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Traduction par Paul Gruyer et Louis Postif.
G. Crès (p. 158-165).

XIX

UN FILS DE KAZAN

Épaule contre épaule, les deux bêtes repartirent dans la direction du nord-ouest, tandis que s’éteignait derrière eux la grande rumeur.

Étape par étape, elles s’en revinrent, au bout de plusieurs jours, au marais où elles avaient gîté durant la famine et avant la rencontre des chiens sauvages.

Alors le sol était gelé et enseveli sous la neige. Aujourd’hui le soleil brillait au ciel tiède, dans toute la gloire du printemps. Partout la glace achevait de se craqueler et de s’effriter, la neige de fondre, et une multitude d’eaux torrentueuses coulaient sur le sol. Partout le dégel et la mort de l’hiver se faisaient sentir, parmi les roches qui reparaissaient comme parmi les arbres, et la magnifique et froide clarté de l’aurore boréale, qui avait illuminé tant de nuits passées, avait reculé plus loin, plus loin encore vers le Pôle, sa gloire pâlissante.

Les peupliers gonflaient leurs bourgeons, prêts à éclater, et l’air s’imprégnait du parfum pénétrant des baumiers, des sapins et des cèdres. Là où, six semaines auparavant, régnaient la famine et la mort, Kazan et Louve Grise respiraient à pleines narines l’odeur de la terre et écoutaient palpiter tous les bruits de la vie renouvelée.

Au dessus de leurs têtes, un couple d’oiseaux-des-élans[1] nouvellement appariés, voletait et criaillait à leur adresse. Un gros geai lissait ses plumes au soleil. Plus loin, ils entendirent un lourd sabot qui faisait craquer sous son poids les brindilles dont le sol était jonché. Ils perçurent aussi l’odeur d’une mère-ours, qui était fort occupée à tirer vers le sol les branches d’un peuplier et leurs bourgeons, dont se délectaient ses oursons. Partout s’exhalait de la nature le mystère amoureux et celui de la maternité. Et Louve Grise ne cessait de frotter sa tête aveugle contre celle de Kazan. Elle n’était pour lui que caresses et invites à se recroqueviller tout contre elle, dans un nid bien chaud.

Elle n’éprouvait nul désir de chasser. L’odeur d’un caribou, ni celle de la mère-ours, n’éveillaient plus en elle aucun instinct combatif. Son ventre s’était alourdi de nouveau et elle s’ingéniait en vain à dire cela à son compagnon.

Ils arrivèrent tous deux en face de l’arbre creux qui avait été leur ancien gîte. Kazan le reconnut aussitôt et Louve Grise le sentit.

Le sol, légèrement exhaussé, n’avait point été, ici, envahi par l’eau provenant de la fonte des neiges et qui mettait son miroir dans mainte partie du marais. Mais un petit torrent encerclait le bas de l’arbre et l’isolait complètement.

Tandis que Louve Grise dressait l’oreille au clapotis des eaux, Kazan cherchait, à droite et à gauche, un gué qu’il fût loisible de traverser. Il n’en trouva point, mais un gros cèdre qui était tombé en travers du torrent et formait pont. Il s’y engagea et, après quelques hésitations, Louve Grise le suivit. Ils parvinrent ainsi à leur ancienne retraite. Ils en flairèrent, avec prudence, l’ouverture et, comme rien ne leur apparut d’anormal, ils se décidèrent à entrer. Lasse et haletante, Louve Grise se laissa choir par terre aussitôt, dans le recoin le plus obscur du nid retrouvé, et Kazan vint vers elle, pour lui lécher la tête en signe de satisfaction. Après quoi, il se prépara à sortir, afïn de s’en aller un peu à la découverte.

Comme il était sur le seuil de son home, l’odeur d’une chose vivante vint tout à coup jusqu’à lui. Il se raidit sur ses pattes et ses poils se hérissèrent. Deux minutes ne s’étaient point écoulées qu’un caquetage, pareil à celui d’un enfant, se fit entendre et un porc-épic apparut. Lui aussi cherchait un gîte et, les yeux au sol, sans regarder devant lui, s’en venait droit vers l’arbre.

