« Le Héros » : différence entre les versions

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Mais il Y a une sorte de public, dont il importe qu'un héros ne néglige pas non plus l'affection. Ce public, le plus petit pour le nombre, est le plus considérable pour le mérite: c'est le corps des gens de lettres célèbres dans un royaume. Ces hommes sont comme les organes dont la renommée a besoin pour se faire entendre: elle ne parle, du moins à la postérité, que d'après eux. Le pinceau peut bien offrir aux yeux la ressemblance de la personne, mais il est réservé à leurs plumes de rep:résente:r à l'esprit le hé:ros même. Le grand homme de la Hongrie, Mathias Corvin, disait que l'héroïsme consistait en deux choses: à se signaler par des actions dignes de l'immortalité, et par des largesses capables d'intéresser les plumes à perpétuer la mémoire de ces actions.
 
 
XIII. LE JE NE SAIS QUOI
 
Le je ne sais quoi, qui est l'âme de toutes les bonnes qualités, qui orne les actions, qui embellit les paroles, qui répand un charme inévitable sur tout ce qui vient de lui, est au-dessus de nos pensées et de nos expressions; personne ne l'a encore compris, et apparemment personne ne le comprendra jamais. TI est le lustre même du brillant, qui ne frappe point sans lui; il est l'agrément de la beauté, qui sans lui ne plaît point; c'est à lui de donner, pour me servir de ces termes, la tournure et la façon à toutes les qualités qui nous parent; il est, en un mot, la perfection de la perfection même, et l'assaisonnement de tout le bon et de tout le beau. Le je ne sais quoi se montre à nous sous un certain attrait aussi sensible qu'inexplicable: c'est un assemblage de parties, d'où il résulte un tout engageant, qui nous intéresse et nous touche, soit que l'on parle, ou soit que l'on agisse. A l'examiner de près, on aperçoit, ce semble, assez qu'il est un présent de la nature: du moins, on est encore à savoir les règles pour l'acquérir; et il paraît qu'il s'est jusqu'ici maintenu dans l'indépendance de l'art.
 
Cependant, le désir de définir le je ne sais quoi et l'impuissance d'y réussir lui trouvent des noms différents, selon les différentes impressions qu'il fait sur nous. Tantôt, c'est le je ne sais quoi de majestueux et de grand; tantôt, c'est le je ne sais quoi d'aimable et d'honnête; ici, c'est le je ne sais quoi de fier et de gracieux; là, c'est le je ne sais quoi de vif et de doux; chacun enfin le qualifie suivant les diverses faces qu'il représente. D'ailleurs, les uns voient le je ne sais quoi où les autres ne l'aperçoivent pas: et c'est encore une de ses propriétés de .ne. frapper pas également tout le monde, mais de ne nous frapper que comormément à la manière dont chacun de nous est sensible. Ce que je dis regarde surtout le je ne sais quoi de délicat et de fin, parce qu'il est trop imperceptible pour .ne pas échapper à la plupart. Pour ce qui est du je ne sais quoi dont les traits sont plus marqués, il est presque universel: il fait son impression sur le sentiment même du vulgaire, qui en est touché, bien que ce soit ordinairement sans y réfléchir.
 
Je connais des gens qui prétendent que le je ne sais quoi n'est autre chose que l'aisance et la facilité dans tous les dehors de la personne. Mais il faut do.nc ajouter à cette définition, pour la rendre juste, je ne sais quelle aisance, je ne sais quelle facilité: et alors, on ne nous apprend rien de nouveau, on laisse la chose aussi obscure et aussi indéfinie qu'elle a toujours été. Bien plus, c'est bomer le caractère du je ne sais quoi, lequel s'étend à tout, ainsi que l'astre du jour, qui influe sur tous les ouvrages de la nature. Que le soleil refuse à la terre sa chaleur bénigne, quels fruits la terre produira-t-elle? Que le je ne sais quoi manque à un h01I111J.e ? Ses plus belles qualités ne feront jamais qu'un mérite insipide, ou plutôt elles demeurero.nt comme mortes. Ainsi le je ne sais quoi n'est pas tellement une circonstance, un simple dehors, qu'il ne tienne au fonds et à la chose même.
 
