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Des trois morceaux donnés dans cet appendice :
 
Le premier : ''Nietzsche en France'', est la reproduction d'un article que nous eûmes l'occasion d'écrire pour la Revue encyclopédique Larousse sur la position de Nietzsche par rapport à l'esprit français.
 
Le second : ''Sur la Hiérarchie'', est moins le développement d'une idée nietzschéenne qu'un correctif attique et français (un correctif dans le sens de l'humanité, de la cordialité générale et de la bienveillance) dont nous crûmes devoir tempérer la doctrine de Nietzsche sur la hiérarchie dans la société. Doctrine juste dans ses principes, mais exprimée parfois avec une impatience rogue, une brutalité touttoute allemande. Hiérarchie, oui, certes ! mais avec la bonhomie des mœurs.
120 LA MORALE DE NIETZSCHE
Le troisième est une simple note sur l'impertinente méthode de critique historique de Nietzsche comparée avec la consciencieuse et lourde objectivité des exégètes et philologues germaniques.
=== I. NIETZSCHE EN FRANCE ===
 
II y a longtemps que le nom de Nietzsche circule en France. A peine commence-t-on à se douter de ce qu'il signifie. L'excellent livre de M. Lichtenberger (la''La Philosophie de Nietzsche''), en excitant la curiosité de quelques « intellectuels », avait eu aussi ce mérite de couper court à des légendes et à des travestissements fabuleux, dont profitait l'instinctive hostilité de beaucoup d'autres. Mais il était nécessaire qu'une bonne traduction achevât d'ouvrir aux Français l'accès d'une doctrine vraisemblablement destinée à obtenir chez eux tant de sympathie. Cette tâche a été entreprise par M. Henri Albert, avec le concours de la société du ^Mercure de France. M. H. Albert et ses collaborateurs font parler à Nietzsche un excellent et brillant français.
Nietzsche est sans conteste le plus grand (i), j'allais écrire Tunique prosateur de son pays. Le premier, il a introduit dans la prose allemande cette perfection, ce serré — (signes essentiels de la maturité philosophique d'une nation) — qui régnent depuis plus de trois siècles dans la prose française et en ont fait pendant ce temps la bonne école, jamais impunément négligée, de l'esprit européen. Voilà, sans doute, la cause la plus certaine du succès réservé à Nietzsche en France : son style. Au fond, prose ou poésie, musique même, c'est la grande vertu intellectuelle du Français de n'entendre que ce qui est bien écrit, et, entre les mille formes du mal écrire, de répugner surtout au mou, au traînant, au diffus, à cette germanique lenteur, faite de conscience intellectuelle autant que de paresse musculaire, qui s'épand sans cesse et de tous côtés, pour ne se ramasser jamais complètement. Nietzsche a resserré la prose allemande. Il l'a passée au feu. Il l'a desséchée de tous les éléments aqueux qui, jusque chez Gœthe, la rendent flasque. Il est souverainement clair. Comment ne serait-il pas clair et tout au grand jour, cet ennemi de toutes les profondeurs illusoires, cet inquisiteur des souterrains mystiques de la conscience? S'il n'y avait pas d'écrivain allemand qui exigeât de son interprète dans une langue étrangère plus de supériorité, il n'y en avait pas non plus qui se prêtât à être traduit dans la nôtre avec plus de bonheur.
122 LA MORALE DE NIETZSCHE
Nietzsche est sans conteste le plus grand (i), j'allais écrire Tunique prosateur de son pays. Le premier, il a introduit dans la prose allemande cette perfection, ce serré — (signes essentiels de la maturité philosophique d'une nation) — qui régnent depuis plus de trois siècles dans la prose française et en ont fait pendant ce temps la bonne école, jamais impunément négligée, de l'esprit européen. Voilà, sans doute, la cause la plus certaine du succès réservé à Nietzsche en France : son style. Au fond, prose ou poésie, musique même, c'est la grande vertu intellectuelle du Français de n'entendre que ce qui est bien écrit, et, entre les mille formes du mal écrire, de répugner surtout au mou, au traînant, au diffus, à cette germanique lenteur, faite de conscience intellectuelle autant que de paresse musculaire, qui s'épand sans cesse et de tous côtés, pour ne se ramasser jamais complètement. Nietzsche a resserré la prose allemande. Il l'a passée au feu. Il l'a desséchée de tous les éléments aqueux qui, jusque chez Gœthe, la rendent flasque. Il est souverainement clair. Comment ne serait-il pas clair et tout au grand jour, cet ennemi de toutes les profondeurs illusoires, cet inquisiteur des souterrains
 
(i) C'est trop dire. Réservons Lessing.
 
==== I ====
Nietzsche est un grand admirateur et, à bien des égards, un disciple de l'esprit français. Il le comprend. Ce trait seul suffirait non seulement pour le rapprocher de nous, mais pour faire de lui une rareté, un vivant paradoxe ou, comme il aimait à le dire,. un «contresens parmi ses compatriotes ». Les Allemands ont pourtant de grandes prétentions à l'objectivité. Parmi les vertus intellectuelles dont ils s'honorent, ils mettent au premier rang cette native aptitude à entrer en communion avec le génie et les idées des époques et des races les plus diverses. Mais on ne voit vraiment pas qu'à l'exception de trois ou quatre (ainsi le grand Frédéric, Gœthe, Schopenhauer) ils aient jamais su apprécier, ni même discerner ce qu'il y a de plus significatif et de plus inimitable dans notre littérature. Si ces facultés de divination et de sympathie leur permettent de participer aux visions, aux rêves, aux sentiments d'une humanité encore en enfance, de lire dans l'éclosiondela poésie populaire, dans le mystère des traditions et des crédulités naissantes, de ressentir avec force tout ce qui peint l'inconscient, l'aspiration nostalgique et confuse — ils se montrent certes beaucoup moins connaisseurs quand il s'agit de goûter aux fruits d'or, aux inventions délicates et inutiles d'une civilisation achevée.
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Nous autres, hommes du « sens historique »,nous avons comme tels DOS vertus, ce n'est pas contestable. Nous sommes sans prétention, desintéressés, modestes, courageux, pleinement capables de nous dominer nous-mêmes, de nous donner, très reconnaissants, très patients, très accueillants. Avec tout cela, nous n'avons peut-être pas beaucoup de goût. Avouons-nous le en fin de compte : ce qui nous est le plus difficile à saisir, à sentir, à savourer, à aimer, ce qui, au fond, nous trouve prévenus et presque hostiles, nous, hommes du sens historique, c'est précisément le point de perfection, de maturité dernière dans toute culture et tout art, la marque propre d'aristocratie dans les œuvres et les hommes, leur heure de mer lisse, d'alcyonique contentement, l'éclat d'or, brillant et froid qui apparaît sur toute chose achevée. Peut-être y a-t-il nécessairement une opposition entre cette grande vertu et le bon, tout au moins le meilleur goût. » (Jenseits von Gnt und Bôse, p. 178.)
mystiques de la conscience? S'il n'y avait pas d'écrivain allemand qui exigeât de son interprète dans une langue étrangère plus de supériorité, il n'y en avait pas non plus qui se prêtât à être traduit dans la nôtre avec plus de bonheur.
 
