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I. SE RENDRE IMPÉNÉTRABLE
== I. SE RENDRE IMPÉNÉTRABLE SUR L'ÉTENDUE DE SA CAPACITÉ ==
 
 
Le premier trait d'habileté dans un grand homme est de bien connaître son propre fonds, a:Bn d'en ménager l'usage avec une sorte d'économie. Cette connaissance préliminaire est la seule règle certaine sur laquelle il peut et il doit après cela mesurer l'exercice de son mérite. C'est un art insigne et de savoir saisir d'abord l'estime des hommes, et de ne se montrer jamais à eux tout entier. Il faut entretenir toujours leur attente avantageuse, et ne la point épuiser, pour le dire ainsi; qu'une haute entreprise, une action éclatante, une chose en:Bn distinguée dans son genre en promette encore d'autres, et que celles-ci nourrissent successivement l'espérance d'en voir toujours de nouvelles.
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Jeunes héros, pour qui la gloire a des charmes, vous qui prétendez à la vraie grandeur, efforcez vous d'acquérir la perfection dont je parle. Que tous vous connaissent pour être estimés de tous; mais que personne ne vous pénètre: avec cette conduite un fonds médiocre paraît grand, et un grand fonds paraît comme infini.
 
II. NE POINT LAISSER CONNAITRE
== II. NE POINT LAISSER CONNAITRE SES PASSIONS ==
 
 
L'art de vous conduire, en telle sorte que qui que ce soit ne puisse marquer les bornes de votre capacité, demeurera presque infructueux, si vous n'y joignez l'art de cacher les affections de votre cœur. L'empereur Tibère et Louis XI roi de France comprirent si bien la vérité de cette double maxime qu'ils y ramenèrent toute leur politique. Quoiqu'une passion, pour être secrète, n'en soit pas moins une passion, cependant il est grand, et il importe beaucoup d'en savoir faire un mystère. A la vérité les mouvements d'un cœur qui commence à s'affaiblir sont souvent les symptômes d'un héroïsme expirant; mais l'héroïsme après tout ne reçoit une atteinte mortelle que lorsque ces affaiblissements se déclarent.
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Je :finis ce chapitre par une pensée du cardinal Madrucio. Nous pouvons tous faillir, disait-il, mais je ne donne pas absolument le nom de fou à l'homme auquel il arrive de tomber dans une faute: j'appelle un fou celui qui, ayant fait une folie, n'a pas l'esprit et le soin de l'étouffer sur-Iechamp. Cette adresse de distraire promptement l'attention d'autrui et d'ôter le loisir de réfléchir sur une faute, n'est point d'un génie médiocre. Néanmoins, il faut avouer qu'on ne saurait guère donner ainsi le change que pour des fautes légères; à l'égard des grandes, on n'en supprime pas la connaissance; on ne fait que la suspendre pour un temps. A quelque prix donc que ce soit, il faut se soumettre les affections de son cœur, si l'on veut qu'il n'en paraisse rien au-dehors, et si l'on prétend à l'héroïsme. Quelques-uns sont nés vertueux, il est vrai; mais les soins, les réflexions, les efforts peuvent rendre aux autres ce que la nature leur a refusé.
 
III QUEL DOIT ÊTRE LE CARACTÈRE
== III. QUEL DOIT ÊTRE LE CARACTÈRE DE L'ESPRIT DANS UN HÉROS ==
 
 
Il faut de grandes parties pour composer un grand tout: et il faut de grandes qualités pour faire un héros. Une intelligence étendue et brillante semble devoir occuper le premier rang entre ces qualités. Tel est le sentiment de ceux qui passent pour avoir plus creusé dans la nature de l'héroïsme. Et de même qu'il .n'est point selon eux de grand homme qui n'ait cette intelligence, ils ne la reconnaissent aussi dans qui que ce soit, qu'ils ne le qualliient un grand homme. De tous les êtres qui frappent .nos sens e.n ce monde visible, ajoutentils, le plus parfait est l'homme; et dans lui, ce qu'il y a de plus relevé, c'est une intelligence vaste et lumineuse, principe de ses opérations les mieux conduites et les plus surprenantes. Mais, de cette intelligence, de cette perfection comme fondamentale, naissent deux qualités, ainsi que deux branches qui sortent de la même tige. Un jugement solide et sûr, et un esprit tout de feu, sont ces qualités; lesquelles attirent le .nom de prodige à l'homme e.n qui elles se réunissent.
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Dans un bon fonds, les discours et les faits qui y ont du rapport sont des semences capables de nourrir et d'enrichir de plus en plus ce même fonds. Je me suis étendu sur cette qualité d'un héros, d'un grand homme, parce que l'on n'était peutêtre pas assez persuadé qu'elle lui fût essentielle. Pour ce qui est de l'autre perfection, qui suit aussi d'une intelligence telle que je l'ai définie, et qui est un jugement solide et sûr, je n'en détaillerai pas la nécessité absolue, la chose parle d'elle-même.
 