En effet, s'il est l'agrément de la beauté, comme je le disais tout à l'heure, il n'est pas moins le flegme propre de la prudence, et le feu martial qui convient à la valeur: il va de compagnie avec l'un et avec l'autre. On le reconnaît dans un capitaine à je ne sais quelle intrépidité animée, qui inspire de l'assurance et du courage au soldat. On le reconnaît dans un monarque assis sur le trône, à je ne sais quelle représentation auguste, qui imprime du respect. Le premier est plus vif, et le second est plus majestueux: mais l'un et l'autre est également inséparable de la perfection qu'il désigne; celui-ci, de la dignité convenable à un roi sur le trône; celui-là, de la valeur convenable à un guerrier dans le cha..mp de bataille. TI n'est point de termes pour apprécier le je ne sais quoi, qui caractérisait la bravoure inébranlable de Ferdinand d'Avalos, marquis de Pescara, ce rival d'Aldde, qui triompha d'une manière si glorieuse à la journée de Pavie. Le je ne sais quoi du Thésée français, Henri IV, est encore au-dessus de toute expression: il fut, pour ce conquérant de son propre royaume, le fil d'or qui le tira d'un labyrinthe plus embarrassé que celui de Dédale.
En un mot, le je ne sais quoi entre dans tout, a:6n. de donner le prix à tout, sans avoir lui-même besoin de rien: il entre dans le politique, dans les belles lettres, dans l'éloquence, dans la poésie, dans le négoce, dans les conditions les plus basses COm1lle dans les plus élevées.
XIV. L'ASCENDANT NATUREL
 
L'ascendant naturel est une perfection d'un genre si difficile à bien démêler des autres qu'on la traiterait peut-être de chimère, si les réflexions faites sur l'usage de cette même perfection n'en attestaient la réalité. Les esprits attentifs et profonds dans la connaissance des hommes observent que, sans l'art de la persuasion, et sans le secours de l'autorité d'un rang supérieur, il se trouve, en certaines personnes, un fond d'ascendant, une force secrète d'empire sur les autres, une souveraineté naturelle qui impose, je ne sais quelle assurance qui attire du respect, et qui se fait obéir. Jules César tombe entre les mains de quelques pirates insulaires, qui deviennent par là les arbitres de sa destinée. Mais il se montre plus leur mattre qu'ils ne le sont de sa personne: livré à leur discrétion, il les commande, ainsi que des gens à sa solde; ses ordres sont exécutés par ceux qui le tiennent sous leur puissance. César, ce semble, n'est que comme un prisonnier feint, qui serait en effet le souverain auquel on obéit, dès qu'il reprend le ton de maître. Pourquoi cela? C'est qu'il porte sur son front l'empreinte de l'empire né avec lui sur le reste des mortels.
 
Un homme tel que je le peins et que je me le figure fait plus, d'un seul regard et d'une parole, que les autres ne font avec tout l'étalage de leur éloquence. Ses raisons, lorsqu'il parle, concilient moins les esprits qu'elles ne les subjuguent: elles partent d'une âme forte et hardie, qui semble plutôt donner des ordres que des preuves pour persuader: on cède moins à la conviction que l'on ne plie sous un ascendant qui est le maître; l'esprit en subit le joug sans examiner comment, et la volonté la plus fière s'y laisse comme attacher par un lien aussi serré qu'il est secret.
 
Ce caractère a beaucoup de rapport à celui du lion, lequel naît avec la supériorité sur ses semblables. Tous les animaux, par un instinct de la nature, reconnaissent le lion pour leur roi, et le respectent à leur façon, avant même que d'en avoir essayé le courage. C'est de cette sorte que les héros dont je parle captivent le respect et la soumission, avant même qu'on ait éprouvé ce qu'ils sont dans le fond, et ce qu'ils peuvent. Oui, si ce don de la nature est accompagné d'une grande intelligence, c'en est assez, et l'on a tout ce qu'il faut pour gouverner avec gloire le plus vaste État. Aussi, l'ascendant naturel doit-il être la qualité de ceux en particulier que leur naissance met sur le trône. Ferdinand Alvarès de Tolède était plus maître des troupes par cet ascendant que s'il eût été le souverain sans l'avoir. TI est vrai qu'il était parvenu à un haut rang, mais il était né pour le premier, pour être roi: ses moindres paroles se ressentaient d'une souveraineté naturelle, à laquelle on ne résistait point.
 
