« Le Gniaffe » : différence entre les versions

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==__MATCH__:[[Page:Les français peints par eux-même, Tome I, 1876.djvu/321]]==
 
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Sa contenance est froide, sa parole laconique ; sa voix rauque pratiquée dans les cordes les plus basses.
 
Celui-ci s’en va grave et l’oeil baissé ; et ce maintien modeste, lorsqu’il se rend à la boutique du maître (car, il faut bien le dire, cette grande âme travaille à façon) lui permet de supposer que les jambes qui marchent autour de lui ont des têtes dont le regard est fixé sur ''la'' ''belle'' ''ouvrage'' qu’il rapporte. Aussi dans
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chaque bourdonnement croit-il reconnaître un amateur étonné qui le poursuit et s’agite pour contempler le chef-d’œuvre enveloppé si habilement dans son mouchoir, pour contempler toute la splendeur et toute la perfection de sa déforme. — O déforme ! (la déforme, c’est le lustre que le gniaffe ajoute à la besogne lorsqu’elle est terminée) que de mal tu donnes au pauvre ouvrier !... Déforme si belle, si polie, si flatteuse à voir !... semelle que l’art même a cambrée ! talons si robustes et si sveltes ! empeignes au gracieux contour, je vous salue ! Et moi aussi, je suis amant de vos charmes ; et moi aussi je m’attelle à votre char !
 
Nous ne pousserons pas plus avant nos savantes investigations sur le gniaffe pur-sang, sur ce passereau solitaire, sur cet onagre indompté, sans parler un peu de son costume ; de peur que la France ne suppose qu’à l’instar des gymnosophistes il n’en a pas, qu’il est tout visage, ce qui serait injuste et préjudiciable à son honneur.
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Le dimanche encore, j’allais l’oublier, quand sa situation pécuniaire peut le lui permettre, le gniaffe se recouvre assez volontiers les mains afin de compléter sa transformation et de dissimuler son pouce ''détérioré'' par le tranchet. Le tranchet, périlleuse et perfide lame ! kriss, kangiar, yatagan du gniaffe, dont il lui faut faire le plus fréquent usage pour diviser et scinder !... arme terrible, instrument fatal toujours de moitié dans ses projets, qu’il s’agisse d’une infidèle à punir, d’une ''botte'' à faire ou à porter ; cas bien rare toutefois, car le gniaffe n’a qu’une passion extrême, celle de se regarder comme une intelligence colossale.
 
Au septième dans les combles, à cinq ou six cents pieds au-dessus du niveau de la mer, ou plutôt de la rue Maubuée, au haut d’un
Au septième dans les combles, à cinq ou six cents pieds au-dessus du niveau de la mer, ou plutôt de la rue Maubuée, au haut d’un escalier rapide et sombre, dont chaque marche usée par le temps, ''edax'' ''rerum'', grand mangeur de choses, est une espèce de casse-cou ; dont chaque repos est marqué par quelque détritus, chaque palier par une ''gueule'' sans nom, mais non pas sans odeur, où chaque locataire, comme le dénonciateur dans les gueules de bronze du palais du doge, vient déposer son secret, le plus souvent à côté, tout au fond d’un étroit corridor est situé le sanctuaire, l’aposento du gniaffe. Une lucarne du genre appelé chien-assis éclaire mystérieusement cet asile et plonge à trois pieds de là sur un mur. Le plafond est en appentis ; les solives sont apparentes, les parois peintes à l’ocre, ou couvertes de papier à 10 sous le rouleau, désassorti, déchiré, et laissant voir çà et là les différentes tentures qui se succédèrent, et forment une couche épaisse par alluvion. Ces nombreux vestiges, du reste, ne sont pas sans quelque curiosité esthético-politique : on y suit pas à pas les périodes et les subversions si variées de ces derniers temps. Ici c’est un semé de montgolfières ou de houlettes ornées de ramages roses et de moutons bleus ; là, des faisceaux de licteur surmontés du bonnet phrygien, ou une montagne, emblème de l’autre, avec un marais coassant à ses pieds.
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Au septième dans les combles, à cinq ou six cents pieds au-dessus du niveau de la mer, ou plutôt de la rue Maubuée, au haut d’un escalier rapide et sombre, dont chaque marche usée par le temps, ''edax'' ''rerum'', grand mangeur de choses, est une espèce de casse-cou ; dont chaque repos est marqué par quelque détritus, chaque palier par une ''gueule'' sans nom, mais non pas sans odeur, où chaque locataire, comme le dénonciateur dans les gueules de bronze du palais du doge, vient déposer son secret, le plus souvent à côté, tout au fond d’un étroit corridor est situé le sanctuaire, l’aposento du gniaffe. Une lucarne du genre appelé chien-assis éclaire mystérieusement cet asile et plonge à trois pieds de là sur un mur. Le plafond est en appentis ; les solives sont apparentes, les parois peintes à l’ocre, ou couvertes de papier à 10 sous le rouleau, désassorti, déchiré, et laissant voir çà et là les différentes tentures qui se succédèrent, et forment une couche épaisse par alluvion. Ces nombreux vestiges, du reste, ne sont pas sans quelque curiosité esthético-politique : on y suit pas à pas les périodes et les subversions si variées de ces derniers temps. Ici c’est un semé de montgolfières ou de houlettes ornées de ramages roses et de moutons bleus ; là, des faisceaux de licteur surmontés du bonnet phrygien, ou une montagne, emblème de l’autre, avec un marais coassant à ses pieds.
 