I
Nietzsche est un grand admirateur et, à bien des égards, un disciple de l'esprit français. Il le comprend. Ce trait seul suffirait non seulement pour le rapprocher de nous, mais pour faire de lui une rareté, un vivant paradoxe ou, comme il aimait à le dire,. un «contresens parmi ses compatriotes ». Les Allemands ont pourtant de grandes prétentions à l'objectivité. Parmi les vertus intellectuelles dont ils s'honorent, ils mettent au premier rang cette native aptitude à entrer en communion avec le génie et les idées des époques et des races les plus diverses. Mais on ne voit vraiment pas qu'à l'exception de trois ou quatre (ainsi le grand Frédéric, Gœthe, Schopenhauer) ils aient jamais su apprécier, ni même discerner ce qu'il y a de plus significatif et de plus inimitable dans notre littérature. Si ces facultés de divination et de
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sympathie leur permettent de participer aux visions, aux rêves, aux sentiments d'une humanité encore en enfance, de lire dans l'éclosiondela poésie populaire, dans le mystère des traditions et des crédulités naissantes, de ressentir avec force tout ce qui peint l'inconscient, l'aspiration nostalgique et confuse — ils se montrent certes beaucoup moins connaisseurs quand il s'agit de goûter aux fruits d'or, aux inventions délicates et inutiles d'une civilisation achevée.
Nous autres, hommes du « sens historique »,nous avons comme tels DOS vertus, ce n'est pas contestable. Nous sommes sans prétention, desintéressés, modestes, courageux, pleinement capables de nous dominer nous-mêmes, de nous donner, très reconnaissants, très patients, très accueillants. Avec tout cela, nous n'avons peut-être pas beaucoup de goût. Avouons-nous le en fin de compte : ce qui nous est le plus difficile à saisir, à sentir, à savourer, à aimer, ce qui, au fond, nous trouve prévenus et presque hostiles, nous, hommes du sens historique, c'est précisément le point de perfection, de maturité dernière dans toute culture et tout art, la marque propre d'aristocratie dans les œuvres et les hommes, leur heure de mer lisse, d'alcyonique contentement, l'éclat d'or, brillant et froid qui apparaît sur toute chose achevée. Peut-être y a-t-il nécessairement une opposition entre cette grande vertu et
APPENDICE
le bon, tout au moins le meilleur goût. » (Jenseits von Gnt und Bôse, p. 178.)
Il y a donc des terres choisies où les Allemands ont été, tant par leurs qualités que par leurs défauts, empêchés d'entrer. A partir d'une certaine hauteur, la littérature française leur reste close. En ce siècle notamment, s'ils l'ont connue, fêtée tout ensemble et méprisée, dans ses gros articles de colportage, d'Alexandre Dumas père à Sardou, ils en ont totalement ignoré les produits fins.
 
En vingt endroits de ses écrits, Nietzsche a donné de notre littérature, ou plutôt de ce qu'il y sent de purement français, une caractéristique très curieuse dans la forme, très éliminatrice et élective, au fond très raisonnable. Il la trouve avant tout aristocratique. Du moins ce mot résume-t-il assez bien les qualités qu'il en signale comme les plus précieuses. Et il ne s'agit pas seulement de ce fait banal, que, depuis la Pléiade, nos grands écrivains n'ont été populaires ni par le langage ni par le choix des sujets. Nietzsche veut dire qu'ils ne se sont proposé d'autre matière à exprimer, à représenter sans cesse sous des aspects nouveaux et rajeunis, que celle qui ferait l'unique curiosité
En vingt endroits de ses écrits, Nietzsche a donné de notre littérature, ou plutôt de ce qu'il y sent de purement français, une caractéristique très curieuse dans la forme, très éliminatrice et élective, au fond très raisonnable. Il la trouve avant tout aristocratique. Du moins ce mot résume-t-il assez bien les qualités qu'il en signale comme les plus précieuses. Et il ne s'agit pas seulement de ce fait banal, que, depuis la Pléiade, nos grands écrivains n'ont été populaires ni par le langage ni par le choix des sujets. Nietzsche veut dire qu'ils ne se sont proposé d'autre matière à exprimer, à représenter sans cesse sous des aspects nouveaux et rajeunis, que celle qui ferait l'unique curiosité d'un aristocrate très intelligent, d'un homme d'entière liberté d'esprit et de goût suprême, vivant dans une société très policée, à une époque de paix publique.
 
Qu'est-ce qui pourrait intéresser ce personnage de choix et l'amuser à la vie? Ce ne serait pas l'énigme de la destinée humaine ni les questions théologiques, puisqu'on l'a dit homme de goût. Ce ne seraient pas non plus les problèmes de la morale, puisqu'il existe sans doute quelque très vieille religion qui a depuis longtemps défini le bien et le mal d'une façon suffisamment en accord avec les sensibilités naturelles de la nation. Ce ne seraient pas enfin les questions de sociologie transcendante ni les rêves de justice idéale, puisque le régime en vigueur est conforme aux principes vrais et que c'est affaire à de très bons ministres, à de très bons commis (le grand seigneur que nous avons imaginé en est un peut-être), d'en tirer tout le parti possible pour le bien du peuple. Toutes choses étant ainsi dans l'ordre, — dans ce vide métaphysique et cette disette de « hauts sujets » de méditation qui remplirait d'effroi un Allemand ou un idéologue et leur ferait souhaiter la mort, quel objet reste donc à cet esprit sensible et passionné peut-être, mais tou-jours lucide et modéré, pour exercer sa perspicacité et sa rêverie ? Un seul : l'homme, non pas des bois et des cavernes, mais civilisé (correctif qu'il n'y avait pas besoin d'ajouter avant Rousseau), la nature humaine, telle que l'ont, non pas modifiée ou déformée, mais bien plutôt dégagée et presque créée, en faisant des instincts les sentiments et les goûts, en raffinant, compliquant, intériorisant les passions, en les rendant dangereuses et pathétiques par la morale, plusieurs siècles de vie nationale et de sociabilité progressive. — N'est-ce pas là l'unique thème de tous les bons livres français, de ceux qui ne pouvaient être écrits qu'en France? De là leur caractère à la fois réaliste et choisi ; ils sont aussi exempts d'idéalisme que de vulgarité, deux choses parfois assez proches d'ailleurs. Née à l'aurore de la plus belle et longtemps la seule civilisation moderne (le signe le plus certain d'un beau moment de civilisation, n'est-il pas une certaine parenté profonde, je ne sais quel grand air commun entre les plus hautes et les plus originales intelligences?), la littérature française n'est empreinte à aucun degré des agitations de conscience d'une époque ou d'une race en travail de quelque chose, en quête d'un « idéal », c'est-à-dire souffrante. Elle est toute vouée à une œuvre de luxe et de loisir : la peinture, la philosophie des passions. C'est en ce sens que « l'art pour l'art» est sa maxime fondamentale. Maisles passions n'étant belles que par les mœurs, disons que cette littérature a des mœurs. Elle n'est pas utilitaire, ce qui signifie ni religieuse, ni moralisatrice, ni patriotique. Elle est assez dédaigneuse du « sujet » ; le prestige de la grosse aventure, plus encore celui des arrière-pensées métaphysiques ou cosmiques lui sont inutiles. Pour captiver et plaire, elle a de plus fins moyens : la particularité discrète de la vision, le dire sobre, ingénieux et neuf. Enfin, elle est la seule littérature moderne qui eût pu être comprise par des hommes de tous les temps.
 
Quand on lit Montaigne, la Rochefoucauld, La Bruyère, Fontenelle (particulièrement dans les Dialogues des morts), Vauvenargues, Chamfort, on est plus prés de l'antiquité qu'avec n'importe quel groupe de six auteurs d'un autre peuple... Leurs livres s'élèvent par-dessus les vicissitudes du goût national et de ces couleurs philosophiques dont scintille et doit scintiller, pour devenir célèbre, tout livre d'aujourd'hui ; ils contiennent plus de pensées réelles que tous les livres des philosophes allemands ensemble, des pensées de cette espèce... qui fait que ce sont des pensées, et que je suis embarrassé pour définir ; il suffît, je vois en eux des auteurs qui n'ont pas écrit pour des enfants ni pour des enthousiastes, ni pour des vierges ni pour des chrétiens, ni pour des Allemands ni pour... me voilà encore embarrassé pour finir ma liste. Mais voici une louange bien intelligible : écrits en grec, ils auraient aussi été compris par des Grecs. Combien, au contraire, un Platon lui-même aurait-il pu comprendre des écrits de nos meilleurs penseurs allemands, par exemple de Gœthe et de Schopenhauer ! pour ne rien dire de la répugnance que lui eût inspirée leur façon d'écrire... Gœthe, comme penseur, a plus volontiers étreint le nuage qu'on ne le souhaiterait. Et quant à Schopenhauer, ce n'est pas impunément que son esprit se meut parmi des allégories des choses, non parmi les choses elles-mêmes. Quelle clarté, quelle charmante décision, au contraire, chez ces Français ! Voilà un art que les plus fins d'oreille parmi les Grecs eussent pu fêter. Et il est une chose qu'ils eussent vue avec éton-nement et adorée, la malice française de l'expression. (''Menschliches, Allzumenschliches'', Band II, p. 310.)
 