Au reste, il y a une distance infinie de cette perfection à un air de gravité étudiée, ou à une fierté de commande: et quand l'une ou l'autre serait naturelle, on n'en réussirait pas davantage; la première nous affadit à la longue, et la seconde, lorsqu'elle est toute seule, choque toujours. Mais il est un défaut plus directement encore opposé à l'ascendant naturel: c'est la défiance outrée de nous-mêmes, car cette défiance nous fait tomber dans une timidité excessive, et cette cimidité nous jette dans le mèpris. Je me souviens ici d'un bel axiome de Caton: L'homme, dit-il, doit se respecter soi-même, c'est-à-dire respecter sa raison qui lui ordonne une honnête hardiesse, et qui lui défend une craime servile: cette crainte est une sorte de permission qu'il accorde aux autres de n'avoir nul égard, nulle considération pour lui.
XV. RENOUVELER DE TEMPS EN TEMPS
SA RÉPUTATION
 
Les premières entreprises en tout métier sont comme des échantillons que l'on montre au public afin qu'il connaisse le fonds, et qu'il en juge. Des progrès étonnants suffisent à peine pour réparer enfin des commencements, qui n'ont été que médiocres: et s'ils ont été mauvais, nul effort n'en peut relever; on ne fait plus que ramer vainement, dit le proverbe, contre vent et marée. Au contraire, d'heureux commencements sont suivis d'un double avantage, qui est de donner d'abord un grand prix au mérite, et de lui servir après cela, comme de caution et de garantie pour l'avenir. A l'égard de la réputation, le public ne change pas aisément sur l'estime dont il est une fois prévenu; mais il change encore moins sur les sentiments désavantageux: un mauvais début forme dans l'esprit un préjugé, qui tient presque toujours contre les suites; il est de la nature du cancer, qu'on ne saurait ôter de l'endroit auquel ce mal s'est attaché; il est une atteinte aussi opiniâtre à la réputation, et l'on n'en revient jamais bien.
 
Que la première démarche que l'on fait dans le monde soit donc digne d'applaudissement: comme elle est une décision, ou du moins une très forte présomption pour toutes les autres, il faut tâcher de la marquer par quelque chose de frappant. Un succès commun ne peut pas plus conduire à une réputation extraordinaire que l'effort d'un pygmée peut rendre fameux un géant, puisque les bons commencements en tout sont les gages et les arrhes de la nature du mérite; les premiers essais d'un héros doivent être les chefs-d' œuvre d'un homme ordinaire.
 
A peine l'illustre comte de Fuentes parut-il dans la carrière de l'héroïsme, qu'il donna des marques éclatantes d'un grand homme de guerre, semblable à l'astre du jour, qui, dès son lever, répand partout la lumière. Sa première entreprise eût pu fournir toute seule et remplir la course d'un autre général habile. TI ne fit point de noviciat, s'il est permis d'user de cette expression, pour acquérir les vertus, et pour apprendre les fonctions militaires: le jour même qu'il endossa la cuirasse, il agit en vieux capitaine expérimenté. En effet, comme son habileté égalait sa valeur extrême, contre le sentiment des principaux officiers de l'armée, il assiégea Cambrai, et s'en rendit maître. Cette conquête fit connaître et fit dire qu'il était héros avant que d'avoir été soldat. Car enfin, quel fonds de mérite ne devait-il point avoir, pour répondre à une aussi grande attente que celle dont il prenait sur lui l'événement? Ceux qui n'ont que le soin de politiquer conçoivent à leur aise de hautes pensées; il n'en est pas ainsi de ceux à qui les hauts faits sont commis; la difficulté de l'exécution ne se comprend que par la connaissance de mille moyens qu'ils doivent brusquement employer, et de mille obstacles qu'ils ont à surmonter, dont eux seuls sont les témoins. éclairés. Quoi qu'il en soit, rinsiste sur mon principe; c'est à savoir que l'on doit débuter par quelque chose de grand, si l'on veut s'assurer l'héroïsme. Le cèdre croît plus en une aurore que l'hysope en une année; parce que le premier végète d'abord avec une force infiniment supérieure à celle de l'autre. Je dis le même de la réputation, laquelle croît en peu de temps, lorsque les commencements en sont extraordinaires. Bientôt, l'héroicité du mérite se déclare, la renommée se fait entendre, et le cri de la louange devient général.
 
