« Un début dans la vie » : différence entre les versions

Contenu supprimé Contenu ajouté
{{titre}}
Aucun résumé des modifications
Ligne 139 :
─ Oh ! j’y ai bien pensé. » Dans ces dispositions, en apprenant que son maître voulait venir à Presles et lui disait d’inviter Margueron à dîner pour samedi, Moreau s’était hâté d’envoyer un exprès qui remit au premier valet de chambre du comte une lettre à une heure trop avancée de la soirée pour que monsieur de Sérisy pût en prendre connaissance ; mais Augustin la posa sur le bureau, selon son habitude en pareil cas. Dans cette lettre, Moreau priait le comte de ne pas se déranger, et de se fier à son zèle. Or, selon lui, Margueron ne voulait plus vendre en bloc et parlait de diviser les Moulineaux en quatre-vingt-seize lots ; il fallait lui faire abandonner cette idée, et peut-être, disait le régisseur, arriver à prendre un prête-nom.
 
Tout le monde a ses ennemis. Or, le régisseur et sa femme avaient froissé, à Presles, un officier en retraite, appelé monsieur de Reybert, et sa femme. De coups de langue en coups d’épingle, on en était arrivé aux coups de poignard. Monsieur de Reybert ne respirait que vengeance, il voulait faire perdre à Moreau sa place et devenir son successeur. Ces deux idées sont jumelles. Aussi la conduite du régisseur, épiée pendant deux ans, n’avait-elle plus de secrets pour les Reybert. En même temps que Moreau dépêchait son exprès au comte de Sérisy, Reybert envoyait sa femme à Paris. Madame de Reybert demanda si instamment à parler au comte que, renvoyée à neuf heures du soir, moment où le comte se couchait, elle fut introduite le lendemain matin, à sept heures chez Sa Seigneurie. ─ « Monseigneur, avait-elle dit au Ministre-d’Etat, nous sommes incapables, mon mari et moi, d’écrire des lettres anonymes. Je suis madame de Reybert, née de Corroy. Mon mari n’a que six cents francs de retraite et nous vivons à Presles, où votre régisseur nous fait avanies sur avanies, quoique nous soyons des gens comme il faut. Monsieur de Reybert, qui n’est pas un intrigant, tant s’en faut ! s’est retiré capitaine d’artillerie en 1816, après avoir servi pendant vingt-cinq ans, toujours loin de l’Empereur, monsieur le comte ! Et vous devez savoir combien les militaires qui ne se trouvaient pas sous les yeux du maître avançaient difficilement ; sans compter que la probité, la franchise de monsieur de Reybert déplaisaient à ses chefs. Mon mari n’a pas cessé, depuis trois ans, d’étudier votre intendant dans le dessein de lui faire perdre sa
 
─ « Monseigneur, avait-elle dit au Ministre-d’Etat, nous sommes incapables, mon mari et moi, d’écrire des lettres anonymes. Je suis madame de Reybert, née de Corroy. Mon mari n’a que six cents francs de retraite et nous vivons à Presles, où votre régisseur nous fait avanies sur avanies, quoique nous soyons des gens comme il faut. Monsieur de Reybert, qui n’est pas un intrigant, tant s’en faut ! s’est retiré capitaine d’artillerie en 1816, après avoir servi pendant vingt-cinq ans, toujours loin de l’Empereur, monsieur le comte ! Et vous devez savoir combien les militaires qui ne se trouvaient pas sous les yeux du maître avançaient difficilement ; sans compter que la probité, la franchise de monsieur de Reybert déplaisaient à ses chefs. Mon mari n’a pas cessé, depuis trois ans, d’étudier votre intendant dans le dessein de lui faire perdre sa place. Vous le voyez, nous sommes francs. Moreau nous a rendus ses ennemis, nous l’avons surveillé. Je viens donc vous dire que vous êtes joué dans l’affaire des Moulineaux. On veut vous prendre cent mille francs qui seront partagés entre le notaire, Léger et Moreau. Vous avez dit d’inviter Margueron, vous comptez aller à Presles demain ; mais Margueron fera le malade, et Léger compte si bien avoir la ferme qu’il est venu réaliser ses valeurs à Paris. Si nous vous avons éclairé, si vous voulez un régisseur probe, vous prendrez mon mari ; quoique noble, il vous servira comme il a servi l’Etat. Voire intendant a deux cent cinquante mille francs de fortune, il ne sera pas à plaindre. » Le comte avait remercié froidement madame de Reybert, et lui avait alors donné de l’eau bénite de cour, car il méprisait la délation ; mais, en se rappelant tous les soupçons de Derville, il fut intérieurement ébranlé ; puis tout à coup il avait aperçu la lettre de son régisseur ; il l’avait lue, et, dans les assurances de dévouement, dans les respectueux reproches qu’il recevait à propos de la défiance que supposait cette envie de traiter l’affaire par lui-même, il avait deviné la vérité sur Moreau.
 
─ La corruption est venue avec la fortune, comme toujours ! se dit-il. Le comte avait alors fait à madame de Reybert des questions moins pour obtenir des détails que pour se donner le temps de l’observer, et il avait écrit à son notaire un petit mot pour lui dire de ne plus envoyer son premier clerc à Presles, mais d’y venir lui-même pour dîner.
 
place. Vous le voyez, nous sommes francs. Moreau nous a rendus ses ennemis, nous l’avons surveillé. Je viens donc vous dire que vous êtes joué dans l’affaire des Moulineaux. On veut vous prendre cent mille francs qui seront partagés entre le notaire, Léger et Moreau. Vous avez dit d’inviter Margueron, vous comptez aller à Presles demain ; mais Margueron fera le malade, et Léger compte si bien avoir la ferme qu’il est venu réaliser ses valeurs à Paris. Si nous vous avons éclairé, si vous voulez un régisseur probe, vous prendrez mon mari ; quoique noble, il vous servira comme il a servi l’Etat. Voire intendant a deux cent cinquante mille francs de fortune, il ne sera pas à plaindre. » Le comte avait remercié froidement madame de Reybert, et lui avait alors donné de l’eau bénite de cour, car il méprisait la délation ; mais, en se rappelant tous les soupçons de Derville, il fut intérieurement ébranlé ; puis tout à coup il avait aperçu la lettre de son régisseur ; il l’avait lue, et, dans les assurances de dévouement, dans les respectueux reproches qu’il recevait à propos de la défiance que supposait cette envie de traiter l’affaire par lui-même, il avait deviné la vérité sur Moreau. ─ La corruption est venue avec la fortune, comme toujours ! se dit-il. Le comte avait alors fait à madame de Reybert des questions moins pour obtenir des détails que pour se donner le temps de l’observer, et il avait écrit à son notaire un petit mot pour lui dire de ne plus envoyer son premier clerc à Presles, mais d’y venir lui-même pour dîner. ─ « Si monsieur le comte, avait dit madame de Reybert en terminant, m’a jugée défavorablement sur la démarche que je me suis permise à l’insu de monsieur de Reybert, il doit être maintenant convaincu que nous avons obtenu ces renseignements sur son régisseur de la manière la plus naturelle : la conscience la plus timorée n’y saurait trouver rien à redire. » Madame de Reybert, née de Corroy, se tenait droit comme un piquet. Elle avait offert aux investigations rapides du comte une figure trouée comme une écumoire par la petite vérole, une taille plate et sèche, deux yeux ardents et clairs, des boucles blondes aplaties sur un front soucieux ; une capote de taffetas vert passée, doublée de rose, une robe blanche à pois violets, des souliers de peau. Le comte avait reconnu en elle la femme du capitaine pauvre, quelque puritaine abonnée au Courrier français, ardente de vertu, mais sensible au bien-être d’une place, et l’ayant convoitée. ─ « Vous dites six cents francs de retraite, avait répondu le comte en se répondant à lui-même au
 
─ « Vous dites six cents francs de retraite, avait répondu le comte en se répondant à lui-même au lieu de répondre à ce que venait de raconter madame de Reybert.
 
─ Oui, monsieur le comte.
 
─ Vous êtes née de Corroy ?
lieu de répondre à ce que venait de raconter madame de Reybert. ─ Oui, monsieur le comte. ─ Vous êtes née de Corroy ? ─ Oui, monsieur, une famille noble du pays Messin, le pays de mon mari. ─ Dans quel régiment servait monsieur de Reybert ? ─ Dans le 7e régiment d’artillerie. ─ Bien ! » avait répondu le comte en écrivant le numéro du régiment. Il avait pensé pouvoir donner la régie de sa terre à un ancien officier, sur le compte duquel il obtiendrait au Ministère de la Guerre les renseignements les plus exacts. ─ « Madame, avait-il repris en sonnant son valet de chambre, retournez à Presles avec mon notaire qui trouvera moyen d’y venir pour dîner, et à qui je vous ai recommandée ; voici son adresse. Je vais moi-même en secret à Presles, et ferai dire à monsieur de Reybert de me parler... » Ainsi la nouvelle du voyage de monsieur de Sérisy par la voiture publique, et la recommandation de taire le nom du comte, n’alarmaient pas à faux le messager, il pressentait le danger près de fondre sur une de ses meilleures pratiques.
 
─ Oui, monsieur, une famille noble du pays Messin, le pays de mon mari.
En sortant du café de l’Echiquier, Pierrotin aperçut à la porte du Lion-d’Argent la femme et le jeune homme en qui sa perspicacité lui avait fait reconnaître des chalands ; car la dame, le cou tendu, le visage inquiet, le cherchait évidemment. Cette dame, vêtue d’une robe de soie noire reteinte, d’un chapeau de couleur carmélite, et d’un vieux cachemire français, chaussée en bas de filoselle et de souliers en peau de chèvre, tendit à la main un cabas en paille et un parapluie bleu de roi. Cette femme, autrefois belle, paraissait âgée d’environ quarante ans ; mais ses yeux bleus, dénués de la flamme qu’y met le bonheur, annonçaient qu’elle avait depuis long-temps renoncé au monde. Aussi sa mise, autant que sa tournure, indiquait-elle une mère entièrement vouée à son ménage et à son fils. Si les brides du chapeau étaient fanées, la forme datait de plus de trois ans. Le châle tenait par une aiguille cassée, convertie en épingle au moyen d’une boule de cire à cacheter. L’inconnue attendait impatiemment Pierrotin pour lui recommander ce fils, qui sans doute voyageait seul pour la première fois, et qu’elle avait accompagné jusqu’à la voiture, autant par défiance que par amour maternel. Cette mère était en quelque sorte complétée par son fils ; de même que, sans la mère, le fils n’eût pas été si bien compris. Si la mère se condamnait à laisser voir des gants reprisés, le fils portait une redingote olive dont les manches un peu courtes au poignet annonçaient qu’il grandirait encore, comme les adultes de
 
─ Dans quel régiment servait monsieur de Reybert ?
 
─ Dans le 7e régiment d’artillerie.
 
─ Bien ! » avait répondu le comte en écrivant le numéro du régiment. Il avait pensé pouvoir donner la régie de sa terre à un ancien officier, sur le compte duquel il obtiendrait au Ministère de la Guerre les renseignements les plus exacts.
dix-huit à dix-neuf ans. Le pantalon bleu, raccommodé par la mère, offrait aux regards un fond neuf, quand la redingote avait la méchanceté de s’entr’ouvrir par derrière.
 
─ « Madame, avait-il repris en sonnant son valet de chambre, retournez à Presles avec mon notaire qui trouvera moyen d’y venir pour dîner, et à qui je vous ai recommandée ; voici son adresse. Je vais moi-même en secret à Presles, et ferai dire à monsieur de Reybert de me parler... » Ainsi la nouvelle du voyage de monsieur de Sérisy par la voiture publique, et la recommandation de taire le nom du comte, n’alarmaient pas à faux le messager, il pressentait le danger près de fondre sur une de ses meilleures pratiques.
 
En sortant du café de l’Echiquier, Pierrotin aperçut à la porte du Lion-d’Argent la femme et le jeune homme en qui sa perspicacité lui avait fait reconnaître des chalands ; car la dame, le cou tendu, le visage inquiet, le cherchait évidemment. Cette dame, vêtue d’une robe de soie noire reteinte, d’un chapeau de couleur carmélite, et d’un vieux cachemire français, chaussée en bas de filoselle et de souliers en peau de chèvre, tendit à la main un cabas en paille et un parapluie bleu de roi. Cette femme, autrefois belle, paraissait âgée d’environ quarante ans ; mais ses yeux bleus, dénués de la flamme qu’y met le bonheur, annonçaient qu’elle avait depuis long-temps renoncé au monde. Aussi sa mise, autant que sa tournure, indiquait-elle une mère entièrement vouée à son ménage et à son fils. Si les brides du chapeau étaient fanées, la forme datait de plus de trois ans. Le châle tenait par une aiguille cassée, convertie en épingle au moyen d’une boule de cire à cacheter. L’inconnue attendait impatiemment Pierrotin pour lui recommander ce fils, qui sans doute voyageait seul pour la première fois, et qu’elle avait accompagné jusqu’à la voiture, autant par défiance que par amour maternel. Cette mère était en quelque sorte complétée par son fils ; de même que, sans la mère, le fils n’eût pas été si bien compris. Si la mère se condamnait à laisser voir des gants reprisés, le fils portait une redingote olive dont les manches un peu courtes au poignet annonçaient qu’il grandirait encore, comme les adultes de dix-huit à dix-neuf ans. Le pantalon bleu, raccommodé par la mère, offrait aux regards un fond neuf, quand la redingote avait la méchanceté de s’entr’ouvrir par derrière.
 
─ Ne tourmente donc pas tes gants ainsi, tu les flétris d’autant disait-elle quand Pierrotin se montra. ─ Vous êtes le conducteur... Ah ! mais c’est vous, Pierrotin ? reprit-elle en laissant son fils pour un moment et emmenant le voiturier à deux pas.
Ligne 169 ⟶ 179 :
─ Hélas ! dit la mère, ce ne sera pas tout roses pour lui, pauvre enfant ; mais son avenir exige impérieusement ce voyage.
 
Cette réponse frappa Pierrotin, qui hésitait à confier ses craintes sur le régisseur à madame Clapart, de même quelle n’osait nuire à son fils en faisant à Pierrotin certaines recommandations qui eussent transformé le conducteur en mentor. Pendant cette délibération mutuelle, qui se traduisit par quelques phrases sur le temps, sur la route, sur les stations du voyage, il n’est pas inutile d’expliquer quels liens rattachaient madame Pierrotin à madame Clapart, et autorisaient les deux mots confidentiels qu’ils venaient d’échanger. Souvent, c’est-à-dire trois ou quatre fois par mois, Pierrotin trouvait à La Cave, à son passage quand il allait à Paris, le régisseur qui faisait signe à un jardinier en voyant venir la voiture. Le jardinier aidait alors Pierrotin à charger un ou deux paniers pleins de fruits ou de légumes selon la saison, de poulets, d’oeufs, de beurre, de gibier. Le régisseur payait toujours la commission à Pierrotin en lui donnant l’argent nécessaire pour acquitter les droits à la Barrière, si l’envoi contenait des choses sujettes à l’Octroi. Jamais ces paniers, ces bourriches, ces paquets ne portaient de suscription. Une première fois, qui avait servi pour toutes, le régisseur avait indiqué de vive voix le domicile de madame Clapart au discret voiturier, en le priant de ne jamais confier à d’autres ce précieux message. Pierrotin, rêvant une intrigue entre quelque charmante fille et le régisseur, était allé rue de la Cerisaie, 7, dans le quartier de l’Arsenal, où il avait vu la madame Clapart qui vient de vous être pourtraite, au lieu de la belle et jeune créature qu’il s’attendait à y trouver. Les messagers sont appelés par leur état à pénétrer dans beaucoup d’intérieurs et dans bien des secrets ; mais le hasard social, cette sous-providence, ayant voulu qu’ils fussent sans éducation et dénués du talent d’observation, il s’ensuit qu’ils ne sont pas dangereux. Néanmoins, après quelques mois, Pierrotin ne savait comment expliquer les relations de madame Clapart et de monsieur Moreau, sur ce qu’il lui fut permis d’entrevoir dans le ménage de la rue de la Cerisaie. Quoique les loyers ne fussent pas chers à cette époque dans le quartier de l’Arsenal, madame Clapart était logée au troisième étage, au fond d’une cour, dans une maison qui jadis fut l’hôtel de quelque grand seigneur, au temps où la haute noblesse du royaume demeurait sur l’ancien emplacement du palais des Tournelles et de l’hôtel Saint-Paul. Vers la fin du seizième siècle, les grandes familles se partagèrent ces vastes espaces, autrefois occupés par les jardins du palais de nos rois, ainsi que l’indiquent les noms des rues de la Cerisaie, Beautreillis, des Lions, etc. Cet appartement, dont toutes les pièces étaient revêtues d’antiques boiseries, se composait de trois chambres en enfilade, une salle à manger, un salon et une chambre à coucher. Au-dessus se trouvaient une cuisine et la chambre d’Oscar. En face de la porte d’entrée, sur ce qui se nomme à Paris le carré, se voyait la porte d’une chambre en retour, ménagée à chaque étage dans une espèce de bâtiment qui contenait aussi la cage d’un escalier de bois, et qui formait une tour carrée, construite en grosses pierres. Cette chambre était celle de Moreau quand il couchait à Paris. Pierrotin avait vu dans la première pièce, où il déposait les bourriches, six chaises en noyer garnies de paille, une table et un buffet, aux fenêtres, de petits rideaux roux. Plus tard, quand il entra dans le salon, il y remarqua de vieux meubles du temps de l’Empire, mais passés. Il ne se trouvait d’ailleurs dans ce salon que le mobilier exigé par le propriétaire pour répondre du loyer. Pierrotin jugea de la chambre à coucher par le salon et par la salle à manger. Les boiseries, réchampies en grosse peinture à la colle et d’un blanc rouge qui empâte les moulures, les dessins, les figurines, loin d’être un ornement, attristaient le regard. Le parquet, qui ne se cirait jamais, était d’un ton gris comme les par-
 
 
 
charmante fille et le régisseur, était allé rue de la Cerisaie, 7, dans le quartier de l’Arsenal, où il avait vu la madame Clapart qui vient de vous être pourtraite, au lieu de la belle et jeune créature qu’il s’attendait à y trouver. Les messagers sont appelés par leur état à pénétrer dans beaucoup d’intérieurs et dans bien des secrets ; mais le hasard social, cette sous-providence, ayant voulu qu’ils fussent sans éducation et dénués du talent d’observation, il s’ensuit qu’ils ne sont pas dangereux. Néanmoins, après quelques mois, Pierrotin ne savait comment expliquer les relations de madame Clapart et de monsieur Moreau, sur ce qu’il lui fut permis d’entrevoir dans le ménage de la rue de la Cerisaie. Quoique les loyers ne fussent pas chers à cette époque dans le quartier de l’Arsenal, madame Clapart était logée au troisième étage, au fond d’une cour, dans une maison qui jadis fut l’hôtel de quelque grand seigneur, au temps où la haute noblesse du royaume demeurait sur l’ancien emplacement du palais des Tournelles et de l’hôtel Saint-Paul. Vers la fin du seizième siècle, les grandes familles se partagèrent ces vastes espaces, autrefois occupés par les jardins du palais de nos rois, ainsi que l’indiquent les noms des rues de la Cerisaie, Beautreillis, des Lions, etc. Cet appartement, dont toutes les pièces étaient revêtues d’antiques boiseries, se composait de trois chambres en enfilade, une salle à manger, un salon et une chambre à coucher. Au-dessus se trouvaient une cuisine et la chambre d’Oscar. En face de la porte d’entrée, sur ce qui se nomme à Paris le carré, se voyait la porte d’une chambre en retour, ménagée à chaque étage dans une espèce de bâtiment qui contenait aussi la cage d’un escalier de bois, et qui formait une tour carrée, construite en grosses pierres. Cette chambre était celle de Moreau quand il couchait à Paris. Pierrotin avait vu dans la première pièce, où il déposait les bourriches, six chaises en noyer garnies de paille, une table et un buffet, aux fenêtres, de petits rideaux roux. Plus tard, quand il entra dans le salon, il y remarqua de vieux meubles du temps de l’Empire, mais passés. Il ne se trouvait d’ailleurs dans ce salon que le mobilier exigé par le propriétaire pour répondre du loyer. Pierrotin jugea de la chambre à coucher par le salon et par la salle à manger. Les boiseries, réchampies en grosse peinture à la colle et d’un blanc rouge qui empâte les moulures, les dessins, les figurines, loin d’être un ornement, attristaient le regard. Le parquet, qui ne se cirait jamais, était d’un ton gris comme les par-
 
 
Ligne 191 ⟶ 197 :
bête noire du beau-père. Oscar était malheureusement doué d’une dose de sottise que ne soupçonnait pas sa mère, malgré les épigrammes de Clapart. Cette sottise, ou, pour parler plus correctement, cette outrecuidance, inquiétait tellement le régisseur, qu’il avait prié madame Clapart de lui envoyer ce jeune homme pour un mois, afin de l’étudier et deviner à quelle carrière il fallait le destiner. Moreau pensait à présenter un jour Oscar au comte comme son successeur. Mais pour donner exactement au Diable et à Dieu ce qui leur revient, peut-être n’est-il pas inutile de constater les causes du stupide amour-propre d’Oscar, en faisant observer qu’il était né dans la maison de MADAME, mère de l’Empereur. Durant sa première enfance, ses yeux furent éblouis par les splendeurs impériales. Sa flexible imagination dut conserver les empreintes de ces étourdissants tableaux, garder une image de ce temps d’or et de fêtes, avec l’espérance de le retrouver. La jactance naturelle aux collégiens, tous possédés du désir de briller les uns à l’envi des autres, appuyée sur ces souvenirs d’enfance, s’était développée outre mesure. Peut-être aussi la mère se rappelait-elle au logis avec un peu trop de complaisance les jours où elle fut une des reines du Paris directorial. Enfin, Oscar qui venait d’achever ses classes, avait eu peut-être à repousser au collége les humiliations que les élèves payants déversent à tout propos sur les boursiers, quand les boursiers ne savent pas leur imprimer un certain respect par une force physique supérieure. Ce mélange d’ancienne splendeur éteinte, de beauté passée, de tendresse acceptant la misère, d’espérance en ce fils, d’aveuglement maternel, de souffrances héroïquement supportées, faisait de cette mère une de ces sublimes figures qui, dans Paris, sollicitent les regards de l’observateur.
 
Incapable de deviner l’attachement profond de Moreau pour cette femme, ni celui de cette femme pour son protégé de 1797, devenu son unique ami, Pierrotin ne voulut pas communiquer le soupçon qui lui passait dans la tête relativement au danger que courait Moreau. Le terrible « Nous avons bien assez à faire de nous occuper de nous-mêmes ! » du valet de chambre revint au coeur du voiturier, ainsi que le sentiment d’obéissance à ceux qu’il appelait les chefs de file. D’ailleurs, en ce moment, Pierrotin se sentait dans la tête autant de pointes qu’il y a de pièces de cent sous dans mille francs ! Un voyage de sept lieues se dessinait, sans doute comme un voyage de long cours, à l’imagination de cette pauvre mère qui, dans sa vie élégante, avait rarement passé les Barrières ; car ces mots : ─ Bien, madame ! ─ Oui, madame ! répétés par Pierrotin, disaient assez que le voiturier désirait se soustraire à des recommandations évidemment trop verbeuses et inutiles.
 
 
 
qui, dans sa vie élégante, avait rarement passé les Barrières ; car ces mots : ─ Bien, madame ! ─ Oui, madame ! répétés par Pierrotin, disaient assez que le voiturier désirait se soustraire à des recommandations évidemment trop verbeuses et inutiles.
 