Je n'ai pas besoin de prévenir le lecteur que, parmi tous nos écrivains du xixe siècle, un très petit nombre continuent la tradition de l'art français, sont français au goût de Nietzsche. La Révolution et le Romantisme n'ont pas renversé, comme on le prétend, mais corrompu la sensibilité et l'imagination en France. Ce ne sont pas des produits nationaux, mais plutôt les dérèglements et les gestes fous d'une nation fine et nerveuse, intoxiquée par le pesant alcool d'idées étrangères à demi barbares. Tout ce qui, dans les lettres, en procède, même grandiose, est frelaté, même génial, est de mauvais goût, se force et ment. Il faut suivre dans la monumentale cohue de nos génies littéraires depuis Rousseau, parmi les piliers de stuc colossaux, surchargés, vaniteux, emphatiques, dontl'énor-mité assemble la foule, la voie de marbre pur et solide, autrefois royale, aujourd'hui délaissée et presque secrète, mais où Ton est du moins assuré de cheminer avec les meilleurs. « II y a une France du goût, dit Nietzsche; maisûl faut savoir la trouver. » Et ailleurs : « II y a toujours eu en France le « petit nombre » et cela a rendu possible une musique de chambre de la littérature qu'on chercherait vainement dans le reste de l'Europe », enfin une littérature de purs psychologues. De tous nos modernes, ne devine-t-on pas que le préféré de Nietzsche ne pouvait être que Stendhal, ce Stendhal dont l'Allemagne hier encore ignorait jusqu'au nom !
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d'un aristocrate très intelligent, d'un homme d'entière liberté d'esprit et de goût suprême, vivant dans une société très policée, à une époque de paix publique.
Qu'est-ce qui pourrait intéresser ce personnage de choix et l'amuser à la vie? Ce ne serait pas l'énigme de la destinée humaine ni les questions théologiques, puisqu'on l'a dit homme de goût. Ce ne seraient pas non plus les problèmes de la morale, puisqu'il existe sans doute quelque très vieille religion qui a depuis longtemps défini le bien et le mal d'une façon suffisamment en accord avec les sensibilités naturelles de la nation. Ce ne seraient pas enfin les questions de sociologie transcendante ni les rêves de justice idéale, puisque le régime en vigueur est conforme aux principes vrais et que c'est affaire à de très bons ministres, à de très bons commis (le grand seigneur que nous avons imaginé en est un peut-être), d'en tirer tout le parti possible pour le bien du peuple. Toutes choses étant ainsi dans l'ordre, — dans ce vide métaphysique et cette disette de « hauts sujets » de méditation qui remplirait d'effroi un Allemand ou un idéologue et leur ferait souhaiter la mort, quel objet reste donc à cet esprit sensible et passionné peut-être, mais tou-jours lucide et modéré, pour exercer sa perspicacité
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et sa rêverie? Un seul : l'homme, non pas des bois et des cavernes, mais civilisé (correctif qu'il n'y avait pas besoin d'ajouter avant Rousseau), la nature humaine, telle que l'ont, non pas modifiée ou déformée, mais bien plutôt dégagée et presque créée, en faisant des instincts les sentiments et les goûts, en raffinant, compliquant, intériorisant les passions, en les rendant dangereuses et pathétiques par la morale, plusieurs siècles de vie nationale et de sociabilité progressive. — N'est-ce pas là l'unique thème de tous les bons livres français, de ceux qui ne pouvaient être écrits qu'en France? De là leur caractère à la fois réaliste et choisi ; ils sont aussi exempts d'idéalisme que de vulgarité, deux choses parfois assez proches d'ailleurs. Née à l'aurore de la plus belle et longtemps la seule civilisation moderne (le signe le plus certain d'un beau moment de civilisation, n'est-il pas une certaine parenté profonde, je ne sais quel grand air commun entre les plus hautes et les plus originales intelligences?), la littérature française n'est empreinte à aucun degré des agitations de conscience d'une époque ou d'une race en travail de quelque chose, en quête d'un « idéal », c'est-à-dire souffrante. Elle est toute vouée à une œuvre de luxe et de loisir :
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la peinture, la philosophie des passions. C'est en ce sens que « l'art pour l'art» est sa maxime fondamentale. Maisles passions n'étant belles que par les mœurs, disons que cette littérature a des mœurs. Elle n'est pas utilitaire, ce qui signifie ni religieuse, ni moralisatrice, ni patriotique. Elle est assez dédaigneuse du « sujet » ; le prestige de la grosse aventure, plus encore celui des arrière-pensées métaphysiques ou cosmiques lui sont inutiles. Pour captiver et plaire, elle a de plus fins moyens : la particularité discrète de la vision, le dire sobre, ingénieux et neuf. Enfin, elle est la seule littérature moderne qui eût pu être comprise par des hommes de tous les temps.
Quand on lit Montaigne, la Rochefoucauld, La Bruyère, Fontenelle (particulièrement dans les Dialogues des morts), Vauvenargues, Chamfort, on est plus prés de l'antiquité qu'avec n'importe quel groupe de six auteurs d'un autre peuple... Leurs livres s'élèvent par-dessus les vicissitudes du goût national et de ces couleurs philosophiques dont scintille et doit scintiller, pour devenir célèbre, tout livre d'aujourd'hui ; ils contiennent plus de pensées réelles que tous les livres des philosophes allemands ensemble, des pensées de cette espèce... qui fait que ce sont des pensées, et que je suis embarrassé pour définir ; il suffît, je vois en eux des auteurs qui n'ont pas écrit pour des enfants ni
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pour des enthousiastes, ni pour des vierges ni pour des chrétiens, ni pour des Allemands ni pour... me voilà encore embarrassé pour finir ma liste. Mais voici une louange bien intelligible : écrits en grec, ils auraient aussi été compris par des Grecs. Combien, au contraire, un Platon lui-même aurait*il pu comprendre des écrits de nos meilleurs penseurs allemands, par exemple de Gœthe et de Schopenhauer ! pour ne rien dire de la répugnance que lui eût inspirée leur façon d'écrire... Gœthe, comme penseur, a plus volontiers étreint le nuage qu'on ne le souhaiterait. Et quant à Schopenhauer, ce n'est pas impunément que son esprit se meut parmi des allégories des choses, non parmi les choses elles-mêmes. Quelle clarté, quelle charmante décision, au contraire, chez ces Français ! Voilà un art que les plus fins d'oreille parmi les Grecs eussent pu fêter. Et il est une chose qu'ils eussent vue avec éton-nement et adorée, la malice française de l'expression. (Menschliches, Allzumenschliches, Band II, p. 310.)
Je n'ai pas besoin de prévenir le lecteur que, parmi tous nos écrivains du xixe siècle, un très petit nombre continuent la tradition de l'art français, sont français au goût de Nietzsche. La Révolution et le Romantisme n'ont pas renversé, comme on le prétend, mais corrompu la sensibilité et l'imagination en France. Ce ne sont pas des produits nationaux, mais plutôt les dérèglements et les gestes fous d'une nation
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fine et nerveuse, intoxiquée par le pesant alcool d'idées étrangères à demi barbares. Tout ce qui, dans les lettres, en procède, même grandiose, est frelaté, même génial, est de mauvais goût, se force et ment. Il faut suivre dans la monumentale cohue de nos génies littéraires depuis Rousseau, parmi les piliers de stuc colossaux, surchargés, vaniteux, emphatiques, dontl'énor-mité assemble la foule, la voie de marbre pur et solide, autrefois royale, aujourd'hui délaissée et presque secrète, mais où Ton est du moins assuré de cheminer avec les meilleurs. « II y a une France du goût, dit Nietzsche; maisûl faut savoir la trouver. » Et ailleurs : « II y a toujours eu en France le « petit nombre » et cela a rendu possible une musique de chambre de la littérature qu'on chercherait vainement dans le reste de l'Europe », enfin une littérature de purs psychologues. De tous nos modernes, ne devine-t-on pas que le préféré de Nietzsche ne pouvait être que Stendhal, ce Stendhal dont l'Allemagne hier encore ignorait jusqu'au nom!
APPENDICE l3l
II
Ces vues de Nietzsche sur la littérature française et la vocation intellectuelle des Français sont éparses dans cent endroits de son œuvre. Il n'en est pas de plus caractéristiques de son tour de pensée. Quel accueil trouveront-elles en France? Y seront-elles comprises comme un paradoxe ou comme une leçon qui vient à son heure? Ne nous livrons pas au jeu des prévisions. Le lecteur nous saura sans doute beaucoup meilleur gré, après lui avoir fait connaître quelque chose des jugements de Nietzsche sur l'originalité et les traits inimitables de notre nation, de lui présenter les plus significatives des opinions émises sur Nietzsche du côté français, l'état de notre critique à l'égard du nietzschéisme. Il n'est pas brillant. La gloire de Nietzsche en France aura eu des commencements assez piteux.
 