Cependant, il ne suffit pas d'avoir glorieusement commencé; il faut se soutenir, et avancer même, bien loin de se démentir. Néron commença son règne en père de la patrie, et il le continua et le termina en tyran. Lorsque les extrémités du bon au mauvais, de la gloire à la honte, du vice à la vertu, se sont ainsi rencontrées dans un même homme, c'est un monstre condamné au mépris et à l'horreur de tous les siècles. Mais il n'est peutêtre pas moins difficile de se maintenir dans sa réputation que de la commencer. La réputation baisse peu à peu, tombe et finit, parce qu'elle est de la nature des choses sujettes aux lois du temps. Néanmoins, la gloire ne survit-elle pas tous les jours à l'homme qui s'en est acquis? Oui, mais c'est lorsque l'homme n'a pas survécu lui-même à sa gloire.
 
TI est essentiel de renouveler de temps en temps sa réputation, c'est-à-dire de faire voir, par intervalles, de nouvelles preuves de son mérite. La renommée n'est pas tout à fait, à l'égard du bien, ce qu'elle est à l'égard du mal: elle se tait plus volontiers sur le bien, quand on est trop longtemps à lui fournir de quoi parler. Et d'une autre part, comme le mérite le plus accompli perd beaucoup à se montrer trop souvent, l'habileté est de savoir en suspendre, et en faire reparaître à propos les effets. Cette sage alternative de repos et d'action entretient à coup sûr l'estime publique, au lieu que des succès, continués et suivis de trop près, ne font presque plus d'impression. Le soleil ne varie-t-il pas son horizon? Et son absence, dans une partie du monde, y excite le désir de le revoir, tandis que son retour dans l'autre partie y rapporte la joie. Les Césars quittaient Rome de temps en temps, pour aller chercher de la gloire chez les étrangers; et ils revenaient chaque fois avec de nouveaux lauriers sur le front.
XVI TOUTES LES BELLES QUALITÉS
SANS AFFECTATION
 
Un héros doit rassembler en lui, autant qu'il est possible, toutes les vertus, toutes les perfections, toutes les belles qualités, mais il n'en doit affecter aucune. L'affectation est positivement le contraste de la grandeur, parce qu'il y a toujours de la petitesse d'esprit dans celle-là, au lieu que, dans l'autre, il y a toujours de l'élévation, toute naturelle, ét toute simple qu'elle est. L'affectation est une sorte de louange muette qu'on se donne, mais que les gens d'esprit entendent comme si on leur faisait tout haut son propre panégyrique; et se louer soi-même, c'est le moyen de n'être guère loué des autres. La vertu doit être en nous, et la louange doit venir d'autrui, lors même que le sujet en est le plus juste et le plus connu. Aussi c'est une punition assez ordinaire et bien méritée, que celui qui paraît fort content de soi jouisse seul de son contentement, sans que personne le lui dispute ou l'en félicite.
 
L'estime est un sentiment libre, et dont l'homme est si jaloux d'être toujours le maître que nul artifice, nulle autorité ne saurait l'obtenir de lui, lorsqu'il ne juge pas à propos de l'accorder. Mais il épargne d'ailleurs la faiblesse et la honte de la mendier son estime: sans qu'on y pense il ne manque pas plus de la donner libéralement au mérite, que de la refuser opiniâtrement à la vaine
montre qu'on lui en ferait. C'est même assez de se relâcher un peu de sa modestie, et de marquer quelque estime de soi, pour que les autres retirent la leur, ou pour leur imposer silence sur les avantages les mieux fondés. Les gens de cour, esprits raffinés et censeurs impitoyables, portent les choses bien plus loin contre l'affectation. Toute perfection qui se présente trop n'est, selon eux, que grimace; elle n'est que le fantôme et le masque d'une vertu feinte, qui leur donne la comédie. Jugement, à mon avis, trop rigoureux, surtout pour des hommes qui font presque toujours personnage, et qu'on ne voit guère dans un état naturel.
 
Quoi qu'il en solt, de tous les genres d'affectationqui sont en quelque manière infinis, celui que je crois le plus incurable, c'est d'affecter la sagesse: car le mal est dans le remède même, vu qu'il attaque la raison, qui devrait et qui pourrait seul le guérir, s'il était ailleurs. Mais puisque c'est une faiblesse dans l'esprit d'affecter les belles qualités, quelle folie, quelle extravagance n'est-ce point d'affecter des imperfections, des défauts, des vices que l'on n'a pas? Au reste, bien que l'affectation soit si commune, quelques-uns néanmoins en connaissent assez le faible et le ridicule pour s'appliquer à l'éviter; mais comme si ce défaut nous était naturel et inséparable de l'humanité, ils donnent d'ordinaire dans l'écueil qu'ils fuient, en affectant de n'affecter pas. Tibère affecta de n'être point dissimulé; et ses soins même à se cacher décelaient son génie et son caractère, tout politique qu'il était. De même que la dernière perfection de l'art est de le couvrir, aussi, le dernier degré de l'artifice est de le soustraire à nos yeux par un artifice encore plus fin et plus subtil. Et c'est ce qui ne pouvait guère arriver, dans une cour aussi soupçonneuse et aussi éclairée que celle de Tibère, dont la conduite était une leçon éternelle de dissimulation.
 