─ Vous placerez les paquets de manière à ce qu’ils ne soient pas mouillés, si par hasard le temps changeait.
Ligne 263 ⟶ 265 :
─ Il le faut ! dit Georges d’un air fatal.
 
Oscar poussa un soupir en remarquant la façon cavalière du chapeau mis sur l’oreille comme pour montrer une magnifique chevelure blonde bien frisée, tandis qu’il avait, par l’ordre de son beau-père, ses cheveux noirs coupés en brosse sur le front et ras comme ceux des soldats. Le vaniteux enfant montrait une figure ronde et joufflue, animée par les couleurs d’une brillante santé, taudis que le visage de son compagnon de voyage était long, fin de forme et pâle. Le front de ce jeune homme avait de l’ampleur, et sa poitrine moulait un gilet façon cachemire. En admirant un pantalon collant gris de fer, une redingote à brandebourgs et à olives serrée à la taille, il semblait à Oscar que ce romanesque inconnu, doué de tant d’avantages, abusait envers lui de sa supériorité, de même qu’une femme laide est blessée par le seul aspect d’une belle femme. Le bruit du talon des bottes à fer que l’inconnu faisait un peu trop sonner au goût d’Oscar, lui retentissait jusqu’au coeur. Enfin Oscar était aussi gêné dans ses vêtements faits peut-être à la maison et taillés dans les vieux habits de son beau-père, que cet envié garçon se trouvait à l’aise dans les siens.
 
─ Ce gars-là doit avoir quelques dix francs dans son gousset, pensa Oscar. Le jeune homme se retourna. Que devint Oscar en apercevant une chaîne d’or passée autour du cou, et au bout de laquelle se trouvait sans doute une montre d’or. Cet inconnu prit alors aux yeux d’oscar les proportions d’un personnage. Elevé rue de la Cerisaie depuis 1815, pris et reconduit au collége les jours de congé par son père, Oscar n’avait pas eu d’autres points de comparaison, depuis son âge de puberté, que le pauvre ménage de sa mère. Tenu sévèrement selon le conseil de Moreau, il n’allait pas souvent au spectacle, et il ne s’élevait pas alors plus haut que le théâtre de l’Ambigu-Comique où ses yeux n’apercevaient pas beaucoup d’élégance, si toutefois l’attention qu’un enfant prête au mélodrame lui permet d’examiner la salle. Son beau-père portait encore, selon la mode de l’Empire, sa montre dans le gousset de ses pantalons, et laissait pendre sur son abdomen une grosse chaîne d’or terminée par un paquet de breloques hétéroclites, des cachets, une clef à tête ronde et plate où se voyait un paysage en mosaïque. Oscar, qui regardait ce vieux luxe comme un nec plus ultra, fut donc étourdi par cette révélation d’une élégance supérieure et négligente. Ce jeune homme montrait abusivement des gants soignés et semblait vouloir aveugler Oscar en agitant avec grâce une élégante canne à pomme d’or. Oscar arrivait à ce dernier quartier de l’adolescence où de petites choses font de grandes joies et de grandes misères, où l’on préfère un malheur à une toilette ridicule, où l’amour-propre, en ne s’attachant pas aux grands intérêts de la vie, se prend à des frivolités, à la mise, à l’envie de paraître homme. On se grandit alors, et la jactance est d’autant plus exorbitante qu’elle s’exerce sur des [Oscar Husson] riens ; mais si l’on jalouse un sot élégamment vêtu, l’on s’enthousiasme aussi pour le talent, on admire l’homme de génie. Ces défauts, quand ils sont sans racines dans le coeur, accusent l’exubérance de la sève, le luxe de l’imagination. Qu’un enfant de dix-neuf ans, fils unique, tenu sévèrement au logis paternel à cause de l’indigence qui atteint un employé à douze cents francs, mais adoré, et pour qui sa mère s’impose de dures privations, s’émerveille d’un jeune homme de vingt-deux ans, en envie la polonaise à brandebourgs doublée de soie, le gilet en faux cachemire et la cravate passée dans un anneau de mauvais goût, n’est-ce pas des peccadilles commises à tous les étages de la société, par l’inférieur qui jalouse son supérieur ? L’homme de génie lui-même obéit à cette première passion. Rousseau de Genève n’a-t-il pas admiré Venture et Bacle ? Mais Oscar passa de la peccadille à la faute, il se sentit humilié, il s’en prit à son compagnon de voyage, et il s’éleva dans son coeur un secret désir de lui prouver qu’il le valait bien. Les deux beaux fils se promenaient toujours de la porte aux écuries, des écuries à la porte, allant jusqu’à la rue ; et quand ils retournaient, ils regardaient toujours Oscar, tapi dans son coin. Oscar, persuadé que les ricanements des deux jeunes gens le concernaient, affecta la plus profonde indifférence. Il se mit à fredonner le refrain d’une chanson mise alors à la mode par les Libéraux, et qui disait : C’est la faute à Voltaire, c’est la faute à Rousseau. Cette attitude le fit sans doute prendre pour un petit clerc d’avoué.
 
 
de son compagnon de voyage était long, fin de forme et pâle. Le front de ce jeune homme avait de l’ampleur, et sa poitrine moulait un gilet façon cachemire. En admirant un pantalon collant gris de fer, une redingote à brandebourgs et à olives serrée à la taille, il semblait à Oscar que ce romanesque inconnu, doué de tant d’avantages, abusait envers lui de sa supériorité, de même qu’une femme laide est blessée par le seul aspect d’une belle femme. Le bruit du talon des bottes à fer que l’inconnu faisait un peu trop sonner au goût d’Oscar, lui retentissait jusqu’au coeur. Enfin Oscar était aussi gêné dans ses vêtements faits peut-être à la maison et taillés dans les vieux habits de son beau-père, que cet envié garçon se trouvait à l’aise dans les siens. ─ Ce gars-là doit avoir quelques dix francs dans son gousset, pensa Oscar. Le jeune homme se retourna. Que devint Oscar en apercevant une chaîne d’or passée autour du cou, et au bout de laquelle se trouvait sans doute une montre d’or. Cet inconnu prit alors aux yeux d’oscar les proportions d’un personnage. Elevé rue de la Cerisaie depuis 1815, pris et reconduit au collége les jours de congé par son père, Oscar n’avait pas eu d’autres points de comparaison, depuis son âge de puberté, que le pauvre ménage de sa mère. Tenu sévèrement selon le conseil de Moreau, il n’allait pas souvent au spectacle, et il ne s’élevait pas alors plus haut que le théâtre de l’Ambigu-Comique où ses yeux n’apercevaient pas beaucoup d’élégance, si toutefois l’attention qu’un enfant prête au mélodrame lui permet d’examiner la salle. Son beau-père portait encore, selon la mode de l’Empire, sa montre dans le gousset de ses pantalons, et laissait pendre sur son abdomen une grosse chaîne d’or terminée par un paquet de breloques hétéroclites, des cachets, une clef à tête ronde et plate où se voyait un paysage en mosaïque. Oscar, qui regardait ce vieux luxe comme un nec plus ultra, fut donc étourdi par cette révélation d’une élégance supérieure et négligente. Ce jeune homme montrait abusivement des gants soignés et semblait vouloir aveugler Oscar en agitant avec grâce une élégante canne à pomme d’or. Oscar arrivait à ce dernier quartier de l’adolescence où de petites choses font de grandes joies et de grandes misères, où l’on préfère un malheur à une toilette ridicule, où l’amour-propre, en ne s’attachant pas aux grands intérêts de la vie, se prend à des frivolités, à la mise, à l’envie de paraître homme. On se grandit alors, et la jactance est d’autant plus exorbitante qu’elle s’exerce sur des
 
 
 
[Oscar Husson]
 
riens ; mais si l’on jalouse un sot élégamment vêtu, l’on s’enthousiasme aussi pour le talent, on admire l’homme de génie. Ces défauts, quand ils sont sans racines dans le coeur, accusent l’exubérance de la sève, le luxe de l’imagination. Qu’un enfant de dix-neuf ans, fils unique, tenu sévèrement au logis paternel à cause de l’indigence qui atteint un employé à douze cents francs, mais adoré, et pour qui sa mère s’impose de dures privations, s’émerveille d’un jeune homme de vingt-deux ans, en envie la polonaise à brandebourgs doublée de soie, le gilet en faux cachemire et la cravate passée dans un anneau de mauvais goût, n’est-ce pas des peccadilles commises à tous les étages de la société, par l’inférieur qui jalouse son supérieur ? L’homme de génie lui-même obéit à cette première passion. Rousseau de Genève n’a-t-il pas admiré Venture et Bacle ? Mais Oscar passa de la peccadille à la faute, il se sentit humilié, il s’en prit à son compagnon de voyage, et il s’éleva dans son coeur un secret désir de lui prouver qu’il le valait bien. Les deux beaux fils se promenaient toujours de la porte aux écuries, des écuries à la porte, allant jusqu’à la rue ; et quand ils retournaient, ils regardaient toujours Oscar, tapi dans son coin. Oscar, persuadé que les ricanements des deux jeunes gens le concernaient, affecta la plus profonde indifférence. Il se mit à fredonner le refrain d’une chanson mise alors à la mode par les Libéraux, et qui disait : C’est la faute à Voltaire, c’est la faute à Rousseau. Cette attitude le fit sans doute prendre pour un petit clerc d’avoué.
 
─ Tiens, il est peut être dans les choeurs de l’Opéra, dit le voyageur.
Ligne 281 ⟶ 275 :
─ Tout à l’heure, répondit le messager qui tenait son fouet à la main et regardait dans la rue d’Enghien.
 
En ce moment, la scène fut animée par l’arrivée d’un jeune homme accompagné d’un vrai gamin qui se produisirent suivis d’un commissionnaire traînant une voiture à l’aide d’une bricole. Le jeune homme vint parler confidentiellement à Pierrotin qui hocha la tête et se mit à héler son facteur. Le facteur accourut pour aider à décharger la petite voiture qui contenait, outre deux malles, des seaux, des brosses, des boîtes de formes étranges, une infinité de paquets et d’ustensiles que le plus jeune des deux nouveaux voyageurs, moulé sur l’impériale, y plaçait, y calait avec tant de célérité, que le pauvre Oscar, souriant à sa mère alors en faction de l’autre côté de la rue, n’aperçut aucun de ces ustensiles qui auraient pu révéler la profession de ces nouveaux compagnons de route. Le gamin, âgé d’environ seize ans, portait une blouse grise serrée par une ceinture de cuir verni. Sa casquette, crânement mise en travers sur sa tête, annonçait un caractère rieur, aussi bien que le pittoresque désordre de ses cheveux bruns bouclés, répandus sur ses épaules. Sa cravate de taffetas noir dessinait une ligne noire sur un cou très-blanc, et faisait ressortir encore la vivacité de ses yeux gris. L’animation de sa figure brune, colorée, la tournure de ses lèvres assez fortes, ses oreilles détachées, son nez retroussé, tous les détails de sa physionomie annonçaient l’esprit railleur de Figaro, l’insouciance du jeune âge ; de même que la vivacité de ses gestes, son regard moqueur révélaient une intelligence déjà développée par la pratique d’une profession embrassée de bonne heure. Comme s’il avait déjà quelque valeur morale, cet enfant, fait homme par l’Art ou par la Vocation, paraissait indifférent à la question du costume, car il regardait ses bottes non cirées en ayant l’air de s’en moquer, et son pantalon de simple coutil en y cherchant des taches, moins pour les faire disparaître que pour en voir l’effet.
 
 
 
tant de célérité, que le pauvre Oscar, souriant à sa mère alors en faction de l’autre côté de la rue, n’aperçut aucun de ces ustensiles qui auraient pu révéler la profession de ces nouveaux compagnons de route. Le gamin, âgé d’environ seize ans, portait une blouse grise serrée par une ceinture de cuir verni. Sa casquette, crânement mise en travers sur sa tête, annonçait un caractère rieur, aussi bien que le pittoresque désordre de ses cheveux bruns bouclés, répandus sur ses épaules. Sa cravate de taffetas noir dessinait une ligne noire sur un cou très-blanc, et faisait ressortir encore la vivacité de ses yeux gris. L’animation de sa figure brune, colorée, la tournure de ses lèvres assez fortes, ses oreilles détachées, son nez retroussé, tous les détails de sa physionomie annonçaient l’esprit railleur de Figaro, l’insouciance du jeune âge ; de même que la vivacité de ses gestes, son regard moqueur révélaient une intelligence déjà développée par la pratique d’une profession embrassée de bonne heure. Comme s’il avait déjà quelque valeur morale, cet enfant, fait homme par l’Art ou par la Vocation, paraissait indifférent à la question du costume, car il regardait ses bottes non cirées en ayant l’air de s’en moquer, et son pantalon de simple coutil en y cherchant des taches, moins pour les faire disparaître que pour en voir l’effet.
 
─ Je suis d’un beau ton ! fit-il en se secouant et s’adressant à son compagnon.
Ligne 293 ⟶ 283 :
─ De la tenue, Mistigris ! répondit le maître en lui donnant le surnom que l’atelier lui avait sans doute imposé.
 
Ce voyageur était un jeune homme mince et pâle, à cheveux noirs, extrêmement abondants, et dans un désordre tout à fait fantasque, mais cette abondante chevelure semblait nécessaire à une tête énorme dont le vaste front annonçait une intelligence précoce. Le visage tourmenté, trop original pour être laid, était creusé comme si ce singulier jeune homme souffrait, soit d’une maladie chronique, soit des privations imposées par la misère qui est une terrible maladie chronique, soit de chagrins trop récents pour être oubliés. Son habillement, presque analogue à celui de Mistigris, toute proportion gardée, consistait en une méchante redingote usée, mais propre, bien brossée, de couleur vert-américain, un [Léon de Lora [Mistigris]] gilet noir, boutonné jusqu’en haut, comme la redingote, et qui laissait à peine voir, autour de son cou, un foulard rouge. Un pantalon noir, aussi usé que la redingote, flottait autour de ses jambes maigres. Enfin des bottes crottées indiquaient qu’il venait à pied et de loin. Par un regard rapide, cet artiste embrassa les profondeurs de l’hôtel du Lion-d’Argent, les écuries, les différents jours, les détails, et il regarda Mistigris qui l’avait imité par un coup d’oeil ironique.
 
 
 
[Léon de Lora [Mistigris]]
 
gilet noir, boutonné jusqu’en haut, comme la redingote, et qui laissait à peine voir, autour de son cou, un foulard rouge. Un pantalon noir, aussi usé que la redingote, flottait autour de ses jambes maigres. Enfin des bottes crottées indiquaient qu’il venait à pied et de loin. Par un regard rapide, cet artiste embrassa les profondeurs de l’hôtel du Lion-d’Argent, les écuries, les différents jours, les détails, et il regarda Mistigris qui l’avait imité par un coup d’oeil ironique.
 
─ Joli ! dit Mistigris.
Ligne 361 ⟶ 345 :
─ Partons ! fut un cri général.
 
─ Nous allons partir, répondit Pierrotin. ─ Allons, démarrons, dit-il au facteur qui ôta les pierres avec lesquelles les roues étaient calées.
 
 
 
dit-il au facteur qui ôta les pierres avec lesquelles les roues étaient calées.
 
Le messager prit la bride de Rougeot, et fit ce cri guttural de kit ! kit ! pour dire aux deux bêtes de rassembler leurs forces, et quoique notablement engourdies, elles tirèrent la voiture que Pierrotin rangea devant la porte du Lion-d’Argent. Après cette manoeuvre purement préparatoire, il regarda dans la rue d’Enghien, et disparut en laissant sa voiture sous la garde du facteur.
Ligne 435 ⟶ 415 :
─ Et qu’attends-tu, Pierrotin ? dit le père Léger.
 
Pierrotin cria un certain hi ! dans lequel Bichette et Rougeot reconnaissaient une résolution définitive, et les deux chevaux s’é-s’élancèrent vers la montée du faubourg d’un pas accéléré qui devait bientôt se ralentir.
 
 
 
lancèrent vers la montée du faubourg d’un pas accéléré qui devait bientôt se ralentir.
 
Le comte avait une figure entièrement rouge, mais d’un rouge ardent sur lequel se détachaient quelques portions enflammées, et que sa chevelure entièrement blanche mettait en relief. A d’autres qu’à des jeunes gens, ce teint eût révélé l’inflammation constante du sang produite par d’immenses travaux. Ces bourgeons nuisaient tellement à l’air noble du comte, qu’il fallait un examen attentif pour retrouver dans ses yeux verts la finesse du magistrat, la profondeur du politique et la science du législateur. La figure était plate, le nez semblait avoir été déprimé. Le chapeau cachait la grâce et la beauté du front. Enfin il y avait de quoi faire rire cette jeunesse insouciante dans le bizarre contraste d’une chevelure d’un blanc d’argent avec des sourcils gros, touffus, restés noirs. Le comte, qui portait une longue redingote bleue, boutonnée militairement jusqu’en haut, avait une cravate blanche autour du cou, du coton dans les oreilles, et un col de chemise assez ample qui dessinait sur chaque joue un carré blanc. Son pantalon noir enveloppait ses bottes dont le bout paraissait à peine. Il n’avait point de décoration à sa boutonnière, enfin ses gants de daim lui cachaient les mains. Certes, pour des jeunes gens, rien ne trahissait dans cet homme un pair de France, un des hommes les plus utiles au pays. Le père Léger n’avait jamais vu le comte, qui, de son côté, ne le connaissait que de nom. Si le comte, en montant en voiture, y jeta le perspicace coup d’oeil qui venait de choquer Oscar et Georges, il y cherchait le clerc de son notaire pour lui recommander le plus profond silence, dans le cas où il eût été forcé comme lui de prendre la voiture à Pierrotin ; mais rassuré par la tournure d’Oscar, par celle du père Léger et surtout par l’air quasi-militaire, par les moustaches et les façons de chevalier d’industrie qui distinguaient Georges, il pensa que son billet était arrivé sans doute à temps chez maître Alexandre Crottat.
Ligne 475 ⟶ 451 :
La Chapelle est le village contigu à la barrière Saint-Denis.
 
Tous ceux qui ont voyagé savent que les personnes, réunies par le hasard dans une voiture, ne se mettent pas immédiatement en rapport ; et, à moins de circonstances rares, elles ne causent qu’après avoir fait un peu de chemin. Ce temps de silence est pris aussi bien par un examen mutuel, que par la prise de possession de la place où l’on se trouve ; les âmes ont tout autant besoin que le corps de se rasseoir. Quand chacun croit avoir pénétré l’âge vrai, la profession, le caractère de ses compagnons, le plus causeur commence alors, et la conversation s’engage avec d’autant plus de chaleur, que tout le monde a senti le besoin d’embellir le voyage et d’en charmer les ennuis. Les choses se passent ainsi dans les voitures françaises. Chez les autres nations, les moeurs sont bien différentes. Les Anglais mettent leur orgueil à ne pas desserrer les dents, l’Allemand est triste en voiture, et les Italiens sont trop prudents pour causer ; les Espagnols n’ont plus guère de diligences, et les Russes n’ont point de routes. On ne s’amuse donc que dans les lourdes voitures de France, dans ce pays si babillard, si indiscret, où tout le monde est empressé de rire et de montrer son esprit, où la raillerie anime tout, depuis les misères des basses classes jusqu’aux graves intérêts des gros bourgeois. La Police y bride d’ailleurs peu la langue, et la Tribune y a mis la discussion à la mode. Quand un jeune homme de vingt-deux ans, comme celui qui se cachait sous le nom de Georges, a de l’esprit, il est excessivement porté, surtout dans la situation présente, à en abuser. D’abord, Georges eut bientôt décrété qu’il était l’être supérieur de cette réunion. Il vit un manufacturier de second ordre dans le comte qu’il prit pour un coutelier, un gringalet dans le garçon minable accompagné de Mistigris, un petit niais dans Oscar, et dans le gros fermier une excellente nature à mystifier. Après avoir pris ainsi ses mesures, il résolut de s’amuser aux dépens de ses compagnons de voyage.
 
 
 
est triste en voiture, et les Italiens sont trop prudents pour causer ; les Espagnols n’ont plus guère de diligences, et les Russes n’ont point de routes. On ne s’amuse donc que dans les lourdes voitures de France, dans ce pays si babillard, si indiscret, où tout le monde est empressé de rire et de montrer son esprit, où la raillerie anime tout, depuis les misères des basses classes jusqu’aux graves intérêts des gros bourgeois. La Police y bride d’ailleurs peu la langue, et la Tribune y a mis la discussion à la mode. Quand un jeune homme de vingt-deux ans, comme celui qui se cachait sous le nom de Georges, a de l’esprit, il est excessivement porté, surtout dans la situation présente, à en abuser. D’abord, Georges eut bientôt décrété qu’il était l’être supérieur de cette réunion. Il vit un manufacturier de second ordre dans le comte qu’il prit pour un coutelier, un gringalet dans le garçon minable accompagné de Mistigris, un petit niais dans Oscar, et dans le gros fermier une excellente nature à mystifier. Après avoir pris ainsi ses mesures, il résolut de s’amuser aux dépens de ses compagnons de voyage.
 
─ Voyons, se dit-il pendant que le coucou de Pierrotin descendait de la Chapelle pour s’élancer sur la plaine Saint-Denis, me ferai-je passer pour être Etienne ou Béranger ?.. non, ces cocos-là sont gens à ne connaître ni l’un ni l’autre. Carbonaro ?... Diable ! je pourrais me faire empoigner. Si j’étais un des fils du maréchal Ney ?... Bah ! qu’est-ce que je leur dirais ? l’exécution de mon père. Ça ne serait pas drôle. Si je revenais du Champ-d’Asile ?... ils pourraient me prendre pour un espion, ils se défieraient de moi. Soyons un prince russe déguisé, je vais leur faire avaler de fameux détails sur l’empereur Alexandre... Si je prétendais être Cousin, professeur de philosophie ?... Oh ! comme je pourrais les entortiller ! Non, le gringalet à chevelure ébouriffée m’a l’air d’avoir traîné ses guêtres aux Cours de la Sorbonne. Pourquoi n’ai-je pas songé plus tôt à les faire aller ? j’imite si bien les Anglais, je me serais posé en lord Byron, voyageant incognito.. Sacristi ! j’ai manqué mon coup. Etre fils du bourreau ?... Voilà une crâne idée pour se faire faire de la place à déjeuner. Oh ! bon, j’aurai commandé les troupes d’Ali, pacha de Janina !....
Ligne 521 ⟶ 493 :
─ Ah ! vous avez servi ? dit le gros fermier. Quel âge avez-vous donc ?
 
─ J’ai vingt-neuf ans, reprit Georges que tous les voyageurs regardèrent. A dix-huit ans, je suis parti simple soldat pour la fameuse campagne de 1813 ; mais je n’ai vu que le combat d’Hanau et j’y ai gagné le grade de sergent-major. En France, à Montereau, je fus nommé sous-lieutenant et j’ai été décoré par... (il n’y a pas de mouchards ?) par l’Empereur.
 
 
 
je fus nommé sous-lieutenant et j’ai été décoré par... (il n’y a pas de mouchards ?) par l’Empereur.
 
─ Vous êtes décoré, dit Oscar et vous ne portez pas la croix ?
Ligne 559 ⟶ 527 :
─ Vous étiez à Waterloo ? fit Oscar dont les yeux s’écarquillaient.
 