Je ne sais pas dans quelle gazette — « grand journal » ou « revue jeune », — Nietzsche fut mentionné pour la première fois. Mais je connais le nom d'un des premiers admirateurs français de son génie : Taine. Nietzsche avait adressé à celui qu'il proclamait
Je ne sais pas dans quelle gazette — « grand journal » ou « revue jeune », — Nietzsche fut mentionné pour la première fois. Mais je connais le nom d'un des premiers admirateurs français de son génie : Taine. Nietzsche avait adressé à celui qu'il proclamait « le premier des historiens vivants » un exemplaire de Par delà le Bien et le Mal. Et sans doute il eut lieu de se sentir compris. Car il pria Taine dé le mettre en relation avec une.personne capable de traduire ses livres et d'initier un peu le public. Taine recommanda à Nietzsche un homme de lettres qui fait connaître aux lecteurs de quelques périodiques importants les nouveautés philosophiques. Une correspondance s'établit entre Nietzsche et son futur interprète; elle doit être bien curieuse; un jour ce dernier reçoit une lettre où l'auteur de Zarathustra lui révèle qu'il est le Christ et qu'il a été le monde. La même communication avait été faite en même temps à George Brandès, le célèbre critique danois, et aux plus notoires amis que Nietzsche croyait compter en Europe. Nietzsche était devenu fou. Il y a quelque temps, on a pu lire au rez-de-chaussée d'un grand journal le lamentable document, suivi à peu près de ce commentaire : « Voilà le personnage dont on fait à présent tant de bruit .» Enfin les propos de Zarathustra devenaient intelligibles : ils sont d'un paralytique général !
 
l32 LA MORALE DE NIETZSCHE
L'idée qu'on s'est faite de Nietzsche pendant les dix ou douze années qui séparent la première apparition de son nom dans nos journaux des premiers propos sérieux publiés sur son compte, fut généralement celle de l'anarchiste et du nihiliste le plus forcené. C'est fort curieux. Non seulement Nietzsche n'est pas du tout ce personnage. Mais il en est l'extrême, le violent antipode. D'une aussi étrange méprise je vois plusieurs causes. La principale, c'est la haine de Nietzsche contre le christianisme. Pour beaucoup de personnes sans instruction (et notamment pour les anarchistes), christianisme, gouvernement, ordre public, code pénal, code militaire, gendarmerie, tout cela ne fait qu'un. Qui ruine l'un ébranle l'autre. Une revue « libertaire »,que je crois être — sans pouvoir l'affirmer — VHumanité nouvelle^ paraissant alors sous un autre nom, donna la traduction de VAntéchrist. Elle prenait l'auteur pour un des siens.
« le premier des historiens vivants » un exemplaire de Par delà le Bien et le Mal. Et sans doute il eut lieu de se sentir compris. Car il pria Taine dé le mettre en relation avec une.personne capable de traduire ses livres et d'initier un peu le public. Taine recommanda à Nietzsche un homme de lettres qui fait connaître aux lecteurs de quelques périodiques importants les nouveautés philosophiques. Une correspondance s'établit entre Nietzsche et son futur interprète; elle doit être bien curieuse; un jour ce dernier reçoit une lettre où l'auteur de Zarathustra lui révèle qu'il est le Christ et qu'il a été le monde. La même communication avait été faite en même temps à George Brandès, le célèbre critique danois, et aux plus notoires amis que Nietzsche croyait compter en Europe. Nietzsche était devenu fou. Il y a quelque temps, on a pu lire au rez-de-chaussée d'un grand journal le lamentable document, suivi à peu près de ce commentaire : « Voilà le personnage dont on fait à présent tant de bruit .» Enfin les propos de Zarathustra devenaient intelligibles : ils sont d'un paralytique général !
Deux écrivains considérables ont adopté fort décidément cette interprétation de Nietzsche et fait ce qu'ils pouvaient pour la propager. Auteur d'un très beau livre sur le Lied en Allemagne et des premiers jugements raisonnables publiés en France sur Richard Wagner, M. Edouard Schuré ne pouvait manquer de dire son mot sur le grand adversaire du wagnérisme. Il l'a fait avec plus de passion que de clairvoyance. Idéaliste et mystique — très noblement d'ailleurs — romantique également, aussi enclin à croire à toutes les mythologies de la « conscience » et du sentiment que scandalisé, je le crains, par des dieux de marbre — on ne pouvait attendre de M. Schuréune sereine appréciation. II a traité Nietzsche un peu comme les polémistes cléricaux faisaient Renan, après la Vie de Jésus. Ces quelques lig-nes donneront l'idée de sa thèse :
L'idée qu'on s'est faite de Nietzsche pendant les dix ou douze années qui séparent la première apparition
APPENDICE
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de son nom dans nos journaux des premiers propos sérieux publiés sur son compte, fut généralement celle de l'anarchiste et du nihiliste le plus forcené. C'est fort curieux. Non seulement Nietzsche n'est pas du tout ce personnage. Mais il en est l'extrême, le violent antipode. D'une aussi étrange méprise je vois plusieurs causes. La principale, c'est la haine de Nietzsche contre le christianisme. Pour beaucoup de personnes sans instruction (et notamment pour les anarchistes), christianisme, gouvernement, ordre public, code pénal, code militaire, gendarmerie, tout cela ne fait qu'un. Qui ruine l'un ébranle l'autre. Une revue « libertaire »,que je crois être — sans pouvoir l'affirmer — VHumanité nouvelle^ paraissant alors sous un autre nom, donna la traduction de VAntéchrist. Elle prenait l'auteur pour un des siens.
Deux écrivains considérables ont adopté fort décidément cette interprétation de Nietzsche et fait ce qu'ils pouvaient pour la propager. Auteur d'un très beau livre sur le Lied en Allemagne et des premiers jugements raisonnables publiés en France sur Richard Wagner, M. Edouard Schuré ne pouvait manquer de dire son mot sur le grand adversaire du wagné-
134 l'A MORALE DÉ NIETZSCHE
risme. Il l'a fait avec plus de passion que de clairvoyance. Idéaliste et mystique — très noblement d'ailleurs — romantique également, aussi enclin à croire à toutes les mythologies de la « conscience » et du sentiment que scandalisé, je le crains, par des dieux de marbre — on ne pouvait attendre de M. Schuréune sereine appréciation. II a traité Nietzsche un peu comme les polémistes cléricaux faisaient Renan, après la Vie de Jésus. Ces quelques lig-nes donneront l'idée de sa thèse :
II y a dans la vie de certaines âmes de brusques volte-face où, prises d'une haine violente contre l'objet de leur culte, elles brûlent ce qu'elles ont adoré et adorent ce qu'elles ont brûlé. En pareil cas, l'idole renversée n'est qu'une occasion qui fait éclater la vraie nature et jaillir du fond de l'homme l'ange ou le démon. Il y a eu un de ces points tournants dans la vie intime dé Nietzsche; ce fut sa rupture avec Richard Wagner. A partir de ce moment, la maladie de l'orgueil qui couvait en lui se développa en proportions gigantesques pour le conduire à un athéisme féroce et jusqu'au suicide intellectuel. ( « L'individualisme et l'anarchisme en littérature », Revue des Deux-Mondes, i5 août 1895, p. 777.)
 
Que Nietzsche ait pu être sincèrement désanchanté du caractère, des idées et de ia musique de Wagner,
Que Nietzsche ait pu être sincèrement désanchanté du caractère, des idées et de ia musique de Wagner, et cela pour des raisons qui tiennent à la délicatesse de sa nature morale, à la hauteur de sa philosophie et à la perfection de son esthétique, M. Schuré n'y songe pas un instant. Ce fut une apostasie. Elle éteignit chez Nietzsche « toute la lumière de la sympathie ». Et elle l'entraîna de chute en chute jusqu'au crime.
 