Reprenons. Un héros doit réunir en lui toutes les belles qualités mais sans en affecter aucune. Alors on est à double titre un héros; on l'est par le mérite le plus complet, et par l'estime générale des hommes; on l'est en effet, et l'on est universellement reconnu comme tel. L'affectation au contraire, quelque légère qu'elle soit, mêle toujours un défaut au mérite, et ce mélange en produit un rabais dans l'idée des hommes. De plus, un grand homme eut-il jamais besoin d'un secours étranger à son mérite, pour s'attirer des égards qui lui sont dus? Je ne sais quel air de simplicité noble et d'oubli de sa grandeur avertit assez pour lui l'attention publique: avoir de la sorte les yeux fermés sur ce qu'il est, pour ainsi parler, c'est l'infaillible moyen de les ouvrir à tout le monde. l'appelle cette conduite une espèce de prodige dans l'état de l'héroïsme et de la grandeur; et s'il en est une autre qui convienne davantage, j'avoue qu'elle m'est inconnue.
XVII. L'ÉMULATION
 
La plupart des premiers héros n'ont point du tout eu de postérité, ou n'en ont point eu qui héritât de leur héroïsme. Mais si ce bonheur leur a manqué, la gloire d'avoir tant de fameux imitateurs les en dédommage assez. TI semble que le Ciel les eùtmoins formés pour laisser des successeu1:sde leur sang et de leur mérite que pour être des modèles communs à tous les héros à venir. En effet, les hommes extraordinaires sont comme des liv:res de conduite, qu'il faut lire, méditer et repasser sans cesse, a:Bn d'apprendre par quels moyens, par quelles voies on peut parvenir à l'héroïsme, qui était leur terme. Que l'on se les propose donc, ces premiers hommes en chaque genre, et que l'on ne se les propose pas seulement pour les imiter, seulement pour les égaler et pour marcher du même pas qu'eux, mais encore pout les surpasser. La valeur d'Achille fut le noble aiguillon qui piqua le jeune héros de la Macédoine. Les hauts faits du premier excitaient dans le cœur de celui-ci une impatience vive et jalouse d'en devancer la renommée. Alexandre en vint jusqu'à verser des larmes au récit des grandes actions d'Achille: mais ce n'était point Achille qu'il pleurait; c'était sut lui-même, qui n'avait pas encore commencé la course glorieuse du vainqueur des Troyens.
 
Alexandre fut ensuite pour César ce qu'Achille avait été pour Alexandre. Les prodigieux exploits du Macédonien inspirèrent au Romain la généreuse envie de devenir son rival. César en effet poussa si loin ses conquêtes que, jusqu'ici, la renommée a partagé également ses suffrages entre ces deux héros. Car, si Alexandre eut tout l'Orient pour théâ.tre de ses belles actions, César pour théâ.tre des siennes eut tout l'Occident. Alphonse le Magnanime, roi d'Aragon et de Naples, disait que les trompettes et les tambours n'animaient pas plus un cheval de bataille que la réputation de César lui enflammait le cœur d'un feu martial. Ainsi, les héros se succèdent-ils à la gloire par l'émulation, et à l'immortalité par la gloire.
 
En toute profession, en toute science, en tout art, on voit toujours quelques hommes qui brillent, tandis que mille autres sont ensevelis dans l'obscurité. Ceux-ci sont comme les antipodes du mérite, et ceux-là sont comme les lumières qui montrent le chemin pour y arriver. C'est au sage à étudier et à discerner ces différents grades: et pour cela, qu'il ait bien présente à l'esprit l'histoire des grands hommes dans l'état auquel il veut se destiner. Plutarque dans ses Vies parallèles fournit une espèce de catalogue des anciens héros; et Paul Jove dans ses Éloges en donne un autre pour les modernes. TI manque à ces deux auteurs plus d'étendue et plus de critique. Mais qui oserait entreprendre d'y suppléer? C'est ce qui ne se peut exécuter avec succès que par un génie supérieur. TI est facile de placer ces grands hommes, suivant l'époque des temps où ils ont vécu; et il est très difficile de les caractériser au juste, et d'en assigner exactement la différence, selon la variété et le degré du mérite.
 
