« Itinéraire de Paris à Jérusalem/Opinion sur le projet de loi relatif à la répression des délits commis dans les échelles du Levant » : différence entre les versions

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(Chambre des pairs, séance du lundi 13 mars 1826. — N.d.A.)
 
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Messieurs, j’ai remarqué dans le projet de loi soumis à votre examen une lacune considérable, et qu’il est, selon moi, de la dernière importance de remplir.
 
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Mais s’il arrive qu’il y ait des contraventions, des délits et des peines qui n’aient point été prévus, et que par conséquent aucun châtiment ne menace, il en résulte que ces contraventions, délits et crimes, ne peuvent être atteints par les lois pénales existantes jusqu’à ce qu’ils aient été rangés dans la série des contraventions, des délits et des crimes connus et signalés.
 
Ainsi, par exemple, il a été loisible d’entreprendre la traite des noirs jusqu’au jour où une loi l’a défendue. Eh bien, un crime pour le moins aussi effroyable, que je nommerai la ''traite des blancs'', se commet dans les mers du Levant, et c’est ce crime que mon amendement
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vous propose de rappeler, afin qu’il puisse tomber sous la vindicte des lois françaises.
 
Je vais, messieurs, développer ma pensée.
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C’est cette disparate effrayante que je vous propose de détruire par le moyen le plus simple, sans blesser le caractère du projet de loi qui fait l’objet de la présente discussion.
 
Ne craignez pas, messieurs, que je vienne vous faire ici un tableau pathétique des malheurs de la Grèce, que je vous entraîne dans ce champ de la politique étrangère où il ne vous conviendrait peut-être pas d’entrer. Plus mes sentiments sont connus sur ce point, plus je mettrai de réserve dans mes paroles. Je me contente de demander la
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répression d’un crime énorme, abstraction faite des causes qui ont produit ce crime et de la politique que l’Europe chrétienne a cru devoir suivre. Si cette politique est erronée, elle sera punie, car les gouvernements n’échappent pas plus aux conséquences de leurs fautes que les individus.
 
Il est de notoriété publique que des femmes, des enfants, des vieillards, ont été transportés dans des vaisseaux appartenant à des nations civilisées, pour être vendus comme esclaves dans les différents bazars de l’Europe, de l’Asie et de l’Afrique. Ces enfants, ces femmes, ces vieillards sont de la race blanche dont nous sommes ; ils sont chrétiens comme nous ; et je dirais qu’ils sont nés dans cette Grèce, mère de la civilisation, si je ne m’étais interdit tous les souvenirs qui pourraient ôter le calme à vos esprits.
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Dira-t-on qu’on ne peut assimiler ce que j’appelle la ''traite des blancs'' à la traite des noirs, puisque les marchands chrétiens n’achètent pas des blancs pour les revendre ensuite dans les différents marchés du Levant ?
 
Ce serait là, messieurs, une dénégation sans preuve à laquelle vous pourriez attribuer plus ou moins de valeur. Je pourrais toujours dire que puisque des esclaves blancs sont vendus dans les marchés du Caire, dans les ports de la Barbarie, rien ne démontre que les mêmes chrétiens
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infidèles à leur foi, rebelles aux lois de leur pays, qui se livrent encore à la traite des noirs, se fissent plus de scrupule d’acheter et de vendre un blanc qu’un noir. Vous niez le crime ? Eh bien, s’il ne se commet pas, la loi ne serait pas appliquée ; mais elle existera comme une menace de votre justice, comme un témoignage de votre gloire, de votre religion, de votre humanité, et j’ose dire comme un monument de la reconnaissance du monde envers la patrie des lumières.
 
Mais à présent, messieurs, que j’ai bien voulu, pour la force de l’argumentation, combattre ''a priori'' la dénégation pure et simple, si elle m’était opposée, les raisonnements du second degré de logique ne laisseraient plus vestige de la dénégation.
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Ici il est évident que le complice est, pour ainsi dire, plus criminel même ; car, s’il n’avait pas, pour un vil gain, fourni des moyens de transport, les malheureuses victimes seraient du moins restées dans les ruines de leur patrie ; et qui sait si la victoire ou la politique, ramenant enfin la Croix triomphante, ne les eût pas rendues un jour à la religion et à la liberté ?
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Observez d’ailleurs, messieurs, une chose qui tranche la question. Mon amendement, qui n’est autre chose, comme vous le verrez bientôt, que l’article 1er de la loi du 15 avril 1818, s’exprime d’une manière étendue comme cet article ; il ne renferme pas le crime dans le fait unique de l’achat et de la vente de l’esclave : le bon sens et l’efficacité de la loi voulaient qu’il fût ainsi rédigé.
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Je me résume, messieurs.
 
Si la loi sur la traite des noirs avait été moins particulière dans l’énoncé des délits et crimes qu’elle condamne, le projet de loi que nous examinons embrassant les crimes et délits qui se commettent
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dans les échelles du Levant, je n’aurais eu aucun amendement à proposer.
 