IV QUEL DOIT ÊTRE LE CARACTÈRE
== IV. QUEL DOIT ÊTRE LE CARACTÈRE DU CŒUR DANS UN HÉROS ==
 
 
La subtilité du raisonnement est pour les philosophes, la beauté du discours pour les orateurs, la force du corps pour les athlètes; et le cœur grand est pour les rois. C'est la pensée de Platon dans son livre des Divinités. Qu'importe qu'on ait un esprit supérieur, si le cœur n'y répond pas? L'esprit pense et arrange à peu de frais ce qui coûte 1t1f1t1iment au cœur à mettre en œuvre. Souvent les plus sages conseils sur une glorieuse entreprise ne passent point le cabinet, et y avortent par manque de courage lorsqu'il s'agit de l'exécution. Les grands effets sont produits par une cause qui leur soit proportionnée: et les actions extraordinaires ne sauraient partir que d'un cœur qui le soit aussi. Lorsqu'un cœur de héros forme des desseins, ce sont des desseins héroïques: sa hauteur est la mesure de ses efforts, et le prodige est celle de ses succès.
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Mais l'épreuve décisive d'un cœur héroïque, c'est lorsqu'il est le maître de se venger à son gré d'un ennemi. Au lieu de la vengeance, à laquelle un homme ordinaire se livrerait alors, il pardonne une injuste haine, et il rend même le bien pour le mal. Une action de l'empereur Adrien me paraît un modèle de cette grandeur d'âme si rare. L'un de ses principaux officiers d'armée, qu'il savait être mécontent et ennemi de la gloire de son maître, prenait la fuite dans une bataille importante: Adrien l'aperçut, et il pouvait le perdre d'honneur en le laissant faire une lâcheté, dont toute l'armée eût été témoin; mais arrêtant luimême le fugitif, il lui dit d'un air affable et plein de bonté: « Vous vous égarez, c'est par ici qu'il faut aller. »Aussitôt l'officier tourna bride, comme si ce n'eût été qu'une méprise de sa part, et non point une fuite et une trahison.
 
== V. AVOIR UN GOUT EXQUIS ==
 
 
Ce n'est point assez qu'un héros, qu'un grand homme ait beaucoup d'esprit et que l'art ait achevé sur cela dans lui ce que la naissance avait commencé: il lui convient également d'être né avec du goût, et de perfectionner ce qu'il en a reçu de la nature. L'esprit et le goût sont comme deux frères, qui ont la même origine, et dont la qualité est par proportion au même degré. Un esprit élevé ne s'allie point avec un goût médiocre; celui-ci doit être avec l'autre d'égal à égal, sans cela il dégénère; ou plutôt l'esprit n'est lui-même que médiocre, non plus que le goût. Car il y a des perfections du premier rang, et il y en a du second, suivant la source ou plus ou moins noble d'où elles naissent. Un jeune aigle peut amuser ses regards sur le soleil, tandis qu'un vieux papillon est ébloui, et se perd à l'aspect d'une faible lumière. Ainsi le fonds de l'homme se connaît par le goût que l'on remarque en lui. Sans doute que c'est déjà beaucoup d'avoir le goût bon: mais c'est peu pour un grand homme, il doit l'avoir excellent. A la vérité, le goût est de la nature des biens qui se communiquent et, par conséquent, il peut s'acquérir, pourvu néanmoins qu'on y ait de la disposition. Mais où trouver des hommes qui l'aient exquis? c'est un bonheur qui n'arrive guère.
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Au reste, il n'est permis qu'à un discernement heureux, et cultivé par un grand usage, de parvenir à savoir le prix de la perfection, sans la rehausser, ni la rabaisser. Lors donc qu'on ne se croit pas encore le goût assez fait et assez sûr pour porter son jugement avec honneur, que l'on se garde bien de hasarder, et que l'on ne montre pas son insuffisance, en trouvant un défaut ou une perfection qui ne sont point.
 