Mais sans nous fatiguer bea.ucoup, pour tracer les divers portraits de l'héroïsme, un seul suffira, dont tous les traits sont autant de qualités éminentes. L'Espagne doit aisément reconnaître ici Philippe IV qni nous représente en sa personne les perfections partagées en tant d'autres: ce modèle sur lequel il faut se former pour être un monarque parfait, ce prince heureux dans ses entreprises, héros dans la guerre, sage et réglé dans ses mœurs, solide et fort dans sa foi, aimable dans ses manières, accessible au dernier de ses sujets; en un mot, grand homme en tout.
XVIII. LA SYMPATHIE NOBLE ET ÉLEVÉE
 
C'est une qualité de héros que d'avoir de la sympathie avec les héros. Un rapport quoique très éloigné entre le soleil et une simple plante, attribue à celle-ci le glorieux nom de ce bel astre. La sympathie est un de ces prodiges, dont la nature se plait à nous envelopper la cause, et dont les effets sont la matière de notre admiration et de notre étonnement. Néanmoins, on peut la définir en général une parenté des cœurs, comme au contraire l'antipathie en est un éloignement, une aliénation. Les uns mettent l'origine de la sympathie dans la convenance du tempérament, de l'humeur, des affections; les autres la font remonter jusqu'aux astres, dont ils veulent que l'influence soit la source. Quoi qu'il en soit, l'antipathie enfante souvent des monstres dans la société civile, et la sympathie y produit souvent de si grandes merveilles que le peuple ignorant et superstitieux les nomme des enchantements, ou des miracles. L'antipathie trouve des défauts à la perfection la plus reconnue et la sympathie trouve des grâces à un défaut qui blesse les yeux de tout le monde. Celle-là comme une vipère se glisse dans le sein même des familles, où elle empoisonne tout, où elle brouille et bouleverse tout; elle y soulève le père contre les enfants, et les enfants contre le père; on n'y garde plus, ni subordination naturelle, ni subordination civile; et l'on éclate enfin, on se poursuit en justice, on s'y décrie avec un achamemellt réciproque. L'antipathie d'un père va jusqu'à frustrer son :61s de la succession à la Couronne, tandis que la. sympathie la met sur la tête d'un étranger. Car que celle-ci ne fait-elle pas à son tour, bien que ce soit d'une façon toute opposée à l'autre? Sans éloquence, elle touche, elle gagne les cœurs; SatlS demander, elle obtient; sans crédit, sans protection, tout lui est possible, tout lui est accordé.
 
Par le terme de sympathie qui convient proprement aux personnes, j'entends encore le penchant, l'attrait, l'affection aux choses mêmes. Je dis donc que cette sorte de sympathie est comme l'horoscope de ce que l'on deviendra, suivant les objets auxquels elle se tourne. Si le penchant tend aux. grandes choses, c'est un présage d'héroïsme en quelque genre; si le penchant va aux petits objets, c'est un pronostic presque sûr qu'il n'y aura jamais de noblesse, de grandeur dans l'âme, ou bien, il faudra des soins infinis et d'excellents maitres pour redresser cette pente. Au reste, ceux que nous appelons les grands, pour les distinguer du peuple, sont sujets à cette espèce de sympathie basse aussi bien que les hommes du commun. Quelques-uns d'eux véritablement petits dans leur condition élevée n'ont l'esprit tourné qu'à la bagatelle, au vil intérêt, à la finesse, à la ruse, à la supercherie. Des princes mêmes, par attrait, par tempérament, plutôt que par choix, n'ont-ils pas laissé les voies de la vraie grandeur, pour prendre celles d'une politique messéante à leur dignité?
Je reviells à la sympathie des personnes. TI y a celle que nous sentons pour autrui, et celle que l'on sent pour 1l0us. La première est un sentiment noble qui nous fait honneur, lorsqu'elle se termine aux grands personnages, aux gens de mérite: elle est même quelquefois une disposition à devenir ce que ces hommes sont. La seconde nous est honorable et utile avec cela, lorsque ceux qui la sentent pour nous sont distingués par de belles qualités, et par un puissant crédit. Le prix de cette sympathie est comparable à l'anneau de Gigez et sa vertu à la chaîne d'or du fameux Thébain; elle vaut pour nous et l'un et l'autre à la fois, ainsi que je l'ai déjà insinué. Mais, bien que nous ayons de l'inclination et du penchant pour des hommes de ce caractère et de cette considération, ce n'est pas une conséquence qu'ils éprouvent en eux les mêmes sentiments à notre égard. Le cœur a beau nous parler pour eux, l'écho, si je l'ose dire, ne nous répond rien de leur part: alors il n'en est pas comme de la liaison naturelle des cœurs, où la correspondance se rend sensible des deux côtés. C'est donc à l'attention suivie d'un esprit pénétrant, de remarquer si la sympathie agit en sa faveur : il n'est donné qu'à lui de mettre en œuvre cette heureuse disposition, dont il doit la découverte à son habileté et à son étude; il n'est permis qu'à lui de savoir bien user de ce charme naturel, et achever par son adresse ce que la nature avait commencé pour lui. Mais aussi, prétendre s'insinuer dans le cœur et gagner les bonnes grâces d'une personne en dignité et en crédit, sans que la sympathie y ait aucune part, c'est une entreprise téméraire et inutile; quelque mérite que l'on puisse avoir, il restera de ce côté-là sans appui, et il ne fera jamais son chemin à moins qu'un autre secours ne lui soit prêté. Un prince ne saurait être un héros guerrier, si le bonheur n'accompagne point sa valeur, comme je l'ai dit; un subalterne non plus ne saurait être un héros en ce même genre, si ses bonnes qualités ne sont point soutenues par la protection; sans cela, il n'avancera guère.
 