Kazan n’ignorait pas que le porc-épic, lorsqu’on ne s’attaque point à lui, est la bête la plus inoffensive qu’il y ait. Il ne réfléchit point qu’un simple grognement issu de son gosier suffirait à faire s’éloigner, vite et docilement, cette créature débonnaire, babillarde et piaillarde, qui sans cesse monologue avec elle-même. Il ne vit là qu’un fâcheux, qui venait l’importuner, lui et Louve Grise. Bref, l’humeur du moment fit qu’il bondit inconsidérément sur le porc-épic. Un crescendo de piaillements, de pleurnichements et de cris de cochon, auquel répondit une gamme forcenée de hurlements, fut le résultat de cette attaque.

Louve Grise se précipita hors de son arbre, tandis que le porc-épic s’était rapidement enroulé en une boule hérissée de piquants et que Kazan, à quelques pieds de là, se démenait follement, en proie aux affres les plus cuisantes que puisse connaître un hôte du Wild.

Sa gueule et son museau étaient semblables à une pelote d’épingles. Il se roulait sur le sol, creusant dans l’humus un grand trou, et lançant des coups de griffes, à tort et à travers, aux dards qui lui perçaient la chair. Puis, comme l’avait fait le lynx sur la bande de sable, comme le font tous les animaux qui ont pris contact de trop près avec l’ami porc-épic, il se releva soudain et se mit à courir tout autour de l’îlot, hurlant à chacun de ses bonds désordonnés.

La louve aveugle devinait sans peine ce qui se passait. Elle ne s’en affolait point outre mesure et peut-être — qui sait quelles idées peuvent germer dans le cerveau des animaux ? — s’amusait-elle intérieurement de la mésaventure advenue à son imprudent compagnon, dont elle entendait et se figurait les gambades grotesques.

Comme, au demeurant, elle n’y pouvait rien, elle s’assit sur son derrière et attendit, dressant seulement les oreilles et s’écartant un peu, chaque fois que dans sa ronde démente Kazan passait trop près d’elle.

Le porc-épic, durant ce temps, satisfait du succès de sa manœuvre défensive, s’était précautionneusement déroulé, avait replié ses piquants et, tout en se dandinant, avait silencieusement gagné un peuplier voisin, qu’il escalada prestement, en s’y accrochant des griffes. Après quoi il se mit à grignoter, fort tranquille, la tendre écorce d’une petite branche.

Après un certain nombre de tours, Kazan se décida à s’arrêter devant Louve Grise. La douleur occasionnée chez lui par les terribles aiguilles avait perdu de son acuité. Mais elle laissait dans sa chair l’impression d’une brûlure profonde et continue. Louve Grise s’avança vers lui, s’en approcha tout près, et le tâta du museau et de la langue, avec prudence. Puis elle saisit délicatement entre ses dents deux ou trois piquants, qu’elle arracha.

Kazan poussa un petit glapissement satisfait et Louve Grise renouvela la même opération avec un second bouquet de piquants. Alors, confiant, il s’aplatit sur le ventre, les pattes de devant étendues, ferma les yeux et, sans plus gémir, jetant seulement de temps à autre, un yip plaintif, lorsque la douleur était trop vive, il s’abandonna aux soins habiles de son infirmière.

Son pauvre museau fut bientôt rouge de sang. Une heure durant, Louve Grise, en dépit de sa cécité, s’appliqua à sa tâche et, au bout de ce temps, elle avait réussi à extirper la plupart des dards maudits. Seuls quelques-uns demeuraient, qui étaient trop courts ou enfoncés trop profondément pour que ses dents pussent les saisir.

Kazan descendit alors vers le petit torrent et trempa dans l’eau glacée son museau brûlant. Ce lui fut un soulagement, momentané seulement. Car les piquants qui étaient restés dans la chair vive ne tardèrent pas à produire, dans son museau et dans ses lèvres, une inflammation qui ne faisait qu’augmenter à mesure qu’ils déchiraient davantage les tissus, où ils pénétraient comme une chose vivante. Lèvres et museau se mirent à enfler. Kazan bavait une salive mêlée de sang et ses yeux s’empourpraient. Deux heures après que Louve Grise, ayant terminé sa tâche, était rentrée dans son gîte et s’y était recouchée, l’infortuné en était toujours au même point.

Il se jeta, de male rage, sur un morceau de bois qu’il rencontra, et y mordit furieusement. Il sentit se casser un des dards qui le faisaient le plus souffrir, et il réitéra.

La Nature lui avait indiqué le seul remède qui fût à sa portée et qui consistait à mâcher avec force de la terre et des bouts de bois. Dans cette trituration, la pointe des dards s’émoussait et les dards eux-mêmes se brisaient. Finalement, la pression exercée sur eux les faisait jaillir de la chair, comme une écharde que l’on repousse du doigt.