== VI. EXCELLER DANS LE GRAND ==
 
 
Il n'appartient qu'au Souverain Être de posséder toutes les perfections ensemble, et de les posséder dans le suprême degré parce qu'il n'appartient qu'à lui de ne recevoir point l'Être d'un autre, et conséquemment de n'admettre point de limites. L'homme, néanmoins, image de la divinité, n'est pas sans quelques bonnes qualités, quoiqu'elles soient toujours bornées dans leur perfection même. Or, entre ces bonnes qualités, les unes le ciel nous les donne, et les autres il les commet à notre industrie: c'est-à-dire que les qualités naturelles qu'il ne hous a pas départies, il faut que notre travailles remplace par des qualités acquises. Les premières, je les nomme à notre façon de parler les filles d'une destinée heureuse; les secondes, je les appelle les filles d'une industrie louable: et celles-ci ne sont pas pour l'ordinaire les moins nobles.
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* Hercule. (N. d. A.)
 
== VII. L'AVANTAGE DE LA PRIMAUTÉ ==
 
 
Combien de gens auraient été des Phénix en leur genre et des modèles pour les siècles futurs, si d'autres n'étaient pas venus avant eux? C'est un avantage insigne d'être le premier: le mérite que l'on a d'ailleurs augmente presque de moitié par là, où l'on gagne pour le moins d'avoir toujours la préséance sur un mérite, égal qui ne se montre qu'après. On regarde ordina.i:remellt comme les copies des anciens tous ceux qui succèdent à leurs belles qualités; et quelques efforts que fassent les derniers, ils ne sauraient détruire la prévention invétérée qu'ils ne sont que des imitateurs. Une sorte de droit d'aînesse met les premiers au-dessus de tout; et les seconds sont comme des cadets de condition, auxquels quelques restes d'honneurs ont été laissés pour partage. La fabuleuse Antiquité ne se contenta plus après .un certain temps d'estimer et de vanter ses héros: elle leur prodigua dans la suite son encens et ses hommages. C'est une erreur qui n'est encore que trop commune aujourd'hui d'exagérer le prix des choses à mesure qu'elles sont plus éloignées de nos temps.
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== VIII. PRÉFÉRER LES QUALITÉS ÉCLATANTES A CELLES QUI FRAPPENT MOINS ==
 
 
J'appelle qualités éclatantes celles dont les nobles fonctions sont plus exposées aux yeux de tout le monde, plus conformes au goût général, et plus universellement applaudies. Deux villes célèbres ont donné la naissance à deux héros différents, Thèbes à Hercule, et Rome à Caton. Le premier fut l'admiration de l'Univers, et le second fut la censure de Rome. A la vérité, Caton eut sur Hercule un avantage qu'on ne saurait lui disputer, puisqu'il le surpassa du côté de la sagesse. Mais il faut convenir aussi que, du côté de la renommée, Hercule l'empotta sur Caton. Celui-ci s'occupa sans relâche à détruire les vices qui déshonoraient sa patrie, et l'autre à exterminer les monstres qui désolaient la terre: l'entreprise du Romain eut quelque chose de moins facile en un sens; l'entreprise du Thébain eut quelque chose de bien plus éclatant. Aussi, le nom de Caton ne passait guère les enceintes de Rome, au lieu que celui d'Alcide volait dans toutes les parties du monde, et que sa réputation ne pouvait aller plus loin, à moins que l'un et l'autre hémisphère ne se reculassent pour ainsi dire.
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Quels sont les héros véritables, dont les noms se trouvent écrits les premiers, et avec plus de pompe sur la liste de la déesse à cent bouches? Ce sont sans doute les grands hommes de guerre, auxquels l'héroïsme semble appartenir d'une manière plus propre, et comme primitive. Tout l'Univers en effet retentit de leurs louanges: chaque siècle rappelle successivement à la postérité leur triomphante mémoire; l'histoire languit et tombe des mains au lecteur endormi, si le récit de leurs exploits ne la relève: leurs malheurs mêmes sont le fonds et l'âme de la poésie la plus sublime. Et d'où vient cela? C'est que les hauts faits de ces illustres heureux ou malheureux dans la. guerre sont comme de grands traits dont tous les esprits peuvent être également frappés. Je n'ai garde pourtant de vouloir que la guerre soit préférable à la paix; à moins que ce ne fût une paix honteuse et préjudiciable. Je m'imagine seulement que les qualités guerrières ont plus d'éclat, plus de lustre et plus de réputation que les autres. Quo.i qu'il en soit, dans toutes les professions nobles de la vie, pour oser se promettre une approbation générale, il faut consulter et suivre le sentimellt unanime. La justice publiquement exercée sans partialité et sans délai immortalise un magistrat, comme les lauriers de Bellone éternisent un général d'armée. Un homme de lettres illustre son nom à jamais, lorsqu'il sait traiter des sujets intéressants, plausibles, et accommodés au goût universellement établi, au lieu que des ouvrages secs, abstraits, formés sur le goût d'un très petit nombre de gens, laissent leur auteur dans l'oubli, et ne servent qu'à remplir tristement un vide parmi des livres achetés au volume.
 