Pour siége, il a des chaises réduites à l’état de tabouret : le dos scié, la paille remplacée par un morceau de cuir, creusé en timbale par la pesanteur spécifique de sa corpulence, épousant étroitement ses formes et luisant comme la cuirasse de Renaud chez Armide. Un lit de bois peint, une commode à ventre, une horloge d’Auvergne, l’hiver, un poêle de tôle où l’on peut faire bouillir l’eau nécessaire au ménage, et cuire les ratats (vulgairement ratatouilles), complètent l’ameublement.
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Quant à l’hydrogène qu’on respire en ce réduit, sans être un Gay-Lussac, il est facile de reconnaître un mélange d’oignon, de poix, de cuir, et de plusieurs émanations que je ne saurais nommer, le tout sublimé par un excès de calorique artificiel et humain.
 
Nous avons vu notre gniaffe épris d’une Olympe ; nous l’avons vu orné d’une épouse, honni soit qui mal y pense !... Olympe était l’épouse
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prochaine ; l’épouse, c’est Olympe passée. Le gniaffe est sévère sur l’honneur, il a des principes, il tient aux formes, et sait trop ce qu’on doit après un amour éprouvé. Dans le modeste asile dont nous faisions tout à l’heure l’autopsie, c’est là qu’avec Olympe il coule des jours sinon sans nuages, du moins égaux. Olympe était bordeuse ; il la connut en rendant de l’ouvrage, l’aima et la fit passer sous sa loi. La bordeuse, que quelquefois dans le métier et par envie on appelle ''chamarreuse'', n’a d’ordinaire que son art, sa jeunesse et sa fleur, mais pour cela elle n’en est pas moins l’objet des plus tendres recherches. Le gniaffe pur-sang a le cœur trop bon gaulois pour jamais rien devoir à une femme. Une dot à ses yeux est un opprobre ; un mariage d’argent, une lâcheté. Il ne comprend, ce grand cœur, que l’union de la faim avec la soif !
 
Dans son intimité avec madame son épouse, le gniaffe angora n’a pas les habitudes grossières du gniaffe à échoppe, que nous aurons à peindre un peu plus tard. Il ne bat pas sa femme, et jamais l’étole de saint Crépin (le tire-pied) ne s’est transformée dans ses mains en une odieuse férule. De son côté, Olympe sait garder les distances ; et ce n’est pas elle qui jamais s’oublia jusque-là de l’appeler ''pouilleux'', de la voix ou du geste. Rentre-t-il aviné ; aux réprimandes de sa compagne, il se contente de répondre avec éloquence et d’un air d’Artaban : « Songez à qui vous parlez, madame ! taisez-vous !... L’épouse doit obéissance et soumission à l’homme, car l’homme est son maître comme deux et deux font quatre !... « Ordinairement, au bout de chaque tirade semblable ou équivalente, il fait un carambolage, un faux pas et une chute. Mais bientôt redressé sur une ou plusieurs pattes, plus glorieux et plus interminable que jamais, il reprend et pour longtemps sa période.
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De son côté le gniaffe ne fera pas une ''lisse'' sans la passer à sa galerie. « Regarde-moi ça, » dit-il. Et dans ce regarde-moi ça ! il y a tout un monde de satisfaction et de noble orgueil.
 
