« Le Horla (recueil, Conard 1909)/Un fou ? » : différence entre les versions
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[[Catégorie:Contes et Nouvelles de Maupassant]]
[[Catégorie:Nouvelles parues en 1884]]
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|[[Auteur:Guy de Maupassant|Guy de Maupassant]]
|'''Un fou ?'''
|[[Contes divers (1884)]]<br>''Le Figaro'', 1<sup>er</sup> septembre 1884 |[[
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|[[Le
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{{t3|UN FOU ? ]]
Quand on me dit :
C’était un homme de quarante ans, haut, maigre, un peu voûté, avec des yeux d’halluciné, des yeux noirs, si noirs qu’on ne distinguait pas la pupille, des yeux mobiles, rôdeurs, malades, hantés. Quel être singulier, troublant qui apportait, qui jetait un malaise autour de lui, un malaise vague, de l’âme, du corps, un de ces énervements incompréhensibles qui font croire à des influences surnaturelles.
Il avait un tic gênant : la manie de cacher ses mains. Presque jamais il ne les laissait errer, comme nous faisons tous sur les objets, sur les tables. Jamais il ne maniait les choses traînantes avec ce geste familier qu’ont presque tous les hommes. Jamais il ne les laissait nues, ses longues mains osseuses, fines, un peu fébriles.
Il les enfonçait dans ses poches, sous les revers de ses aisselles en croisant les bras. On eût dit qu’il avait peur qu’elles ne fissent, malgré lui, quelque besogne défendue, qu’elles n’accomplissent quelque action honteuse ou ridicule s’il les laissait libres et maîtresses de leurs mouvements.
Quand il était obligé de s’en servir pour tous les usages ordinaires de la vie, il le faisait par saccades brusques, par élans rapides du bras comme s’il n’eût pas voulu leur laisser le temps d’agir par elles-mêmes, de se refuser à sa volonté, d’exécuter autre chose.
Or, j’eus un soir l’explication de la surprenante maladie de son âme.
II venait passer de temps en temps quelques jours chez moi, à la campagne, et ce soir-là il me paraissait particulièrement agité !
Un orage montait dans le ciel, étouffant et noir, après une journée d’atroce chaleur. Aucun souffle d’air ne remuait les feuilles. Une vapeur chaude de four passait sur les visages, faisait haleter les poitrines. Je me sentais mal à l’aise, agité, et je voulus gagner mon lit.
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Quand il me vit me lever pour partir, Jacques Parent me saisit le bras d’un geste effaré.
— Oh ! non, reste encore un peu, me dit-il.
Je le regardai avec surprise en murmurant :
— C’est que cet orage me secoue les nerfs.
Il gémit, ou plutôt il cria :
— Et moi donc ! Oh ! reste, je te prie ; je ne voudrais pas demeurer seul.
Il avait l’air affolé.
Je prononçai :
Qu’est-ce que tu as ? Perds-tu la tête
Et il balbutia :
— Oui, par moments, dans les soirs comme celui-ci, dans les soirs
Et il cachait, avec des frissons éperdus, ses mains vibrantes sous les revers de sa jaquette. Et moi-même je me sentis soudain tout tremblant d’une crainte confuse, puissante, horrible. J’avais envie de partir, de me sauver, de ne plus le voir, de ne plus voir son œil errant passer sur moi, puis s’enfuir, tourner autour du plafond, chercher quelque coin sombre de la pièce pour s’y fixer, comme s’il eût voulu cacher aussi son regard redoutable.
Je balbutiai :
— Tu ne m’avais jamais dit ça !
Il reprit :
— Est-ce que j’en parle à personne ? Tiens, écoute, ce soir je ne puis me taire. Et j’aime mieux que tu saches tout ; d’ailleurs, tu pourras me secourir.
Le magnétisme ! Sais-tu ce que c’est ? Non. Personne ne sait. On le constate pourtant. On le reconnaît, les médecins eux-mêmes le pratiquent ; un des plus illustres, M. Charcot, le professe ; donc, pas de doute, cela existe.
Un homme, un être a le pouvoir, effrayant et incompréhensible, d’endormir, par la force de sa volonté, un autre être, et, pendant qu’il dort, de lui voler sa pensée comme on volerait une bourse. Il lui vole sa pensée, c’est-à-dire son âme, l’âme, ce sanctuaire, ce secret du Moi, l’âme, ce fond de l’homme qu’on croyait impénétrable, l’âme, cet asile des inavouables idées, de tout ce qu’on cache, de tout ce qu’on aime, de tout ce qu’on veut celer à tous les humains, il l’ouvre, la viole, l’étale, la jette au public ! N’est-ce pas atroce, criminel, infâme ?
Pourquoi, comment cela se fait-il ? Le sait-on ? Mais que sait-on ?
Tout est mystère. Nous ne communiquons avec les choses que par nos misérables sens, incomplets, infirmes, si faibles qu’ils ont à peine la puissance de constater ce qui nous entoure. Tout est mystère. Songe à la musique, cet art divin, cet art qui bouleverse l’âme, l’emporte, la grise, l’affole, qu’est-ce donc ? Rien.