== IX. CONNAITRE SA BONNE QUALITÉ DOMINANTE ==
 
 
Je ne sais si je dois nommer attention ou hasard qu'un grand homme ait assez tôt aperçu sa bonne qualité dominante, pour la mettre en œuvre dans toute son étendue. Quoi qu'il en soit, cette qualité qui prévaut en nous, c'est tantôt la valeur, tantôt l'esprit de politique, tantôt une disposition singulière pour les lettres: en un mot, c'est le fonds marqué à chacun pour être parfait dans quelque genre, s'il peut le connaître ce fonds, et s'il le cultive préférablement à toute autre chose. C'est une folie de prétendre se partager avec un succès égal à deux grands objets, dont un seul suffit pour occuper sans cesse nos soins: c'est une folie de vouloir associer l'excellent général d'armée avec l'homme savant au même degré. il faut opter et suivre Mars ou Apollon; il faut du moins se livrer à l'un, et ne faire que se prêter à l'autre, en sorte que la qualité dominante n'ait aussi qu'un objet dominant. L'aigle, content de pouvoir seul entre les oiseaux soutenir l'aspect du soleil, n'aspire point à leurs chants mélodieux; l'autruche ne se pique point de prendre son vol aussi haut que l'aigle, une chute certaine serait sa destinée; la beauté de son panache doit la consoler de l'autre avantage qu'elle n'a pas.
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Don Ferdinand Cortès, marquis del Valle, n'eût jamais été le conquérant des Indes s'il ne s'était comparé, mesuré avec les divers emplois, afin d'appliquer sa qualité dominante à l'objet qu'il jugea qui lui était convenable. En se livrant aux lettres, peut-être y serait-il resté dans une médiocrité commune, quoique d'ailleurs il eût beaucoup d'intelligence: au lieu qu'en prenant le parti des armes, après a voir connu ses grandes dispositions pour ce métier, il parvint aux glorieux parallèles des plus célèbres héros de l'Antiquité.
 
== X. CONNAITRE LE CARACTÈRE DE SA FORTUNE ==
 
 
La fortune, à tout moment citée, et jamais nettement définie, n'est autre chose, à parler en homme chrétien et même en sage, que la Providefice éternelle, cette souveraine maîtresse des événements qu'elle ordonne ou qu'elle permet, en telle sorte que rien n'arrive dans l'univers sans ses volontés expresses, ou bien sans ses permissions. Cette reine absolue, impénétrable, inflexible favorise à son gré les uns qu'elle élève en honneur, et laisse les autres dans l'obscurité, non point par passion, ainsi qu'agissent les faibles humains, mais par des vues de sagesse à nous incompréhensibles.
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Mais ce n'est pas tout de connaître assez son étoile, pcmr compter sur sa favorable influence au besoin. L'autre partie de la science politique dont il s'agit, c'est de bien démêler ceux qui sont heureux de ceux qui sont malheureux, afin d'éluder habilement, ou d'attaquer dans la concurrence avec les uns ou avec les autres. Soliman savait la nécessité de ce discemement : il en fit usage dans une circonstance où il sentit que malgré tous ses succès passés il hasardait trop sa gloire avec le rival heureux auquel il avait affaire. Ce rival était Charles Quint; la fortune alors fidèle à le servir donna de l'inquiétude à Soliman, qui fut plus frappé du bonheur constant de son nouvel antagoniste que de toute~ les puissances de l'Europe. Ainsi sans se soucier de ce que diraient ceux qui ne pensaient pas comme lui en pareil risque, Soliman prit le sage parti de ne se point commettre avec Charles Quint. TI laissa couler le temps, et par des délais adroitement ménagés, il sauva sa réputation du péril fondé de la perdre. François 1er, roi de France, ne se conduisit pas de la sorte: son inattention à sa fortune et à celle de Charles Quint en compromis avec la sienne lui coûta la liberté pour un temps. Enfin, comme la bonne et la mauvaise fortune se rangent tantôt d'un côté, et tantôt de l'autre, c'est à une prudente sagacité en ces rencontres à forces égales, de déterminer tantôt à l'action, et tantôt à la suspension; tantôt à donner, et tantôt à éluder avec avantage.
 
