.
LA GOUVERNANTE
C'était un vrai Triboulet.
ELSBETH
Je n'en sais rien ; mais c'était un diamant d'esprit.
LA GOUVERNANTE
Voilà des pages qui vont et viennent ; je crois que le prince ne va pas tarder à se montrer ; il faudrait retourner au palais pour vous habiller.
ELSBETH
Je t'en supplie, laisse-moi un quart d'heure encore ; va préparer ce qu'il me faut : hélas ! ma chère, je n'ai plus longtemps à rêver.
LA GOUVERNANTE
Seigneur, est-il possible que ce mariage se fasse, s'il vous déplaît ? Un père sacrifier sa fille ! le roi serait un véritable Jephté, s'il le faisait.
ELSBETH
Ne dis pas de mal de mon père ; va, ma chère, prépare ce qu'il me faut.
:''La gouvernante sort.''
ELSBETH, seule.
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