« Lettre de d’Alembert à M. J.-J. Rousseau sur l’article Genève » : différence entre les versions

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La lettre que vous m’avez fait l’honneur de
m’adresser, monsieur, sur l’article Genève de
l’encyclopédie, a eu tout le succès que vous deviez
en attendre. En intéressant les philosophes par les
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principaux ; d’attaquer les spectacles pris en
eux-mêmes ; de montrer que quand la morale pourroit
les tolérer, la constitution de GeneveGenève ne lui
permettroit pas d’en avoir ; de justifier enfin
les pasteurs de votre église sur les sentimens que
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Pour prouver ce que tant d’opéras françois avoient
si bien prouvé avant vous, que nous n’avons point de
musique, vous avez déclaré que nous ne pouvions
en avoir, et que si nous en avions une, ce seroit
tant pis pour nous . Enfin, dans la vue d’inspirer
plus efficacement à vos compatriotes l’horreur de la
comédie, vous la représentez comme une des plus
pernicieuses inventions des hommes, et pour me
servir de vos propres termes, comme un divertissement
plus barbare que les combats des gladiateurs .
Vous procédez avec ordre, et ne portez pas d’abord
les grands coups. à ne regarder les spectacles que
comme un amusement, cette raison seule vous paroît
suffire pour les condamner. la vie est si courte ,
dites-vous, et le tems si précieux . Qui en doute,
monsieur ? Mais en même tems la vie est si
malheureuse, et le plaisir si rare ! Pourquoi envier
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sont pas celles qu’il excite ; mais il nous en
garantit en excitant en nous les passions contraires ;
j’entends ici par passion , avec la plupart des
écrivains de morale, toute affection vive et profonde, qui
nous attache fortement à son objet. En ce sens, la
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vertu ; et c’est en ce seul sens que vous pouvez
regarder l’amour de la vertu comme inné dans nous,
car vous ne croyez pas apparemment que le foetus
et les enfans à la mammelle ayent aucune notion du
juste et de l’injuste. Mais la raison ayant à
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d’Atrée, où ce monstre périssoit écrasé de la
foudre, en criant avec une satisfaction barbare,
tonnez, dieux impuissans, frappez, je suis vengé .
Cette situation vraiment théatrale, secondée par une
musique effrayante, eût produit, ce me semble, un
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vous avouerai à cette occasion (contre l’opinion
assez généralement établie) que le sujet de
venise sauvée me paroît bien plus propre au
théatre que celui de Manlius Capitolinus, quoique
ces deux pieces ne different guere que par les noms
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de la tragédie de Bérénice, où Racine a trouvé
l’art de nous intéresser pendant cinq actes avec ces
seuls mots, je vous aime, vous êtes empereur et je
pars ; et où ce grand poëte a su réparer par les
charmes de son style le défaut d’action et la
monotonie de son sujet. Tout spectateur sensible, je
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y est-il défiguré par l’intrigue obscure d’Hippolite
et d’Aricie. Arnaud l’avoit bien senti, quand il
disoit à Racine : pourquoi cet Hippolite
amoureux ? le reproche étoit moins d’un casuiste
que d’un homme de goût ; on sait la réponse que
Racine lui fit ; eh, monsieur, sans cela
qu’auroient dit les petits maîtres ? ainsi c’est
à la frivolité de la nation que Racine a sacrifié
la perfection de sa piece. L’amour dans
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l’honnêteté) une des causes les plus communes des
actions criminelles que nous reprochons aux autres.
Qu’aprennons-nous dans George-Dandin ? que le
déréglement des femmes est la suite ordinaire des
mariages mal assortis où la vanité a présidé ; dans
le bourgeois gentilhomme ? qu’un bourgeois qui
veut sortir de son état, avoir une femme de la
cour pour maîtresse, et un grand seigneur pour ami,
n’aura pour maîtresse qu’une femme perdue, et pour
ami qu’un honnête voleur ; dans les scenes
d’ Harpagon d’Harpagon et de son fils ? Que l’avarice des
peres produit la mauvaise conduite des enfans ;
enfin dans toutes, cette vérité si utile, que les
ridicules de la société y sont une source de
désordres. et quelle maniere plus efficace
d’attaquer nos ridicules, que de nous montrer qu’ils
rendent les autres méchans à nos dépens ? En vain
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Vous ne vous en tenez pas à des imputations générales.