== XI. SAVOIR SE RETIRER AVANT QUE LA FORTUNE SE RETIRE ==
 
 
Tout peut changer de face en ce monde, parceque tout y est susceptible d'acroissement et de déclin; et de cette règle, les États mêmes qui paraissent le mieux affermis ne sont point exceptés. Il est d'un homme sage de prévenir ces décadences encore plus attachées à la fortune de chaque particulier, sans attendre que le tour arrive de les éprouver brusquement. L'adversité est la situation comme naturelle où l'on rétombe tôt ou tard, et d'une manière ou d'une autre, à moins qu'on n'en retranche à temps les occasions. La prospérité, si l'on veut la nommer un état, n'est donc qu'un état passager: c'est une espèce de jeu qui roule sur la vicissitude des gains et des pertes et où le plus habile est celui qui sait se retirer sur son gain.
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déjà éprouvée. Les derniers doivent donc être attentifs à prévenir par la retraite un mal qui les forcera d'y recourir, quand il n'en sera plus temps pour leur repos et pour leur gloire. La fortune en use envers les hommes comme un corsaire qui attend qu'un vaisseau soit chargé de toutes ses marchandises pour s'en saisir; lorsqu'on est comblé d'honneurs, c'est justement son époque, c'est son temps précis pour nous enlever tous ces biens. Avant que la tempête soit formée, il faut incessamment gagner le port.
 
== XII. SE CONOLIERCONCILIER L'AFFECTION DE TOUT LE MONDE ==
 
 
C'est peu de gagner l'esprit, si l'on ne gagne pas le cœur; mais c'est beaucoup de savoir se concilier tout ensemble et l'admiration et l'affection. Plusieurs héros obtiennent l'estime des peuples par leurs hauts faits, et ne s'en attirent point l'amour. Sans doute que le fonds du caractère sert beaucoup à s'acquérir cette affection générale; certaines attentions cependant et certains soins y contribuent encore davantage. Je sais que ce n'est pas le sentiment de ceux qui veulent que l'applaudissement doive toujours répondre au seul mérite en qui que ce soit que ce mérite se rencontre. Mais, malgré leur raisonnement spéculatif, il arrive tous les jours que le mérite, quoique à juste égalité, plaît en ceux-ci et déplaît en ceux-là, est aimable dans les premiers, et odieux même dans les autres. Ainsi, je maintiens qu'il est de l'avantage essentiel d'un grand homme de posséder l'art de se faire aimer. Non, il ne lui suffit pas d'avoir les qualités de l'esprit éminentes; il faut avec cela qu'il sache mettre en jour les belles qualités du cœur: alors l'affection se joignant à l'estime, celle-ci croît à mesure de l'autre.
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== XIII. LE JE NE SAIS QUOI ==
 
 
Le je ne sais quoi, qui est l'âme de toutes les bonnes qualités, qui orne les actions, qui embellit les paroles, qui répand un charme inévitable sur tout ce qui vient de lui, est au-dessus de nos pensées et de nos expressions; personne ne l'a encore compris, et apparemment personne ne le comprendra jamais. TI est le lustre même du brillant, qui ne frappe point sans lui; il est l'agrément de la beauté, qui sans lui ne plaît point; c'est à lui de donner, pour me servir de ces termes, la tournure et la façon à toutes les qualités qui nous parent; il est, en un mot, la perfection de la perfection même, et l'assaisonnement de tout le bon et de tout le beau. Le je ne sais quoi se montre à nous sous un certain attrait aussi sensible qu'inexplicable: c'est un assemblage de parties, d'où il résulte un tout engageant, qui nous intéresse et nous touche, soit que l'on parle, ou soit que l'on agisse. A l'examiner de près, on aperçoit, ce semble, assez qu'il est un présent de la nature: du moins, on est encore à savoir les règles pour l'acquérir; et il paraît qu'il s'est jusqu'ici maintenu dans l'indépendance de l'art.
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En un mot, le je ne sais quoi entre dans tout, a:6n. de donner le prix à tout, sans avoir lui-même besoin de rien: il entre dans le politique, dans les belles lettres, dans l'éloquence, dans la poésie, dans le négoce, dans les conditions les plus basses COm1lle dans les plus élevées.
 