Entouré de tous ses ustensiles, devant sa veilloire, petite table basse et carrée, chargée d’ossements façonnés en outils, d’alènes, de clous, de sébiles ; à sa gauche son compagnon et le ''baquet'' ''de'' ''science'' (baquet plein d’eau pour détremper le gros cuir) ; à droite son marteau, ses tenailles et la corbeille à mettre les soies et le fil, appelée ''caille''-''bottin'', le soir, éclairé mélancoliquement par un rayon pâle et lunaire, que lui renvoie le globe de cristal interposé
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entre lui et sa chandelle, et qui s’épanouit sur sa couture comme un baiser de Phoebé sur le front argenté d’Endymion, notre patriarche travaille et chante en battant le cuir en cadence, laissant tomber sa dernière parole avec le dernier coup de marteau, ou quelquefois encore cause gravement du haut de sa philosophie ; tantôt il dit : « Notre religion est absurde et bonne pour le peuple. La religion protestante, à la bonne heure ! en voilà une de religion !... ils adorent un cochon, c’est vrai ! mais c’est plus naturel. »
 
Et le jeune semainier, à chaque phrase du vieux maître, de tomber en admiration.
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A ce récit, au dernier trait surtout, le semainier se renverse, il est au comble, il étouffe d’admiration !... Comment, se dit-il, tant de savoir peut-il entrer dans la tête d’un homme ! Cependant, s’il y songeait un peu, quel croc-en-jambe cette anecdote ne donne-t-elle pas à l’origine du mot cordon-nier… Mais le semainier, nous l’avons dit, est un crétin ; il n’y regarde pas de si près.
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Les expressions du gniaffe sont en général des plus hautes régions de l’empyrée. Les mots ronflants, inintelligibles pour lui et pour le plus grand nombre, ont à ses yeux un attrait indicible, un charme secret ; et parmi ceux-ci, il y en a toujours un, un à toutes mains qu’il affectionne et dont il use sans cesse. Tantôt c’est catastrophe, tantôt ''vessie''-''six''-''tude'' ; ou bien encore, à tout ce qu’il dira, à tout ce que vous pourrez dire, il ajoutera, c’est clair, ''c’est'' ''un'' ''idiome''. Vise-t-il au polyglotisme, il s’écrie à tout propos et sans relâche : ''O'' ''tempores'', ''o'' ''mora'' !… car le gniaffe angora, le gniaffe pur-sang, le gniaffe de la bonne roche, se donne obstinément pour avoir une légère teinture de latin. Dans son enfance, comme le roi Robert, il a chanté au lutrin de son village, dans le duché de Bar, et il fredonne quelquefois encore de souvenir, ''O'' ''cru'' ''navet'' ''espèce'' ''unica'' ! (O crux ave, spes unica). D’ailleurs il a travaillé longtemps pour un collège, ou du moins à la porte.
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Il a de plus, ''qui'' ''dit'', dit-il, beaucoup appris, beaucoup consigné, et surtout beaucoup lu M. de ''Vortaire'', ''un'' ''grand'' ''sec'', ''avec'' ''des'' ''boucles'' ''à'' ''ses'' ''souliers'', Corneille un peu, Racine idem, et il vous en sert des passages qu’il prend à rebrousse-poil et qu’il écorche avec une rare sagacité. Toujours grandiose, toujours solennel, il se lève de sa chaise dépaillée comme Auguste de son trône, et parle à son chien comme Britannicus à Junie. Aussi le peuple, à qui rien n’échappe, l’a-t-il surnommé ''pontife'' (impossible de frapper plus juste et de peindre mieux), et n’est-il connu dans le voisinage que sous le nom de père Manlius ou de Bajazet, mais il s’en fait honneur !
 
