« Comment on raconte une histoire » : différence entre les versions

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Artemus Ward employait souvent ce moyen ; puis, quand l’auditoire, d’abord surpris, saisissait la plaisanterie, il le regardait avec un étonnement ingénu, en ayant l’air de ne pas comprendre pourquoi il riait. Dans Setchell usait du même procédé avant lui : c’est aussi celui de Nye et de Kile aujourd’hui.
 
Le narrateur d’histoires comiques, au contraire, ne passe pas sous silence le trait saillant ; il vous le crie à haute voix et l’annonce chaque fois ; quand il le publie, en Angleterre, en France, en Allemagne et en Italie, il le fait imprimer en italiques, avec des points d’exclamation bien ronflants ; quelquefois mêmesmême il l’explique entre parenthèses. Tout cela humilie le lecteur, lui ôte l’envie de plaisanter et l’engage à plus de sérieux.
 
Laissez-moi vous donner un exemple du procédé comique en vous servant une anecdote, populaire dans le monde entier depuis douze ou quinze
siècles. La voici :
 
<center>LE SOLDAT BLESSEBLESSÉ</center>
 
« Pendant une certaine bataille, un soldat, dont la jambe était emportée par un boulet, supplia un de ses camarades, qui passait, de l’emporter aux ambulances ; en même temps, il lui conta son malheur. Là-dessus le généreux fils de Mars charge sur ses épaules le malheureux blessé et l’emporte.
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Sur ce, le narrateur se tord de rire, répétant plusieurs fois son trait d’esprit, en l’accompagnant d’étouffements, de cris et de suffocations d’hilarité.
 
Il suffit d’une minute et demie pour raconter cette histoire duned’une manière comique (au fond cela n’en vaut guère la peine). Donnez-lui le ton humoristique, elle durera dix minutes ; elle deviendra l’histoire la plus drôle qu’on ait jamais entendue (c’est ainsi que procède Whitcomb Kiley).
 
Il raconte son histoire en faisant parler un vieux fermier borné qui l’a entendue pour la première fois, la trouve très amusante et essaie de la redire à un voisin ; seulement, il ne peut plus se la rappeler. Alors il mêle tout, erre éperdument, y ajoute des détails fastidieux qui sont étranger à l’histoire, et la font traîner en longueur ; il supprime à tort des détails, en rajoute d’autres inutiles, commet de légères erreurs, s’arrête pour rectifier et les expliquer ; il retrouve les faits qu’il avait oublié, les remet à leur place, arrête son récit un bon moment pour chercher à retrouver le nom du soldat blessé. Finalement il s’aperçoit que le nom est inconnu, et fait remarquer avec calme que cela n’a pas d’importance (mieux vaudrait s’en souvenir, mais au fond ce n’est pas un point capital), etc...etc…
 
Le narrateur est heureux, et content de lui-même ; il s’arrête de temps en temps pour se reprendre et s’empêcher de rire mal à propos ; il se retient bien, mais son corps est secoué comme un paquet de gélatine par des soubresauts intérieurs ; au bout de dix minutes, les auditeurs rient à pleurer et leurs larmes inondent leurs joues.
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de monologue. C’était la pointe destinée à faire exploser la mine ; et cela réussissait.
 
Il disait par exemple, en y mettant de la chaleur, de la passion : « J’ai connu autrefois un homme de la Nouvelle-Zélande qui n’avait pas une dent...dent… » puis son animation tombait ; suivait une pause, un silence ; enfin il ajoutait comme sortant d’un rêve et se parlant à lui-même : « Et malgré cela cet homme pouvait battre le tambour mieux que personne. »
 
La pause est une partie extrêmement importante du récit ; c’est un procédé auquel il faut recourir souvent. C’est un procédé délicat et élégant, mais aussi traître et difficile à appliquer, car la pause doit avoir la longueur voulue, — ni plus ni moins qu’il ne faut, — ou bien, l’effet est manqué et elle devient une cause d’embarras.
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Subitement il s’arrêta (ceci demande une pause énorme, un tressaillement d’effroi et une attitude attentive) et il dit : « Ma lanterne qu’est-ce que c’est ? »
 
Et il écoutait, et il écoutait et le vent disait (il faut ici serrer les dents pour imiter le gémissement et le sifflement du vent) « b. z. z. z. » — Il retourna à la tombe, et entendit une voix, une voix qui se mêlait au vent et qu’on pouvait à peine distinguer : B. z. z. z. Qui a pris mon bras dord’or ? z. z. z. Qui a pris mon bras d’or ? (Ici, il faut commencer à trembler violemment).
 
Et il se mit à trembler violemment, disant : « Oh ! la la ! ma lant...lant… » et le vent souffla la lanterne ; la neige et le grésil lui fouettaient la figure, il commença à marcher à quatre pattes à demi mort ; bientôt il entendit de nouveau la voix (ici une pause) qui le poursuivait : « B.z.z.z Qui a pris mon bras dord’or ? »
 
Quand il arriva à la prairie, il l’entendait encore ; plus près de lui maintenant, elle allait et venait dans l’obscurité (imitez de nouveau le bruit de la voix et du vent). Quand il arriva chez lui, il monta l’escalier précipitamment, sauta dans son lit, se cachant la tête et les oreilles, se pelotonna tout frissonnant et tremblant, mais il entendait encore la voix devant la porte. Bientôt il entendit : (ici, pause de
terreur, attitude attentive) pat, pat, pat : elle montait l’escalier. Le loquet grinça : elle entra dans la chambre.
 
Alors il sentit quellequ’elle était près du lit (pause), quellequ’elle se penchait sur lui ; et il pouvait à peine retenir son souffle. Il lui sembla que quelque chose de glacial descendait le long de sa tête (pause)
 
La voix disait à son oreille : « Qui a pris mon bras d’or ? » — Ici, il faut prendre un ton plaintif et plein de reproches ; puis, fixer avec instance l’auditeur le plus éloigné, de préférence une jeune fille, et donner à cette impression de terreur le temps de se répandre au milieu du grand silence. Lorsque cette pause a atteint la longueur voulue, il faut sauter prestement sur la jeune personne et lui crier : « C’est vous qui l’avez pris ! »