Vous attaquez, comme une satyre cruelle de la vertu,
le misantrope de Moliere, ce chef-d’oeuvre de
notre théatre comique ; si néanmoins le Tartufe
ne lui est pas encore supérieur, soit par la
vivacité de l’action, soit par les situations
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Vous prétendez que dans cette scene du sonnet, le
misantrope est presque un Philinte, et ses je ne
dis pas cela répétés avant que de déclarer
franchement son avis, vous paroissent hors de son
caractere. Permettez-moi de n’être pas de votre
sentiment. Le misantrope de Moliere n’est pas un
homme grossier, mais un homme vrai ; ses je ne
dis pas cela, surtout de l’air dont il les
doit prononcer, font suffisamment entendre qu’il
trouve le sonnet détestable ; ce n’est que quand
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larmes par des situations intéressantes, et de nous
offrir dans la vie commune des modeles de courage et
de vertu ; autant vaudroit, dites-vous,
aller au sermon. ce discours me surprend dans
votre bouche. Vous prétendiez un moment auparavant,
que les leçons de la tragédie nous sont tiles,
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juger de l’impression des autres par la mienne,
j’avoue que je suis encore plus touché des scenes
pathétiques de l’ enfantl’enfant prodigue , que des
pleurs d’ Andromaque d’Andromaque et d’ Iphigénie d’Iphigénie. Les
princes et les grands sont trop loin de nous, pour
que nous prenions à leurs revers le même intérêt
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circonstances de la vie sont propres à être
représentées sur le théatre, et si le sentiment
trouble et mal décidé qui résulte de cet alliage
des ris avec les pleurs, est préférable au plaisir
seul de pleurer, ou même au plaisir seul de rire ?
les hommes sont tous de fer ! s’écrie l’enfant
prodigue, après avoir fait à son valet la peinture
odieuse de l’ingratitude et de la dureté de ses
anciens amis ; et les femmes ? lui répond le
valet, qui ne veut que faire rire le parterre ;
j’ose inviter l’illustre auteur de cette piece à
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femmes. Votre philosophie n’épargne personne, et on
pourroit lui appliquer ce passage de l’écriture,
et manus ejus contra omnes. selon vous, l’habitude
où sont les comédiens de revêtir un caractere qui
n’est pas le leur, les accoutume à la fausseté. Je
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austeres et graves.
Je n’examinerai point, monsieur, si vous avez raison
de vous écrier, où trouvera-t-on une femme aimable
et vertueuse ? comme le sage s’écrioit autrefois,
où trouvera-t-on une femme forte ? le genre
humain seroit bien à plaindre, si l’objet le plus
digne de nos hommages étoit en effet aussi rare que
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réussiroient mieux que nous,
surtout dans ceux dont le sentiment et la tendresse
doivent être l’ame ; car quand vous dites qu’ ellesqu’elles
ne savent ni décrire, ni sentir l’amour même , il
faut que vous n’ayez jamais lu les lettres d’Héloïse,
ou que vous ne les ayez lues que dans quelque poëte
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éloquence à leur en enlever. Le plaisir de vous lire
ne nuira point à celui de vous entendre ; et vous
aurez long-tems la douleur de voir le devin du
village détruire tout le bien que vos écrits
contre la comédie auroient pu nous faire.
 
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articles de votre lettre, et en premier lieu sur les
raisons que vous apportez contre l’établissement
d’un théatre de comédie à GeneveGenève. Cette partie de
votre ouvrage, je dois l’avouer, est celle qui a
trouvé à Paris le moins de contradicteurs.
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les spectacles comme un aliment nécessaire à notre
frivolité ; mais nous décidons volontiers que
GeneveGenève ne doit point en avoir ; pourvu que nos
riches oisifs aillent tous les jours pendant trois
heures se soulager au théatre du poids du tems qui
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d’examiner en peu de mots les raisons que vous
apportez contre l’établissement d’un théatre à
GeneveGenève, et je soumets cet examen au jugement et à la
décision des genevois.
Vous nous transportez d’abord dans les montagnes du
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une loi générale de ne pas entreprendre de changer
le bien en mieux : qu’en conclurez-vous pour
GeneveGenève ? L’état présent de cette république est-il
susceptible de l’application de ces regles ? Je
veux croire qu’il n’y a rien d’exagéré ni de
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querelles, et où il y a pourtant des hommes. Mais
si l’âge d’or s’est refugié dans les rochers voisins
de GeneveGenève, vos citoyens en sont pour le moins à
l’âge d’argent ; et dans le peu de tems que j’ai
passé parmi eux, ils m’ont paru assez avancés, ou si
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sans avoir à craindre d’en devenir pires.