─ Oui, jeune homme, j’ai fait la campagne de 1815. J’étais capitaine à Mont-Saint-Jean et je me suis retiré sur la Loire quand on nous a licenciés. Ma foi, la France me dégoûtait et je n’ai pas pu y tenir. Non, je me serais fait empoigner. Aussi me suis-je en allé avec deux ou trois lurons, Selves, Besson et autres qui sont à cette heure en Egypte au service du pacha Mohammed, un drôle de corps, allez ! Jadis simple marchand de tabac à la Cavalle, il est en train de se faire prince souverain. Vous l’avez vu dans le tableau d’Horace Vernet, le massacre des mamelucks. Quel bel homme ! Moi je n’ai pas voulu quitter la religion de mes pères et embrasser l’islamisme d’autant plus que l’abjuration exige une opération chirurgicale de laquelle je ne me soucie pas du tout. Puis personne n’estime un renégat. Ah ! si l’on m’avait offert cent mille francs de rentes, peut-être... et encore ?... non. Le Pacha me fit donner mille thalaris de gratification.
 
 
 
à cette heure en Egypte au service du pacha Mohammed, un drôle de corps, allez ! Jadis simple marchand de tabac à la Cavalle, il est en train de se faire prince souverain. Vous l’avez vu dans le tableau d’Horace Vernet, le massacre des mamelucks. Quel bel homme ! Moi je n’ai pas voulu quitter la religion de mes pères et embrasser l’islamisme d’autant plus que l’abjuration exige une opération chirurgicale de laquelle je ne me soucie pas du tout. Puis personne n’estime un renégat. Ah ! si l’on m’avait offert cent mille francs de rentes, peut-être... et encore ?... non. Le Pacha me fit donner mille thalaris de gratification.
 
─ Qu’est-ce que c’est ? dit Oscar qui écoutait Georges de toutes ses oreilles.
Ligne 575 ⟶ 539 :
─ Je suppose qu’il y a beaucoup d’Egyptiens, dit Mistigris.
 
─ Pas tant que vous le croyez, reprit Georges, il y a beaucoup plus d’Abyssins, de Giaours, de Véchabites, de Bédouins et de Cophtes... Enfin tous ces animaux-là sont si peu divertissants que je me suis trouvé très-heureux de m’embarquer sur une polacre génoise qui devait aller charger aux îles Ioniennes de la poudre et des munitions pour Ali de Tébélen. Vous savez ? les Anglais vendent de la poudre et des munitions à tout le monde, aux Turcs, aux Grecs, au diable, si le diable avait de l’argent. Ainsi, de Zante nous devions aller sur la côte de Grèce en louvoyant. Tel que vous me voyez, mon nom de Georges est fameux dans ces pays-là. Je suis le petit-fils de ce fameux Czerni-Georges qui a fait la guerre à la Porte et qui malheureusement au lieu de l’enfoncer s’est enfoncé lui-même. Son fils s’est réfugié dans la maison du consul français de Smyrne et il est venu mourir à Paris en 1792, laissant ma mère grosse de moi, son septième enfant. Nos trésors ont été volés par un des amis de mon grand-père, en sorte que nous étions ruinés. Ma mère, qui vivait du produit de ses diamants vendus un à un, a épousé en 1799 monsieur Yung, mon beau-père, un fournisseur. Mais ma mère est morte, je me suis brouillé avec mon beau-père qui, entre nous, est un gredin ; il vit encore, mais nous ne nous voyons point. Ce chinois-là nous a laissés tous les sept sans nous dire : ─ Es-tu chien ? es-tu loup ? Voilà comment, de désespoir, je suis parti en 1813 simple conscrit... Vous ne sauriez croire avec quelle joie ce vieux Ali de Tébélen a reçu le petit-fils de Czerni-Georges. Ici, je me fais appeler simplement Georges. Le pacha m’a donné un sérail...
 
 
 
1792, laissant ma mère grosse de moi, son septième enfant. Nos trésors ont été volés par un des amis de mon grand-père, en sorte que nous étions ruinés. Ma mère, qui vivait du produit de ses diamants vendus un à un, a épousé en 1799 monsieur Yung, mon beau-père, un fournisseur. Mais ma mère est morte, je me suis brouillé avec mon beau-père qui, entre nous, est un gredin ; il vit encore, mais nous ne nous voyons point. Ce chinois-là nous a laissés tous les sept sans nous dire : ─ Es-tu chien ? es-tu loup ? Voilà comment, de désespoir, je suis parti en 1813 simple conscrit... Vous ne sauriez croire avec quelle joie ce vieux Ali de Tébélen a reçu le petit-fils de Czerni-Georges. Ici, je me fais appeler simplement Georges. Le pacha m’a donné un sérail...
 
─ Vous avez eu un sérail ? dit Oscar.
Ligne 595 ⟶ 555 :
─ Moi, fi donc, un Français ! je les ai aimées.
 
Là-dessus Georges refrisa, retroussa ses moustaches et prit un air rêveur. On entrait à Saint-Denis où Pierrotin s’arrêta devant la porte de l’aubergiste qui vend les célèbres talmouses et où tous les voyageurs descendent. Intrigué par les apparences de vérité mêlées aux plaisanteries de Georges, le comte remonta promptement dans la voiture, regarda sous le coussin le portefeuille que Pierrotin lui dit y avoir été mis par ce personnage énigmatique, et lut en lettres dorées : « Maître Crottat, notaire. » Aussitôt le comte se permit d’ouvrir le portefeuille, en craignant avec raison que le père Léger ne fût pris d’une curiosité semblable ; il en ôta l’acte qui concernait la ferme des Moulineaux, le plia, le mit dans sa poche de côté de sa redingote et revint examiner les voyageurs.
 
 
 
dans la voiture, regarda sous le coussin le portefeuille que Pierrotin lui dit y avoir été mis par ce personnage énigmatique, et lut en lettres dorées : « Maître Crottat, notaire. » Aussitôt le comte se permit d’ouvrir le portefeuille, en craignant avec raison que le père Léger ne fût pris d’une curiosité semblable ; il en ôta l’acte qui concernait la ferme des Moulineaux, le plia, le mit dans sa poche de côté de sa redingote et revint examiner les voyageurs.
 
─ Ce Georges est tout bonnement le second clerc de Crottat. Je ferai mes compliments à son patron, qui devait m’envoyer son premier clerc, se dit-il.
Ligne 621 ⟶ 577 :
─ Bon vin, dit le père Léger en faisant claquer sa langue contre son palais.
 
─ Il est d’autant meilleur, dit Georges, qu’il vient de Bercy ! Je suis allé à Alicante, et, voyez-vous, c’est du vin de ce pays-là comme mon bras ressemble à un moulin à vent. Nos vins factices sont bien meilleurs que les vins naturels. ─ Allons, Pierrotin, un verre ?... Hein ! c’est bien dommage que vos chevaux ne puissent pas en siffler chacun un, nous irions mieux.
─ Il est d’autant meilleur, dit Georges, qu’il vient de Bercy ! Je
 
 
 
suis allé à Alicante, et, voyez-vous, c’est du vin de ce pays-là comme mon bras ressemble à un moulin à vent. Nos vins factices sont bien meilleurs que les vins naturels. ─ Allons, Pierrotin, un verre ?... Hein ! c’est bien dommage que vos chevaux ne puissent pas en siffler chacun un, nous irions mieux.
 
─ Oh ! c’est pas la peine, j’ai déjà un cheval gris, dit Pierrotin en montrant Bichette.
Ligne 645 ⟶ 597 :
─ Oui, monsieur, reprit le peintre, ça se fait partout.
 
─ Nous avons ramené Chosrew pendant trente lieues de pays... comme à une chasse, quoi ! reprit Georges. C’est des cavaliers finis, les Turcs. Ali m’a donné des yatagans, des fusils et des sabres !... en veux-tu, en voilà. De retour dans sa capitale, ce satané farceur m’a fait des propositions qui ne me convenaient pas du tout. Ces orientaux sont drôles, quand ils ont une idée... Ali voulait que je fusse son favori, son héritier. Moi, j’avais assez de cette vie-là ; car, après tout, Ali de Tébélen était en rébellion avec la Porte, et je jugeai convenable de la prendre, la porte. Mais je rends justice à monsieur de Tébélen, il m’a comblé de présents : des diamants, dix mille thalaris, mille pièces d’or, une belle Grecque pour groom, un petit Arnaute pour compagne, et un cheval arabe. Allez, Ali pacha de Janina est un homme incompris, il lui faudrait un historien. Il n’y a qu’en orient qu’on rencontre de ces âmes de bronze, qui pendant vingt ans font tout pour pouvoir venger une offense un beau matin. D’abord il avait la plus belle barbe blanche qu’on puisse voir, une figure dure, sévère...
─ Nous avons ramené Chosrew pendant trente lieues de pays... comme à une chasse, quoi ! reprit Georges. C’est des cavaliers
 
 
 
finis, les Turcs. Ali m’a donné des yatagans, des fusils et des sabres !... en veux-tu, en voilà. De retour dans sa capitale, ce satané farceur m’a fait des propositions qui ne me convenaient pas du tout. Ces orientaux sont drôles, quand ils ont une idée... Ali voulait que je fusse son favori, son héritier. Moi, j’avais assez de cette vie-là ; car, après tout, Ali de Tébélen était en rébellion avec la Porte, et je jugeai convenable de la prendre, la porte. Mais je rends justice à monsieur de Tébélen, il m’a comblé de présents : des diamants, dix mille thalaris, mille pièces d’or, une belle Grecque pour groom, un petit Arnaute pour compagne, et un cheval arabe. Allez, Ali pacha de Janina est un homme incompris, il lui faudrait un historien. Il n’y a qu’en orient qu’on rencontre de ces âmes de bronze, qui pendant vingt ans font tout pour pouvoir venger une offense un beau matin. D’abord il avait la plus belle barbe blanche qu’on puisse voir, une figure dure, sévère...
 
─ Mais qu’avez-vous fait de vos trésors ? dit le père Léger.
Ligne 657 ⟶ 605 :
─ Mais il était dans la cavalerie, à ce qu’il paraît, dit le père Léger qui suivait avec attention le récit de Georges.
 
─ Oh ! comme on voit bien que l’orient est peu connu dans le département de Seine-et-Oise ! s’écria Georges. Monsieur, voilà les Turcs : vous êtes fermier, le Padischa vous nomme maréchal ; si vous ne remplissez pas vos fonctions à sa satisfaction, tant pis pour vous, on vous coupe la tête ; c’est sa manière de destituer les fonctionnaires. Un jardinier passe préfet, et un premier ministre redevient tchiaoux. Les ottomans ne connaissent point les lois sur l’avancement ni la hiérarchie ! De cavalier, Chosrew était devenu marin. Le Padischah Mahmoud l’avait chargé de prendre Ali par mer, et il s’est en effet rendu maître de lui, mais assisté par les AnAnglais, qui ont eu la bonne part, les gueux ! ils ont mis la main sur les trésors. Ce Chosrew, qui n’avait pas oublié la leçon d’équitation que je lui avais donnée, me reconnut. Vous comprenez que mon affaire était faite, oh ! raide ! si je n’avais pas eu l’idée de me réclamer en qualité de Français et de troubadour auprès de monsieur de Rivière. L’ambassadeur, enchanté de se montrer, demanda ma liberté. Les Turcs ont cela de bon dans le caractère, qu’ils vous laissent aussi bien aller qu’ils vous coupent la tête, ils sont indifférents à tout. Le consul de France, un charmant homme, ami de Chosrew, me fit restituer deux mille thalaris ; aussi son nom, je puis le dire, est-il gravé dans mon coeur...
 
 
 
glais, qui ont eu la bonne part, les gueux ! ils ont mis la main sur les trésors. Ce Chosrew, qui n’avait pas oublié la leçon d’équitation que je lui avais donnée, me reconnut. Vous comprenez que mon affaire était faite, oh ! raide ! si je n’avais pas eu l’idée de me réclamer en qualité de Français et de troubadour auprès de monsieur de Rivière. L’ambassadeur, enchanté de se montrer, demanda ma liberté. Les Turcs ont cela de bon dans le caractère, qu’ils vous laissent aussi bien aller qu’ils vous coupent la tête, ils sont indifférents à tout. Le consul de France, un charmant homme, ami de Chosrew, me fit restituer deux mille thalaris ; aussi son nom, je puis le dire, est-il gravé dans mon coeur...
 
─ Vous le nommez ? demanda monsieur de Sérisy.
Ligne 679 ⟶ 623 :
─ Eh ! bien ? dit le père Léger, après ?
 
─ Si, par exemple, j’étais magistrat, mon devoir ne serait-il pas, répondit le comte, de faire arrêter l’aide-de-camp de Mina par les gendarmes de la brigade de Pierrefitte, et d’assigner comme témoins tous les voyageurs qui sont dans la voiture,...
 
 
 
les gendarmes de la brigade de Pierrefitte, et d’assigner comme témoins tous les voyageurs qui sont dans la voiture,...
 
Ces paroles coupèrent d’autant mieux la parole à Georges qu’on arrivait devant la brigade de gendarmerie, dont le drapeau blanc flottait, en termes classiques, au gré du zéphyr.
Ligne 703 ⟶ 643 :
─ Ah ! les impôts sont lourds. On leur prend tout, mais on leur laisse le reste. Frappé des avantages de ce système, le pacha d’Egypte était en train d’organiser son administration sur ce pied-là, quand je l’ai quitté. ─ Mais comment..... dit le père Léger qui ne comprenait plus rien.
 
─ Comment ?... reprit Georges. Mais il a des agents qui prenprennent les récoltes, en laissant aux fellahs juste de quoi vivre. Aussi, dans ce système-là, point de paperasses ni de bureaucratie, la plaie de la France... Ah ! voilà !.
 
 
 
nent les récoltes, en laissant aux fellahs juste de quoi vivre. Aussi, dans ce système-là, point de paperasses ni de bureaucratie, la plaie de la France... Ah ! voilà !.
 
─ Mais en vertu de quoi ? dit le fermier.
Ligne 761 ⟶ 697 :
─ Est-ce aussi beau qu’on le prétend, Rome ? demanda Georges au grand peintre.
 
─ Rome n’est belle que pour les gens qui aiment, il faut avoir une passion pour s’y plaire ; mais, comme ville, j’aime mieux Venise, quoique j’aie manqué d’y être assassiné.
 
 
 
une passion pour s’y plaire ; mais, comme ville, j’aime mieux Venise, quoique j’aie manqué d’y être assassiné.
 
─ Ma foi, sans moi, dit Mistigris, vous la gobiez joliment ! C’est ce satané farceur de lord Byron qui vous a valu cela. Oh ! ce chinois d’Anglais était-il rageur ?
Ligne 821 ⟶ 753 :
─ Oui, dit Georges, mais elle est fortifiée.
 
─ Parbleu ! dit Schinner, les fortifications sont pour beaucoup dans mon aventure. A Zara, il se trouve beaucoup d’apothicaires, je me loge chez l’un d’eux. Dans les pays étrangers, tout le monde a pour principal métier de louer en garni, l’autre métier est un accessoire. Le soir, je me mets à mon balcon après avoir changé de linge. Or, sur le balcon d’en face, j’aperçois une femme, oh ! mais une femme une Grecque, c’est tout dire, la plus belle créature de toute la ville : des yeux tendus en amande, des paupières qui se dépliaient comme des jalousies, et des cils comme des pinceaux ; un visage d’un ovale à rendre fou Raphaël, un teint d’un coloris délicieux, les teintes bien fondues, veloutées... des mains... Oh !...
 
 
 
le balcon d’en face, j’aperçois une femme, oh ! mais une femme une Grecque, c’est tout dire, la plus belle créature de toute la ville : des yeux tendus en amande, des paupières qui se dépliaient comme des jalousies, et des cils comme des pinceaux ; un visage d’un ovale à rendre fou Raphaël, un teint d’un coloris délicieux, les teintes bien fondues, veloutées... des mains... Oh !...
 
─ Qui n’étaient pas de beurre comme celles de la peinture de l’école de David, dit Mistigris.
Ligne 843 ⟶ 771 :
─ Fameux, reprit Georges en riant.
 
─ Après avoir été corsaire, peut-être pirate, mon drôle se moquait de tuer un chrétien, comme moi de cracher par terre, reprit Schinner. Voilà qui va bien. D’ailleurs, richissime à millions, le vieux gredin ! et laid comme un pirate à qui je ne sais quel pacha avait pris les oreilles, et qui avait laissé un oeil je ne sais où... L’Uscoque se servait joliment de celui qui lui restait, et je vous prie de me croire, quand je vous dirai qu’il avait l’oeil à tout. ─ « Jamais, me dit le petit Diafoirus, il ne quitte sa femme. ─ Si elle pouvait avoir besoin de votre ministère, je vous remplacerais déguisé ; c’est un tour qui a toujours du succès dans nos pièces de théâtre, » lui répondis-je. Il serait trop long de vous peindre le plus délicieux temps de ma vie, à savoir, les trois jours que j’ai passés à ma fenêtre, échangeant des regards avec Zéna et changeant de linge tous les matins. C’était d’autant plus violemment chatouilleux que les moindres mouvements étaient significatifs et dangereux. Enfin Zéna jugea, sans doute, qu’un étranger, un Français, un artiste était, seul au monde, capable de lui faire les yeux doux au milieu des abîmes qui l’entouraient ; et, comme elle exécrait son affreux pirate, elle répondait à mes regards par des oeillades à enlever un homme dans le cintre du paradis sans poulies. J’arrivais à la hauteur de Don Quichotte. Je m’exalte, je m’exalte ! Enfin, je m’écriai : ─ Eh ! bien, le vieux me tuera, mais j’irai ! Point d’études de paysage, j’étudiais la bicoque de l’Uscoque. A la nuit, ayant mis le plus parfumé de mon linge, je traverse la rue, et j’entre...
 
 
 
temps de ma vie, à savoir, les trois jours que j’ai passés à ma fenêtre, échangeant des regards avec Zéna et changeant de linge tous les matins. C’était d’autant plus violemment chatouilleux que les moindres mouvements étaient significatifs et dangereux. Enfin Zéna jugea, sans doute, qu’un étranger, un Français, un artiste était, seul au monde, capable de lui faire les yeux doux au milieu des abîmes qui l’entouraient ; et, comme elle exécrait son affreux pirate, elle répondait à mes regards par des oeillades à enlever un homme dans le cintre du paradis sans poulies. J’arrivais à la hauteur de Don Quichotte. Je m’exalte, je m’exalte ! Enfin, je m’écriai : ─ Eh ! bien, le vieux me tuera, mais j’irai ! Point d’études de paysage, j’étudiais la bicoque de l’Uscoque. A la nuit, ayant mis le plus parfumé de mon linge, je traverse la rue, et j’entre...
 
─ Dans la maison ? dit Oscar.
Ligne 857 ⟶ 781 :
─ Eh ! bien, vous êtes un fier luron, s’écria le père Léger, je n’y serais pas allé, moi...
 
─ D’autant plus que vous n’auriez pas pu passer par la porte, répondit Schinner. J’entre donc, reprit-il, et je trouve deux mains qui me prennent les mains. Je ne dis rien, car ces mains, douces comme une pelure d’oignon, me recommandaient le silence ! on me souffle à l’oreille en vénitien : « Il dort ! » Puis, quand nous sommes sûrs que personne ne peut nous rencontrer, nous allons, Zéna et moi, sur les remparts nous promener, mais accompagnés, s’il vous plaît, d’une vieille duègne, laide comme un vieux portier, et qui ne nous quittait pas plus que notre ombre, sans que j’aie pu décider madame la pirate à se séparer de cette absurde compagnie. Le lendemain soir, nous recommençons ; je voulais faire renvoyer la vieille, Zéna résiste. Comme mon amoureuse parlait grec et moi vénitien, nous ne pouvions pas nous entendre ; aussi nous quittâmes-nous brouillés. Je me dis en changeant de linge : ─ Pour sûr, la première fois, il n’y aura plus de vieille, et nous nous raccommoderons chacun dans notre langue maternelle... Eh ! bien, c’est la vieille qui m’a sauvé ! vous allez voir. Il faisait si beau, que pour ne pas donner de soupçons, je vais flâner dans le paysage, après notre raccommodement, bien entendu. Après m’être promené le long des remparts, je viens tranquillement les mains dans mes poches, et je vois la rue obstruée de monde. Une foule !... Bah ! comme pour une exécution. Cette foule se rue sur moi. Je suis arrêté, garrotté, conduit et gardé par des gens de police. Non ! vous ne savez pas, et je souhaite que vous ne sachiez jamais ce que c’est que de passer pour un assassin aux yeux d’une populace effrénée qui vous jette des pierres, qui hurle après vous depuis le haut jusqu’en bas de la principale rue d’une petite ville, qui vous poursuit de cris de mort !... Ah ! tous les yeux sont comme autant de flammes, toutes les bouches sont une injure, et ces brandons de haine brûlante se détachent sur l’effroyable cri : « A mort ! à bas l’assassin !... » qui fait de loin comme une basse-taille...
 
 
 
monde. Une foule !... Bah ! comme pour une exécution. Cette foule se rue sur moi. Je suis arrêté, garrotté, conduit et gardé par des gens de police. Non ! vous ne savez pas, et je souhaite que vous ne sachiez jamais ce que c’est que de passer pour un assassin aux yeux d’une populace effrénée qui vous jette des pierres, qui hurle après vous depuis le haut jusqu’en bas de la principale rue d’une petite ville, qui vous poursuit de cris de mort !... Ah ! tous les yeux sont comme autant de flammes, toutes les bouches sont une injure, et ces brandons de haine brûlante se détachent sur l’effroyable cri : « A mort ! à bas l’assassin !... » qui fait de loin comme une basse-taille...
 
─ Ils criaient donc en français, ces Dalmates ? demanda le comte à Schinner, vous nous racontez cette scène comme si elle vous était arrivée d’hier.
Ligne 973 ⟶ 893 :
─ Après ça, dit l’aubergiste, pour lui la ferme vaut ça.
 
─ Les Moulineaux rapportent aujourd’hui six mille francs nets d’impôts, et je renouvellerai le bail à sept mille cinq cents pour dix-huit ans. Ainsi, c’est un placement à plus de deux et demi. Monsieur le comte ne sera pas volé. Pour ne pas faire tort à mon-monsieur Moreau, je serai proposé par lui pour fermier au comte, il aura l’air de prendre les intérêts de son maître en lui trouvant presque trois pour cent de son argent et un locataire qui paiera bien...
 
 
 
sieur Moreau, je serai proposé par lui pour fermier au comte, il aura l’air de prendre les intérêts de son maître en lui trouvant presque trois pour cent de son argent et un locataire qui paiera bien...
 
─ Qu’aura-t-il en tout, le père Moreau ?
Ligne 1 023 ⟶ 939 :
Le père Léger et le comte gardèrent un silence qui passa pour une approbation, ainsi les deux conteurs furent réduits au silence.
 
Oscar, irrité d’être appelé petit jeune homme, dit, pendant que les deux jeunes gens allumaient leurs cigares : ─ Si je n’ai pas été l’aide-de-camp de Mina, monsieur, si je ne suis pas allé en orient, j’irai peut-être. La carrière à laquelle ma famille me destine m’épargnera, j’espère, le désagrément de voyager en coucou, quand j’aurai votre âge. Après avoir été un personnage, une fois en place, j’y resterai...
 
 
 
j’aurai votre âge. Après avoir été un personnage, une fois en place, j’y resterai...
 