La sympathie qui passe toutes les autres, et par rapport à la gloire, et par rapport à la fortune, c'est celle d'un grand roi à l'égard de son sujet. Cependant si le bonheur manque à celui~ci pour approcher le prince et pour s'en faire connaître, à quoi lui servira cette sympathie? L'aimant n'attire pas le fer trop éloigné de son impression, et la sympathie n'opère qu'à la porj:ée de sa sphère: une sorte de proximité entre l'objet et la puissance est ici une condition essentielle que rien ne peut remplacer. Mais supposé que nul obstacle n'empêche l'effet de cette auguste sympathie, un sujet qui a du mérite parvient en peu de temps à un haut point de grandeur.
XIX PARADOXE CRITIQUE SUR L'HÉROISME SANS DÉFAUT
 
Un héros à l'abri de l'ostracisme d'Athènes n'est pas en Espagne à couvert de la critique: celle-ci l'éloignerait et le proscrirait, comme autrefois, si elle avait un pouvoir égal à son injustice et à sa violence. C'est sur ce caractère de la critique envieuse, que j'établis ce paradoxe, lequel condamne d'abord un grand homme qui ne laisserait rien à reprendre en lui : quelque légère faute échappée à dessein lui est nécessaire pour contenter l'envie, pour repaître la malignité d'autrui; sans cette adresse, disent les auteurs de cette maxime politique, un mérite le plus universel sera la victime de ces deux passions. L'envie et la malignitésont comme de cruelles Harpies, qui se jettent sur les meilleures choses, lorsqu'elles ne trouvent pas d'autre proie à quoi s'attacher.
 
il y a effectivement des âmes si noires, de si mauvais esprits, qu'ils savent défigurer les plus belles qualités, flétrir les vertus les plus pures, pervertir les intentions les plus droites: en un mot corrompre par leurs bouches empoisonnées tout ce qu'ils voient de bon dans les autres est leur unique étude, et le seul art dans lequel ils excellent. il est donc d'un habile homme de hasarder quelque petite négligence, sur laquelle la mauvaise humeur de ces atrabilaires se puisse exercer: cette négligence dont ils feront une faute monstrueuse est capable de leur donner le change, et de dérober à leur esprit ulcéré l'attention aux choses essentielles; elle est une espèce de contrepoison qui empêche que leur fiel ne gagne le fond du mérite, et qui le :fixe à la surface. D~ailleurs, un petit défaut naturel ne sied-il pas quelquefois mieux que si on ne l'avait point? Une petite tache au visage n'est-elle pas quelquefois un agrément? Il Y a des défauts qui cessent de l'être lorsqu'ils paraissent dans un certain point de vue, lorsqu'on sait, pour ainsi dire, les mettre à leur place. Alcibiade s'en prêta quelques-uns de cette nature dans le métier de la guerre, et Ovide dans le métier des vers, pour amuser l'envie par ces bagatelles, et pour la distraire de l'essentiel.
 
