« Fantasio (Charpentier, 1888) » : différence entre les versions
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Une rue.
Spark, Hartman et Facio, ''buvant autour d'une table''.
HARTMAN
Puisque c'est aujourd'hui le mariage de la princesse, buvons, fumons, et tâchons de faire du tapage.
FACIO
Il serait bon de nous mêler à tout ce peuple qui court les rues, et d'éteindre quelques lampions sur de bonnes têtes de bourgeois.
SPARK
Allons donc ! fumons tranquillement.
HARTMAN
Je ne ferai rien tranquillement ; dussé-je me faire battant de cloche et me pendre dans le bourdon de l'église, il faut que je carillonne un jour de fête. Où diable est donc Fantasio ?
SPARK
Attendons-le ; ne faisons rien sans lui.
FACIO
Bah ! il nous retrouvera toujours. Il est à se griser dans quelque trou de la rue Basse. Holà, ohé ! un dernier coup ! (''Il lève son verre''.)
UN OFFICIER, ''entrant''
Messieurs, je viens vous prier de vouloir bien aller plus loin, si vous ne voulez point être dérangés dans votre gaieté.
HARTMAN
Pourquoi, mon capitaine ?
L'OFFICIER
La princesse est dans ce moment sur la terrasse que vous voyez, et vous comprenez aisément qu'il n'est pas convenable que vos cris arrivent jusqu'à elle.
:''Il sort.''
FACIO
Voilà qui est intolérable !
SPARK
Qu'est-ce que cela nous fait de rire ici ou ailleurs ?
HARTMAN
Qui est-ce qui nous dit qu'ailleurs il nous sera permis de rire ? Vous verrez qu'il sortira un drôle en habit vert de tous les pavés de la ville, pour nous prier d'aller rire dans la lune.
:''Entre Marinoni, couvert d'un manteau.''
SPARK
La princesse n'a jamais fait un acte de despotisme de sa vie. Que Dieu la conserve ! Si elle ne veut pas qu'on rie, c'est qu'elle est triste, ou qu'elle chante ; laissons-la en repos.
FACIO
Humph ! voilà un manteau rabattu qui flaire quelque nouvelle. Le gobe-mouche a envie de nous aborder.
MARINONI, ''approchant.''
Je suis un étranger, messieurs ; à quelle occasion cette fête ?
SPARK
La princesse Elsbeth se marie.
MARINONI
Ah ! ah ! c'est une belle femme, à ce que je présume ?
HARTMAN
Comme vous êtes un bel homme, vous l'avez dit.
MARINONI
Aimée de son peuple, si j'ose le dire, car il me paraît que tout est illuminé.
HARTMAN
Tu ne te trompes pas, brave étranger, tous ces lampions allumés que tu vois, comme tu l'as remarqué sagement, ne sont pas autre chose qu'une illumination.
MARINONI
Je voulais demander par là si la princesse est la cause de ces signes de joie.
HARTMAN
L'unique cause, puissant rhéteur. Nous aurions beau nous marier tous, il n'y aurait aucune espèce de joie dans cette ville ingrate.
MARINONI
Heureuse la princesse qui sait se faire aimer de son peuple !
HARTMAN
Des lampions allumés ne font pas le bonheur d'un peuple, cher homme primitif. Cela n'empêche pas la susdite princesse d'être fantasque comme une bergeronnette.
MARINONI
En vérité ? vous avez dit fantasque ?
HARTMAN
Je l'ai dit, cher inconnu, je me suis servi de ce mot.
:''Marinoni salue et se retire.''
FACIO
A qui diantre en veut ce baragouineur d'italien ? Le voilà qui nous quitte pour aborder un autre groupe. Il sent l'espion d'une lieue.
HARTMAN
Il ne sent rien du tout ; il est bête à faire plaisir.
SPARK
Voilà Fantasio qui arrive.
HARTMAN
Qu'a-t-il donc ? il se dandine comme un conseiller de justice. Ou je me trompe fort, ou quelque lubie mûrit dans sa cervelle.
FACIO
Eh bien ! ami, que ferons-nous de cette belle soirée ?
FANTASIO, ''entrant.''
Tout absolument, hors un roman nouveau.
FACIO
Je disais qu'il faudrait se lancer dans cette canaille, et nous divertir un peu.
FANTASIO
L'important serait d'avoir des nez de carton et des pétards.
HARTMAN
Prendre la taille aux filles, tirer les bourgeois par la queue et casser les lanternes. Allons, partons, voilà qui est dit.
FANTASIO
Il était une fois un roi de Perse...
HARTMAN
Viens donc, Fantasio.
FANTASIO
Je n'en suis pas, je n'en suis pas !
HARTMAN
Pourquoi ?
FANTASIO
Donnez-moi un verre de ça.
:''Il boit.''
HARTMAN
Tu as le mois de mai sur les joues.
FANTASIO
C'est vrai ; et le mois de janvier dans le coeur. Ma tête est comme une vieille cheminée sans feu : il n'y a que du vent et des cendres. Ouf ! (''Il s'assoit''.) Que cela m'ennuie que tout le monde s'amuse ! Je voudrais que ce grand ciel si lourd fût un immense bonnet de coton, pour envelopper jusqu'aux oreilles cette sotte ville et ses sots habitants. Allons, voyons ! dites-moi, de grâce, un calembour usé, quelque chose de bien rebattu.
HARTMAN
Pourquoi ?
FANTASIO
Pour que je rie. Je ne ris plus de ce qu'on invente ; peut-être que je rirai de ce que je connais.