─ Et coetera punctum ! fit Mistigris en contrefaisant la voix de jeune coq enroué qui rendait le discours d’Oscar encore plus ridicule, car le pauvre enfant se trouvait dans la période où la barbe pousse, où la voix prend son caractère. Après tout, ajouta Mistigris, les extrêmes se bouchent !
Ligne 1 055 ⟶ 967 :
─ Vous ne connaissez guère le langage des cours. Je vous demande votre protection, Excellence, ajouta Schinner en se tournant vers Oscar.
 
─ Je me félicite d’avoir voyagé, sans doute, avec trois hommes qui sont ou seront célèbres : un peintre illustre déjà, dit le comte, un futur général, et un jeune diplomate qui rendra quelque jour la Belgique à la France.
 
 
 
un futur général, et un jeune diplomate qui rendra quelque jour la Belgique à la France.
 
Après avoir commis le crime odieux de renier sa mère, Oscar, pris de rage en devinant combien ses compagnons de voyage se moquaient de lui, résolut de vaincre à tout pris leur incrédulité.
Ligne 1 161 ⟶ 1 069 :
─ Dieu ! l’Honneur et les Dames ! J’ai vu ce mélodrame-là, dit Mistigris.
 
─ Si je ne connais point Mina, je connais le Garde des Sceaux, dit le comte en continuant et regardant Georges. Si je ne porte pas mes décorations, dit-il en regardant le peintre, j’empêche d’en donner à ceux qui ne les méritent pas. Enfin, je connais tant de monde, que je connais monsieur Grindot, l’architecte de Presles... Arrêtez, Pierrotin, je veux descendre un moment.
 
 
 
pas mes décorations, dit-il en regardant le peintre, j’empêche d’en donner à ceux qui ne les méritent pas. Enfin, je connais tant de monde, que je connais monsieur Grindot, l’architecte de Presles... Arrêtez, Pierrotin, je veux descendre un moment.
 
Pierrotin poussa ses chevaux jusqu’au bout du village de Moisselles, où il se trouve une auberge à laquelle les voyageurs s’arrêtent. Ce bout de chemin se fit dans un profond silence.
Ligne 1 225 ⟶ 1 129 :
─ C’est ce comte qui a loué Franconville, il y va, dit le père Léger.
 
─ Si jamais, dit le faux Schinner, il m’arrive de blaguer en voiture, je me bats en duel avec moi-même. C’est aussi ta faute à toi, Mistigris, ajouta-t-il en donnant à son rapin une tape sur sa casquette.
 
 
 
voiture, je me bats en duel avec moi-même. C’est aussi ta faute à toi, Mistigris, ajouta-t-il en donnant à son rapin une tape sur sa casquette.
 
─ Oh ! moi qui n’ai fait que vous suivre à Venise, répondit Mistigris. Mais, qui veut noyer son chien l’accuse de la nage !
Ligne 1 259 ⟶ 1 159 :
─ Eh ! monsieur l’ambassadeur, cria le père Léger, vous gagnez la forêt. Si vous voulez entrer au château, prenez la petite porte.
 
Obligé d’entrer, Oscar se perdit dans la grande cour du château que meuble une immense corbeille entourée de bornes réunies par des chaînes. Pendant que le père Léger examinait Oscar, Georges, que la qualité de fermier des Moulineaux prise par le gros cultivateur avait foudroyé, s’évada si lestement, qu’au moment où le gros homme intrigué chercha son colonel, il ne le trouva plus. La grille s’ouvrit à la demande de Pierrotin, qui entra fièrement pour déposer chez le concierge les mille ustensiles du grand peintre Schinner. Oscar fut abasourdi de voir Mistigris et l’artiste, les témoins de ses bravades, installés au château. En dix minutes Pierrotin eut fini de décharger les paquets du peintre, les affaires d’Oscar Husson et la jolie mallette en cuir qu’il confia mystérieusement à la femme du concierge ; puis il retourna sur ses pas en faisant claquer son fouet, et reprit le chemin de la forêt de l’Ile-Adam en gardant sur sa figure l’air narquois d’un paysan qui calcule des bénéfices. Rien ne manquait plus à son bonheur, il devait avoir le lendemain ses mille francs.
 
 
 
grille s’ouvrit à la demande de Pierrotin, qui entra fièrement pour déposer chez le concierge les mille ustensiles du grand peintre Schinner. Oscar fut abasourdi de voir Mistigris et l’artiste, les témoins de ses bravades, installés au château. En dix minutes Pierrotin eut fini de décharger les paquets du peintre, les affaires d’Oscar Husson et la jolie mallette en cuir qu’il confia mystérieusement à la femme du concierge ; puis il retourna sur ses pas en faisant claquer son fouet, et reprit le chemin de la forêt de l’Ile-Adam en gardant sur sa figure l’air narquois d’un paysan qui calcule des bénéfices. Rien ne manquait plus à son bonheur, il devait avoir le lendemain ses mille francs.
 
Oscar, assez penaud, tournait autour de la corbeille en examinant ce qu’allaient devenir ses deux compagnons de route, quand il vit tout à coup monsieur Moreau sortant de la grande salle dite des gardes, en haut du perron. Vêtu d’une grande redingote bleue qui lui tombait sur les talons, le régisseur en culotte de peau jaunâtre, en bottes à l’écuyère, tenait une cravache à la main.
Ligne 1 277 ⟶ 1 173 :
Le petit Husson suivit le régisseur qui l’entraîna par une marche rapide dans le parc.
 
─ Jacques, dit-il à l’un de ses enfants, va prévenir ta mère de l’arrivée du petit Husson, et dis-lui que je suis obligé d’aller aux Moulineaux pour un instant.
 
 
 
l’arrivée du petit Husson, et dis-lui que je suis obligé d’aller aux Moulineaux pour un instant.
 
Alors âgé d’environ cinquante ans, le régisseur, homme de moyenne taille et brun, paraissait très-sévère. Sa figure bilieuse à laquelle les habitudes de la campagne avaient imprimé des couleurs violentes faisait supposer, à première vue, un caractère autre que le sien. Tout aidait à cette tromperie. Ses cheveux grisonnaient. Ses yeux bleus et un grand nez en bec à corbin lui donnaient un air d’autant plus sinistre que ses yeux étaient un peu trop rapprochés du nez ; mais ses larges lèvres, le contour de son visage, la bonhomie de son allure eussent offert à un observateur des indices de bonté. Plein de décision, d’un parler brusque, il imposait énormément à Oscar par les effets d’une pénétration inspirée par la tendresse qu’il lui portait. Habitué par sa mère à grandir encore le régisseur, Oscar se sentait toujours petit en présence de Moreau ; mais en se trouvant à Presles, il ressentit un mouvement d’inquiétude, comme s’il attendait du mal de ce paternel ami, son seul protecteur.
Ligne 1 303 ⟶ 1 195 :
Le pavillon donné pour habitation par le comte à son régisseur avait été bâti, quelques années avant la Révolution, par l’entrepreneur de la célèbre terre de Cassan, où Bergeret, fermier-général d’une fortune colossale et qui se rendit aussi célèbre par son luxe que les Bodard, les Pâris, les Bouret, fit des jardins, des rivières, construisit des chartreuses, des pavillons chinois, et autres magnificences ruineuses.
 
Ce pavillon, sis au milieu d’un grand jardin dont un des murs était mitoyen avec la cour des communs de château de Presles, avait jadis son entrée sur la grande rue du village. Après avoir acheté cette propriété, monsieur de Sérisy le père n’eut qu’à faire abattre cette muraille et à condamner la porte sur le village, pour opérer la réunion de ce pavillon à ses communs. En supprimant un autre mur, il agrandit son parc de tous les jardins que l’entrepreneur avait acquis pour s’arrondir. Ce pavillon, bâti en pierre de taille, dans le style du siècle de Louis XV (c’est assez dire que ses ornements consistent en serviettes au-dessous des fenêtres, comme aux colonnades de la place Louis XV, en cannelures raides et sèches), se compose au rez-de-chaussée d’un beau salon communiquant à une chambre à coucher, et d’une salle à manger accompagnée de sa salle de billard. Ces deux appartements parallèles sont séparés par un escalier devant lequel une espèce de péristyle, qui sert d’antichambre, a pour décoration la porte du salon et celle de la salle à manger, en face l’une l’autre, toutes deux très-ornées. La cuisine se trouve sous la salle à manger, car on monte à ce pavillon par un perron de dix marches.
Ce pavillon, sis au milieu d’un grand jardin dont un des murs
 
En reportant son habitation au premier étage, madame Moreau avait pu transformer en boudoir l’ancienne chambre à coucher. Le salon et ce boudoir, richement meublés de belles choses triées dans le vieux mobilier du château, n’eussent certes pas déparé l’hôtel d’une femme à la mode. Tendu de damas bleu et blanc, jadis l’étoffe d’un grand lit d’honneur, ce salon, dont le meuble en vieux bois doré était garni de la même étoffe, offrait au regard des rideaux et des portières très-amples, doublées de taffetas blanc. Des tableaux provenus de vieux trumeaux détruits, des jardinières, quelques jolis meubles modernes, et de belles lampes, outre un vieux lustre à cristaux taillés, donnaient à cette pièce un aspect grandiose. Le tapis était un ancien tapis de Perse. Le boudoir entièrement moderne et du goût de madame Moreau, affectait la forme d’une tente avec ses câblés de soie bleue sur un fond gris de lin. Le divan classique s’y trouvait avec ses oreillers et ses coussins de pied. Enfin, les jardinières, soignées par le jardinier en chef, réjouissaient les yeux par leurs pyramides de fleurs. La salle à manger et la salle de billard étaient meublées en acajou. Autour de son pavillon, la femme du régisseur avait fait régner un parterre soigneusement cultivé qui se rattachait au grand parc. Des massifs d’arbres exotiques cachaient la vue des communs. Pour faciliter l’entrée de sa demeure aux personnes qui la venaient voir, la régisseuse avait remplacé par une grille l’ancienne porte condamnée.
 
 
était mitoyen avec la cour des communs de château de Presles, avait jadis son entrée sur la grande rue du village. Après avoir acheté cette propriété, monsieur de Sérisy le père n’eut qu’à faire abattre cette muraille et à condamner la porte sur le village, pour opérer la réunion de ce pavillon à ses communs. En supprimant un autre mur, il agrandit son parc de tous les jardins que l’entrepreneur avait acquis pour s’arrondir. Ce pavillon, bâti en pierre de taille, dans le style du siècle de Louis XV (c’est assez dire que ses ornements consistent en serviettes au-dessous des fenêtres, comme aux colonnades de la place Louis XV, en cannelures raides et sèches), se compose au rez-de-chaussée d’un beau salon communiquant à une chambre à coucher, et d’une salle à manger accompagnée de sa salle de billard. Ces deux appartements parallèles sont séparés par un escalier devant lequel une espèce de péristyle, qui sert d’antichambre, a pour décoration la porte du salon et celle de la salle à manger, en face l’une l’autre, toutes deux très-ornées. La cuisine se trouve sous la salle à manger, car on monte à ce pavillon par un perron de dix marches.
 
En reportant son habitation au premier étage, madame Moreau avait pu transformer en boudoir l’ancienne chambre à coucher. Le salon et ce boudoir, richement meublés de belles choses triées dans le vieux mobilier du château, n’eussent certes pas déparé l’hôtel d’une femme à la mode. Tendu de damas bleu et blanc, jadis l’étoffe d’un grand lit d’honneur, ce salon, dont le meuble en vieux bois doré était garni de la même étoffe, offrait au regard des rideaux et des portières très-amples, doublées de taffetas blanc. Des tableaux provenus de vieux trumeaux détruits, des jardinières, quelques jolis meubles modernes, et de belles lampes, outre un vieux lustre à cristaux taillés, donnaient à cette pièce un aspect grandiose. Le tapis était un ancien tapis de Perse. Le boudoir entièrement moderne et du goût de madame Moreau, affectait la forme d’une tente avec ses câblés de soie bleue sur un fond gris de lin. Le divan classique s’y trouvait avec ses oreillers et ses coussins de pied. Enfin, les jardinières, soignées par le jardinier en chef, réjouissaient les yeux par leurs pyramides de fleurs. La salle à manger et la salle de billard étaient meublées en acajou. Autour de son pavillon, la femme du régisseur avait fait régner un parterre soigneusement cultivé qui se rattachait au grand parc. Des massifs d’arbres exotiques cachaient la vue des communs. Pour faciliter l’entrée de
 
 
 
sa demeure aux personnes qui la venaient voir, la régisseuse avait remplacé par une grille l’ancienne porte condamnée.
 
La dépendance dans laquelle leur place mettait les Moreau se trouvait donc adroitement dissimulée ; et ils avaient d’autant plus l’air de gens riches gérant pour leur plaisir la propriété d’un ami, que ni le comte ni la comtesse ne venaient rabattre leurs prétentions ; puis, les concessions octroyées par monsieur de Sérisy leur permettaient de vivre dans cette abondance, le luxe de la campagne. Ainsi, laitage, oeufs, volaille, gibier, fruits, fourrage, fleurs, bois, légumes, le régisseur et sa femme récoltaient tout à profusion et n’achetaient exactement que la viande de boucherie, les vins et les denrées coloniales exigées par leur vie princière. La fille de basse-cour boulangeait. Enfin, depuis quelques années, Moreau payait son boucher avec des porcs de sa basse-cour, tout en gardant le nécessaire à sa consommation. Un jour, la comtesse, toujours excellente pour son ancienne femme de chambre, lui donna, comme souvenir peut-être, une petite calèche de voyage passée de mode que Moreau fit repeindre, et dans laquelle il promenait sa femme, en se servant de deux bons chevaux, d’ailleurs utiles aux travaux du parc. Outre ces chevaux, le régisseur avait son cheval de selle. Il labourait dans le parc et cultivait assez de terrain pour nourrir ses chevaux et ses gens ; il y bottelait trois cents milliers de foin excellent, et n’en comptait que cent, en s’autorisant d’une permission vaguement accordée par le comte. Au lieu de la consommer, il vendait sa moitié dans les redevances. Il entretenait largement sa basse-cour, son pigeonnier, ses vaches, aux dépens du parc ; mais le fumier de son écurie servait aux jardiniers du château. Chacune de ces petites voleries portait son excuse avec elle. Madame était servie par la fille d’un des jardiniers, tour à tour sa femme de chambre et sa cuisinière. Une fille de basse-cour, chargée de la laiterie, aidait également au ménage. Moreau avait pris un soldat réformé, nommé Brochon, pour panser ses chevaux et faire les gros ouvrages.
 
A Nerville, à Chauvry, à Beaumont, à Maffliers, à Préroles, à Nointel, partout la belle régisseuse était reçue chez des personnes qui ne connaissaient pas ou feignaient d’ignorer sa première condition. Moreau rendait d’ailleurs des services. Il disposa de son maître pour des choses qui sont des babioles à Paris, mais qui sont immenses au fond des campagnes. Après avoir fait nommer le juge de paix de Beaumont et celui de l’Ile-Adam, il avait, dans la même année, empêché la destitution d’un Garde-général des forêts, et obtenu la croix de la Légion-d’Honneur pour le maréchal-des-logis-chef de Beaumont. Aussi ne se festoyait-on jamais dans la bourgeoisie sans que monsieur et madame Moreau fussent invités. Le curé de Presles, le maire de Presles venaient jouer tous les soirs chez Moreau. Il est difficile de ne pas être brave homme après s’être fait un lit si commode.
 
 
 
année, empêché la destitution d’un Garde-général des forêts, et obtenu la croix de la Légion-d’Honneur pour le maréchal-des-logis-chef de Beaumont. Aussi ne se festoyait-on jamais dans la bourgeoisie sans que monsieur et madame Moreau fussent invités. Le curé de Presles, le maire de Presles venaient jouer tous les soirs chez Moreau. Il est difficile de ne pas être brave homme après s’être fait un lit si commode.
 
Jolie femme et minaudière comme toutes les femmes de chambre de grande dame qui, mariées, imitent leurs maîtresses, la régisseuse importait les nouvelles modes dans le pays ; elle portait des brodequins fort chers, et n’allait à pied que par les beaux jours. Quoique son mari n’allouât que cinq cents francs pour la toilette, cette somme est énorme à la campagne, surtout quand elle est bien employée ; aussi la régisseuse, blonde, éclatante et fraîche, d’environ trente-six ans, restée fluette, mignonne et gentille, malgré ses trois enfants, jouait-elle encore à la jeune fille et se donnait-elle des airs de princesse. Quand on la voyait passer dans sa calèche allant à Beaumont, si quelque étranger demandait : ─ Qui est-ce ? madame Moreau était furieuse, lorsqu’un homme du pays répondait : ─ C’est la femme du régisseur de Presles. Elle aimait être prise pour la maîtresse du château. Dans les villages, elle se plaisait à protéger les gens, comme aurait fait une grande dame. L’influence de son mari sur le comte, démontrée par tant de preuves, empêchait la petite bourgeoisie de se moquer de madame Moreau, qui, aux yeux des paysans, paraissait un personnage. Estelle (elle se nommait Estelle) ne se mêlait pas plus d’ailleurs de la régie qu’une femme d’agent de change ne se mêle des affaires de Bourse ; elle se reposait même sur son mari des soins du ménage, de la fortune. Confiante en ses moyens, elle était à mille lieues de soupçonner que cette charmante existence, qui durait depuis dix-sept ans, pût jamais être menacée ; cependant, en apprenant la résolution du comte relativement à la restauration du magnifique château de Presles, elle s’était sentie attaquée dans toutes ses jouissances, et avait déterminé son mari à s’entendre avec Léger, afin de pouvoir se retirer à l’Ile-Adam. Elle eût trop souffert de se retrouver dans une dépendance quasi-domestique en présence de son ancienne maîtresse qui se serait moquée d’elle en la voyant établie au pavillon de manière à singer l’existence d’une femme comme il faut.
 
Le sujet de la profonde inimitié qui régnait entre les Reybert et les Moreau provenait d’une blessure faite par madame de Reybert à madame Moreau, par suite d’une première pointillerie que s’était permise la femme du régisseur à l’arrivée des Reybert, afin de ne pas laisser entamer sa suprématie par une femme née de Corroy. Madame de Reybert avait rappelé, peut-être appris à toute la contrée la première condition de madame Moreau. Le mot femme de chambre ! vola de bouche en bouche. Les envieux que les Moreau devaient avoir à Beaumont, à l’Ile-Adam, à Maffliers, à Champagne, à Nerville, à Chauvry, à Baillet, à Moisselles glosèrent si bien que plus d’une flammèche de cet incendie tomba sur le ménage Moreau. Depuis quatre ans, les Reybert, excommuniés par la belle régisseuse, se voyaient en butte à tant d’animadversion de la part des adhérents de Moreau, que leur position dans le pays n’eût pas été tenable sans la pensée de vengeance qui les avait soutenus jusqu’à ce jour.
Le sujet de la profonde inimitié qui régnait entre les Reybert et les
 
 
 
Moreau provenait d’une blessure faite par madame de Reybert à madame Moreau, par suite d’une première pointillerie que s’était permise la femme du régisseur à l’arrivée des Reybert, afin de ne pas laisser entamer sa suprématie par une femme née de Corroy. Madame de Reybert avait rappelé, peut-être appris à toute la contrée la première condition de madame Moreau. Le mot femme de chambre ! vola de bouche en bouche. Les envieux que les Moreau devaient avoir à Beaumont, à l’Ile-Adam, à Maffliers, à Champagne, à Nerville, à Chauvry, à Baillet, à Moisselles glosèrent si bien que plus d’une flammèche de cet incendie tomba sur le ménage Moreau. Depuis quatre ans, les Reybert, excommuniés par la belle régisseuse, se voyaient en butte à tant d’animadversion de la part des adhérents de Moreau, que leur position dans le pays n’eût pas été tenable sans la pensée de vengeance qui les avait soutenus jusqu’à ce jour.
 
Les Moreau, très-bien avec Grindot, l’architecte, avaient été prévenus par lui de la prochaine arrivée d’un peintre chargé de finir les peintures d’ornement du château dont les toiles principales venaient d’être exécutées par Schinner. Le grand peintre avait recommandé pour les encadrements, arabesques et autres accessoires, le voyageur accompagné de Mistigris. Aussi depuis deux jours, madame Moreau se mettait-elle sur le pied de guerre et faisait-elle le pied de grue. Un artiste qui devait être son commensal pendant quelques semaines exigeait des frais. Schinner et sa femme avaient eu leur appartement au château, où, d’après les ordres du comte, ils furent traités comme Sa Seigneurie elle-même, Grindot, commensal des Moreau, témoignait tant de respect au grand artiste, que ni le régisseur ni sa femme n’avaient osé se familiariser avec ce grand artiste. Les plus nobles et les plus riches particuliers des environs avaient d’ailleurs, à l’envi, fêté Schinner et sa femme en se les disputant. Aussi, très-satisfaite de prendre en quelque sorte sa revanche, madame Moreau se promettait-elle de tambouriner dans le pays l’artiste qu’elle attendait, et de le présenter comme égal en talent à Schinner.
 
Quoique, la veille et l’avant-veille, elle eût fait deux toilettes pleines de coquetterie, la jolie régisseuse avait trop bien échelonné ses ressources pour ne pas avoir réservé la plus charmante, en ne doutant pas que l’artiste ne vînt dîner le samedi. Elle s’était donc chaussée en brodequins de peau bronzée, et en bas de fil d’Ecosse. Une robe rose à mille raies, une ceinture rose à boucle d’or richement ciselée, une jeannette au cou et des bracelets de velours à ses bras nus (madame de Sérisy avait de beaux bras et les montrait beaucoup) donnaient à madame Moreau l’apparence d’une élégante Parisienne. Elle portait un magnifique chapeau de paille d’Italie, orné d’un bouquet de roses mousseuses pris chez Nattier, sous les ailes duquel ruisselaient en boucles brillantes ses beaux cheveux blonds. Après avoir commandé le plus délicat dîner et passé son appartement en revue, elle s’était promenée de manière à se trouver devant la corbeille de fleurs dans la grande cour du château, comme une châtelaine, au passage des voitures. Elle tenait au-dessus de sa tête une délicieuse ombrelle rose, doublée de soie blanche à franges. En voyant Pierrotin, qui remettait à la concierge du château les étranges paquets de Mistigris sans qu’aucun voyageur se montrât, Estelle revint désappointée avec le regret d’avoir encore fait une toilette inutile. Semblable à la plupart des personnes qui s’endimanchent, elle se sentit incapable d’une autre occupation que celle de niaiser dans son salon en attendant la voiture de Beaumont, qui passait une heure après Pierrotin, quoiqu’elle ne partît de Paris qu’à une heure après midi, et elle rentra chez elle pendant que les deux artistes procédaient à une toilette en règle. Le jeune peintre et Mistigris furent en effet si rebattus des louanges de la belle madame Moreau par le jardinier, à qui ils demandèrent des renseignements, qu’ils sentirent l’un et l’autre la nécessité de se ficeler (en terme d’atelier), et ils se mirent dans leur tenue superlative pour se présenter au pavillon du régisseur où les conduisit Jacques Moreau, l’aîné des enfants, un hardi garçon vêtu à l’anglaise d’une jolie veste à col rabattu, vivant pendant les vacances comme un poisson dans l’eau, dans cette terre où sa mère régnait en souveraine absolue.
Quoique, la veille et l’avant-veille, elle eût fait deux toilettes pleines de coquetterie, la jolie régisseuse avait trop bien échelonné ses ressources pour ne pas avoir réservé la plus charmante, en ne doutant pas que l’artiste ne vînt dîner le samedi. Elle s’était donc chaussée en brodequins de peau bronzée, et en bas de fil d’Ecosse. Une robe rose
 
 
 
à mille raies, une ceinture rose à boucle d’or richement ciselée, une jeannette au cou et des bracelets de velours à ses bras nus (madame de Sérisy avait de beaux bras et les montrait beaucoup) donnaient à madame Moreau l’apparence d’une élégante Parisienne. Elle portait un magnifique chapeau de paille d’Italie, orné d’un bouquet de roses mousseuses pris chez Nattier, sous les ailes duquel ruisselaient en boucles brillantes ses beaux cheveux blonds. Après avoir commandé le plus délicat dîner et passé son appartement en revue, elle s’était promenée de manière à se trouver devant la corbeille de fleurs dans la grande cour du château, comme une châtelaine, au passage des voitures. Elle tenait au-dessus de sa tête une délicieuse ombrelle rose, doublée de soie blanche à franges. En voyant Pierrotin, qui remettait à la concierge du château les étranges paquets de Mistigris sans qu’aucun voyageur se montrât, Estelle revint désappointée avec le regret d’avoir encore fait une toilette inutile. Semblable à la plupart des personnes qui s’endimanchent, elle se sentit incapable d’une autre occupation que celle de niaiser dans son salon en attendant la voiture de Beaumont, qui passait une heure après Pierrotin, quoiqu’elle ne partît de Paris qu’à une heure après midi, et elle rentra chez elle pendant que les deux artistes procédaient à une toilette en règle. Le jeune peintre et Mistigris furent en effet si rebattus des louanges de la belle madame Moreau par le jardinier, à qui ils demandèrent des renseignements, qu’ils sentirent l’un et l’autre la nécessité de se ficeler (en terme d’atelier), et ils se mirent dans leur tenue superlative pour se présenter au pavillon du régisseur où les conduisit Jacques Moreau, l’aîné des enfants, un hardi garçon vêtu à l’anglaise d’une jolie veste à col rabattu, vivant pendant les vacances comme un poisson dans l’eau, dans cette terre où sa mère régnait en souveraine absolue.
 