Tu ne me comprends pas ? Ecoute. Deux corps se heurtent. L’air vibre. Ces vibrations sont plus ou moins nombreuses, plus ou moins rapides, plus ou moins fortes, selon la nature du choc. Or nous avons dans l’oreille une petite peau qui reçoit ces vibrations de l’air et les transmet au cerveau sous forme de son. Imagine qu’un verre d’eau se change en vin dans ta bouche. Le tympan accomplit cette incroyable métamorphose, ce surprenant miracle de changer le mouvement en son. Voilà.
La musique, cet art complexe et mystérieux, précis comme l’algèbre et vague comme un rêve, cet art fait de mathématiques et de brise, ne vient donc que de la propriété étrange d’une petite peau. Elle n’existerait point, cette peau, que le son non plus n’existerait pas, puisque par
Le magnétisme est de celles-là peut-être. Nous ne pouvons que pressentir cette puissance, que tenter en tremblant ce voisinage des esprits, qu’entrevoir ce nouveau secret de la nature, parce que nous n’avons point en nous l’instrument révélateur.
Quant à
Je n’ai qu’à regarder les gens pour les engourdir comme si je leur avais versé de l’opium. Je n’ai qu’à étendre les mains pour produire des
Cela me torture et m’épouvante. J’ai eu envie souvent de me crever les yeux et de me couper les poignets.
Mais je
Appelle Mirza.
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Et je lui obéis machinalement, subjugué, vibrant de terreur et dévoré d’une sorte de désir impétueux de voir. J’ouvris la porte et je sifflai ma chienne qui couchait dans le vestibule. J’entendis aussitôt le bruit précipité de ses ongles sur les marches de l’escalier, et elle apparut, joyeuse, remuant la queue.
Puis je lui fis signe de se coucher sur un fauteuil ; elle y sauta, et Jacques se mit à la caresser en la regardant.
D’abord, elle sembla inquiète ; elle frissonnait, tournait la tête pour éviter l’œil fixe de l’homme, semblait agitée d’une crainte grandissante. Tout à coup, elle commença à trembler, comme tremblent les chiens. Tout son corps palpitait, secoué de longs frissons, et elle voulut s’enfuir. Mais il posa sa main sur le crâne de l’animal qui poussa, sous ce toucher, un de ces longs hurlements qu’on entend, la nuit, dans la campagne.
Je me sentais moi-même engourdi, étourdi, ainsi qu’on l’est lorsqu’on monte en barque. Je voyais se pencher les meubles, remuer les murs. Je balbutiai :
— C’est fait, dit-il, vois maintenant.
Et jetant son mouchoir de l’autre côté de l’appartement, il cria :
La bête alors se souleva et chancelant, trébuchant comme si elle eût été aveugle, remuant ses pattes comme les paralytiques remuent leurs jambes, elle s’en alla vers le linge qui faisait une tache blanche contre le mur. Elle essaya plusieurs fois de le prendre dans sa gueule, mais elle mordait à côté comme si elle ne l’eût pas vu. Elle le saisit enfin, et revint de la même allure ballottée de chien somnambule.
C’était une chose terrifiante à voir. Il commanda :
Jacques semblait devenu fou. La sueur coulait de son front. Il cria :
Mais Jacques ordonna :
Mirza rouvrit les yeux :
Je n’osais point la toucher et je poussai la porte pour qu’elle s’en allât. Elle partit lentement, tremblante, épuisée, et j’entendis de nouveau ses griffes frapper les marches.
Mais Jacques revint vers moi :
Il y avait sur ma table une sorte de couteau-poignard dont je me servais pour couper les feuillets des livres. Il allongea sa main vers lui. Elle semblait ramper, s’approchait lentement ; et tout d’un coup je vis, oui, je vis le couteau lui-même tressaillir, puis il remua, puis il glissa doucement, tout seul, sur le bois vers la main arrêtée qui l’attendait, et il vint se placer sous ses doigts.
Je me mis à crier de terreur. Je crus que je devenais fou moi-même, mais le son aigu de ma voix me calma soudain.
Jacques reprit :
— Tous les objets viennent ainsi vers moi. C’est pour cela que je cache mes mains. Qu’est cela ? Du magnétisme, de l’électricité, de l’aimant ? Je ne sais pas, mais c’est horrible.
Et comprends-tu pourquoi c’est horrible ? Quand je suis seul, aussitôt que je suis seul, je ne puis m’empêcher d’attirer tout ce qui m’entoure.
Et je passe des jours entiers à changer des choses de place, ne me lassant jamais d’essayer ce pouvoir abominable, comme pour voir s’il ne m’a pas quitté.
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C’était la pluie qui commençait à tomber.
Je murmurai :
Il répéta :
Une rumeur accourut dans ce feuillage, comme un coup de vent. C’était l’averse, l’ondée épaisse, torrentielle.
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Jacques se mit à respirer par grands souffles qui soulevaient sa poitrine.
— Laisse-moi, dit-il, la pluie va me calmer. Je désire être seul à présent.
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