Gravissons un instant sur la colline populaire où le peuple souverain vient le dimanche et le lundi déposer sa misère et son sceptre. Bravons un instant l’odeur du vin d’alun et de campêche, le parfum douteux des gibelottes, les grincements des rebecs, et pénétrons sans pâlir dans la cohue des tavernes. Là nous retrouverons encore, si Dieu nous est en aide, réservé, mystérieux et sublime, notre héros, dont le cœur saigne à la vue de la jeunesse moderne et de sa danse dégénérée. Oh ! si quelquefois encore il se mêle aussi lui-même à un quadrille, croyez-le bien, c’est moins pour faire vis-à-vis
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à madame son épouse ou se livrer au plaisir, que pour donner une leçon aux petits éventés du jour, et faire une croisade en faveur de la muse ''Terpsi''-''shore'', comme il dit. On annonce la ''pastourelle''… Oh ! voyez comme il se recueille avant de partir, comme il dessine et creuse profondément chaque pas, comme il sculpte chaque figure !... Que de grâces, que d’érudition ! rien n’est omis : pas de basque, jetées battues, ronds de jambes, balancé, entrechat, ailes de pigeon…. Oh ! tenez, regardez comme il arrondit amoureusement la parabole d’un geste gracieux pour offrir la main à sa danseuse ! On dirait (dirait M. de Pongerville) une nymphe émue se penchant pour cueillir un lis dans un vallon !...
 
Le bal où le gniaffe sait briller de tant d’éclat, est ordinairement un bal de noces où des relations honorables l’ont appelé ; et le plus souvent il a lieu, comme en ce cas, à la barrière, A LA GARDE MEURE, ou au COQ HARDI.
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Là dedans, tantôt chaste Suzanne entre les deux vieillards, le savetier trône solitairement entre deux baquets de science ; tantôt heureux époux, il dit à sa douce compagne : « Madame, ''sede'' ''ad'' ''dextris'' ''meis''… » Quelquefois encore, ''le'' ''commerce'', ''elle'' ''est'' ''si'' ''bonne'' qu’il ne peut tout faire par ses mains, qu’il devient un grand producteur, qu’il se voit obligé ''d’exploiter'' ''son'' ''semblable'', ''la'' ''classe'' ''la'' ''plus'' ''nombreuse'' ''et'' ''la'' ''plus'' ''pauvre'', ''de'' ''boire'' ''la'' ''sueur'' ''de'' ''l’ouvrier'', ''de'' ''s’engraisser'' ''de'' ''la'' ''substance'' ''du'' ''peuple'', et alors son auvent se remplit d’hommes à ses gages, de un à trois, rangés à la suite l’un de l’autre, en front de bandière, comme des marguilliers d’honneur sur leur banc.
 
La légende qui avertit le bon passant de ce
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qui se consomme dans l’intérieur de cette hutte, ne le cède en rien à l’ambitieux langage du maître du logis. On y lit pompeusement, non pas Courtin ou l’Empeigne, savetier, mais AU SOULIER MINION, A LA BOTTE FLEURIE, Courtin ''confectionne'' en vieux et en neuf ; ou bien encore : Lacombe et son épouse ''est'' cordonnier.
 
Sur la surface intime de la porte, se trouvent collés d’ordinaire le ''juif'' ''ferrant'' et sa romance, d’où vient, dit-on, la phrase proverbiale des vieilles gouvernantes, ''il'' ''est'' ''sage'' ''comme'' ''une'' ''image'' ''collée'' ''à'' ''la'' ''porte'' ''d’un'' ''savetier'' ; car le juif errant, ''Isaac'' ''Laquédem'', le vrai, celui qui passa à Bruxelles en Brabant en 1772, avant l’invention des cigares à 4 sous, non pas celui de M. Quinet, est une illustration du corps. Avant d’user des souliers, ce grand criminel en faisait ; et l’on voit aux livres saints que ce fut du fond de son échoppe qu’il dit au fils de l’homme ce qu’un aimable Marseillais répond à qui lui demande sa route.
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Le président***, avait pour vis-à-vis, adossée sur le mur d’en face, une échoppe et son propriétaire inclusivement.
 
Un jour que madame la présidente préparait un canard, et que M. le président minutait auprès d’elle, dans le silence du cabinet, un arrêt fulminant, que dis-je ? fulgurique ! le savetier, son voisin, de son côté, chantait machinalement et d’un accent méridional une interminable ''rengaîne'', ainsi conçue :
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chantait
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machinalement et d’un accent méridional une interminable ''rengaîne'', ainsi conçue :
 