─ Maman, dit-il, voici les deux artistes envoyés par monsieur Schinner.
Ligne 1 371 ⟶ 1 243 :
─ Vous aimez les arts, peut-être les cultivez-vous avec succès, madame ? dit Joseph Bridau.
 
─ Non. Sans être négligée, mon éducation a été purement commerciale ; mais j’ai un si profond et si délicat sentiment des arts, que monsieur Schinner me priait toujours de venir, quand il avait fini un morceau, pour lui donner mon avis.
 
 
 
que monsieur Schinner me priait toujours de venir, quand il avait fini un morceau, pour lui donner mon avis.
 
─ Comme Molière consultait Laforêt, dit Mistigris.
Ligne 1 425 ⟶ 1 293 :
─ Maman, voilà Oscar Husson ! s’écria le plus jeune de ses fils en amenant Oscar qui, rouge comme un coquelicot, n’osa s’avancer en retrouvant les deux peintres en toilette.
 
─ Te voilà donc enfin, mon petit Oscar, dit Estelle d’un air pincé. J’espère que tu vas aller t’habiller, reprit-elle après l’avoir toisé de la façon la plus méprisante. Ta mère ne t’a pas, je crois, habitué à dîner en compagnie, fagotté comme te voilà.
 
─ Oh ! fit le cruel Mistigris, un futur diplomate doit être en fonds... de culotte. Deux habits valent mieux qu’un.
Ligne 1 471 ⟶ 1 339 :
─ Moreau est-il là, que voici son cheval ? demanda monsieur de Sérisy.
 
─ Non, monseigneur, mais comme il doit aller aux Moulineaux avant son dîner, il a laissé son cheval ici pendant le temps de donner quelques ordres au château.
 
 
 
avant son dîner, il a laissé son cheval ici pendant le temps de donner quelques ordres au château.
 
Le garde ignorait la portée de cette réponse qui, dans les circonstances présentes, aux yeux d’un homme perspicace, équivalait à une certitude.
Ligne 1 489 ⟶ 1 353 :
Quand Moreau demanda son cheval, et que la femme du garde lui eut répondu : ─ Monsieur le comte vient de le prendre. ─ Qui, monsieur le comte ? s’écria-t-il.
 
─ Monseigneur le comte de Sérisy, notre maître, dit-elle. Il est peut-être au château, ajouta-t-elle pour se débarrasser du régisseur qui ne comprenant rien à cet événement rabattit sur le château.
 
 
 
peut-être au château, ajouta-t-elle pour se débarrasser du régisseur qui ne comprenant rien à cet événement rabattit sur le château.
 
Moreau revint bientôt sur ses pas pour questionner la femme du garde, car il avait fini par trouver de la gravité dans l’arrivée secrète et dans l’action bizarre de son maître. La femme du garde, épouvantée en se voyant prise comme dans un étau entre le comte et le régisseur, avait fermé le pavillon et s’y était enfermée, bien résolue de n’ouvrir qu’à son mari. Moreau, de plus en plus inquiet, alla, malgré ses boues, au pas de course à la conciergerie où il apprit enfin que le comte s’habillait. Rosalie, que le régisseur rencontra, lui dit : ─ Sept personnes à dîner chez Sa Seigneurie...
Ligne 1 509 ⟶ 1 369 :
─ Monsieur, je me nomme Georges Marest, je suis fils d’un riche quincaillier en gros de la rue Saint-Martin, et viens pour affaire chez monsieur le comte de Sérisy de la part de maître Crottat notaire, de qui je suis le second clerc.
 
─ Et moi, je répète à monsieur que monseigneur vient de me dire : « Il va se présenter un colonel nommé Czerni-Georges, aide-de-camp de Mina, venu par la voiture à Pierrotin ; s’il me demande, faites-le entrer dans la salle d’attente. »
 
─ Il ne faut pas badiner avec Sa Seigneurie, dit le régisseur, allez, monsieur. Mais comment Sa Seigneurie est-elle venue ici sans m’avoir prévenu de son arrivée ? Comment monsieur le comte a-t-il pu savoir que vous avez voyagé par la voiture à Pierrotin ?
Ligne 1 521 ⟶ 1 381 :
─ Et comment ? fit Moreau.
 
─ Ah ! voilà, s’écria le clerc. Pour mystifier les voyageurs, je leur ai raconté un tas de gausses sur l’Egypte, la Grèce et l’Espagne. J’avais des éperons, je me suis donné pour un colonel de cavalerie, histoire de rire.
 
 
 
leur ai raconté un tas de gausses sur l’Egypte, la Grèce et l’Espagne. J’avais des éperons, je me suis donné pour un colonel de cavalerie, histoire de rire.
 
─ Voyons, dit Moreau. Comment est le voyageur qui, selon vous, serait monsieur le comte ?
Ligne 1 587 ⟶ 1 443 :
─ Monseigneur...
 
─ C’est impardonnable. Blesser un homme dans ses intérêts, ce n’est rien ; mais l’attaquer dans son coeur ?... Oh ! vous ne savez pas ce que vous avez fait ! Le comte se mit la tête dans les mains et resta silencieux pendant un moment. ─ Je vous laisse ce que vous avez, reprit-il, et je vous oublierai. Par dignité, pour moi, pour votre propre honneur, nous nous quitterons décemment, car je me souviens en ce moment de ce que votre père a fait pour le mien. Vous vous entendrez, et bien, avec monsieur de Reybert qui vous succède. Soyez, comme moi, calme. Ne vous donnez pas en spectacle aux sots. Surtout, pas de galvaudages ni de chipoteries. Si vous n’avez plus ma confiance, tâchez de garder le décorum des gens riches. Quant à ce petit drôle qui a failli me tuer, qu’il ne couche pas à Presles ! mettez-le à l’auberge, je ne répondrais point de ma colère en le voyant.
─ C’est impardonnable. Blesser un homme dans ses intérêts, ce n’est rien ; mais l’attaquer dans son coeur ?... Oh ! vous ne savez
 
 
 
pas ce que vous avez fait ! Le comte se mit la tête dans les mains et resta silencieux pendant un moment. ─ Je vous laisse ce que vous avez, reprit-il, et je vous oublierai. Par dignité, pour moi, pour votre propre honneur, nous nous quitterons décemment, car je me souviens en ce moment de ce que votre père a fait pour le mien. Vous vous entendrez, et bien, avec monsieur de Reybert qui vous succède. Soyez, comme moi, calme. Ne vous donnez pas en spectacle aux sots. Surtout, pas de galvaudages ni de chipoteries. Si vous n’avez plus ma confiance, tâchez de garder le décorum des gens riches. Quant à ce petit drôle qui a failli me tuer, qu’il ne couche pas à Presles ! mettez-le à l’auberge, je ne répondrais point de ma colère en le voyant.
 
─ Je ne méritais point tant de douceur, monseigneur, dit Moreau les larmes aux yeux. Oui, si j’avais été tout à fait improbe, j’aurais cinq cent mille francs à moi ; d’ailleurs, j’offre de vous faire le compte de ma fortune, et de vous la détailler ! Mais laissez-moi vous dire, monseigneur, qu’en causant de vous avec madame Clapart, ce ne fut jamais en dérision ; mais, au contraire, pour déplorer votre état, et pour lui demander si elle ne connaissait point quelques remèdes inconnus aux médecins et que pratiquent les gens du peuple... Je me suis entretenu de vos sentiments devant le petit quand il dormait, (il parait qu’il nous entendait !) mais ce fut toujours en des termes pleins d’affection et de respect. Le malheur veut que des indiscrétions soient punies comme des crimes. Mais en acceptant les effets de votre juste colère, sachez au moins comment les choses se sont passées. Oh ! ce fut de coeur à coeur que j’ai parlé de vous avec madame Clapart. Enfin vous pouvez interroger ma femme, nous n’avons jamais entre nous parlé de ces choses...
Ligne 1 599 ⟶ 1 451 :
Le comte et Moreau descendirent, Moreau blanc comme les cheveux du comte, le comte calme et digne.
 
Pendant cette scène, la voiture de Beaumont qui part de Paris à une heure s’était arrêtée à la grille et descendait au château maître Crottat, qui, d’après l’ordre donné par le comte, attendait dans le salon où il trouva son clerc excessivement penaud, en compagnie des deux peintres, tous trois embarrassés de leurs personnages. Monsieur de Reybert, un homme de cinquante ans à figure rébarbative, mais probe, était venu accompagné du vieux Margueron et du notaire de Beaumont qui tenait une liasse de pièces et de titres. Quand toutes ces personnes virent paraître le comte dans son costume d’homme d’Etat, Georges Marest eut un léger mouvement de colique, Joseph Bridau tressaillit ; mais Mistigris, qui se trouvait dans ces habits des dimanches et qui d’ailleurs n’avait rien à se reprocher, dit assez haut : ─ Eh ! bien, il est infiniment mieux comme ça.
 
 
 
salon où il trouva son clerc excessivement penaud, en compagnie des deux peintres, tous trois embarrassés de leurs personnages. Monsieur de Reybert, un homme de cinquante ans à figure rébarbative, mais probe, était venu accompagné du vieux Margueron et du notaire de Beaumont qui tenait une liasse de pièces et de titres. Quand toutes ces personnes virent paraître le comte dans son costume d’homme d’Etat, Georges Marest eut un léger mouvement de colique, Joseph Bridau tressaillit ; mais Mistigris, qui se trouvait dans ces habits des dimanches et qui d’ailleurs n’avait rien à se reprocher, dit assez haut : ─ Eh ! bien, il est infiniment mieux comme ça.
 
─ Petit drôle, dit le comte en l’amenant avec lui par une oreille, nous faisons tous deux la décoration. ─ Avez-vous reconnu votre ouvrage, mon cher Schinner ? dit le comte en montrant le plafond à l’artiste.
Ligne 1 719 ⟶ 1 567 :
Moreau reprit Oscar et l’emmena chez lui. Pendant qu’on attelait les chevaux à la calèche, il écrivit à madame Clapart la lettre suivante :
 
« Ma chère, Oscar vient de me ruiner. Pendant son voyage dans la voiture à Pierrotin, ce matin, il a parlé des légèretés de madame la comtesse à Son Excellence elle-même qui voyageait incognito, et lui a dit à lui-même ses secrets sur la terrible maladie qu’il a gagnée à passer tant de nuits en travaux dans ses diverses fonctions. Après m’avoir destitué, le comte m’a recommandé de ne pas laisser coucher Oscar à Presles, et de le renvoyer. Aussi, pour lui obéir, fais-je en ce moment atteler mes chevaux à la calèche de ma femme, et Brochon, mon valet d’écurie, va vous ramener ce petit misérable. Nous sommes, ma femme et moi, dans une désolation que vous pouvez concevoir, mais que je renonce à vous peindre. Sous peu de jours j’irai vous voir, car il faut que je prenne un parti. J’ai trois enfants, je dois songer à l’avenir, et je ne sais encore que résoudre, car mon intention est de montrer au comte ce que valent dix-sept ans de la vie d’un homme tel que moi. Riche de deux cent soixante mille francs, je veux arriver à une fortune qui me permette d’être quelque jour presque l’égal de S. Exc. En ce moment je me sens capable de soulever des montagnes, de vaincre d’insurmontables difficultés. Quel levier qu’une scène d’humiliations pareilles ?... Quel sang Oscar a-t-il donc dans les veines ? je ne puis vous faire de compliments sur lui, sa conduite est celle d’une buse ; au moment où je vous écris, il n’a pas encore pu prononcer un mot, ni répondre à toutes les demandes de ma femme ou de moi... Va-t-il devenir imbécile ou l’est-il déjà ? Chère amie, vous ne lui aviez donc pas fait sa leçon avant de l’embarquer ? Combien de malheurs vous m’eussiez évités en l’accompagnant comme je vous en avais prié ! Si Estelle vous effrayait, vous auriez pu rester à Moisselles. Enfin tout est dit. Adieu, à bientôt.
 
 
 
chevaux à la calèche de ma femme, et Brochon, mon valet d’écurie, va vous ramener ce petit misérable. Nous sommes, ma femme et moi, dans une désolation que vous pouvez concevoir, mais que je renonce à vous peindre. Sous peu de jours j’irai vous voir, car il faut que je prenne un parti. J’ai trois enfants, je dois songer à l’avenir, et je ne sais encore que résoudre, car mon intention est de montrer au comte ce que valent dix-sept ans de la vie d’un homme tel que moi. Riche de deux cent soixante mille francs, je veux arriver à une fortune qui me permette d’être quelque jour presque l’égal de S. Exc. En ce moment je me sens capable de soulever des montagnes, de vaincre d’insurmontables difficultés. Quel levier qu’une scène d’humiliations pareilles ?... Quel sang Oscar a-t-il donc dans les veines ? je ne puis vous faire de compliments sur lui, sa conduite est celle d’une buse ; au moment où je vous écris, il n’a pas encore pu prononcer un mot, ni répondre à toutes les demandes de ma femme ou de moi... Va-t-il devenir imbécile ou l’est-il déjà ? Chère amie, vous ne lui aviez donc pas fait sa leçon avant de l’embarquer ? Combien de malheurs vous m’eussiez évités en l’accompagnant comme je vous en avais prié ! Si Estelle vous effrayait, vous auriez pu rester à Moisselles. Enfin tout est dit. Adieu, à bientôt.
 
Votre dévoué serviteur et ami,
Ligne 1 769 ⟶ 1 613 :
─ Mon Dieu, comment pouvez-vous vous acharner, dans l’avenir, contre un pauvre enfant plein de bonnes qualités, d’une douceur d’ange, et incapable de faire du mal à qui que ce soit !
 
En ce moment, les claquements de fouet d’un postillon, le bruit d’une calèche au grand trot, le piaffement de deux chevaux qui s’arrêtèrent à la porte cochère de la maison avaient mis la rue de la Cerisaie en révolution. Clapart, qui entendit ouvrir toutes les fenêtres, sortit sur le carré.
 
 
 
Cerisaie en révolution. Clapart, qui entendit ouvrir toutes les fenêtres, sortit sur le carré.
 
─ On vous ramène Oscar en poste, s’écria-t-il d’un air où sa satisfaction se cachait sous une inquiétude réelle.
Ligne 1 795 ⟶ 1 635 :
Oscar n’entendit pas la phrase de sa mère, il était allé se coucher dès qu’il en avait reçu l’ordre.
 
Tous ceux qui se rappellent leur adolescence ne s’étonneront pas d’apprendre qu’après une journée si remplie d’émotions et d’événements, Oscar ait dormi du sommeil des justes, malgré l’énormité de ses fautes. Le lendemain, il ne trouva pas la nature aussi changée qu’il le croyait, et il fut étonné d’avoir faim, lui qui se regardait la veille comme indigne de vivre. Il n’avait souffert que moralement. A cet âge, les impressions morales se succèdent avec trop de rapidité pour que l’une n’affaiblisse pas l’autre, quelque profondément gravée que soit la première. Aussi, le système des punitions corporelles, quoique des philanthropes l’aient fortement attaqué dans ces derniers temps, est-il nécessaire en certains cas pour les enfants ; et d’ailleurs, il est le plus naturel, car la nature ne procède pas autrement, elle se sert de la douleur pour imprimer un durable souvenir de ses enseignements. Si, à la honte malheureusement passagère qui avait saisi Oscar la veille, le régisseur eût joint une peine afflictive, peut-être la leçon aurait-elle été complète. Le discernement avec lequel les corrections doivent être employées est le plus grand argument contre elles ; car la nature ne se trompe jamais, tandis que le précepteur doit errer souvent.
 
 
 
l’aient fortement attaqué dans ces derniers temps, est-il nécessaire en certains cas pour les enfants ; et d’ailleurs, il est le plus naturel, car la nature ne procède pas autrement, elle se sert de la douleur pour imprimer un durable souvenir de ses enseignements. Si, à la honte malheureusement passagère qui avait saisi Oscar la veille, le régisseur eût joint une peine afflictive, peut-être la leçon aurait-elle été complète. Le discernement avec lequel les corrections doivent être employées est le plus grand argument contre elles ; car la nature ne se trompe jamais, tandis que le précepteur doit errer souvent.
 
Madame Clapart avait eu le soin d’envoyer son mari dehors afin de se trouver seule pendant la matinée avec son fils. Elle était dans un état à faire pitié. Ses yeux attendris par les larmes, sa figure fatiguée par une nuit sans sommeil, sa voix affaiblie, tout en elle demandait grâce en montrant une excessive douleur qu’elle n’aurait pu supporter une seconde fois. En voyant entrer Oscar, elle lui fit signe de s’asseoir à côté d’elle et lui rappela d’un ton doux, mais pénétré, les bienfaits du régisseur de Presles. Elle dit à Oscar que, depuis six ans surtout, elle vivait des ingénieuses charités de Moreau. La place de monsieur Clapart, due au comte de Sérisy aussi bien que la demi-bourse à l’aide de laquelle Oscar avait achevé son éducation, cesserait tôt ou tard. Clapart ne pouvait pas prétendre à une retraite, ne comptant point assez d’années de services au Trésor ni à la Ville pour en obtenir une. Le jour où monsieur Clapart n’aurait plus sa place, que deviendraient-ils tous ?
 
─ Moi, dit-elle, dussé-je me mettre à garder les malades ou devenir femme de charge dans une grande maison, je saurai gagner mon pain et nourrir monsieur Clapart. Mais, toi, dit-elle à Oscar, que feras-tu ? Tu n’as pas de fortune et tu dois t’en faire une, car il faut pouvoir vivre. Il n’existe que quatre grandes carrières, pour vous autres jeunes gens : le commerce, l’administration, les professions privilégiées et le service militaire. Toute espèce de commerce exige des capitaux, nous n’en avons pas à te donner. A défaut de capitaux, un jeune homme apporte son dévouement, sa capacité ; mais le commerce veut une grande discrétion, et ta conduite d’hier ne permet pas d’espérer que tu y réussisses. Pour entrer dans une administration publique, on doit y faire un long surnumérariat, y avoir des protections, et tu t’es aliéné le seul protecteur que nous eussions et le plus puissant de tous. D’ail-D’ailleurs, à supposer que tu fusses doué des moyens extraordinaires à l’aide desquels un jeune homme arrive promptement, soit dans le commerce, soit dans l’administration, où prendre de l’argent pour vivre et s’habiller pendant le temps qu’on emploie à apprendre son état ?
 
 
 
leurs, à supposer que tu fusses doué des moyens extraordinaires à l’aide desquels un jeune homme arrive promptement, soit dans le commerce, soit dans l’administration, où prendre de l’argent pour vivre et s’habiller pendant le temps qu’on emploie à apprendre son état ?
 
Ici la mère se livra, comme toutes les femmes, à des lamentations verbeuses : comment allait-elle faire, privée des secours en nature que la régie de Presles permettait à Moreau de lui envoyer ? Oscar avait renversé la fortune de son protecteur. Après le commerce et l’administration, carrières auxquelles son fils ne devait pas songer, faute par elle de pouvoir l’entretenir, venaient les professions privilégiées du Notariat, du Barreau, des avoués et des huissiers. Mais il fallait faire son Droit, étudier pendant trois ans, et payer des sommes considérables pour les inscriptions, pour les examens, pour les thèses et les diplômes ; le grand nombre des aspirants forçait à se distinguer par un talent supérieur ; enfin la question de l’entretien d’Oscar se représentait toujours.
Ligne 1 813 ⟶ 1 645 :
─ Oscar, dit-elle en terminant, j’avais mis en toi tout mon orgueil et toute ma vie. En acceptant une vieillesse malheureuse, je reposais ma vue sur toi, je te voyais embrassant une belle carrière et y réussissant. Cet espoir m’a donné le courage de dévorer les privations que j’ai subies depuis six ans pour te soutenir au collège, où tu nous coûtais encore sept à huit cents francs, par an, malgré la demi-bourse. Maintenant que mon espérance s’évanouit, ton sort m’effraie ! Je ne puis pas disposer d’un sou sur les appointements de monsieur Clapart pour mon fils, à moi. Que vas-tu faire ? Tu n’es pas assez fort en mathématiques pour entrer aux Ecoles Spéciales, et d’ailleurs où prendrais-je les trois mille francs de pension qu’on exige ? Voilà la vie comme elle est, mon enfant ! Tu as dix-huit ans, tu es fort, engage-toi comme soldat, ce sera la seule manière de gagner ton pain...
 
Oscar ne savait rien encore de la vie. Comme tous les enfants de qui l’on a pris soin en leur cachant la misère au logis, il ignorait la nécessité de faire fortune ; le mot Commerce ne lui apportait aucune idée, et le mot Administration ne lui disait pas grand’chose, car il n’en apercevait pas les résultats ; il écoutait donc d’un air soumis, qu’il essayait de rendre penaud, les remontrances de sa mère, mais elles se perdaient dans le vide. Néanmoins, l’idée d’être soldat, et les larmes qui roulaient dans les yeux de sa mère, firent pleurer cet enfant. Aussitôt que madame Clapart vit les joues d’Oscar sillonnées de pleurs, elle se trouva sans force ; et, comme toutes les mères en pareil cas, elle chercha la péroraison qui termine ces espèces de crises où elles souffrent à la fois leurs douleurs et celles de leurs enfants.
 
 
 
sa mère, firent pleurer cet enfant. Aussitôt que madame Clapart vit les joues d’Oscar sillonnées de pleurs, elle se trouva sans force ; et, comme toutes les mères en pareil cas, elle chercha la péroraison qui termine ces espèces de crises où elles souffrent à la fois leurs douleurs et celles de leurs enfants.
 