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et cela pour des raisons qui tiennent à la délicatesse de sa nature morale, à la hauteur de sa philosophie et à la perfection de son esthétique, M. Schuré n'y songe pas un instant. Ce fut une apostasie. Elle éteignit chez Nietzsche « toute la lumière de la sympathie ». Et elle l'entraîna de chute en chute jusqu'au crime.
Ce n'est pas impunément qu'on jette l'anathème aux maîtres auxquels on doit son Initiation et ce n'est pas impunément qu'on maudit ses dieux. A partir de ce moment, Nietzsche entre dans un désert d'où il ne sortira plus et qu'il peuplera tantôt des rêves ardents de son orgueil, tantôt des fantômes troublenrs de sa mauvaise conscience. II avoue lui-même fa peur... {Ibid.)
Cet athéisme, cette férocité, ce sentiment d'universelle haine que M. Schuré explique par la rupture de Nietzsche avec Wagner, certain professeur d'université allemande les attribue à une rupture aussi, mais différente. Nietzsche, pendant son service militaire, tomba assez malheureusement de cheval et se brisa la clavicule. Cet accident l'empêcha de devenir officier de réserve. Il en ressentit un désespoir et une fureur qui allèrent jusqu'à la frénésie.
Mais le véritable et trop spirituel inventeur du « nihilisme » de Nietzsche, c'est M. T. de Wyzewa. « Vous prêtez... finement vos qualités aux autres 1 » Dans la Revue Bleue du Ier novembre 1891, M. de Wyzewa a publié un article sur Nietzsche, le dernier métaphysicien allemand. Voilà une erreur : la pensée de Nietzsche tend à dissoudre toute métaphysique. Je m'empresse d'ajouter que ce n'est pas, comme il est arrivé trop de fois, à Kant entre autres, par des arguments qui font ou qui laissent passer une nouvelle métaphysique. Selon Nietzsche, ce sont précisément les métaphysiciens qui, par leur labeur à construire un monde idéal et leur zèle ày faire croire, montrent tout ce qu'il peuty avoir au cœur de l'homme de crainte et de méfiance du réel et donnent l'exemple le plus certain, mais d'ailleurs le plus hypocrite, du nihilisme. En fait, l'auteur de Zarathustra est beaucoup plus voisin de La Rochefoucauld et de Stendhal que de Hegel. M. de Wyzewa simplifie en ces termes la philosophie de Nietzsche : « Au commencement était le non-sens et le non-sens venait de Dieu et le non-sens fut Dieu. » Ce résumé ne s'accorde guère avec la grande estime que M. de Wyzewa professe pour les opinions littéraires de Nietzsche, « tout à fait contraires, dit-il, au génie allemand et conformes au
Mais le véritable et trop spirituel inventeur du
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« nihilisme » de Nietzsche, c'est M. T. de Wyzewa. « Vous prêtez... finement vos qualités aux autres 1 » Dans la Revue Bleue du Ier novembre 1891, M. de Wyzewa a publié un article sur Nietzsche, le dernier métaphysicien allemand. Voilà une erreur : la pensée de Nietzsche tend à dissoudre toute métaphysique. Je m'empresse d'ajouter que ce n'est pas, comme il est arrivé trop de fois, à Kant entre autres, par des arguments qui font ou qui laissent passer une nouvelle métaphysique. Selon Nietzsche, ce sont précisément les métaphysiciens qui, par leur labeur à construire un monde idéal et leur zèle ày faire croire, montrent tout ce qu'il peuty avoir au cœur de l'homme de crainte et de méfiance du réel et donnent l'exemple le plus certain, mais d'ailleurs le plus hypocrite, du nihilisme. En fait, l'auteur de Zarathustra est beaucoup plus voisin de La Rochefoucauld et de Stendhal que de Hegel. M. de Wyzewa simplifie en ces termes la philosophie de Nietzsche : « Au commencement était le non-sens et le non-sens venait de Dieu et le non-sens fut Dieu. » Ce résumé ne s'accorde guère avec la grande estime que M. de Wyzewa professe pour les opinions littéraires de Nietzsche, « tout à fait contraires, dit-il, au génie allemand et conformes au
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génie français ». Il a connu Nietzsche à Bayreuth et l'impression qui lui en est restée est celle d'un «étrange personnage » — d'un « chat de gouttières». — Mais il sera beaucoup pardonné à M. de Wyzewa à cause de cette phrase : « J'ai trouvé dans Nietzsche la meilleure histoire de la musique qui soit. » Avis à nos musicographes.
 
J'ai hâte d'arriver aux seuls travaux vraiment sérieux dont Nietzsche ait été l'objet en France. Le livre de M. Henri Lichtenberger, auquel j'ai fait allusion, se recommande à toutes les personnes désireuses de connaître cette philosophie et cette personnalité, encore énigmatiques, autrement que par des caricatures ou des apologies. Il est substantiel et clair, inspiré par une sympathie très loyale pour le maître qui pouvait dire : « Je ne sens pas en moi une seule goutte de sang malpropre, » en même temps qu'empreint de la plus fine réserve. M. Lichtenberger expose dans toute sa force et son âpreté la pensée de Nietzsche, mais comme en l'interprétant tacitement par une sagesse plus calme, ce qui rend son exposition agréable et vivante et fait son livre personnel. J'y critiquerais peut-être une tendance à isoler Nietzsche, à nous le donner comme une nature très
J'ai hâte d'arriver aux seuls travaux vraiment sérieux dont Nietzsche ait été l'objet en France. Le livre de M. Henri Lichtenberger, auquel j'ai fait allusion, se recommande à toutes les personnes désireuses de connaître cette philosophie et cette personnalité, encore énigmatiques, autrement que par des caricatures ou des apologies. Il est substantiel et clair, inspiré par une sympathie très loyale pour le maître qui pouvait dire : « Je ne sens pas en moi une seule goutte de sang malpropre, » en même temps qu'empreint de la plus fine réserve. M. Lichtenberger expose dans toute sa force et son âpreté la pensée de Nietzsche, mais comme en l'interprétant tacitement par une sagesse plus calme, ce qui rend son exposition agréable et vivante et fait son livre personnel. J'y critiquerais peut-être une tendance à isoler Nietzsche, à nous le donner comme une nature très particulière, bien plutôt que comme fauteur d'un mouvement général de pensée. Sans doute, Nietzsche est plus exceptionnel encore qu'on ne saurait le dire. Et ceci devrait refroidir un peu la jactance « nietzschéenne » de quelques très- jeunes gens, pareils, eux, à beaucoup d'autres. Mais on peut penser que cette extrême personnalité a seulement permis à Nietzsche de donner un tour très vif et très surprenant à des idées déjà mûres, attendues en Europe. M. Lichten-berger ne redoute, d'ailleurs, nullement l'influence de ce « professeur d'énergie » qui, chose assez rare parmi ses confrères, fut une très belle âme. Je crois même qu'il fait des vœux sages et modérés pour que cette influence s'exerce.
 
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particulière, bien plutôt que comme fauteur d'un mouvement général de pensée. Sans doute, Nietzsche est plus exceptionnel encore qu'on ne saurait le dire. Et ceci devrait refroidir un peu la jactance « nietzschéenne » de quelques très- jeunes gens, pareils, eux, à beaucoup d'autres. Mais on peut penser que cette extrême personnalité a seulement permis à Nietzsche de donner un tour très vif et très surprenant à des idées déjà mûres, attendues en Europe. M. Lichten-berger ne redoute, d'ailleurs, nullement l'influence de ce « professeur d'énergie » qui, chose assez rare parmi ses confrères, fut une très belle âme. Je crois même qu'il fait des vœux sages et modérés pour que cette influence s'exerce.
(Revue encyclopédique, 6 janvier 1900.)
 
Dans cette brève nomenclature nous ne prétendions *
Dans cette brève nomenclature nous ne prétendions pas du tout donner une bibliographie, mais relever, ? pour leur curieuse signification, quelques-uns des premiers jugements émis sur Nietzsche en France.
 