HARTMAN
Tu me parais un tant soit peu misanthrope et enclin à la mélancolie.
FANTASIO
Du tout ; c'est que je viens de chez ma maîtresse.
FACIO
Oui ou non, es-tu des nôtres ?
FANTASIO
Je suis des vôtres, si vous êtes des miens ; restons un peu ici à parler de choses et d'autres, en regardant nos habits neufs.
FACIO
FANTASIO
Je ne saurais m'évertuer. Je vais fumer sous ces marronniers, avec ce brave Spark, qui va me tenir compagnie. N'est-ce pas, Spark ?
SPARK
Comme tu voudras.
HARTMAN
En ce cas, adieu. Nous allons voir la fête.
:''Hartman et Facio sortent. - Fantasio s'assied avec Spark''.
FANTASIO
Comme ce soleil couchant est manqué ! La nature est pitoyable ce soir. Regarde-moi un peu cette vallée là-bas, ces quatre ou cinq méchants nuages qui grimpent sur cette montagne. Je faisais des paysages comme celui-là quand j'avais douze ans, sur la couverture de mes livres de classe.
SPARK
Quel bon tabac ! quelle bonne bière !
FANTASIO
Je dois bien t'ennuyer, Spark.
SPARK
Non ; pourquoi cela ?
FANTASIO
Toi, tu m'ennuies horriblement. Cela ne te fait rien de voir tous les jours la même figure ? Que diable Hartman et Facio s'en vont-ils faire dans cette fête ?
SPARK
Ce sont deux gaillards actifs et qui ne sauraient rester en place.
FANTASIO
Quelle admirable chose que Les Mille et Une Nuits ! O Spark, mon cher Spark, si tu pouvais me transporter en Chine ! Si je pouvais seulement sortir de ma peau pendant une heure ou deux ! Si je pouvais être ce monsieur qui passe !
SPARK
Cela me paraît assez difficile.
FANTASIO
Ce monsieur qui passe est charmant ; regarde : quelle belle culotte de soie ! quelles belles fleurs rouges sur son gilet ! Ses breloques de montre battent sur sa panse, en opposition avec les basques de son habit qui voltigent sur ses mollets. Je suis sûr que cet homme-là a dans la tête un millier d'idées qui me sont absolument étrangères ; son essence lui est particulière. Hélas ! tout ce que les hommes se disent entre eux se ressemble ; les idées qu'ils échangent sont presque toujours les mêmes dans toutes leurs conversations ; mais dans l'intérieur de toutes ces machines isolées, quels replis, quels compartiments secrets ! C'est tout un monde que chacun porte en lui ! un monde ignoré qui naît et qui meurt en silence ! Quelles solitudes que tous ces corps humains !
SPARK
Bois donc, désoeuvré, au lieu de te creuser la tête.
FANTASIO
Il n'y a qu'une chose qui m'ait amusé depuis trois jours : c'est que mes créanciers ont obtenu un arrêt contre moi, et que si je mets les pieds dans ma maison, il va arriver quatre estafiers qui me prendront au collet.
SPARK
Voilà qui est fort gai, en effet. Où coucheras-tu ce soir ?
FANTASIO
Chez la première venue. Te figures-tu que mes meubles se vendent demain matin ? Nous en achèterons quelques-uns, n'est-ce pas ?
SPARK
Manques-tu d'argent, Henri ? Veux-tu ma bourse ?
FANTASIO
Imbécile ! si je n'avais pas d'argent, je n'aurais pas de dettes. J'ai envie de prendre pour maîtresse une fille d'opéra.
SPARK
Cela t'ennuiera à périr.
FANTASIO
Pas du tout ; mon imagination se remplira de pirouettes et de souliers de satin blanc ; il y aura un gant à moi sur la banquette du balcon depuis le premier janvier jusqu'à la Saint-Sylvestre, et je fredonnerai des solos de clarinette dans mes rêves, en attendant que je meure d'une indigestion de fraises dans les bras de ma bien-aimée. Remarques-tu une chose, Spark ? c'est que nous n'avons point d'état ; nous n'exerçons aucune profession.
SPARK
C'est là ce qui t'attriste ?
FANTASIO
Il n'y a point de maître d'armes mélancolique.
SPARK
Tu me fais l'effet d'être revenu de tout.
FANTASIO
Ah ! pour être revenu de tout, mon ami, il faut être allé dans bien des endroits.
SPARK
Eh bien donc ?
FANTASIO
Eh bien donc ! où veux-tu que j'aille ? Regarde cette vieille ville enfumée ; il n'y a pas de places, de rues, de ruelles où je n'aie rôdé trente fois ; il n'y a pas de pavés où je n'aie traîné ces talons usés, pas de maisons où je ne sache quelle est la fille ou la vieille femme dont la tête stupide se dessine éternellement à la fenêtre ; je ne saurais faire un pas sans marcher sur mes pas d'hier ; eh bien, mon cher ami, cette ville n'est rien auprès de ma cervelle. Tous les recoins m'en sont cent fois plus connus ; toutes les rues, tous les trous de mon imagination sont cent fois plus fatigués ; je m'y suis promené en cent fois plus de sens, dans cette cervelle délabrée, moi son seul habitant ! je m'y suis grisé dans tous les cabarets ; je m'y suis roulé comme un roi absolu dans un carrosse doré ; j'y ai trotté en bon bourgeois sur une mule pacifique, et je n'ose seulement pas maintenant y entrer comme un voleur, une lanterne sourde à la main.
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