─ Allons, Oscar, promets-moi d’être discret à l’avenir, de ne plus parler à tort et à travers, de réprimer ton sot amour-propre, de, etc., etc.
Ligne 1 825 ⟶ 1 653 :
─ Maintenant, dit-elle, tu écouteras ta mère, tu suivras ses avis, car une mère ne peut donner que de bons conseils à son fils. Nous irons chez ton oncle Cardot. Là est notre dernière espérance. Cardot a dû beaucoup à ton père, qui en lui accordant sa soeur, mademoiselle Husson, avec une énorme dot pour ce temps-là, lui a permis de faire une grande fortune dans la soierie. Je pense qu’il te placera chez monsieur Camusot, son successeur et son gendre, rue des Bourdonnais... Mais, vois-tu, ton oncle Cardot a quatre enfants. Il a donné son établissement du Cocon-d’Or à sa fille aînée, madame Camosot. Si Camusot a des millions, il a aussi quatre enfants de deux lits différents, et il sait à peine que nous existons. Cardot a marié Marianne, sa seconde fille, à monsieur Protez, de la maison Protez et Chiffreville. L’Etude de son fils aîné, le notaire, a coûté quatre cent mille francs, et il vient d’associer Joseph Cardot, son second fils, à la maison de droguerie Matifat. Ton oncle Cardot aura donc bien des raisons pour ne pas s’occuper de toi, qu’il voit quatre fois par an. Il n’est jamais venu me rendre visite ici : tandis qu’il savait bien, lui, venir me voir chez Madame-mère pour obtenir les fournitures des Altesses impériales, de l’Empereur et des grands de sa cour. Maintenant les Camusot font les ultrà ! Camusot a marié le fils de sa première femme à la fille d’un huissier du cabinet du roi ! Le monde est bien bossu quand il se baisse ! Enfin, c’est habile, le Cocon-d’Or a la pratique de la Cour sous les Bourbons comme sous l’Empereur. Demain nous irons donc chez ton oncle Cardot, j’espère que tu sauras t’y tenir comme il faut ; car là, je te le répète, est notre dernier espoir.
 
Monsieur Jean-Jérôme-Séverin Cardot était depuis six ans veuf de sa femme, mademoiselle Husson, à qui le fournisseur, au temps de sa splendeur, avait donné cent mille francs de dot en argent. Cardot, le premier commis du Cocon-d’Or, une des plus vieilles maisons de Paris, avait acheté cet établissement en 1793, au moment où ses patrons étaient ruinés par le maximum ; et l’argent de la dot de mademoiselle Husson lui avait permis de faire une fortune presque colossale en dix ans. Pour établir richement ses enfants, il avait eu l’idée ingénieuse de placer en viager une somme de trois cent mille francs sur la tête de sa femme et sur la sienne, ce qui lui produisait trente mille livres de renie. Quant à ses capitaux, il les avait partagés en trois dots de chacune quatre cent mille francs pour ses enfants. Le Cocon d’or, la dot de sa fille aînée, fut accepté pour cette somme par Camusot. Le bonhomme, presque septuagénaire, pouvait donc dépenser et dépensait ses trente mille francs par an, sans nuire aux intérêts de ses enfants, tous supérieurement établis, et dont les témoignages d’affection n’étaient alors entachés d’aucune pensée cupide. L’oncle Cardot habitait à Belleville, une des premières maisons situées au-dessus de la Courtille. Il y occupait, à un premier étage d’où l’on planait sur la vallée de la Seine, un appartement de mille francs, à l’exposition du midi, et avec la jouissance exclusive d’un grand jardin ; aussi ne s’embarrassait-il guère des trois ou quatre autres locataires logés dans cette vaste maison de campagne. Assuré par un long bail de finir là ses jours, il vivait assez mesquinement, servi par sa vieille cuisinière et par l’ancienne femme de chambre de feu madame Cardot qui s’attendaient à recueillir chacune quelque six cents francs de rente à sa mort, et qui, par conséquent, ne le volaient point. Ces deux femmes prenaient de leur maître des soins inouïs et s’y intéressaient d’autant plus que personne n’était moins tracassier ni moins vétilleux que lui. L’appartement, meublé par feu madame Cardot, restait dans le même état depuis six ans, le vieillard s’en contentait ; il ne dépensait pas en tout mille écus par an, car il dînait à Paris cinq fois par semaine, et rentrait tous les soirs à minuit dans un fiacre attitré dont l’établissement se trouvait à la barrière de la Courtille. La cuisinière n’avait guère à s’occuper que du déjeuner. Le bonhomme déjeunait à onze heures, puis il s’habillait, se parfumait et allait à Paris. Ordinairement les bourgeois préviennent quand ils dînent en ville, le père Cardot, lui, prévenait quand il dînait chez lui.
Monsieur Jean-Jérôme-Séverin Cardot était depuis six ans veuf de sa femme, mademoiselle Husson, à qui le fournisseur, au temps de
 
Ce petit vieillard, gras, frais, trapu, fort, était comme dit le peuple, toujours tiré à quatre épingles ; c’est-à-dire toujours en bas de soie noire, en culotte de pou-de-soie, gilet de piqué blanc, linge éblouissant, habit bleu-barbeau, gants de soie violette, des boucles d’or à ses souliers et à sa culotte, enfin un oeil de poudre et une petite queue ficelée avec un ruban noir. Sa figure se faisait remarquer par des sourcils épais comme des buissons sous lesquels pétillaient des yeux gris, et par un nez carré, gros et long qui lui donnait l’air d’un ancien prébendier. Cette physionomie tenait parole.
 
Le père Cardot appartenait en effet à cette race de Gérontes égrillards qui disparaît de jour en jour et qui défrayait de Turcarets les romans et les comédies du dix-huitième siècle. L’oncle Cardot disait : Belle dame ! il reconduisait en voiture les femmes qui se trouvaient sans protecteur ; il se mettait à leur disposition, selon son expression, avec des façons chevaleresques. Sous son air calme, sous son front neigeux, il cachait une vieillesse uniquement occupée de plaisir. Entre hommes, il professait hardiment l’épicuréisme et se permettait des gaudrioles un peu fortes. Il n’avait pas trouvé mauvais que son gendre Camusot fît la cour à la charmante actrice Coralie, car lui-même était secrètement le Mécène de mademoiselle Florentine, première danseuse du théâtre de la Gaîté. Mais de cette vie et de ces opinions, il ne paraissait rien chez lui, ni dans sa conduite extérieure. L’oncle Cardot, grave et poli, passait pour être presque froid, tant il affichait de décorum, et une dévote l’eût appelé hypocrite. Ce digne monsieur haïssait particulièrement les prêtres, il faisait partie de ce grand troupeau de niais abonnés au Constitutionnel, et se préoccupait beaucoup des refus de sépultures. Il adorait Voltaire, quoique ses préférences fussent pour Piron, Vadé, Collé. Naturellement il admirait Béranger, qu’il appelait ingénieusement le grand prêtre de la religion de Lisette. Ses filles, madame Camusot et madame Protez, ses deux fils, seraient, suivant une expression populaire, tombés de leur haut, si quelqu’un leur eût expliqué ce que leur père entendait par : chanter la mère Godichon ! Ce sage vieillard n’avait point parlé de ses rentes viagères à ses enfants, qui, le voyant vivre si mesquinement, songeaient tous qu’il s’était dépouillé de sa fortune pour eux, et redoublaient de soins et de tendresse. Aussi, parfois disait-il à ses fils : ─ « Ne perdez pas votre fortune, car je n’en ai point à vous laisser. » Camusot, à qui il trouvait beaucoup de son caractère et qu’il aimait assez pour le mettre de ses parties fines, était le seul dans le secret de trente mille livres de rentes viagères. Camusot approuvait fort la philosophie du bonhomme, qui, selon lui, après avoir fait le bonheur de ses enfants et si noblement rempli ses devoirs, pouvait bien finir joyeusement la vie. ─ « Vois-tu, mon ami, lui disait l’ancien chef du Cocon-d’Or, je pouvais me remarier, n’est-ce pas ? Une jeune femme m’aurait donné des enfants.... Oui, j’en aurais eu, j’étais dans l’âge où l’on en a toujours.... Eh ! bien, Florentine ne me coûte pas si cher qu’une femme, elle ne m’ennuie pas, elle ne me donnera point d’enfants, et ne mangera jamais votre fortune. »
 
sa splendeur, avait donné cent mille francs de dot en argent. Cardot, le premier commis du Cocon-d’Or, une des plus vieilles maisons de Paris, avait acheté cet établissement en 1793, au moment où ses patrons étaient ruinés par le maximum ; et l’argent de la dot de mademoiselle Husson lui avait permis de faire une fortune presque colossale en dix ans. Pour établir richement ses enfants, il avait eu l’idée ingénieuse de placer en viager une somme de trois cent mille francs sur la tête de sa femme et sur la sienne, ce qui lui produisait trente mille livres de renie. Quant à ses capitaux, il les avait partagés en trois dots de chacune quatre cent mille francs pour ses enfants. Le Cocon d’or, la dot de sa fille aînée, fut accepté pour cette somme par Camusot. Le bonhomme, presque septuagénaire, pouvait donc dépenser et dépensait ses trente mille francs par an, sans nuire aux intérêts de ses enfants, tous supérieurement établis, et dont les témoignages d’affection n’étaient alors entachés d’aucune pensée cupide. L’oncle Cardot habitait à Belleville, une des premières maisons situées au-dessus de la Courtille. Il y occupait, à un premier étage d’où l’on planait sur la vallée de la Seine, un appartement de mille francs, à l’exposition du midi, et avec la jouissance exclusive d’un grand jardin ; aussi ne s’embarrassait-il guère des trois ou quatre autres locataires logés dans cette vaste maison de campagne. Assuré par un long bail de finir là ses jours, il vivait assez mesquinement, servi par sa vieille cuisinière et par l’ancienne femme de chambre de feu madame Cardot qui s’attendaient à recueillir chacune quelque six cents francs de rente à sa mort, et qui, par conséquent, ne le volaient point. Ces deux femmes prenaient de leur maître des soins inouïs et s’y intéressaient d’autant plus que personne n’était moins tracassier ni moins vétilleux que lui. L’appartement, meublé par feu madame Cardot, restait dans le même état depuis six ans, le vieillard s’en contentait ; il ne dépensait pas en tout mille écus par an, car il dînait à Paris cinq fois par semaine, et rentrait tous les soirs à minuit dans un fiacre attitré dont l’établissement se trouvait à la barrière de la Courtille. La cuisinière n’avait guère à s’occuper que du déjeuner. Le bonhomme déjeunait à onze heures, puis il s’habillait, se parfumait et allait à Paris. Ordinairement les bourgeois préviennent quand ils dînent en ville, le père Cardot, lui, prévenait quand il dînait chez lui.
 
Ce petit vieillard, gras, frais, trapu, fort, était comme dit le peuple, toujours tiré à quatre épingles ; c’est-à-dire toujours en bas de
 
 
 
soie noire, en culotte de pou-de-soie, gilet de piqué blanc, linge éblouissant, habit bleu-barbeau, gants de soie violette, des boucles d’or à ses souliers et à sa culotte, enfin un oeil de poudre et une petite queue ficelée avec un ruban noir. Sa figure se faisait remarquer par des sourcils épais comme des buissons sous lesquels pétillaient des yeux gris, et par un nez carré, gros et long qui lui donnait l’air d’un ancien prébendier. Cette physionomie tenait parole.
 
Le père Cardot appartenait en effet à cette race de Gérontes égrillards qui disparaît de jour en jour et qui défrayait de Turcarets les romans et les comédies du dix-huitième siècle. L’oncle Cardot disait : Belle dame ! il reconduisait en voiture les femmes qui se trouvaient sans protecteur ; il se mettait à leur disposition, selon son expression, avec des façons chevaleresques. Sous son air calme, sous son front neigeux, il cachait une vieillesse uniquement occupée de plaisir. Entre hommes, il professait hardiment l’épicuréisme et se permettait des gaudrioles un peu fortes. Il n’avait pas trouvé mauvais que son gendre Camusot fît la cour à la charmante actrice Coralie, car lui-même était secrètement le Mécène de mademoiselle Florentine, première danseuse du théâtre de la Gaîté. Mais de cette vie et de ces opinions, il ne paraissait rien chez lui, ni dans sa conduite extérieure. L’oncle Cardot, grave et poli, passait pour être presque froid, tant il affichait de décorum, et une dévote l’eût appelé hypocrite. Ce digne monsieur haïssait particulièrement les prêtres, il faisait partie de ce grand troupeau de niais abonnés au Constitutionnel, et se préoccupait beaucoup des refus de sépultures. Il adorait Voltaire, quoique ses préférences fussent pour Piron, Vadé, Collé. Naturellement il admirait Béranger, qu’il appelait ingénieusement le grand prêtre de la religion de Lisette. Ses filles, madame Camusot et madame Protez, ses deux fils, seraient, suivant une expression populaire, tombés de leur haut, si quelqu’un leur eût expliqué ce que leur père entendait par : chanter la mère Godichon ! Ce sage vieillard n’avait point parlé de ses rentes viagères à ses enfants, qui, le voyant vivre si mesquinement, songeaient tous qu’il s’était dépouillé de sa fortune pour eux, et redoublaient de soins et de tendresse. Aussi, parfois disait-il à ses fils : ─ « Ne perdez pas votre fortune, car je n’en ai point à vous laisser. » Camusot, à qui il trouvait beaucoup de son caractère et qu’il aimait assez pour le mettre de ses parties fines, était le seul dans le secret de trente mille
 
 
 
livres de rentes viagères. Camusot approuvait fort la philosophie du bonhomme, qui, selon lui, après avoir fait le bonheur de ses enfants et si noblement rempli ses devoirs, pouvait bien finir joyeusement la vie. ─ « Vois-tu, mon ami, lui disait l’ancien chef du Cocon-d’Or, je pouvais me remarier, n’est-ce pas ? Une jeune femme m’aurait donné des enfants.... Oui, j’en aurais eu, j’étais dans l’âge où l’on en a toujours.... Eh ! bien, Florentine ne me coûte pas si cher qu’une femme, elle ne m’ennuie pas, elle ne me donnera point d’enfants, et ne mangera jamais votre fortune. »
 
Camusot proclamait, dans le père Cardot, le sens le plus exquis de la famille ; il le regardait comme un beau-père accompli. ─ « Il sait, disait-il, concilier l’intérêt de ses enfants avec les plaisirs qu’il est bien naturel de goûter dans la vieillesse, après avoir subi tous les tracas du commerce. »
 
Ni les Cardot, ni les Camusot ni les Protez ne soupçonnaient l’existence de leur ancienne tante madame Clapart. Les relations de famille étaient restreintes à l’envoi des billets de faire part en cas de mort ou de mariage, et des cartes au jour de l’an. La fière madame Clapart ne faisait céder ses sentiments qu’à l’intérêt de son Oscar, et devant son amitié pour Moreau, la seule personne qui lui fût demeurée fidèle dans le malheur. Elle n’avait pas fatigué le vieux Cardot de sa présence ni de ses importunités ; mais elle s’était attachée à lui comme à une espérance, elle allait le voir une fois tous les trimestres, elle lui parlait d’Oscar Husson, le neveu de feu la respectable madame Cardot, et le lui amenait trois fois pendant les vacances. A chaque visite, le bonhomme avait fait dîner Oscar au Cadran-Bleu, l’avait mené le soir à la Gaîté, et l’avait ramené rue de la Cerisaie. Une fois, après l’avoir habillé tout à neuf, il lui avait donné la timbale et le couvert d’argent exigés dans le trousseau du collége. La mère d’Oscar tâchait de prouver au bonhomme qu’il était chéri de son neveu, elle lui parlait toujours de cette timbale, de ce couvert, et de ce charmant habillement dont il ne restait plus que le gilet. Mais ces petites finesses nuisaient plus à Oscar qu’elles ne le servaient auprès d’un vieux renard aussi madré que l’oncle Cardot. Le père Cardot n’avait jamais aimé beaucoup sa défunte, grande femme, sèche et rousse ; il connaissait d’ailleurs les circonstances du mariage de feu Husson avec la mère d’Oscar ; et, sans la mésestimer le moins du monde, il n’ignorait pas que le jeune Oscar était posthume ; ainsi, son pauvre neveu lui semblait parfaitement étranger aux Cardot. En ne prévoyant pas le malheur, la mère d’Oscar n’avait pas remédié à ces défauts d’attache entre Oscar et son oncle, en inspirant au marchand de l’amitié pour son neveu dès le jeune âge. Semblable à toutes les femmes qui se concentrent dans le sentiment de la maternité, madame Clapart ne se mettait guère à la place de l’oncle Cardot, elle croyait qu’il devait s’intéresser énormément à un si délicieux enfant, et qui portait enfin le nom de feu madame Cardot.
 
 
 
semblait parfaitement étranger aux Cardot. En ne prévoyant pas le malheur, la mère d’Oscar n’avait pas remédié à ces défauts d’attache entre Oscar et son oncle, en inspirant au marchand de l’amitié pour son neveu dès le jeune âge. Semblable à toutes les femmes qui se concentrent dans le sentiment de la maternité, madame Clapart ne se mettait guère à la place de l’oncle Cardot, elle croyait qu’il devait s’intéresser énormément à un si délicieux enfant, et qui portait enfin le nom de feu madame Cardot.
 
─ Monsieur, c’est la mère d’Oscar, votre neveu, dit la femme de chambre à monsieur Cardot qui se promenait dans son jardin en attendant son déjeuner après avoir été rasé, poudré par son coiffeur.
Ligne 1 887 ⟶ 1 699 :
─ Elle aimait bien son frère, s’écria la mère d’Oscar.
 
─ Mais toute ma fortune est donnée à mes enfants qui n’ont plus rien à attendre de moi, dit le vieillard en continuant, je leur ai partagé les deux millions que j’avais, car j’ai voulu les voir heureux et avec toute leur fortune de mon vivant. Je ne me suis réservé que des rentes viagères ; et, à mon âge, on tient à ses habitudes... Savez-vous sur quelle route il faut pousser ce gaillard-là ? dit-il en rappelant Oscar et lui prenant le bras, faites-lui faire son Droit, je paierai les inscriptions et les frais de thèse ; mettez-le chez un procureur, qu’il y apprenne le métier de la chicane ; s’il va bien, s’il se distingue, s’il aime l’état, si je vis encore, chacun de mes enfants lui prêtera le quart d’une charge en temps et lieu ; moi, je lui prêterai son cautionnement. Vous n’avez donc, d’ici là, qu’à le nourrir et l’habiller, il mangera bien un peu de vache enragée ; mais il apprendra la vie. Eh ! eh ! moi, je suis parti de Lyon avec deux doubles louis que m’avait donnés ma grand’mère, je suis venu à pied à Paris, et me voilà. Le jeûne entretient la santé. Jeune homme, de la discrétion, de la probité, du travail, et l’on arrive ! on a bien du plaisir à gagner sa fortune ; et quand on a conservé des dents, on la mange à sa fantaisie dans sa vieillesse, en chantant, comme moi, de temps à autre, la Mère Godichon ! Souviens-toi de mes paroles : probité, travail et discrétion.
─ Mais toute ma fortune est donnée à mes enfants qui n’ont plus rien à attendre de moi, dit le vieillard en continuant, je leur ai partagé les deux millions que j’avais, car j’ai voulu les voir heu-
 
 
 
reux et avec toute leur fortune de mon vivant. Je ne me suis réservé que des rentes viagères ; et, à mon âge, on tient à ses habitudes... Savez-vous sur quelle route il faut pousser ce gaillard-là ? dit-il en rappelant Oscar et lui prenant le bras, faites-lui faire son Droit, je paierai les inscriptions et les frais de thèse ; mettez-le chez un procureur, qu’il y apprenne le métier de la chicane ; s’il va bien, s’il se distingue, s’il aime l’état, si je vis encore, chacun de mes enfants lui prêtera le quart d’une charge en temps et lieu ; moi, je lui prêterai son cautionnement. Vous n’avez donc, d’ici là, qu’à le nourrir et l’habiller, il mangera bien un peu de vache enragée ; mais il apprendra la vie. Eh ! eh ! moi, je suis parti de Lyon avec deux doubles louis que m’avait donnés ma grand’mère, je suis venu à pied à Paris, et me voilà. Le jeûne entretient la santé. Jeune homme, de la discrétion, de la probité, du travail, et l’on arrive ! on a bien du plaisir à gagner sa fortune ; et quand on a conservé des dents, on la mange à sa fantaisie dans sa vieillesse, en chantant, comme moi, de temps à autre, la Mère Godichon ! Souviens-toi de mes paroles : probité, travail et discrétion.
 
─ Entends-tu, Oscar ? dit la mère. Ton oncle met en trois mots le résumé de toutes mes paroles, et tu devrais te graver le dernier en lettres de feu dans ta mémoire...
Ligne 1 919 ⟶ 1 727 :
Puis madame Clapart raconta sa visite à l’oncle Cardot afin de montrer à Moreau qu’elle et son fils pouvaient ne plus lui être à charge.
 
─ Il a raison, ce vieux bonhomme, reprit l’ex-régisseur, il faut maintenir Oscar dans cette voie avec un bras de fer, et il sera certainement notaire ou avoué. Mais qu’il ne s’écarte pas du sentier tracé. Ah ! j’ai votre affaire. La pratique d’un marchand de biens est importante, et l’on m’a parlé d’un avoué qui vient d’acheter un titre-nu, c’est-à-dire une Etude sans clientelle. C’est un jeune homme dur comme une barre de fer, âpre à l’ouvrage, un cheval d’une activité féroce ; il se nomme Desroches, je vais lui offrir toutes nos affaires à la condition de me morigéner Oscar ; je lui proposerai de le prendre chez lui moyennant neuf cents francs, j’en donnerai trois cents, ainsi votre fils ne vous coûtera que six cents francs, et je vais bien le recommander à monsieur le prieur. Si l’enfant veut devenir un homme, ce sera sous cette férule ; car il sortira de là, notaire, avocat ou avoué.
 
 
 
homme dur comme une barre de fer, âpre à l’ouvrage, un cheval d’une activité féroce ; il se nomme Desroches, je vais lui offrir toutes nos affaires à la condition de me morigéner Oscar ; je lui proposerai de le prendre chez lui moyennant neuf cents francs, j’en donnerai trois cents, ainsi votre fils ne vous coûtera que six cents francs, et je vais bien le recommander à monsieur le prieur. Si l’enfant veut devenir un homme, ce sera sous cette férule ; car il sortira de là, notaire, avocat ou avoué.
 
─ Allons, Oscar, remercie donc ce bon monsieur Moreau, tu es là comme un terme ! Tous les jeunes gens qui font des sottises n’ont pas le bonheur de rencontrer des amis qui s’intéressent encore à eux après en avoir reçu du chagrin...
Ligne 1 935 ⟶ 1 739 :
Quoique ce fût un dimanche, le premier clerc se montra, la plume à la main.
 