pour leur curieuse signification, quelques-uns des *'
Depuis notre article, a paru (Revue hebdomadaire du 23 mars 1901) l'étude déjà mentionnée de M.Jules de Gaultier sur le Sens de la Hiérarchie chez Nietzsche. En dépit d'un titre qui semble en restreindre l'objet, mais en réalité s'attaque à l'idée centrale, cette étude est la meilleure clef du nietzschéisme que nous ayons. Ce travail est trop plein, trop abondant en formules décisives pour que nous le gâtions par une analyse, forcément sommaire. Signalons seulement que, dans une conclusion dont la force logique atteint au pathétique, M. de Gaultier, après avoir observé que conservateurs et révolutionnaires « voudraient également tirer à eux cette pensée nouvelle et en fortifier leur point de vue », s'applique à préciser l'attitude de Nietzsche à l'égard des uns et des autres. On se dispute Nietzschéen effet. Ne nous parlera-t-on pas bientôt d'un Nietzsche anarchiste et fauteur de tous les excès? Nous l'avons interprété dans un sens conservateur. Les explications de M. de Gaultier montreront jusqu'à quel point nous y étions fondé.
premiers jugements émis sur Nietzsche en France.
Depuis notre article, a paru (Revue hebdomadaire *
du 23 mars 1901) l'étude déjà mentionnée de M.Jules •_
de Gaultier sur le Sens de la Hiérarchie chez Nietz- -
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sche. En dépit d'un titre qui semble en restreindre l'objet, mais en réalité s'attaque à l'idée centrale, cette étude est la meilleure clef du nietzschéisme que nous ayons. Ce travail est trop plein, trop abondant en formules décisives pour que nous le gâtions par une analyse, forcément sommaire. Signalons seulement que, dans une conclusion dont la force logique atteint au pathétique, M. de Gaultier, après avoir observé que conservateurs et révolutionnaires « voudraient également tirer à eux cette pensée nouvelle et en fortifier leur point de vue », s'applique à préciser l'attitude de Nietzsche à l'égard des uns et des autres. On se dispute Nietzschéen effet. Ne nous parlera-t-on pas bientôt d'un Nietzsche anarchiste et fauteur de tous les excès? Nous l'avons interprété dans un sens conservateur. Les explications de M. de Gaultier montreront jusqu'à quel point nous y étions fondé.
=== II SUR LA HIÉRARCHIE ===
 
Les Grecs considéraient la cité comme une œuvre ■". *"
de raison et comme une œuvre d'art. Non pas que >
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lement humain, ces naturalistes n'auraient pu voir *
que les aberrations pauvrement fastueuses d'intelli- n
gences disqualifiées, perverties par l'isolement ou par la révolte. Platon lui-même — cet Hellène pourtant équivoque, à moitié gâté par l'Asie — mêle à l'idéalité de ses constructions un fort ingrédient de réalisme.
 
On sait comment, dans sa République, la raide et chimérique géométrie du communisme d'État est corrigée par le principe d'une hiérarchie sociale fondée sur 1'incgalité des hommes. En même temps qu'harmonieuse et complaisante à l'ordonnance, la conception politique des Grecs était donc positive et conforme à la nature. Ils se représentaient la cité parfaite à l'image d'un corps humain vigoureux et beau. Ces deux sortes d'économies leur paraissaient avantageusement comparables. L'existence du corps de l'État dépendait à leurs yeux de la même condition essentielle que l'existence de l'organisme vivant : savoir, une hiérarchie de fonctions internes, égales en nécessité, mais non pas en dignité. Platon dit que, dans la république, les magistrats et les philosophes sont la tête, les guerriers le cœur, les artisans et les laboureurs le ventre. Or, si l'activité du ventre et des viscères s'emploie toute à la conservation de la vie physique, il n'en est pas de même de l'activité de la tête, organe noble, dont une bonne partie est prèlevée par la pensée, l'art, la philosophie, fonctions de luxe et de loisir. Les parties viles de l'organisme travaillent donc à la fois et pour le bien-être du tout — d'où dépend le leur propre — et pour les plaisirs spéciaux des parties supérieures. A ce dévouement nécessaire les premières ne perdent rien, car, incapables de subsister et de se régler par elles seules, elles ont besoin de l'harmonie générale, laquelle serait évidemment compromise si l'organe dirigeant, sentant se tarir la source de sa nourriture, devenait inquiet et fiévreux. Pléthorique, le cerveau ne pense guère, mais, émacié, il pense mal, il a des visions .Ainsi sa bonne alimentation importe au corps tout entier. Les Grecs comprirent à merveille l'unité de la matière et de l'esprit dans la nature humaine. En faisant de l'âme la «forme» du corps, Aristote marque la relation étroite de la pensée, de sa .qualité, de ses modes avec l'individualité physique; l'âme n'est pas un principe absolu, toujours identique à lui-même, mais un certain degré de liberté, de sagesse, de clairvoyance, de générosité, de bonheur, qui caractérise chaque homme et que le tact apprécie. Doctrine souverainement naturelle, à égale distance d'un matérialisme pesant et de la folie chrétienne de l'Esprit pur, de l'Esprit néant.
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par la révolte. Platon lui-même — cet Hellène pourtant équivoque, à moitié gâté par l'Asie — mêle à l'idéalité de ses constructions un fort ingrédient de réalisme.
On sait comment, dans sa République, la raide et chimérique géométrie du communisme d'État est corrigée par le principe d'une hiérarchie sociale fondée sur 1'incgalité des hommes. En même temps qu'harmonieuse et complaisante à l'ordonnance, la conception politique des Grecs était donc positive et conforme à la nature. Ils se représentaient la cité parfaite à l'image d'un corps humain vigoureux et beau. Ces deux sortes d'économies leur paraissaient avantageusement comparables. L'existence du corps de l'État dépendait à leurs yeux de la même condition essentielle que l'existence de l'organisme vivant : savoir, une hiérarchie de fonctions internes, égales en nécessité, mais non pas en dignité. Platon dit que, dans la république, les magistrats et les philosophes sont la tête, les guerriers le cœur, les artisans et les laboureurs le ventre. Or, si l'activité du ventre et des viscères s'emploie toute à la conservation de la vie physique, il n'en est pas de même de l'activité de la tête, organe noble, dont une bonne partie est prèle-
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vée par la pensée, l'art, la philosophie, fonctions de luxe et de loisir. Les parties viles de l'organisme travaillent donc à la fois et pour le bien-être du tout — d'où dépend le leur propre — et pour les plaisirs spéciaux des parties supérieures. A ce dévouement nécessaire les premières ne perdent rien, car, incapables de subsister et de se régler par elles seules, elles ont besoin de l'harmonie générale, laquelle serait évidemment compromise si l'organe dirigeant, sentant se tarir la source de sa nourriture, devenait inquiet et fiévreux. Pléthorique, le cerveau ne pense guère, mais, émacié, il pense mal, il a des visions .Ainsi sa bonne alimentation importe au corps tout entier. Les Grecs comprirent à merveille l'unité de la matière et de l'esprit dans la nature humaine. En faisant de l'âme la «forme» du corps, Aristote marque la relation étroite de la pensée, de sa .qualité, de ses modes avec l'individualité physique; l'âme n'est pas un principe absolu, toujours identique à lui-même, mais un certain degré de liberté, de sagesse, de clairvoyance, de générosité, de bonheur, qui caractérise chaque homme et que le tact apprécie. Doctrine souverainement naturelle, à égale distance d'un matérialisme pesant et de la folie chrétienne de l'Esprit pur, de l'Esprit néant.
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II n'y aurait qu'à appliquer d'aussi heureuses intuitions de la réalité humaine au problème de l'Etat pour concevoir, comme par enchantement, l'harmonie profonde qui existe entre les fins d'utilité générale dont le souci s'impose primordialement au politique, et les fins de civilisation supérieure, de perfectionnement humain, dont il a l'amour.
 