== XIV. L'ASCENDANT NATUREL ==
 
 
L'ascendant naturel est une perfection d'un genre si difficile à bien démêler des autres qu'on la traiterait peut-être de chimère, si les réflexions faites sur l'usage de cette même perfection n'en attestaient la réalité. Les esprits attentifs et profonds dans la connaissance des hommes observent que, sans l'art de la persuasion, et sans le secours de l'autorité d'un rang supérieur, il se trouve, en certaines personnes, un fond d'ascendant, une force secrète d'empire sur les autres, une souveraineté naturelle qui impose, je ne sais quelle assurance qui attire du respect, et qui se fait obéir. Jules César tombe entre les mains de quelques pirates insulaires, qui deviennent par là les arbitres de sa destinée. Mais il se montre plus leur mattre qu'ils ne le sont de sa personne: livré à leur discrétion, il les commande, ainsi que des gens à sa solde; ses ordres sont exécutés par ceux qui le tiennent sous leur puissance. César, ce semble, n'est que comme un prisonnier feint, qui serait en effet le souverain auquel on obéit, dès qu'il reprend le ton de maître. Pourquoi cela? C'est qu'il porte sur son front l'empreinte de l'empire né avec lui sur le reste des mortels.
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Au reste, il y a une distance infinie de cette perfection à un air de gravité étudiée, ou à une fierté de commande: et quand l'une ou l'autre serait naturelle, on n'en réussirait pas davantage; la première nous affadit à la longue, et la seconde, lorsqu'elle est toute seule, choque toujours. Mais il est un défaut plus directement encore opposé à l'ascendant naturel: c'est la défiance outrée de nous-mêmes, car cette défiance nous fait tomber dans une timidité excessive, et cette cimidité nous jette dans le mèpris. Je me souviens ici d'un bel axiome de Caton: L'homme, dit-il, doit se respecter soi-même, c'est-à-dire respecter sa raison qui lui ordonne une honnête hardiesse, et qui lui défend une craime servile: cette crainte est une sorte de permission qu'il accorde aux autres de n'avoir nul égard, nulle considération pour lui.
 
XV. RENOUVELER DE TEMPS EN TEMPS
== XV. RENOUVELER DE TEMPS EN TEMPS SA RÉPUTATION ==
 
 
Les premières entreprises en tout métier sont comme des échantillons que l'on montre au public afin qu'il connaisse le fonds, et qu'il en juge. Des progrès étonnants suffisent à peine pour réparer enfin des commencements, qui n'ont été que médiocres: et s'ils ont été mauvais, nul effort n'en peut relever; on ne fait plus que ramer vainement, dit le proverbe, contre vent et marée. Au contraire, d'heureux commencements sont suivis d'un double avantage, qui est de donner d'abord un grand prix au mérite, et de lui servir après cela, comme de caution et de garantie pour l'avenir. A l'égard de la réputation, le public ne change pas aisément sur l'estime dont il est une fois prévenu; mais il change encore moins sur les sentiments désavantageux: un mauvais début forme dans l'esprit un préjugé, qui tient presque toujours contre les suites; il est de la nature du cancer, qu'on ne saurait ôter de l'endroit auquel ce mal s'est attaché; il est une atteinte aussi opiniâtre à la réputation, et l'on n'en revient jamais bien.
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TI est essentiel de renouveler de temps en temps sa réputation, c'est-à-dire de faire voir, par intervalles, de nouvelles preuves de son mérite. La renommée n'est pas tout à fait, à l'égard du bien, ce qu'elle est à l'égard du mal: elle se tait plus volontiers sur le bien, quand on est trop longtemps à lui fournir de quoi parler. Et d'une autre part, comme le mérite le plus accompli perd beaucoup à se montrer trop souvent, l'habileté est de savoir en suspendre, et en faire reparaître à propos les effets. Cette sage alternative de repos et d'action entretient à coup sûr l'estime publique, au lieu que des succès, continués et suivis de trop près, ne font presque plus d'impression. Le soleil ne varie-t-il pas son horizon? Et son absence, dans une partie du monde, y excite le désir de le revoir, tandis que son retour dans l'autre partie y rapporte la joie. Les Césars quittaient Rome de temps en temps, pour aller chercher de la gloire chez les étrangers; et ils revenaient chaque fois avec de nouveaux lauriers sur le front.
 