─ Monsieur Godeschal, voici l’apprenti bazochien de qui je vous ai parlé, et à qui monsieur Moreau prend le plus vif intérêt ; il dînera avec nous et prendra la petite mansarde à côté de votre chambre ; vous lui mesurerez le temps nécessaire pour aller d’ici à l’Ecole de Droit et revenir, de manière à ce qu’il n’ait pas cinq minutes à perdre ; vous veillerez à ce qu’il apapprenne le Code et devienne fort à ses Cours, c’est-à-dire que, quand il aura fini ses travaux d’Etude, vous lui donnerez des auteurs à lire ; enfin, il doit être sous votre direction immédiate, et j’y aurai l’oeil. On veut faire de lui ce que vous vous êtes fait vous-même, un premier clerc habile, pour le jour où il prêtera son serment d’avocat. ─ Allez avec Godeschal, mon petit ami, il va vous montrer votre gîte et vous vous y emménagerez. ─ Vous voyez Godeschal ?... reprit Desroches en s’adressant à Moreau, c’est un garçon qui, comme moi, n’a rien ; il est le frère de Mariette, la fameuse danseuse qui lui amasse de quoi traiter dans dix ans. Tous mes clercs sont des gaillards qui ne doivent compter que sur leurs dix doigts pour gagner leur fortune. Aussi mes cinq clercs et moi, travaillons-nous autant que douze autres ! Dans dix ans, j’aurai la plus belle clientelle de Paris. Ici l’on se passionne pour les affaires et pour les clients ! et cela commence à se savoir. J’ai pris Godeschal à mon confrère Derville, il n’était que second clerc et depuis quinze jours ; mais nous nous sommes connus dans cette grande Etude. Chez moi, Godeschal a mille francs, la table et le logement. C’est un garçon qui me vaut, il est infatigable ! Je l’aime, ce garçon ! il a su vivre avec six cents francs, comme moi, quand j’étais clerc. Ce que je veux surtout, c’est une probité sans tache ; et quand on la pratique ainsi dans l’indigence, on est un homme. A la moindre faute, dans ce genre, un clerc sortira de mon Etude.
 
 
 
prenne le Code et devienne fort à ses Cours, c’est-à-dire que, quand il aura fini ses travaux d’Etude, vous lui donnerez des auteurs à lire ; enfin, il doit être sous votre direction immédiate, et j’y aurai l’oeil. On veut faire de lui ce que vous vous êtes fait vous-même, un premier clerc habile, pour le jour où il prêtera son serment d’avocat. ─ Allez avec Godeschal, mon petit ami, il va vous montrer votre gîte et vous vous y emménagerez. ─ Vous voyez Godeschal ?... reprit Desroches en s’adressant à Moreau, c’est un garçon qui, comme moi, n’a rien ; il est le frère de Mariette, la fameuse danseuse qui lui amasse de quoi traiter dans dix ans. Tous mes clercs sont des gaillards qui ne doivent compter que sur leurs dix doigts pour gagner leur fortune. Aussi mes cinq clercs et moi, travaillons-nous autant que douze autres ! Dans dix ans, j’aurai la plus belle clientelle de Paris. Ici l’on se passionne pour les affaires et pour les clients ! et cela commence à se savoir. J’ai pris Godeschal à mon confrère Derville, il n’était que second clerc et depuis quinze jours ; mais nous nous sommes connus dans cette grande Etude. Chez moi, Godeschal a mille francs, la table et le logement. C’est un garçon qui me vaut, il est infatigable ! Je l’aime, ce garçon ! il a su vivre avec six cents francs, comme moi, quand j’étais clerc. Ce que je veux surtout, c’est une probité sans tache ; et quand on la pratique ainsi dans l’indigence, on est un homme. A la moindre faute, dans ce genre, un clerc sortira de mon Etude.
 
─ Allons, l’enfant est à la bonne école, dit Moreau.
Ligne 1 945 ⟶ 1 745 :
Pendant deux ans entiers, Oscar vécut rue de Béthisy, dans l’antre de la Chicane, car si jamais cette expression surannée a pu s’appliquer à une Etude, ce fut à celle de Desroches. Sous cette surveillance à la fois méticuleuse et habile, il fut maintenu dans ses heures et dans ses travaux avec une telle rigidité, que sa vie au milieu de Paris ressemblait à celle d’un moine.
 
A cinq heures du matin, en tout temps, Godeschal s’éveillait. Il descendait avec Oscar à l’Etude afin d’économiser le feu en hiver, et ils trouvaient toujours le patron levé, travaillant. Oscar faisait des expéditions pour l’Etude et préparait ses leçons pour l’Ecole ; mais il les préparait sur des proportions énormes. Godeschal et souvent le patron indiquaient à leur élève les auteurs à compulser et les difficultés à vaincre. Oscar ne quittait un Titre du Code qu’après l’avoir approfondi et satisfait tour à tour son patron et Godeschal, qui lui faisaient subir des examens préparatoires plus sérieux et plus longs que ceux de l’Ecole de Droit. Revenu du Cours où il restait peu de temps, il reprenait sa place à l’Etude, il y retravaillait, il allait au Palais parfois, il était enfin à la dévotion du terrible Godeschal, jusqu’au dîner. Le dîner, celui du patron d’ailleurs, consistait en un gros plat de viande, un plat de légumes et une salade. Le dessert se composait d’un morceau de fromage de Gruyère. Après le dîner, Godeschal et Oscar rentraient à l’Etude et y travaillaient jusqu’au soir. Une fois par mois, Oscar allait déjeuner chez son oncle Cardot, et il passait les dimanches chez sa mère. De temps en temps, Moreau, quand il venait à l’Etude pour ses affaires, emmenait Oscar dîner au Palais-Royal et le régalait en lui faisant voir quelque spectacle. Oscar avait été si bien rembarré par Godeschal et par Desroches à propos de ses velléités d’élégance, qu’il ne pensait plus à la toilette.
 
 
 
plus longs que ceux de l’Ecole de Droit. Revenu du Cours où il restait peu de temps, il reprenait sa place à l’Etude, il y retravaillait, il allait au Palais parfois, il était enfin à la dévotion du terrible Godeschal, jusqu’au dîner. Le dîner, celui du patron d’ailleurs, consistait en un gros plat de viande, un plat de légumes et une salade. Le dessert se composait d’un morceau de fromage de Gruyère. Après le dîner, Godeschal et Oscar rentraient à l’Etude et y travaillaient jusqu’au soir. Une fois par mois, Oscar allait déjeuner chez son oncle Cardot, et il passait les dimanches chez sa mère. De temps en temps, Moreau, quand il venait à l’Etude pour ses affaires, emmenait Oscar dîner au Palais-Royal et le régalait en lui faisant voir quelque spectacle. Oscar avait été si bien rembarré par Godeschal et par Desroches à propos de ses velléités d’élégance, qu’il ne pensait plus à la toilette.
 
─ Un bon clerc, lui disait Godeschal, doit avoir deux habits noirs (un neuf et un vieux), un pantalon noir, des bas noirs et des souliers. Les bottes coûtent trop cher. On a des bottes quand on est avoué. Un clerc ne doit pas dépenser en tout plus de sept cents francs. On porte de bonnes grosses chemises de forte toile. Ah ! quand on part de zéro pour arriver à la fortune, il faut savoir se réduire au nécessaire. Voyez monsieur Desroches ? il a fait ce que nous faisons, et le voilà arrivé.
Ligne 1 955 ⟶ 1 751 :
Godeschal prêchait d’exemple. S’il professait les principes les plus stricts sur l’honneur, sur la discrétion, sur la probité, il les pratiquait sans emphase, comme il respirait, comme il marchait. C’était le jeu naturel de son âme, comme la marche et la respiration sont le jeu des organes. Dix-huit mois après l’installation d’Oscar, le second clerc eut pour la deuxième fois une légère erreur dans le compte de sa petite caisse. Godeschal lui dit devant toute l’Etude : ─ Mon cher Gaudet, allez-vous-en d’ici de votre propre mouvement, pour qu’on ne dise pas que le patron vous a renvoyé. Vous êtes ou distrait ou peu exact, et le plus léger de ces défauts ne vaut rien ici. Le patron n’en saura rien, voilà tout ce que je puis pour un camarade.
 
A vingt ans, Oscar se vit troisième clerc de l’Etude de maître Desroches. S’il ne gagnait rien encore, il fut nourri, logé, car il faisait la besogne d’un second clerc. Desroches occupait deux maîtres-clercs, et le second clerc pliait sous le poids de ses travaux. En atteignant à la fin de sa seconde année de Droit, Oscar, déjà plus fort que beaucoup de Licenciés, faisait le Palais avec intelligence, et plaidait quelques référés. Enfin Godeschal et Desroches étaient contents de lui. Seulement, quoique devenu presque raisonnable, il laissait voir une propension au plaisir et une envie de briller que comprimaient la discipline sévère et le labeur continu de cette vie. Le marchand de biens, satisfait des progrès du clerc, se relâcha de sa rigueur. Quand, au mois de juillet 1825, Oscar passa ses derniers examens à boules blanches, Moreau lui donna de quoi s’habiller élégamment. Madame Clapart, heureuse et fière de son fils, préparait un superbe trousseau au futur Licencié, au futur second clerc. Dans les familles pauvres, les présents ont toujours l’opportunité d’une chose utile. A la rentrée, au mois de novembre, Oscar Husson eut la chambre du second clerc qu’il remplaçait enfin, il eut huit cents francs d’appointements, la table et le logement. Aussi l’oncle Cardot, qui vint secrètement chercher des informations sur son neveu auprès de Desroches, promit-il à madame Clapart de mettre Oscar en état de traiter d’une Etude, s’il continuait ainsi.
 
 
 
plus fort que beaucoup de Licenciés, faisait le Palais avec intelligence, et plaidait quelques référés. Enfin Godeschal et Desroches étaient contents de lui. Seulement, quoique devenu presque raisonnable, il laissait voir une propension au plaisir et une envie de briller que comprimaient la discipline sévère et le labeur continu de cette vie. Le marchand de biens, satisfait des progrès du clerc, se relâcha de sa rigueur. Quand, au mois de juillet 1825, Oscar passa ses derniers examens à boules blanches, Moreau lui donna de quoi s’habiller élégamment. Madame Clapart, heureuse et fière de son fils, préparait un superbe trousseau au futur Licencié, au futur second clerc. Dans les familles pauvres, les présents ont toujours l’opportunité d’une chose utile. A la rentrée, au mois de novembre, Oscar Husson eut la chambre du second clerc qu’il remplaçait enfin, il eut huit cents francs d’appointements, la table et le logement. Aussi l’oncle Cardot, qui vint secrètement chercher des informations sur son neveu auprès de Desroches, promit-il à madame Clapart de mettre Oscar en état de traiter d’une Etude, s’il continuait ainsi.
 
Malgré de si sages apparences, Oscar Husson se livrait de rudes combats dans son for intérieur. Il voulait par moments quitter une vie si directement contraire à ses goûts et à son caractère. Il trouvait les forçats plus heureux que lui. Meurtri par le collier de ce régime de fer, il lui prenait des envies de fuir en se comparant dans les rues à quelques jeunes gens bien mis. Souvent emporté par des mouvements de folie vers les femmes, il se résignait, mais en tombant dans un dégoût profond de la vie. Soutenu par l’exemple de Godeschal, il était entraîné plutôt que porté de lui-même à rester dans un si rude sentier. Godeschal qui observait Oscar, avait pour principe de ne pas exposer son pupille aux séductions. Le plus souvent le clerc restait sans argent, ou en possédait si peu qu’il ne pouvait se livrer à aucun excès. Dans cette dernière année, le brave Godeschal avait fait cinq ou six parties de plaisir avec Oscar en le défrayant, car il comprit qu’il fallait lâcher de la corde à ce jeune chevreau attaché. Ces frasques, comme les appelait le sévère premier clerc, aidèrent Oscar à supporter l’existence ; car il s’amusait peu chez son oncle Cardot et encore moins chez sa mère, qui vivait encore plus chichement que Desroches. Moreau ne pouvait pas, comme Godeschal, se familiariser avec Oscar, et peut-être ce sincère protecteur du jeune Husson se servit-il de Godeschal pour initier le pauvre enfant aux mystères de la vie. Oscar devenu
 
 
 
Malgré de si sages apparences, Oscar Husson se livrait de rudes combats dans son for intérieur. Il voulait par moments quitter une vie si directement contraire à ses goûts et à son caractère. Il trouvait les forçats plus heureux que lui. Meurtri par le collier de ce régime de fer, il lui prenait des envies de fuir en se comparant dans les rues à quelques jeunes gens bien mis. Souvent emporté par des mouvements de folie vers les femmes, il se résignait, mais en tombant dans un dégoût profond de la vie. Soutenu par l’exemple de Godeschal, il était entraîné plutôt que porté de lui-même à rester dans un si rude sentier. Godeschal qui observait Oscar, avait pour principe de ne pas exposer son pupille aux séductions. Le plus souvent le clerc restait sans argent, ou en possédait si peu qu’il ne pouvait se livrer à aucun excès. Dans cette dernière année, le brave Godeschal avait fait cinq ou six parties de plaisir avec Oscar en le défrayant, car il comprit qu’il fallait lâcher de la corde à ce jeune chevreau attaché. Ces frasques, comme les appelait le sévère premier clerc, aidèrent Oscar à supporter l’existence ; car il s’amusait peu chez son oncle Cardot et encore moins chez sa mère, qui vivait encore plus chichement que Desroches. Moreau ne pouvait pas, comme Godeschal, se familiariser avec Oscar, et peut-être ce sincère protecteur du jeune Husson se servit-il de Godeschal pour initier le pauvre enfant aux mystères de la vie. Oscar devenu discret avait fini par mesurer, au contact des affaires, l’étendue de la faute commise durant son fatal voyage en coucou ; mais, la masse de ses fantaisies réprimées, la folie de la jeunesse pouvaient encore l’entraîner. Néanmoins, à mesure qu’il prenait connaissance du monde et de ses lois, sa raison se formait, et pourvu que Godeschal ne le perdît pas de vue, Moreau se flattait d’amener à bien le fils de madame Clapart.
 
─ Comment va-t-il ? demanda le marchand de biens au retour d’un voyage qui l’avait tenu pendant quelques mois éloigné de Paris.
Ligne 1 985 ⟶ 1 773 :
─ Il s’est culotté, dit le petit-clerc en montrant un livre.
 
Expliquons quelle plaisanterie perpétuelle engendrait ce Livre alors en pratique dans la plupart des Etudes. Il n’est que déjeuners de clercs, dîners de traitants et soupers de seigneurs, ce vieux dicton du dix-huitième siècle est resté vrai, quant à ce qui regarde la Bazoche, pour quiconque a passé deux ou trois ans de sa vie à étudier la Procédure chez un avoué, le Notariat chez un maître quelconque. Dans la vie cléricale, où l’on travaille tant, on aime le plaisir avec d’autant plus d’ardeur qu’il est rare ; mais surtout on y savoure une mystification avec délices. C’est ce qui, jusqu’à un certain point, explique la conduite de Georges Marest dans la voiture à Pierrotin. Le clerc le plus sombre est toujours travaillé par un besoin de farce et de gausserie. L’instinct avec lequel on saisit, on développe une mystification et une plaisanterie, entre clercs, est merveilleux à voir, et n’a son analogue que chez les peintres. L’Atelier et l’Etude sont, en ce genre, supérieurs aux comédiens. En achetant un titre nu, Desroches recommençait en quelque sorte une nouvelle dynastie. Cette fondation interrompit la suite des usages relatifs à la bienvenue. Aussi, venu dans un appartement où jamais il ne s’était griffonné de papiers timbrés, Desroches y avait-il mis des tables neuves, des cartons blancs et bordés de bleu, tout neufs. Son Etude fut composée de clercs pris à différentes Etudes, sans liens entre eux et pour ainsi dire étonnés de leur réunion. Godeschal, qui avait fait ses premières armes chez maître Derville, n’était pas clerc à laisser se perdre la précieuse tradition de la bienvenue. La bienvenue est un déjeuner que doit tout néophyte aux anciens de l’Etude où il entre. Or, au moment où le jeune Oscar vint à l’Etude, dans les six mois de l’installation de Desroches, par une soirée d’hiver où la besogne fut expédiée de bonne heure, au moment où les clercs se chauffaient avant de partir, Godeschal inventa de confectionner un soi-disant registre architriclino-bazochien, de la dernière antiquité, sauvé des orages de la Révolution, venu du procureur au Châtelet Bordin, prédécesseur médiat de Sauvagnest, l’avoué de qui Desroches tenait sa charge. On commença par chercher chez un marchand de vieux papiers quelque registre de papier marqué du dix-huitième siècle, bien et dûment relié en parchemin sur lequel se lirait un arrêt du Grand-Conseil. Après avoir trouvé ce livre, on le traîna dans la poussière, dans le poêle, dans la cheminée, dans la cuisine ; on le laissa même dans ce que les clercs appellent la Chambre des délibérés, et l’on obtint une moisissure à ravir des antiquaires, des lézardes d’une vétusté sauvage, des coins rongés à faire croire que les rats s’en étaient régalés. La tranche fut roussie avec une perfection étonnante. Une fois le livre mis en état, voici quelques citations qui diront aux plus obtus l’usage auquel l’Etude de Desroches consacrait ce recueil, dont les soixante premières pages abondaient en faux procès-verbaux. Sur le premier feuillet, on lisait :
 
 
 
Godeschal inventa de confectionner un soi-disant registre architriclino-bazochien, de la dernière antiquité, sauvé des orages de la Révolution, venu du procureur au Châtelet Bordin, prédécesseur médiat de Sauvagnest, l’avoué de qui Desroches tenait sa charge. On commença par chercher chez un marchand de vieux papiers quelque registre de papier marqué du dix-huitième siècle, bien et dûment relié en parchemin sur lequel se lirait un arrêt du Grand-Conseil. Après avoir trouvé ce livre, on le traîna dans la poussière, dans le poêle, dans la cheminée, dans la cuisine ; on le laissa même dans ce que les clercs appellent la Chambre des délibérés, et l’on obtint une moisissure à ravir des antiquaires, des lézardes d’une vétusté sauvage, des coins rongés à faire croire que les rats s’en étaient régalés. La tranche fut roussie avec une perfection étonnante. Une fois le livre mis en état, voici quelques citations qui diront aux plus obtus l’usage auquel l’Etude de Desroches consacrait ce recueil, dont les soixante premières pages abondaient en faux procès-verbaux. Sur le premier feuillet, on lisait :
 
« Au nom du Père et du Fils et de Sainct-Esprit. Ainsi soit-il. Ce jovrd’hui, feste de nostre dame Saincte-Geneviève, patronne de Paris, sous l’invocation de laquelle se sont miz, depuis l’an 1525, les clercqs de ceste Estude, nous, soubssignés, clercqs et petits clercqs de l’Estude de maistre Jérosme-Sébastien Bordin, successeur de feu Guerbet, en son viuant procureur au Chastelet, avons recogneu la nécessité où nous estions de remplacer le registre et les archiues d’installations des clercqs de ceste glorieuse Estude, membre distingué du royaume de Basoche, lequel registre s’est veu plein par suite des actes de nos chers et bien amés prédécessevrs, et avons requis le Garde des Archives du Palays de le ioindre à iceux des autres Estudes, et sommes allés tous à la messe à la paroisse de Saint-Severin, pour solenniser l’inauguration de nostre nouveau registre.
Ligne 1 996 ⟶ 1 780 :
 
Après la messe, ouïe, nous nous sommes transportés en la Courtille, et, à frais communs, avons fait un large déjeuner qui n’a fini qu’à sept heures du matin. »
 
 
 
C’était miraculeusement écrit. Un expert eût juré que cette écriture appartenait au dix-huitième siècle. Vingt-sept procès-verbaux de réceptions suivaient, et la dernière se rapportait à la fatale année 1792. Après une lacune de quatorze ans, le registre commençait, en 1806, à la nomination de Bordin comme avoué près le tribunal de première instance de la Seine. Et voici la glose qui signalait la reconstitution du royaume de Bazoche et autres lieux :
Ligne 2 007 ⟶ 1 789 :
En l’Etude, 10 novembre 1806.
 
« A trois heures de relevée, le lendemain, les clercs soussignés consignent ici leur gratitude pour leur excellent patron, qui les a régalés chez le sieur Rolland, restaurateur, rue du Hasard, de vins exquis de trois pays, de Bordeaux, de Champagne et Bourgogne, de mets particulièrement soignés, depuis quatre heures de relevée jusqu’à sept heures et demie. Il y a eu café, glaces, liqueurs en abondance. Mais la présence du patron n’a pas permis de chanter laudes en chansons cléricales. Aucun clerc n’a dépassé les bornes d’une aimable gaieté, car le digne, respectable et généreux patron avait promis de mener ses clercs voir Talma dans Britannicus, au Théâtre-Français. Longue vie à maître BorBordin !...Que Dieu répande ses faveurs sur son chef vénérable ! Puisse-t-il vendre cher une si glorieuse Etude ! Que le client riche lui vienne à souhait ! Que ses mémoires de frais lui soient payés rubis sur l’ongle ! Puissent nos patrons à venir lui ressembler ! Qu’il soit toujours aimé des clercs, même quand il ne sera plus ! »
 
 
 
din !...Que Dieu répande ses faveurs sur son chef vénérable ! Puisse-t-il vendre cher une si glorieuse Etude ! Que le client riche lui vienne à souhait ! Que ses mémoires de frais lui soient payés rubis sur l’ongle ! Puissent nos patrons à venir lui ressembler ! Qu’il soit toujours aimé des clercs, même quand il ne sera plus ! »
 
Suivaient trente-trois procès-verbaux de réceptions de clercs, lesquels se distinguaient par des écritures et des encres diverses, par des phrases, par des signatures et par des éloges de la bonne chère et des vins qui semblaient prouver que le procès-verbal se rédigeait et se signait séance tenante, inter pocula.
Ligne 2 023 ⟶ 1 801 :
En conséquence, pour l’édification de nos successeurs et pour renouer la chaîne des temps et des gobelets, j’ai invité messieurs Doublet, deuxième clerc ; Vassal, troisième clerc ; Hérisson et Grandemain, clercs, et Dumets, petit clerc, à déjeuner dimanche prochain, au Cheval-Rouge, sur le quai Saint-Bernard, où nous célébrerons la conquête de ce livre qui contient la charte de nos gueuletons.
 
Ce dimanche, 27 juin, ont été bues 12 bouteilles de différents vins trouvés exquis. On a remarqué les deux melons, les pâtés au jus romanum, un filet de boeuf, une croûte aux champignonibus. Mademoiselle Mariette, illustre soeur du premier clerc et Premier Sujet de l’Académie royale de musique et de danse, ayant mis à la disposition de l’Etude des places d’orchestre pour la représentation de ce soir, il est donné acte de cette générosité. De plus, il est arrêté que les clercs se rendront en corps chez cette noble demoiselle pour la remercier, et lui déclarer qu’à son premier procès si le diable lui en envoye, elle ne paierait que les déboursés, dont acte.
Ce dimanche, 27 juin, ont été bues 12 bouteilles de différents vins trouvés exquis. On a remarqué les deux melons, les pâtés
 
 
 
au jus romanum, un filet de boeuf, une croûte aux champignonibus. Mademoiselle Mariette, illustre soeur du premier clerc et Premier Sujet de l’Académie royale de musique et de danse, ayant mis à la disposition de l’Etude des places d’orchestre pour la représentation de ce soir, il est donné acte de cette générosité. De plus, il est arrêté que les clercs se rendront en corps chez cette noble demoiselle pour la remercier, et lui déclarer qu’à son premier procès si le diable lui en envoye, elle ne paierait que les déboursés, dont acte.
 
Godeschal a été proclamé la fleur de la Bazoche et surtout un bon enfant. Puisse un homme qui traite si bien traiter promptement d’une Etude. »
Ligne 2 043 ⟶ 1 817 :
Item, une timbale de macaroni devant des pots de crème au chocolat.
 
Item, un dessert composé de onze plats délicats, parmi lesquels, malgré l’état d’ivresse où seize bouteilles de vins d’un choix exquis nous avaient mis, nous avons remarqué une compote de pêches d’une délicatesse auguste et mirobolante.
 