Nietzsche a plusieurs fois écrit qu'un peuple, une race — à les considérer matériellement, comme suite de générations, foison d'anonymes, — ne sont que la matière gâchée par la nature, en travail de trois ou quatre grands hommes. Peut-être cette vue trahit-elle chez ce classique et cet athée qu'est Nietzsche un reste de romantisme et d'esprit religieux, un goût de sang, de victimes et la manie de la justification. Pourquoi les grandes âmes, les royales intelligences, les sociétés choisies, où s'entretient la fête des délicates et belles mœurs, ne seraient-elles pas la parure d'une nation qui ne s'est pas sacrifiée, mais a trouvé son profit à les produire? C'est encore une idée d'A-ristote que le plaisir résulte d'une activité conforme à la nature, ou plutôt qu'il s'y ajoute comme à la vigueur de l'adolescence sa fleur. On pourrait dire pareillement que, dans la cité, le beau s'ajoute de lui-
Nietzsche a plusieurs fois écrit qu'un peuple, une race — à les considérer matériellement, comme suite de générations, foison d'anonymes, — ne sont que la matière gâchée par la nature, en travail de trois ou quatre grands hommes. Peut-être cette vue trahit-elle chez ce classique et cet athée qu'est Nietzsche un reste de romantisme et d'esprit religieux, un goût de sang, de victimes et la manie de la justification. Pourquoi les grandes âmes, les royales intelligences, les sociétés choisies, où s'entretient la fête des délicates et belles mœurs, ne seraient-elles pas la parure d'une nation qui ne s'est pas sacrifiée, mais a trouvé son profit à les produire? C'est encore une idée d'A-ristote que le plaisir résulte d'une activité conforme à la nature, ou plutôt qu'il s'y ajoute comme à la vigueur de l'adolescence sa fleur. On pourrait dire pareillement que, dans la cité, le beau s'ajoute de lui-même à l'utile. Quand la prospérité et l'ordre publics sont assurés par la collaboration suffisamment bénévole de tous, quand chaque citoyen, ayant, pour ainsi parler, le naturel de sa fonction, ne peut que trouver normal et juste un état de choses qui, en l'y bornant sagement, l'y contient et l'y protège, alors il est permis à quelques esprits de jouir, alors il a y place au sommet de la cité pour l'art et pour la philosophie. Que si, au contraire, par le fait d'une politique ou chimérique ou pas assez observatrice, un désaccord général arrive à régner entre les opinions, c'est-à-dire, au fond, entre les caractères et les conditions, si l'inquiétude publique assure d'avance du crédit '[ aux premiers plans venus de réforme sociale ou morale et rend l'heure propice aux prophètes, aux déten- ; teurs de vérité absolue, dans ce cas l'état de désinté- ;.-;' ressèment nécessaire pour la création de la beauté t et pour un usage épicurien de la pensée ne se réali- ', sera qu'à grand'peine. Les hommes les plus ingé- : nieux, les plus nettement marqués pour une vocation \ de luxe, resteront sans emploi. Idéalistes peut-être, î mais idéalistes avisés,— faut41 dire ironiques? — les Grecs trouvaient à un ordre politique fondé sur la = hiérarchie naturelle des hommes ce double avantage de procurer le bien-être général et de permettre à une élite les plaisirs de la contemplation.
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même à l'utile. Quand la prospérité et l'ordre publics sont assurés par la collaboration suffisamment bénévole de tous, quand chaque citoyen, ayant, pour ainsi parler, le naturel de sa fonction, ne peut que trouver normal et juste un état de choses qui, en l'y bornant sagement, l'y contient et l'y protège, alors il est permis à quelques esprits de jouir, alors il a y place au sommet de la cité pour l'art et pour la philosophie. Que si, au contraire, par le fait d'une politique ou chimérique ou pas assez observatrice, un désaccord général arrive à régner entre les opinions, c'est-à-dire, au fond, entre les caractères et les conditions, si l'inquiétude publique assure d'avance du crédit '[ aux premiers plans venus de réforme sociale ou morale et rend l'heure propice aux prophètes, aux déten- ; teurs de vérité absolue, dans ce cas l'état de désinté- ;.-;' ressèment nécessaire pour la création de la beauté t et pour un usage épicurien de la pensée ne se réali- ', sera qu'à grand'peine. Les hommes les plus ingé- : nieux, les plus nettement marqués pour une vocation \ de luxe, resteront sans emploi. Idéalistes peut-être, î mais idéalistes avisés,— faut41 dire ironiques? — les Grecs trouvaient à un ordre politique fondé sur la = hiérarchie naturelle des hommes ce double avantage
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de procurer le bien-être général et de permettre à une élite les plaisirs de la contemplation.
Cette doctrine est assurément aristocratique, mais non pas au sens féroce ou dédaigneux. Une politique aussi soucieuse de ne demander à chaque citoyen qu'une activité en harmonie avec son naturel et, par une évidente conséquence, de lui assurer la conservation d'un naturel en harmonie avec le genre d'activité dont il est capable, une telle politique mérite le nom d'humaine et de bienveillante. Elle semble autrement apte à procurer la plus grande somme possible de bonheur public qu'un système de gouvernement qui prétendrait appliquer à la conduite des hommes quelque conception idéale et conjecturale de l'humanité. Sans doute, elle sanctionne des privilèges ; ou plutôt elle définit des compétences, pareillement nécessaires, bien qu'inégalement précieuses. Mais où prend-on que des privilèges ne soient que des plaisirs et non des charges ? C'est une désignation fort onéreuse que celle qui nous distingue publiquement, légalement, comme des êtres mieux nés que d'autres, c'est-àrdire comme les maîtres de la générosité, de la magnanimité, de la bravoure, de la hauteur de cœur, de la maîtrise de soi-même, des belles façons.
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Mais la vérité est que, dans cette République, dont rêvaient les penseurs grecs et qui n'était utopique peut-être que pour ne pas tenir assez compte de l'utopie, de l'élément démagogique et visionnaire, tout était magistère et privilège. A chaque spécialité de fonctions correspondait psychologiquement le monopole de certaines vertus. Chaque classe sociale se distinguait par des traits non seulement matériels, mais moraux, humains. Il faut bien dire ce qui dans toute conception aristocratique et traditionnelle offense le plus les démocrates modernes: ce n'est pas précisément le principe de l'inégalité politique, mais plutôt la franchise à reconnaître le fondement de l'inégalité politique là où seulement il réside : dans les inégalités naturelles.
Ils voudraient que celles-ci fussent niées — effrontément — et que la cité, impuissante sans doute à faire passer tout le monde par les plus hautes charges, proclamât tout au moins une sorte d'égalité métaphysique, spirituelle, entre les hommes, la pareille valeur de toutes les consciences, de toutes les âmes. Obligés de renoncer pratiquement à la folie de leurs vœux puérils,,ils admettraient à la rigueur que toutes les fonctions ne fussent pas l'objet des mêmes hon-bonheurs, mais à la condition que chacun fût admis au même titre à se prononcer sur la religion et sur la morale. Or, de toutes les prérogatives possibles, il n'en est pas, justement, dont une répartition aveugle, une concession indiscrète, menaçât l'État et la civilisation de plus de dangers.
 
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neurs, mais à la condition que chacun fût admis au même titre à se prononcer sur la religion et sur la morale. Or, de toutes les prérogatives possibles, il n'en est pas, justement, dont une répartition aveugle, une concession indiscrète, menaçât l'État et la civilisation de plus de dangers.
Plutôt prétendre tous les citoyens aptes de naissance à tailler dans le marbre un bel Apollon que de les faire indistinctement libres juges du juste et de l'injuste, du bien et du mal, du fondement des mœurs, des origines de l'autorité et de la mission de la patrie. Souveraines questions réservées à moins de personnes encore que la sculpture et la musique, objet d'une plus précieuse espèce de compétence!
 
Un État où il n'y aurait que des premiers ministres serait moins exposé à la dissolution et à l'anarchie qu'un État dont tous les membres seraient augures ou pythonisses, interprètes des dieux. Car les dieux ont toujours ressemblé singulièrement aux âmes qui parlent sous leur inspiration. Et il n'est pas vrai que toutes les âmes soient égales. Il ne l'est pas davantage qu'une société organisée ait jamais pu se passer de dieux. Pas de pouvoir public qui n'ait tiré de quelque divinité son principal moyen de prestige et de gouver»
Un État où il n'y aurait que des premiers ministres serait moins exposé à la dissolution et à l'anarchie qu'un État dont tous les membres seraient augures ou pythonisses, interprètes des dieux. Car les dieux ont toujours ressemblé singulièrement aux âmes qui parlent sous leur inspiration. Et il n'est pas vrai que toutes les âmes soient égales. Il ne l'est pas davantage qu'une société organisée ait jamais pu se passer de dieux. Pas de pouvoir public qui n'ait tiré de quelque divinité son principal moyen de prestige et de gouvernement : divinités de marbre et d'or, divinités de pain azyme, divinités de bois... ou divinités de mots.
 