La plus forte de toutes vos objections contre
l’établissement d’un théatre à GeneveGenève, c’est
l’impossibilité de supporter cette dépense dans une
petite ville. Vous pouvez néanmoins vous souvenir, que
des circonstances particulieres ayant obligé vos
magistrats il y a quelques années de permettre dans
la ville même de GeneveGenève un spectacle public, on ne
s’apperçut point de l’inconvénient dont il s’agit,
ni de tous ceux que vous faites craindre. Cependant
quand il seroit vrai que la recette journaliere ne
suffiroit pas à l’entretien du spectacle, je vous
prie d’observer que la ville de GeneveGenève est à
proportion de son étendue, une des plus riches de
l’Europe ; et j’ai lieu de croire que plusieurs
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allarme. Cela supposé, il seroit aisé de répondre en
deux mots à vos autres objections. Je n’ai point prétendu qu’il y
eût à GeneveGenève un spectacle tous les jours ; un ou
deux jours de la semaine suffiroient à cet amusement,
et on pourroit prendre pour un de ces jours celui
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lois séveres aux allarmes de vos ministres sur la
conduite des comédiens, dans un état aussi petit que
celui de GeneveGenève, où l’oeil vigilant des magistrats
peut s’étendre au même instant d’une frontiere à
l’autre, où la législation embrasse à la fois toutes
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d’ailleurs la vanité même ne sera guere intéressée
à les violer, parce qu’elles obligent également tous les citoyens, et
qu’à GeneveGenève les hommes ne sont jugés ni par les
richesses, ni par les habits. Enfin rien, ce me
semble, ne souffriroit dans votre patrie de
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l’une et l’autre tant de faveur auprès de vous. Mais
quand la suppression de ces deux derniers articles
produiroit, pour parler votre langage, un
affoiblissement d’état, je serois d’avis qu’on se
consolât de ce malheur. Il ne falloit pas moins qu’un
philosophe exercé comme vous aux paradoxes, pour nous
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Au reste vous ne devez pas ignorer, monsieur, que
depuis deux ans une troupe de comédiens s’est établie
aux portes de GeneveGenève, et que GeneveGenève et les
comédiens s’en trouvent à merveille. Prenez votre
parti avec courage, la circonstance est urgente et
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aujourd’hui pour me rendre sensible à leurs plaintes,
et circonspect dans ma justification. Je serois
très-affligé du soupçon d’avoir violé leur
secret ; surtout si ce
soupçon venoit de votre part ; permettez-moi de vous
faire remarquer que l’énumération des moyens par
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dans l’exposition que j’ai faite de leurs sentimens
(d’après leurs ouvrages, d’après des conversations
publiques où ils ne m’ont pas paru prendre
beaucoup d’intérêt à la trinité ni à l’ enfer l’enfer,
enfin d’après l’opinion de leurs concitoyens, et des
autres églises réformées) tout autre que moi, j’ose
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aujourd’hui, la logique que je leur connois doit
naturellement les y conduire, ou les laissera à moitié
chemin. Quand ils ne seroient pas sociniens , il
faudroit qu’ils le devinssent, non pour l’honneur
de leur religion, mais pour celui de leur philosophie.
Ce mot de sociniens ne doit pas vous effrayer :
mon dessein n’a point été de
donner un nom de parti à des hommes dont j’ai
d’ailleurs fait un juste éloge ; mais d’exposer par
un seul mot ce que j’ai cru être leur doctrine, et
ce qui sera infailliblement dans quelques années leur
doctrine publique . à l’égard de leur profession
de foi, je me borne à vous y renvoyer et à vous en
faire juge ; vous avouez que vous ne l’avez pas lue,
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vrai sans les offenser. Ce qui m’étonne, monsieur,
c’est que des hommes qui se donnent pour zélés
défenseurs des vérités de la religion catholique ,
qui voient souvent l’impiété et le scandale où il
n’y en a pas même l’apparence, qui se piquent sur
ces matieres d’entendre finesse et de n’entendre
point raison, et qui ont lu cette profession de
foi de GeneveGenève, en ayent été aussi satisfaits que
vous, jusqu’à se croire même obligés d’en faire
l’éloge. Mais il s’agissoit de rendre tout à la fois
ma probité et ma religion suspectes ; tout leur a
été bon dans ce dessein ; et ce n’étoit pas aux
ministres de GeneveGenève qu’ils vouloient nuire. Quoi
qu’il en soit, je ne sai si les ecclésiastiques
genevois que vous avez voulu justifier sur leur
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qu’ils l’ont été de moi, et si votre molesse à les
défendre leur plaira plus que ma franchise. Vous
semblez m’accuser presque uniquement d’ imprudenced’imprudence
à leur égard ; vous me reprochez de ne les avoir point loués à leur
maniere, mais à la mienne, et vous marquez d’ailleurs
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la philosophie dans les esprits même qui en
paroissoient les moins susceptibles ? Mon article
Geneve Genève n’a pas reçu de leur part le même accueil
que votre lettre ; nos prêtres m’ont presque fait
un crime des sentimens hétérodoxes que j’attribuois