 
 
exquis nous avaient mis, nous avons remarqué une compote de pêches d’une délicatesse auguste et mirobolante.
 
Les vins de Roussillon et ceux de la côte du Rhône ont enfoncé complétement ceux de Champagne et de Bourgogne. Une bouteille de marasquin et une de kirsch ont, malgré du café exquis, achevé de nous plonger dans une extase oenologique telle, qu’un de nous, le sieur Hérisson, s’est trouvé dans le bois de Boulogne en se croyant encore au boulevard du Temple ; et que Jacquinaut, le petit clerc, âgé de quatorze ans, s’est adressé à des bourgeoises âgées de cinquante-sept ans, en les prenant pour des femmes faciles, dont acte.
Ligne 2 063 ⟶ 1 833 :
─ Je suis Frédéric Marest, dit-il, et viens pour occuper ici la place de troisième clerc.
 
─ Monsieur Husson, dit Godeschal à Oscar, indiquez à monmonsieur sa place, et mettez-le au fait des habitudes de notre travail.
 
 
 
sieur sa place, et mettez-le au fait des habitudes de notre travail.
 
Le lendemain, le clerc trouva le livre en travers sur sa pancarte ; mais, après en avoir parcouru les premières pages, il se mit à rire, n’invita point l’Etude, et le replaça devant lui.
Ligne 2 111 ⟶ 1 877 :
─ Elle aime à rire, elle aime à boire, elle aime à chanter comme nous ! dit-il à voix basse en citant la fameuse chanson de Béranger. Georges, ajouta-t-il, est très-riche, il a hérité de son père qui était veuf, qui lui a laissé dix-huit mille livres de rentes, et avec les douze mille francs que notre oncle vient de nous laisser à chacun, il a trente mille francs par an. Aussi a-t-il payé ses dettes, et quitte-t-il le Notariat. Il espère être marquis de Las Florentinas, car la jeune veuve est marquise de son chef, et a le droit de donner ses titres à son mari.
 
Si les clercs restèrent extrêmement indécis à l’endroit de la comtesse, la double perspective d’un déjeuner au Rocher de Cancale et de cette soirée fashionable les mit dans une joie exces-excessive. Ils firent toutes réserves relativement à l’Espagnole pour la juger en dernier ressort, quand ils comparaîtraient par devant elle.
 
 
 
sive. Ils firent toutes réserves relativement à l’Espagnole pour la juger en dernier ressort, quand ils comparaîtraient par devant elle.
 
Cette comtesse de Las Florentinas y Cabirolos était tout bonnement mademoiselle Agathe-Florentine Cabirolle, première danseuse du théâtre de la Gaîté, chez qui l’oncle Cardot chantait la Mère Godichon. Un an après la perte très-réparable de feu madame Cardot, l’heureux négociant rencontra Florentine au sortir de la classe de Coulon. Eclairé par la beauté de cette fleur chorégraphique, Florentine avait alors treize ans, le marchand retiré la suivit jusque dans la rue Pastourelle où il eut le plaisir d’apprendre que le futur ornement du Ballet devait le jour à une simple portière. En quinze jours, la mère et la fille établies rue de Crussol y connurent une modeste aisance. Ce fut donc à ce protecteur des arts, selon la phrase consacrée, que le Théâtre dut ce jeune talent. Ce généreux Mécène rendit alors ces deux créatures presque folles de joie en leur offrant un mobilier d’acajou, des tentures, des tapis et une cuisine montée ; il leur permit de prendre une femme de ménage, et leur apporta deux cent cinquante francs par mois. Le père Cardot, orné de ses ailes de pigeon, parut alors être un ange, et fut traité comme devait l’être un bienfaiteur. Pour la passion du bonhomme, ce fut l’âge d’or.
Ligne 2 121 ⟶ 1 883 :
Pendant trois ans, le chantre de la mère Godichon eut la haute politique de maintenir mademoiselle Cabirolle et sa mère dans ce petit appartement, à deux pas du théâtre ; puis il donna, par amour pour la chorégraphie, Vestris pour maître à sa protégée. Aussi eut-il, vers 1820, le bonheur de voir danser à Florentine son premier pas dans le ballet d’un mélodrame à spectacle, intitulé les Ruines de Babylone. Florentine comptait alors seize printemps. Quelque temps après ce début, le père Cardot était déjà devenu un vieux grigou pour sa protégée ; mais comme il eut la délicatesse de comprendre qu’une danseuse du Théâtre de la Gaîté avait un certain rang à garder, et qu’il porta son secours mensuel à cinq cents francs par mois, s’il ne redevint pas un ange, il fut du moins un ami pour la vie, un second père. Ce fut l’âge d’argent.
 
De 1820 à 1823, Florentine acquit l’expérience dont doivent jouir toutes les danseuses de dix-neuf à vingt ans. Ses amies furent les illustres Mariette et Tullia, deux Premiers Sujets de l’Opéra ; Florine, puis la pauvre Coralie, sitôt ravie aux arts, à l’amour et à Camusot. Comme le petit père Cardot avait acquis de son côté cinq ans de plus, il était tombé dans l’indulgence de cette demi-paternité que conçoivent les vieillards pour les jeunes talents qu’ils ont élevés, et dont les succès sont devenus les leurs. D’ailleurs où et comment un homme de soixante-huit ans eut-il refait un attachement semblable, retrouvé de Florentine qui connût si bien ses habitudes et chez laquelle il pût chanter avec ses amis la Mère Godichon. Le petit père Cardot se trouva donc sous un joug à demi conjugal et d’une force irrésistible. Ce fut l’âge d’airain.
 
 
 
Camusot. Comme le petit père Cardot avait acquis de son côté cinq ans de plus, il était tombé dans l’indulgence de cette demi-paternité que conçoivent les vieillards pour les jeunes talents qu’ils ont élevés, et dont les succès sont devenus les leurs. D’ailleurs où et comment un homme de soixante-huit ans eut-il refait un attachement semblable, retrouvé de Florentine qui connût si bien ses habitudes et chez laquelle il pût chanter avec ses amis la Mère Godichon. Le petit père Cardot se trouva donc sous un joug à demi conjugal et d’une force irrésistible. Ce fut l’âge d’airain.
 
Pendant les cinq ans de l’âge d’or et de l’âge d’argent, Cardot économisa quatre-vingt-dix mille francs. Ce vieillard, plein d’expérience, avait prévu que, lorsqu’il arriverait à soixante-dix ans, Florentine serait majeure ; elle débuterait peut-être à l’opéra, sans doute elle voudrait étaler le luxe d’un Premier Sujet. Quelques jours avant la soirée dont il s’agit, le père Cardot avait dépensé quarante-cinq mille francs afin de mettre sur un certain pied sa Florentine pour laquelle il avait repris l’ancien appartement où feu Coralie faisait le bonheur de Camusot. A Paris, il en est des appartements et des maisons, comme des rues, ils ont des prédestinations. Enrichie d’une magnifique argenterie, le Premier Sujet du Théâtre de la Gaîté donnait de beaux dîners, dépensait trois cents francs par mois pour sa toilette, ne sortait plus qu’en remise, avait femme de chambre, cuisinière et petit laquais. Enfin, on ambitionnait un ordre de début à l’Opéra. Le Cocon-d’Or fit alors hommage à son ancien chef de ses produits les plus splendides pour plaire à mademoiselle Cabirolle, dite Florentine, comme il avait, trois ans auparavant, comblé les voeux de Coralie, mais toujours à l’insu de la fille du père Cardot, car le père et le gendre s’entendaient à merveille pour garder le décorum au sein de la famille. Madame Camusot ne savait rien ni des dissipations de son mari ni des moeurs de son père. Donc, la magnificence qui éclatait rue de Vendôme chez mademoiselle Florentine eut satisfait les comparses les plus ambitieuses. Après avoir été le maître pendant sept ans, Cardot se sentait entraîné par un remorqueur d’une puissance de caprice illimitée. Mais le malheureux vieillard aimait !... Florentine devait lui fermer les yeux, il comptait lui léguer une centaine de mille francs. L’âge de fer avait commencé !
 
Georges Marest, riche de trente mille livres de rente, beau garçon, courtisait Florentine. Toutes les danseuses ont la prétention d’aimer comme les aiment leurs protecteurs, d’avoir un jeune homme qui les mène à la promenade et leur arrange de folles parties de campagne. Quoique désintéressée, la fantaisie d’un Premier Sujet est toujours une passion qui coûte quelques bagatelles à l’heureux mortel choisi. C’est les dîners chez les restaurateurs, les loges au spectacle, les voitures pour aller aux environs de Paris et pour en revenir, des vins exquis consommés à profusion, car les danseuses vivent comme vivaient autrefois les athlètes. Georges s’amusait comme s’amusent les jeunes gens qui passent de la discipline paternelle à l’indépendance, et la mort de son oncle, en doublant presque sa fortune, changeait ses idées. Tant qu’il n’eut que les dix-huit mille livres de rente laissées par son père et sa mère, son intention fut d’être notaire ; mais, selon le mot de son cousin aux clercs de Desroches, il fallait être stupide pour commencer un état avec la fortune que l’on a quand on le quitte. Donc, le premier clerc célébrait son premier jour de liberté par ce déjeuner qui servait en même temps à payer la bienvenue de son cousin. Plus sage que Georges, Frédéric persistait à suivre la carrière du Ministère public. Comme un beau jeune homme aussi bien fait et aussi déluré que Georges pouvait très-bien épouser une riche créole, que le marquis de Las Florentinas y Cabirolos avait bien pu, dans ses vieux jours, au dire de Frédéric à ses futurs camarades, prendre pour femme plutôt une belle fille qu’une fille noble, les clercs de l’Etude de Desroches, tous issus de familles pauvres, n’ayant jamais hanté le grand monde, se mirent dans leurs plus beaux habits, assez impatients tous de voir la marquise mexicaine de Las Florentinas y Cabirolos.
Georges Marest, riche de trente mille livres de rente, beau garçon, courtisait Florentine. Toutes les danseuses ont la préten-
 
 
 
tion d’aimer comme les aiment leurs protecteurs, d’avoir un jeune homme qui les mène à la promenade et leur arrange de folles parties de campagne. Quoique désintéressée, la fantaisie d’un Premier Sujet est toujours une passion qui coûte quelques bagatelles à l’heureux mortel choisi. C’est les dîners chez les restaurateurs, les loges au spectacle, les voitures pour aller aux environs de Paris et pour en revenir, des vins exquis consommés à profusion, car les danseuses vivent comme vivaient autrefois les athlètes. Georges s’amusait comme s’amusent les jeunes gens qui passent de la discipline paternelle à l’indépendance, et la mort de son oncle, en doublant presque sa fortune, changeait ses idées. Tant qu’il n’eut que les dix-huit mille livres de rente laissées par son père et sa mère, son intention fut d’être notaire ; mais, selon le mot de son cousin aux clercs de Desroches, il fallait être stupide pour commencer un état avec la fortune que l’on a quand on le quitte. Donc, le premier clerc célébrait son premier jour de liberté par ce déjeuner qui servait en même temps à payer la bienvenue de son cousin. Plus sage que Georges, Frédéric persistait à suivre la carrière du Ministère public. Comme un beau jeune homme aussi bien fait et aussi déluré que Georges pouvait très-bien épouser une riche créole, que le marquis de Las Florentinas y Cabirolos avait bien pu, dans ses vieux jours, au dire de Frédéric à ses futurs camarades, prendre pour femme plutôt une belle fille qu’une fille noble, les clercs de l’Etude de Desroches, tous issus de familles pauvres, n’ayant jamais hanté le grand monde, se mirent dans leurs plus beaux habits, assez impatients tous de voir la marquise mexicaine de Las Florentinas y Cabirolos.
 
─ Quel bonheur, dit Oscar à Godeschal, en se levant le matin, que je me sois commandé un habit, un pantalon, un gilet neufs, une paire de bottes, et que ma chère mère m’ait fait un nouveau trousseau pour ma promotion au grade de second clerc ! J’ai six chemises à jabot et en belle toile sur les douze qu’elle m’a données... Nous allons nous montrer ! Ah ! si l’un de nous pouvait enlever la marquise à ce Georges Marest...
Ligne 2 139 ⟶ 1 893 :
─ Belle occupation pour un clerc de l’Etude de maître Desroches ?... s’écria Godeschal. Tu ne dompteras donc jamais ta vanité, moutard ?
 
─ Ah ! monsieur, dit madame Clapart qui apportait à son fils des cravates et qui entendit le propos du maître clerc, Dieu veuille que mon Oscar suive vos bons avis. C’est ce que je lui dis sans cesse : Imite monsieur Godeschal, écoute ses conseils !
 
 
 
que mon Oscar suive vos bons avis. C’est ce que je lui dis sans cesse : Imite monsieur Godeschal, écoute ses conseils !
 
─ Il va, madame, répondit le maître clerc ; mais il ne faudrait pas faire beaucoup de maladresses comme celle d’hier pour se perdre dans l’esprit du patron. Le patron ne conçoit point qu’on ne sache pas réussir. Pour première affaire, il donne à votre fils à enlever l’expédition d’un jugement dans une affaire de succession où deux grands seigneurs, deux frères, plaident l’un contre l’autre, et Oscar s’est laissé dindonner.... Le patron était furieux. C’est tout au plus si j’ai pu réparer cette sottise en allant ce matin, dès six heures, trouver le commis-greffier, de qui j’ai obtenu d’avoir le jugement demain à sept heures et demie.
Ligne 2 155 ⟶ 1 905 :
La trop confiante mère expliqua succinctement au premier clerc l’aventure arrivée à son pauvre Oscar dans la voiture de Pierrotin.
 
─ Je suis sûr, dit Godeschal, que ce blagueur-là nous a préparé quelque tour de sa façon pour ce soir... Moi, je n’irai pas chez la comtesse de Las Florentinas, ma soeur a besoin de moi pour les stipulations d’un nouvel engagement, je vous quitterai donc au dessert ; mais, Oscar, tiens-toi sur tes gardes. On vous fera peut-être jouer, il ne faut pas que l’Etude de Desroches recule. Tiens, tu joueras pour nous deux, voilà cent francs, dit ce brave garçon en donnant cette somme à Oscar dont la bourse allait être mise à sec par le bottier et le tailleur. Sois prudent, songe à ne pas jouer au delà de nos cent francs, ne te laisse griser ni par le jeu ni par les libations. Saperlotte ! un second clerc a déjà du poids, il ne doit pas jouer sur parole, ni dépasser une certaine limite en toute chose. Dès qu’on est second clerc, il faut songer à devenir avoué. Ainsi, ni trop boire, ni trop jouer, garder un maintien convenable, voilà la règle de ta conduite. Surtout n’oublie pas de rentrer à minuit, car demain tu dois être au Palais à sept heures pour y prendre ton jugement. Il n’est pas défendu de s’amuser, mais les affaires avant tout.
 
 
 
heures pour y prendre ton jugement. Il n’est pas défendu de s’amuser, mais les affaires avant tout.
 
─ Entends-tu bien, Oscar ? dit madame Clapart. Vois combien monsieur Godeschal est indulgent, et comme il sait concilier les plaisirs de la jeunesse et les obligations de son état.
Ligne 2 201 ⟶ 1 947 :
On rédigea le procès-verbal de ce festin de Balthazar au dessert, en commençant par : inter pocula aurea restauranti, qui vulgo dicitur Rupes Cancali. D’après ce début, chacun peut imaginer la belle page qui fut ajoutée sur ce Livre d’or des déjeuners bazochiens.
 
Godeschal disparut après avoir signé, laissant les onze convives, stimulés par l’ancien capitaine de la Garde Impériale, se livrer aux vins, aux toasts et aux liqueurs d’un dessert dont les pyramides de fruits et de primeurs ressemblaient aux obélisques de Thèbes. A dix heures et demie, le petit clerc de l’Etude fut dans un état qui ne lui permit plus de rester, Georges l’emballa dans un fiacre en donnant l’adresse de la mère et payant la course. Les dix convives, tous gris comme Pitt et Dundas, parlèrent alors d’aller à pied par les boulevarts, vu la beauté du temps, chez la marquise de Las Florentinas y Cabirolos, où, vers minuit, ils devaient trouver la plus brillante société. Tous avaient soif de respirer l’air à pleins poumons ; mais, excepté Georges, Giroudeau, Du Bruel et Finot, habitués aux orgies parisiennes, personne ne put marcher ; Georges envoya chercher trois calèches chez un loueur de voitures, et promena son monde pendant une heure sur les boulevards extérieurs, depuis Montmartre jusqu’à la barrière du Trône. On revint par Bercy, les quais et les boulevarts, jusqu’à la rue de Vendôme.
Godeschal disparut après avoir signé, laissant les onze convives, stimulés par l’ancien capitaine de la Garde Impériale, se livrer aux
 
Les clercs voletaient encore dans le ciel meublé de fantaisies où l’ivresse enlève les jeunes gens, quand leur amphitryon les introduisit au milieu des salons de Florentine. Là, scintillaient des princesses de théâtre qui, sans doute instruites de la plaisanterie de Frédéric, s’amusaient à singer les femmes comme il faut. On prenait alors des glaces. Les bougies allumées faisaient flamber les candélabres. Les laquais de Tullia, de madame du Val-Noble et de Florine, tous en grande livrée, servaient des friandises sur des plateaux d’argent. Les tentures, chefs-d’oeuvre de l’industrie lyonnaise, rattachées par des cordelières d’or, étourdissaient les regards. Les fleurs des tapis ressemblaient à un parterre. Les plus riches babioles, des curiosités papillotaient aux yeux. Dans le premier moment et dans l’état où Georges les avait mis, les clercs et surtout Oscar crurent à la marquise de Las Florentinas y Cabirolos. L’or reluisait sur quatre tables de jeu dressées dans la chambre à coucher. Dans le salon, les femmes s’adonnaient à un vingt-et-un tenu par Nathan, le célèbre auteur. Après avoir erré, gris et presque endormis, sur les sombres boulevards extérieurs, les clercs se réveillaient donc dans un vrai palais d’Armide. Oscar, présenté par Georges à la prétendue marquise, resta tout hébété, ne reconnaissant pas la danseuse de la Gaîté dans cette femme aristocratiquement décolletée, enrichie de dentelles, presque semblable à une vignette de Kepseake, et qui le reçut avec des grâces et des façons sans analogie dans le souvenir ou dans l’imagination d’un clerc tenu si sévèrement. Après avoir admiré toutes les richesses de cet appartement, les belles femmes qui s’y gaudissaient, et qui toutes avaient fait assaut de toilette entre elles pour l’inauguration de cette splendeur, Oscar fut pris par la main et conduit par Florentine à la table du vingt-et-un.
 
 
vins, aux toasts et aux liqueurs d’un dessert dont les pyramides de fruits et de primeurs ressemblaient aux obélisques de Thèbes. A dix heures et demie, le petit clerc de l’Etude fut dans un état qui ne lui permit plus de rester, Georges l’emballa dans un fiacre en donnant l’adresse de la mère et payant la course. Les dix convives, tous gris comme Pitt et Dundas, parlèrent alors d’aller à pied par les boulevarts, vu la beauté du temps, chez la marquise de Las Florentinas y Cabirolos, où, vers minuit, ils devaient trouver la plus brillante société. Tous avaient soif de respirer l’air à pleins poumons ; mais, excepté Georges, Giroudeau, Du Bruel et Finot, habitués aux orgies parisiennes, personne ne put marcher ; Georges envoya chercher trois calèches chez un loueur de voitures, et promena son monde pendant une heure sur les boulevards extérieurs, depuis Montmartre jusqu’à la barrière du Trône. On revint par Bercy, les quais et les boulevarts, jusqu’à la rue de Vendôme.
 
Les clercs voletaient encore dans le ciel meublé de fantaisies où l’ivresse enlève les jeunes gens, quand leur amphitryon les introduisit au milieu des salons de Florentine. Là, scintillaient des princesses de théâtre qui, sans doute instruites de la plaisanterie de Frédéric, s’amusaient à singer les femmes comme il faut. On prenait alors des glaces. Les bougies allumées faisaient flamber les candélabres. Les laquais de Tullia, de madame du Val-Noble et de Florine, tous en grande livrée, servaient des friandises sur des plateaux d’argent. Les tentures, chefs-d’oeuvre de l’industrie lyonnaise, rattachées par des cordelières d’or, étourdissaient les regards. Les fleurs des tapis ressemblaient à un parterre. Les plus riches babioles, des curiosités papillotaient aux yeux. Dans le premier moment et dans l’état où Georges les avait mis, les clercs et surtout Oscar crurent à la marquise de Las Florentinas y Cabirolos. L’or reluisait sur quatre tables de jeu dressées dans la chambre à coucher. Dans le salon, les femmes s’adonnaient à un vingt-et-un tenu par Nathan, le célèbre auteur. Après avoir erré, gris et presque endormis, sur les sombres boulevards extérieurs, les clercs se réveillaient donc dans un vrai palais d’Armide. Oscar, présenté par Georges à la prétendue marquise, resta tout hébété, ne reconnaissant pas la danseuse de la Gaîté dans cette femme aristocratiquement décolletée, enrichie de dentelles, presque semblable à une vignette de Kepseake, et qui le reçut avec des grâces et des façons sans analogie dans le souvenir ou dans l’imagination d’un clerc tenu si
 
 
 
sévèrement. Après avoir admiré toutes les richesses de cet appartement, les belles femmes qui s’y gaudissaient, et qui toutes avaient fait assaut de toilette entre elles pour l’inauguration de cette splendeur, Oscar fut pris par la main et conduit par Florentine à la table du vingt-et-un.
 
─ Venez, que je vous présente à la belle marquise d’Anglade, une de mes amies....
Ligne 2 229 ⟶ 1 967 :
─ Allons, c’est bête, s’écria-t-elle, je vais faire la banque, moi. Nous restons ensemble, n’est-ce pas ? dit-elle à Oscar.
 
Fanny-Beaupré s’était levée, et le jeune clerc, qui se vit comme elle l’objet de l’attention de toute la table, n’osa pas se retirer en disant que sa bourse logeait le diable. Oscar se trouva sans voix, sa langue devenue lourde resta collée à son palais.
 
─ Prête-moi cinq cents francs ? dit l’actrice à la danseuse.
Ligne 2 333 ⟶ 2 071 :
─ Mais comment se trouve-t-il ici ? demanda le vieillard.
 
─ Hé ! pour avoir oublié l’heure d’aller chercher le jugement dont il parle, ne voyez-vous pas qu’il s’est grisé, qu’il est tombé là de sommeil et de fatigue ? Georges et son cousin Frédéric ont régalé les clercs de Desroches au Rocher de Cancale, hier.
 
 
─ Hé ! pour avoir oublié l’heure d’aller chercher le jugement dont il parle, ne voyez-vous pas qu’il s’est grisé, qu’il est tombé là de sommeil et de fatigue ? Georges et son cousin Frédéric ont régalé les clercs de Desroches au Rocher de Cancale, hier.
 
Le père Cardot regardait la danseuse en hésitant.
Ligne 2 341 ⟶ 2 077 :
─ Allons donc, vieux singe, est-ce que je ne l’aurais pas mieux caché s’il en était autrement ? s’écria-t-elle.
 
─ Tiens, voilà cinq cents francs, drôle ! dit Cardot à son neveu, c’est tout ce que tu auras de moi jamais ! Va t’arranger avec ton patron si tu peux. Je rendrai les mille francs que mademoiselle t’a prêtés ; mais je ne veux plus entendre parler de toi.
 
Oscar se sauva sans vouloir en entendre davantage ; mais, une fois dans la rue, il ne sut plus où aller.