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Mais l'existence d'une hiérarchie sociale ne se justifie pas seulement par l'intérêt politique et l'intérêt matériel de la nation considérée comme un tout. Elle est nécessaire à la santé et à la beauté de l'espèce humaine. Elle profite à la dignité des individus de tout rang, je dis : du peuple non moins que de l'aristocratie. Le régime de la distinction des classes peut seul faire atteindre à la généralité des citoyens leur maximum de valeur morale et d'intelligence. Celui de l'égalité universelle les mène au dévergondage. En obligeant toujours le premier venu à manifester des opinions sur les intérêts les plus généraux de la civilisation et de l'Etat, il lui fait une. loi de la sottise. Quoi de plus ruineux pour nous-mêmes que des devoirs ou des prétentions supérieurs à la sphère de compétence visiblement circonscrite par notre naturel? Cette immodestie nous rend nuisibles à Tordre public, comme sont tous les mal assurés, tous les agités. Mais surtout elle nous défigure; elle dépense en creuses paroles, en gestes impuissants et mal ordonnés, une activité qui, concentrée sur des objets adéquats, eût enfanté quelque chose. Troubler tous les hommes avec des soucis qui ne laissent de sang-froid que des têtes exceptionnellement averties ! Le dogme fondamental de l'égaiitarisme, c'est que si tous n'ont pas la science, tous ont l'inspiration. Verrons-nous jamais la réalisation de ce sombre rêve : les ouvriers de Paris penchant sur leur verre de vin des visages assombris par quelque folle espérance millénaire] Mais quand même le rôle d'hiérophantes, de révélateurs du droit et la justice, des origines et des fins dernières, resterait en «fait réservé à quelques docteurs professionnels, manieurs de mots, la farce ajoutée à l'histoire par le triomphe du dogme égali-taire n'en serait pas moins scandaleuse, car la foule s'assemblerait autour des prophètes, en qui elle se reconnaîtrait; c'est d'elle qu'ils tireraient leur autorité. Or ce qui importe pour la qualité des produits de la «conscience» humaine, c'est de savoir s'ils seront jugés d'en haut ou d'en has. Otez au peuple les clartés sûres et apaisantes que les traditions, l'antique religion du pays lui fournissent sur l'ordre social et ses fondements, et persuadez-le que l'esprit de vérité souffle en lui comme le vent dans les forêts vierges, vous le vouez aux visions, au délire. Quels seront alors ses maîtres? Ceux qui lui offriront son image enorgueillie, des âmes sans mesure qui, sentant comme ces masses égarées, mais avec une impudeur, une fièvre extraordinaires, avec une horrible naïveté, moralement débraillées jusqu'à l'innocence et jusqu'au génie, lui parleront la voix de Dieu. Ainsi libéré, le peuple s'appelle plèbe.
nement : divinités de marbre et d'or, divinités de pain azyme, divinités de bois... ou divinités de mots.
 
Mais l'existence d'une hiérarchie sociale ne se justifie pas seulement par l'intérêt politique et l'intérêt matériel de la nation considérée comme un tout. Elle est nécessaire à la santé et à la beauté de l'espèce humaine. Elle profite à la dignité des individus de tout rang, je dis : du peuple non moins que de l'aristocratie. Le régime de la distinction des classes peut seul faire atteindre à la généralité des citoyens leur maximum de valeur morale et d'intelligence. Celui de l'égalité universelle les mène au dévergondage. En obligeant toujours le premier venu à manifester des opinions sur les intérêts les plus généraux de la civilisation et de l'Etat, il lui fait une. loi de la sottise. Quoi de plus ruineux pour nous-mêmes que des devoirs ou des prétentions supérieurs à la sphère de compétence visiblement circonscrite par notre naturel? Cette immodestie nous rend nuisibles à Tordre public, comme sont tous les mal assurés, tous les agités. Mais surtout elle nous défigure; elle dépense en creuses paroles, en gestes impuissants et mal ordonnés, une activité qui, concentrée sur des objets adé-
Les Grecs avaient horreur d'une plèbe. Mais ils ne voulaient pas un peuple de fellahs. Ils pensaient à des forgerons sains et de forte humeur, parleurs, libres entre eux, respectables par leur maîtrise et leur marteau, remplis de proverbes et de malice, sûrs de leurs opinions morales et se sachant seuls juges de la conduite des filles et des femmes de leur état. Du moins, ces traits peignent-ils assez l'idée d'un Français de bonne race qui a beaucoup de bienveillance à mettre d'accord avec sa raison politique. Il n'importe que dans cet aperçu de la belle cité grecque nous nous soyons soucié d'autre chose que d'exactitude textuelle et ayons enrichi de quelques finesses psychologiques la construction aérée d'Aristote. Nous montrons ici que la hiérarchie des classes est une condition nécessaire de la sagesse du peuple,non pas seulement de celle qui tranquillise,pour un temps au moins, le pouvoir central, mais de celle-là plus encore dont le peuple lui-même jouit et peut tirer fierté. Il faut voir dans les dialogues de Platon avec quel sérieux ces jeunes gens délimitent le domaine du potier et du corroyeur et l'y déclarent maître. « Qui est bon estimateur d'un vase ? demandent-ils. — Le potier habile. — Et de la chorégraphie ? — Le maître à danser. — Qui est bon interprète des dieux ? — Les prêtres et les augures ? — A qui donc, ô mon fils, dirons-nous qu'il appartienne de juger des mœurs, de la religion et de l'ordre de la cité? — Aux meilleurs, ô Socrate (01 àpimoi), aux véridiques (ot <ùsTtHo\), aux hommes bien nés qui ont l'âme belle (*aXox,a<Ya6o0' Ainsi leur parole concise sculpte en passant de belles et solides figures de maîtres artisans. Des foules d'hommes de peu de saillie individuelle se trouvent parés de dignité, leur impersonnalité même devient une sorte de grandeur.
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quats, eût enfanté quelque chose. Troubler tous les hommes avec des soucis qui ne laissent de sang-froid que des têtes exceptionnellement averties ! Le dogme fondamental de l'égaiitarisme, c'est que si tous n'ont pas la science, tous ont l'inspiration. Verrons-nous jamais la réalisation de ce sombre rêve : les ouvriers de Paris penchant sur leur verre de vin des visages assombris par quelque folle espérance millénaire] Mais quand même le rôle d'hiérophantes, de révélateurs du droit et la justice, des origines et des fins dernières, resterait en «fait réservé à quelques docteurs professionnels, manieurs de mots, la farce ajoutée à l'histoire par le triomphe du dogme égali-taire n'en serait pas moins scandaleuse, car la foule s'assemblerait autour des prophètes, en qui elle se reconnaîtrait; c'est d'elle qu'ils tireraient leur autorité. Or ce qui importe pour la qualité des produits de la «conscience» humaine, c'est de savoir s'ils seront jugés d'en haut ou d'en has. Otez au peuple les clartés sûres et apaisantes que les traditions, l'antique religion du pays lui fournissent sur l'ordre social et ses fondements, et persuadez-le que l'esprit de vérité souffle en lui comme le vent dans les forêts vierges, vous le vouez aux visions, au délire. Quels seront
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alors ses maîtres? Ceux qui lui offriront son image enorgueillie, des âmes sans mesure qui, sentant comme ces masses égarées, mais avec une impudeur, une fièvre extraordinaires, avec une horrible naïveté, moralement débraillées jusqu'à l'innocence et jusqu'au génie, lui parleront la voix de Dieu. Ainsi libéré, le peuple s'appelle plèbe.
Les Grecs avaient horreur d'une plèbe. Mais ils ne voulaient pas un peuple de fellahs. Ils pensaient à des forgerons sains et de forte humeur, parleurs, libres entre eux, respectables par leur maîtrise et leur marteau, remplis de proverbes et de malice, sûrs de leurs opinions morales et se sachant seuls juges de la conduite des filles et des femmes de leur état. Du moins, ces traits peignent-ils assez l'idée d'un Français de bonne race qui a beaucoup de bienveillance à mettre d'accord avec sa raison politique. Il n'importe que dans cet aperçu de la belle cité grecque nous nous soyons soucié d'autre chose que d'exactitude textuelle et ayons enrichi de quelques finesses psychologiques la construction aérée d'Aristote. Nous montrons ici que la hiérarchie des classes est une condition nécessaire de la sagesse du peuple,non pas seulement de celle qui tranquillise,pour un temps
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au moins, le pouvoir central, mais de celle-là plus encore dont le peuple lui-même jouit et peut tirer fierté. Il faut voir dans les dialogues de Platon avec quel sérieux ces jeunes gens délimitent le domaine du potier et du corroyeur et l'y déclarent maître. « Qui est bon estimateur d'un vase ? demandent-ils. — Le potier habile. — Et de la chorégraphie ? — Le maître à danser. — Qui est bon interprète des dieux ? — Les prêtres et les augures ? — A qui donc, ô mon fils, dirons-nous qu'il appartienne de juger des mœurs, de la religion et de l'ordre de la cité? — Aux meilleurs, ô Socrate (01 àpimoi), aux véridiques (ot <ùsTtHo\), aux hommes bien nés qui ont l'âme belle (*aXox,a<Ya6o0' Ainsi leur parole concise sculpte en passant de belles et solides figures de maîtres artisans. Des foules d'hommes de peu de saillie individuelle se trouvent parés de dignité, leur impersonnalité même devient une sorte de grandeur.
=== III. LA MÉTHODE DE NIETZSCHE ===