XVI TOUTES LES BELLES QUALITÉS
== XVI. TOUTES LES BELLES QUALITÉS SANS AFFECTATION ==
 
 
Un héros doit rassembler en lui, autant qu'il est possible, toutes les vertus, toutes les perfections, toutes les belles qualités, mais il n'en doit affecter aucune. L'affectation est positivement le contraste de la grandeur, parce qu'il y a toujours de la petitesse d'esprit dans celle-là, au lieu que, dans l'autre, il y a toujours de l'élévation, toute naturelle, ét toute simple qu'elle est. L'affectation est une sorte de louange muette qu'on se donne, mais que les gens d'esprit entendent comme si on leur faisait tout haut son propre panégyrique; et se louer soi-même, c'est le moyen de n'être guère loué des autres. La vertu doit être en nous, et la louange doit venir d'autrui, lors même que le sujet en est le plus juste et le plus connu. Aussi c'est une punition assez ordinaire et bien méritée, que celui qui paraît fort content de soi jouisse seul de son contentement, sans que personne le lui dispute ou l'en félicite.
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Reprenons. Un héros doit réunir en lui toutes les belles qualités mais sans en affecter aucune. Alors on est à double titre un héros; on l'est par le mérite le plus complet, et par l'estime générale des hommes; on l'est en effet, et l'on est universellement reconnu comme tel. L'affectation au contraire, quelque légère qu'elle soit, mêle toujours un défaut au mérite, et ce mélange en produit un rabais dans l'idée des hommes. De plus, un grand homme eut-il jamais besoin d'un secours étranger à son mérite, pour s'attirer des égards qui lui sont dus? Je ne sais quel air de simplicité noble et d'oubli de sa grandeur avertit assez pour lui l'attention publique: avoir de la sorte les yeux fermés sur ce qu'il est, pour ainsi parler, c'est l'infaillible moyen de les ouvrir à tout le monde. l'appelle cette conduite une espèce de prodige dans l'état de l'héroïsme et de la grandeur; et s'il en est une autre qui convienne davantage, j'avoue qu'elle m'est inconnue.
 
== XVII. L'ÉMULATION ==
 
 
La plupart des premiers héros n'ont point du tout eu de postérité, ou n'en ont point eu qui héritât de leur héroïsme. Mais si ce bonheur leur a manqué, la gloire d'avoir tant de fameux imitateurs les en dédommage assez. TI semble que le Ciel les eùtmoins formés pour laisser des successeu1:sde leur sang et de leur mérite que pour être des modèles communs à tous les héros à venir. En effet, les hommes extraordinaires sont comme des liv:res de conduite, qu'il faut lire, méditer et repasser sans cesse, a:Bn d'apprendre par quels moyens, par quelles voies on peut parvenir à l'héroïsme, qui était leur terme. Que l'on se les propose donc, ces premiers hommes en chaque genre, et que l'on ne se les propose pas seulement pour les imiter, seulement pour les égaler et pour marcher du même pas qu'eux, mais encore pout les surpasser. La valeur d'Achille fut le noble aiguillon qui piqua le jeune héros de la Macédoine. Les hauts faits du premier excitaient dans le cœur de celui-ci une impatience vive et jalouse d'en devancer la renommée. Alexandre en vint jusqu'à verser des larmes au récit des grandes actions d'Achille: mais ce n'était point Achille qu'il pleurait; c'était sut lui-même, qui n'avait pas encore commencé la course glorieuse du vainqueur des Troyens.
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Mais sans nous fatiguer bea.ucoup, pour tracer les divers portraits de l'héroïsme, un seul suffira, dont tous les traits sont autant de qualités éminentes. L'Espagne doit aisément reconnaître ici Philippe IV qni nous représente en sa personne les perfections partagées en tant d'autres: ce modèle sur lequel il faut se former pour être un monarque parfait, ce prince heureux dans ses entreprises, héros dans la guerre, sage et réglé dans ses mœurs, solide et fort dans sa foi, aimable dans ses manières, accessible au dernier de ses sujets; en un mot, grand homme en tout.
 