Mais comme la loi contre la traite borne son action à ce qui regarde les esclaves de la race noire, elle laisse tout pouvoir d’agir aux hommes qui voudraient faire le commerce des esclaves de race blanche dans les échelles du Levant, et met les coupables, visiblement hors de l’atteinte de la loi contre la traite des noirs.
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== Amendement ==
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== Discours en réponse à M. le Garde des sceaux ==
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M. le Garde des sceaux ==
 
 
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M. le garde des sceaux ne me semble avoir détruit ni ce que j’ai avancé touchant le crime, ni ce que j’ai soutenu sur la complicité du crime. Il se contente de tout nier. Mais nier n’est pas prouver ; et moi, pour soutenir que les transports d’esclaves existent, je m’appuie sur les écrits de tous, les voyageurs, sur les récits de toutes les gazettes imprimées dans l’Orient, même de celles qui ne sont pas favorables à la cause des Grecs, sur les journaux officiels de Napoli de Romani, enfin sur les plaintes mêmes du gouvernement grec. Quand on a demandé à celui-ci de faire justice des pirates qui usurpent son pavillon, il a répondu qu’il ne demandait pas mieux, mais qu’il fallait aussi que les puissances chrétiennes défendissent à leurs sujets de fournir des transports aux soldats turcs et de noliser des vaisseaux pour y faire recevoir des malheureux habitants de la Grèce que l’on emmenait en esclavage. Voilà, messieurs, des faits connus de tout l’univers.
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Et enfin, comme je l’ai déjà dit, si le crime n’existe pas, il suffirait qu’il fût possible, et qu’on en eût été menacé, pour ôter d’avance tout moyen de le commettre impunément. Si mon amendement introduit dans le projet de loi est inutile, tant mieux ; mais c’est le cas de dire plus que jamais que ce qui abonde ne vicie pas. Cet amendement vous fera un immortel honneur sans pouvoir causer aucun dommage. Toute la question vient se réduire à ce point : Il y aura jugement devant les tribunaux. Si les prévenus ne sont pas coupables du crime qu’on leur impute, s’ils n’ont pas pris une part quelconque à un trafic réprouvé par les lois divines et humaines, ils seront acquittés. Tous les jours des vaisseaux sont arrêtés comme prévenus d’avoir fait la traite des noirs : les maîtres de ces vaisseaux se justifient, et ils sont libérés. Encore une fois, si le délit ou le crime que l’amendement est destiné à prévenir n’existe pas, la loi ne sera jamais appliquée ; s’il existe, et qu’il y ait des prévenus, ils seront jugés, et renvoyés absous s’il ne sont pas coupables ; s’ils sont coupables, voudriez-vous qu’un crime aussi énorme devant Dieu et devant les hommes restât impuni ?
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Le savant magistrat à qui j’ai l’honneur de répondre semble avoir confondu lui-même des choses extrêmement diverses : parce que je m’occupais de délits, il lui a paru que j’établissais des peines, dont je ne dis pas un mot.
 
Considéré sous tous les rapports, mon amendement, messieurs, ne dénature point le principe de la loi dans laquelle je sollicite son introduction. Ce n’est qu’un article oublié dans cette loi, dont je demande pour ainsi dire le rétablissement. La matière est parfaitement homogène. L’amendement ne fait que généraliser la nature d’un crime déjà mentionné dans vos lois, il n’introduit aucune peine nouvelle pour la
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répression de ce crime. Le projet de loi s’occupe des délits commis dans les échelles du Levant, sous les yeux des consuls français ; et ce sont aussi des délits commis dans les échelles du Levant, sous les yeux des consuls du roi, que l’amendement spécifie. Ici les crimes ont le même théâtre, sont perpétrés par les mêmes hommes, attestés par les mêmes témoins, jugés par les mêmes tribunaux : que faut-il donc de plus pour donner à un amendement le caractère de la loi même dans laquelle il peut être placé ?
 
Je voulais négliger de répondre à une objection qui n’est pas nouvelle, et que depuis dix ans j’ai vu reproduire à propos de presque toutes les lois.
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Et en vérité, messieurs, mon amendement fût-il plus étranger à la loi, pourriez-vous, pour une petite convenance de matières, refuser de prévenir un si grand crime ? Et qu’on ne dise pas que dans tous les cas on a le temps d’attendre : l’amendement est urgent, car les malheurs se précipitent ; il ne s’agit pas de prévenir un désordre à venir, mais un désordre du jour.
 
Au moment où je vous parle, messieurs, une nouvelle moisson de victimes humaines tombe peut-être sous le fer des Turcs. Une poignée de chrétiens héroïques se défend encore au milieu des ruines de Missolonghi, à la vue de l’Europe chrétienne insensible à tant de courage et à tant de malheurs. Et qui peut pénétrer les desseins de la Providence ? J’ai lu hier, messieurs, une lettre d’un enfant de quinze ans, datée des remparts de Missolonghi. " Mon cher compère, écrit-il dans sa naïveté à un de ses camarades à Zante, j’ai été blessé trois fois ; mais je suis, moi et mes compagnons, assez guéri pour avoir repris nos fusils. Si nous avions des vivres, nous braverions des ennemis trois fois plus nombreux. Ibrahim est sous nos murs ; il nous a fait faire
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des propositions et des menaces ; nous avons tout repoussé. Ibrahim a des officiers français avec lui : qu’avons-nous fait aux Français pour nous traiter ainsi ? "
 
Messieurs, ce jeune homme sera-t-il pris, transporté par des chrétiens aux marchés d’Alexandrie ? S’il doit encore nous demander ce qu’il a fait aux Français, que notre amendement soit là pour satisfaire à l’interrogation de son désespoir, au cri de sa misère, pour que nous puissions lui répondre : " Non, ce n’est pas le pavillon de saint Louis qui protège votre esclavage, il voudrait plutôt couvrir vos nobles blessures ! "