Cependant, j'estime cette précaution de nos politiques fort inutile; et je me figure que la présomption en est plus le principe que la prudence. Le soleil même n' a-t-il pas ses éclipses? Le plus beau diamant n' a-t-il pas ses pailles? La reine des fleurs n' a-t-elle pas des épines? L'art n'est point nécessaire où la nature suffit toute seule; quelque parfaite, et quelque attentive qu'elle soit, assez de fautes échapperont toujours à notre faiblesse, sans que nous ayons besoin de la féconder.
XX LA DERNIÈRE PERFECTION
DU HÉROS ET DU GRAND HOMME
 
Toute lumière vient du Très-Haut, qui en est le Père, et descend de lui sur les hommes qui sont ses enfants. La vertu est comme la fille de la lutnière, laquelle en fait la beauté et la. glohe. Le vice est un monstre votni du sein des ténèbres, sources de son horreur, et de son ignominie. On n'est donc véritablement un héros, un grand homme, qu'autant que l'on est vertueux; de même qu'il n'est point de vraie vertu sans grandeur, il n'est point aussi de vraie grandeur sans vertu: ces deux choses vont toujours ensemble, un mutuel accord les lie inséparablement. Elles se divisèrent, mais toutes deux à la fois dans Saül; elles se réunirent, mais toutes deux à la fois dans David.
 
Constantin devenu chrétien fut au même temps le pretnier des empereurs surnommé le Grand: surnom, ce semble, inspiré pour marquer à la postérité que le parfait héroïsme ne se reconnut point en lui sans le christianisme. Charles, pretnier empereur des Français, eut aussi le surnom de Grand lorsqu'il travaillait à mériter un rang partni les saints. Louis IX fut la gloire des rois TrèsChrétiens, parce qu'il joignit à une haute saintetétoutes les qualités d'un grand monarque.
 
En Espagne, Ferdinand, appelé communément le Saint de la Castille, fut aussi regardé comme un grand roi. Le conquérant de l'Aragon consacra à l'honneur de la mère de Dieu autant de temps qu'il avait fait de conquêtes. Le roi Ferdinand, et la reine Isabelle, l'un héros, et l'autre héroine, furent deux colonnes inébranlables de la foi catholique. Philippe m, ce prince religieux envers Dieu, bon à l'égard de son peuple, si édifiant dans toute sa conduite qu'il corrigea plus de vices par son exemple qu'Hercule ne dompta de monstres avec sa massue, soutint jusqu'à la fu1 ses États, dans toute leur vaste étendue et dans toute leur gloire.
 
Parmi les grands capitaines, Godefroy de Bouillon, Georges Castriota, Rodrigue Diaz de Vivar, Gonzales Fernando, Don Juan d'Autriche furent des modèles de vertu, et des temples vivants de la piété chrétienne. Parmi les souverains pontifes, Grégoire et Léon, tous deux saints, furent les premiers à qui l'on attribua le nom de Grand. Pour ce qui est des héros mêmes du paganisme et de la gentilité, saint Augustin, ce grand génie, dit que quelque vertu morale avait toujours part à leur élév-ation. En effet, la gloire d'Alexandre, par exemple, croissait chaque jour, et lui attirait l'admiration des peuples; jusqu'à ce que ses passions devenues violentes et publiques déshonorèrent ses conquêtes, au sentiment général de ses sujets et des étrangers. Alcide, au jugement de Thèbes et de tous les sages, ne soutint plus le glorieux a.panage de vainqueur des monstres, dès que, sensible à la mollesse, il s'en laissa maîtriser. Les Néron, les Caligula, les Sardanapale, les Rodrigue se dégradèrent eux-mêmes de la haute idée attachée à leur rang et devinrent l'exécration de tout
le monde par leurs cruautés et par leurs infamies. La même destinée arrive aux monarchies entières, lesquelles tombent dans le décri lorsque le vice y pre11.d la place de la vertu. Une nation florissante et distinguée, tandis que la foi y règne, se rend l'horreur des autres nations, en se livrant aux crimes étranges que lui inspire son changement de religion. La fureur brutale de Rodrigue bouleverse l'un des plus beaux royaumes du monde, que la piété de Pélage et le zèle de Ferdinand relèvent après cela de sa décadence honteuse. La grandeur de la maison d'Autriche s'est établie sur la religion et sur la bravoure de ses premiers fondateurs, et cette grandeur subsistera, tant que ces deux fondements subsisteront.