== XVIII. LA SYMPATHIE NOBLE ET ÉLEVÉE ==
 
 
C'est une qualité de héros que d'avoir de la sympathie avec les héros. Un rapport quoique très éloigné entre le soleil et une simple plante, attribue à celle-ci le glorieux nom de ce bel astre. La sympathie est un de ces prodiges, dont la nature se plait à nous envelopper la cause, et dont les effets sont la matière de notre admiration et de notre étonnement. Néanmoins, on peut la définir en général une parenté des cœurs, comme au contraire l'antipathie en est un éloignement, une aliénation. Les uns mettent l'origine de la sympathie dans la convenance du tempérament, de l'humeur, des affections; les autres la font remonter jusqu'aux astres, dont ils veulent que l'influence soit la source. Quoi qu'il en soit, l'antipathie enfante souvent des monstres dans la société civile, et la sympathie y produit souvent de si grandes merveilles que le peuple ignorant et superstitieux les nomme des enchantements, ou des miracles. L'antipathie trouve des défauts à la perfection la plus reconnue et la sympathie trouve des grâces à un défaut qui blesse les yeux de tout le monde. Celle-là comme une vipère se glisse dans le sein même des familles, où elle empoisonne tout, où elle brouille et bouleverse tout; elle y soulève le père contre les enfants, et les enfants contre le père; on n'y garde plus, ni subordination naturelle, ni subordination civile; et l'on éclate enfin, on se poursuit en justice, on s'y décrie avec un achamemellt réciproque. L'antipathie d'un père va jusqu'à frustrer son :61s de la succession à la Couronne, tandis que la. sympathie la met sur la tête d'un étranger. Car que celle-ci ne fait-elle pas à son tour, bien que ce soit d'une façon toute opposée à l'autre? Sans éloquence, elle touche, elle gagne les cœurs; SatlS demander, elle obtient; sans crédit, sans protection, tout lui est possible, tout lui est accordé.
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La sympathie qui passe toutes les autres, et par rapport à la gloire, et par rapport à la fortune, c'est celle d'un grand roi à l'égard de son sujet. Cependant si le bonheur manque à celui~ci pour approcher le prince et pour s'en faire connaître, à quoi lui servira cette sympathie? L'aimant n'attire pas le fer trop éloigné de son impression, et la sympathie n'opère qu'à la porj:ée de sa sphère: une sorte de proximité entre l'objet et la puissance est ici une condition essentielle que rien ne peut remplacer. Mais supposé que nul obstacle n'empêche l'effet de cette auguste sympathie, un sujet qui a du mérite parvient en peu de temps à un haut point de grandeur.
 
== XIX. PARADOXE CRITIQUE SUR L'HÉROISME SANS DÉFAUT ==
 
 
Un héros à l'abri de l'ostracisme d'Athènes n'est pas en Espagne à couvert de la critique: celle-ci l'éloignerait et le proscrirait, comme autrefois, si elle avait un pouvoir égal à son injustice et à sa violence. C'est sur ce caractère de la critique envieuse, que j'établis ce paradoxe, lequel condamne d'abord un grand homme qui ne laisserait rien à reprendre en lui : quelque légère faute échappée à dessein lui est nécessaire pour contenter l'envie, pour repaître la malignité d'autrui; sans cette adresse, disent les auteurs de cette maxime politique, un mérite le plus universel sera la victime de ces deux passions. L'envie et la malignitésont comme de cruelles Harpies, qui se jettent sur les meilleures choses, lorsqu'elles ne trouvent pas d'autre proie à quoi s'attacher.
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Cependant, j'estime cette précaution de nos politiques fort inutile; et je me figure que la présomption en est plus le principe que la prudence. Le soleil même n' a-t-il pas ses éclipses? Le plus beau diamant n' a-t-il pas ses pailles? La reine des fleurs n' a-t-elle pas des épines? L'art n'est point nécessaire où la nature suffit toute seule; quelque parfaite, et quelque attentive qu'elle soit, assez de fautes échapperont toujours à notre faiblesse, sans que nous ayons besoin de la féconder.
== XX. LA DERNIÈRE PERFECTION DU HÉROS ET DU GRAND HOMME ==
 
DU HÉROS ET DU GRAND HOMME
 
Toute lumière vient du Très-Haut, qui en est le Père, et descend de lui sur les hommes qui sont ses enfants. La vertu est comme la fille de la lutnière, laquelle en fait la beauté et la. glohe. Le vice est un monstre votni du sein des ténèbres, sources de son horreur, et de son ignominie. On n'est donc véritablement un héros, un grand homme, qu'autant que l'on est vertueux; de même qu'il n'est point de vraie vertu sans grandeur, il n'est point aussi de vraie grandeur sans vertu: ces deux choses vont toujours ensemble, un mutuel accord les lie inséparablement. Elles se divisèrent, mais toutes deux à la fois dans Saül; elles se réunirent, mais toutes deux à la fois dans David.