 
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« De lard ! de lard !... gredin ! le diras-tu ?... lui crie-t-il… » — « Eh ! monsieur, je dis comme je sais ! je ne l’ai jamais entendue autrement, que voulez-vous !... Mais de grâce, je vous en prie, ne me tuez pas ! » Disant cela le pauvre gniaffe, les mains jointes, s’était jeté à deux genoux.
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Devant tant de candeur et de bonhomie, M. le président resta désarmé. Depuis il avoua que si cet homme n’avait mis fin à sa cadence, infailliblement il l’eût tué.
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Comme nous l’avons vu, le bottier est appelé ''boueux'' par ironie ; mais celui-ci, en revanche, traite le cordonnier pour femme de ''chiffonnier''. Le chiffonnier, d’une propreté exemplaire et féminine, est en général d’une constitution médiocre, tandis que le ''boueux'', solide, robuste et sale, pratiquant un métier des plus durs, est au contraire une espèce d’Alcide, armé comme un Titan d’une barre de fer en guise d’astic, et d’un formidable épieu pour forcer le bas de l’embouchoir sur l’avant-pied.
 
On donne de 6 à 9 fr. de façon à l’ouvrier pour les bottes ordinaires. Pour les souliers de femme, le chiffonnier reçoit la somme de 9 à 55 sous. Malgré l’exiguïté de ce prix, il en est qui arrivent, par une habileté prodigieuse, à se
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faire encore de fort bonnes journées. Au Conservatoire des arts et métiers, on voit une paire de souliers de maroquin, dont le talon est à couche-point avec piqûre élégante, et à côté de laquelle on lit : « Le nommé André*** est parti de Paris le 6 du mois d’août 1822, à deux heures et demie du matin, pour Saint-Germain-en-Laye, où il a fait une paire de souliers ; de là il est allé à Versailles où il en a fait une deuxième paire ; la troisième a été faite à Sèvres, et en arrivant à Paris, il a fait la quatrième paire au marché Saint-Martin. A huit heures du soir, il est allé jouer la comédie, et de là à la société où il avait habitude de se rendre dans la soirée. En travaillant pendant dix heures, il a confectionné quatre paires de souliers de femme d’une manière élégante, et qui laissent peu de choses à désirer ; on assure que dans une semaine il a pu aller jusqu’à soixante et onze. » Mais il faut avouer qu’on rencontrerait peu d’ouvriers aussi actifs que celui dont il est ici question.
 
Quant aux souliers vernis, pantoufles et autres chaussures légères, cela se fait à ''la'' ''grande'' ''façon'' ; c’est-à-dire en gros et chez des fabricants livrés absolument à ce genre, et en possession de fournir les débitants. Il y a aussi des cordonniers ''à'' ''la'' ''grande'' ''façon'' qui ne travaillent que pour la province et la pacotille. Ceux-ci confectionnent et expédient dans les deux mondes des chaussures dites ''baraquettes'', composées en général d’un peu de cuir et de beaucoup de papier. Il en est du reste de même de toutes les marchandises destinées aux Amériques : c’est toujours assez bon, dit-on, pour des Sauvages ; et l’on envoie à New-York ou à Cuba des copeaux pour du vermicel, ou des manches à balai pour des fusils de munition.
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Lequel dit alors au gniaffe : « Vous m’excuserez, monsieur, si j’ai montré d’abord quelques embarras ; mais soit dit sans vous offenser, je ne pensais pas, monsieur, qu’un homme de votre profession pût être à même de faire l’appoint d’une aussi forte somme.
 
— Ah ! mon cher monsieur, quelle est votre innocence !... croyez bien que je ne suis en aucune manière blessé ; mais revenez de votre prévention ; il y a, sachez bien, beaucoup de gens de mon état, riches, parfaitement riches. Au métier que je fais, voyez-vous, monsieur, quand il plaît à Dieu, on gagne un argent fou. Nous achetons les vieilles chaussures qu’on jette à la borne, les savates, les lanières, les vieux chapeaux, le vieux papier à sucre ou à chandelle… Tenez, voyez, nous n’en manquons
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pas !... (Il lui fit visiter alors toute la maison, qui en était comble du haut en bas ; de la cave au grenier ce n’était que chiffons et savates) ; nous dépeçons tout ça ; nous le rapprêtons et en faisons des chaussures de pacotille, qui sont expédiées avec un grand bénéfice dans les colonies, dans les Indes… Voilà, monsieur, le savetier que je suis ! »
 
En voici bien long sur un sujet bien fade et bien roturier. Dieu veuille que le lecteur lassé ne s’écrie pas, en achevant ce bavardage : « ''Caligæ'' ''Maximini'' ! » comme on disait autrefois à ceux qui étaient longs à compter des sornettes, faisant allusion au soulier démesuré de cet empereur. — Maximin avait huit pieds de haut.