Au crépuscule, Kazan était entièrement libéré et il s’en alla rejoindre Louve Grise au creux de l’arbre. Mais, plusieurs fois durant la nuit, il dut encore se relever et s’en aller au petit torrent, afin de calmer la cuisson inapaisée.

Le lendemain, il n’était point joli, joli, et son mufle avait ce que les gens du Wild appellent "lagrimace du porc-épic". La gueule était enflée au point que Louve Grise s’en fût tordue de rire, si elle n’eût point été aveugle et si elle eût été un être humain. Les lèvres étaient, le long des mâchoires, boursouflées comme des coussins. Les yeux n’étaient plus que deux fentes étroites, au milieu d’une fluxion générale de la face.

Lorsque Kazan sortit de l’arbre et vint au jour, il ne pouvait guère mieux voir que sa compagne aveugle. La douleur, du moins, s’en était allée en grande partie. La nuit suivante, il put songer à chasser de nouveau et revint, avant l’aube, avec un lapin.

La chasse aurait pu être plus fructueuse et s’augmenter d’une perdrix de sapins si, au moment même où Kazan allait bondir vers l’oiseau posé sur le sol, il n’avait entendu le doux caquetage d’un porc-épic.

Il en fut cloué sur place. Il n’était point facile à effrayer. Mais le piaillement incohérent et vide de la bestiole aux dards cruels suffit à le terrifier et à le faire déguerpir au loin, quelques instants après, au pas accéléré, la queue entre les pattes.

Avec la même invincible appréhension que l’homme éprouve pour le serpent, Kazan devait éviter toujours, désormais, cette créature du Wild, si bon enfant, qu’on n’a jamais vue, dans l’histoire animale, perdre sa jacassante gaieté ni chercher noise à quiconque.

Deux semaines durant, après l’aventure de Kazan et du porc-épic, les jours continuèrent à croître, le soleil à augmenter sa chaleur. Les dernières neiges achevèrent de rapidement disparaître. Partout éclataient les bourgeons des peupliers, où apparaissaient les pousses vertes, et étincelaient les feuilles cramoisies de la vigne rouge. Sur les pentes les plus ensoleillées, parmi les rochers, les petits perce-neige ouvraient leurs corolles, annonce décisive que le printemps était venu.

Pendant la première semaine, Louve Grise chassa plus d’une fois avec Kazan. Ils n’avaient pas besoin d’aller loin. Le marais fourmillait de petit gibier et, chaque jour ou chaque nuit, ils tuaient de la viande fraîche.

Au cours de la seconde semaine, Louve Grise chassa moins. Puis vint une nuit, une nuit embaumée, magnifique et douce sous les rayons de la pleine lune printanière, où elle se refusa à quitter le creux de l’arbre.

Kazan ne l’y incita point. L’instinct lui faisait comprendre qu’un événement nouveau se préparait. Il partit pour la chasse, sans trop s’éloigner, et rapporta bientôt un lapin blanc.

Quelques jours s’écoulèrent encore et une autre nuit arriva où, dans le recoin le plus obscur de sa retraite, Louve Grise salua d’un grognement étouffé Kazan qui rentrait. Il demeura sur le seuil de l’arbre, avec un lapin qu’il tenait dans sa gueule, et n’entra point.

Au bout de quelques instants, il laissa tomber le lapin, les yeux fixés sur l’obscurité où gisait Louve Grise. Finalement, il se coucha en travers, devant l’entrée de la tanière. Puis, tout agité, il se remit sur ses pattes et s’en alla.

Il ne revint qu’avec le jour. Comme jadis sur le Sun Rock, il renifla, renifla. Ce qui flottait dans l’air n’était plus pour lui une énigme. Il s’approcha de Louve Grise et elle ne grogna pas. Il la flaira et caressa, tandis qu’elle gémissait doucement. Puis son museau découvrit quelque chose d’autre, qui respirait faiblement.

Kazan, ce jour-là, ne repartit point en chasse. Il s’étendit voluptueusement au soleil, la tête pendante et les mâchoires ouvertes, en signe de la grande satisfaction qui était en lui.

  1. L’oiseau-des-élans, moose-bird. Ces oiseaux ont l’habitude de venir se poser sur le dos des élans, qu’ils débarrassent de leurs parasites, comme font chez nous les sansonnets avec les bœufs et les moutons.