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Dans la société européenne actuelle, on ment effroyablement. Sur beaucoup de points, l’individualité humaine est en progrès et son perfectionnement s’affirme ; sur celui-là, le recul est marqué. On oublie d’enseigner aux enfants le culte de la vérité, on oublie de le rappeler à leurs maîtres, de l’exiger des fonctionnaires, d’en faire la base de toute prédication et de toute autorité.
reflètent dans toutes les manifestations de l’autre. L’un ne peut s’élever sans que l’autre monte aussi, et il est bien difficile que là où la presse est captive, la science soit tout à fait libre. Il y a toutefois un mal auquel la presse est seule sujette : c’est la vénalité. Peut-être le public, volontiers ingrat quand il s’agit d’une institution qui lui rend de tels services, s’en exagère-t-il les ravages ; il y a, somme toute, dans le monde du journalisme européen, plus d’honnêteté que ne le croient abonnés et lecteurs. La vénalité provenait jusqu’à présent de deux causes principales : d’abord la situation précaire d’un grand nombre de journalistes plus ou moins besogneux et obligés de vivre au jour le jour. La presse est encore à ses débuts ; l’Europe a souri en apprenant qu’une université américaine s’était annexé une école de journalisme ; avant 1950, toutes les universités d’Europe en auront fait autant ; mais aujourd’hui la presse n’est pas encore classée comme carrière ; on n’admet pas que des connaissances spéciales soient nécessaires pour y réussir ; aussi sert-elle de refuge à une quantité de fruits secs et de déséquilibrés ; des feuilles se fondent qui ne prolongent leur existence qu’à l’aide de subterfuges inavouables. Tout cela est éminemment favorable aux progrès du mal. Une seconde cause, ce sont les mœurs financières. Les hommes d’affaires les moins véreux manquent parfois de scrupules lorsqu’il s’agit d’attirer des capitaux pour créer ou soutenir une entreprise. L’honnête réclame qui ne se cache pas ou se dissimule joyeusement derrière un jeu de mots ne convient point à un aussi grave sujet qu’un placement d’argent. Alors on prend des chemins détournés qui côtoient plus ou moins l’indélicatesse ; pour cela, il faut le concours de la presse, et on se le dispute à prix d’or.


Un troisième élément entre, avons-nous dit, dans la formation de l’esprit public : la religion. {{corr|A|À}} l’heure actuelle, dans presque toutes les religions d’Europe se manifeste un double courant contradictoire. D’une part, le sentiment s’épure et s’élargit ; de l’autre, les cadres et les idées se resserrent. La religion se nationalise, devient une étiquette recouvrant quelque chose d’ici-bas, quelque chose d’éminemment temporel. Par calcul ou par impulsion, des citoyens qui sont, au fond, indifférents ou incrédules, se groupent sous sa bannière, tandis que vivent en dehors d’elle, en apparence, des hommes qui professent et mettent en pratique les principes sur lesquels, à l’origine, se basaient ses doctrines. Un dénombrement des différentes confessions donnerait des résultats fort inexacts : beaucoup de ceux qui ne pratiquent pas sont des croyants, tandis que beaucoup de ceux qui ont l’air de pratiquer ne s’embarrassent ou ne s’inquiètent, en réalité, d’aucune croyance. Seulement les premiers sont des isolés et des silencieux ; les seconds se groupent avec éclat et témoignent d’un zèle d’autant plus bruyant qu’il est moins sincère. Leur action est donc puissante et effective. L’esprit de paix et de charité n’y trouve guère son compte ; l’intolérance, au contraire, y trouve le sien, une intolérance nouvelle qui ne naît point du dogme, mais d’idées politiques et d’intérêts auxquels le dogme sert de déguisement.
Dussé-je être taxé d’optimisme exagéré, je n’hésiterai pas à dire que, pour moi, ces deux causes de vénalité sont passagères : à mesure que se fera l’éducation du public, le niveau intellectuel et moral de la presse ira se relevant et son rôle financier perdra de l’importance. Aussi bien le danger n’est-il pas là ; il est dans une troisième source de corruption qui vient d’apparaître. Nous avons vu naître et se développer depuis peu d’années ce qu’on pourrait appeler la vénalité officielle ; ce ne sont plus des particuliers, ce sont des gouvernements qui ont osé propager l’erreur ou barrer la route à la vérité. Ils y sont parvenus. Le silence qui s’est fait sur les massacres d’Arménie est un symptôme effrayant. Sans doute, il s’agissait de la Turquie, mais l’exemple a néanmoins porté à travers toute l’Europe. Dans beaucoup de pays, on accordait aux journaux des subventions prises sur les fonds secrets et destinées à les rendre favorables à la politique gouvernementale. Ces subventions ont changé d’objet : au lieu de porter sur un ensemble un peu vague, elles portent sur des points précis ; ainsi spécialisées, elles sont devenues mille fois plus dangereuses. La guerre greco-turque, la guerre hispano-américaine ont donné lieu à des « campagnes » tendancieuses, systématiques ; en même temps des dépêches, des correspondances ont été tronquées et parfois falsifiées. Tout ceci est une conséquence d’un phénomène plus général qu’il faut signaler : l’habitude du mensonge.

Ainsi les défauts que nous relevons à la charge de l’enseignement, de la presse et de la religion sont graves, mais ce ne sont pas des défauts essentiels, incorrigibles ; bien plus, il semble qu’ils puissent se corriger d’eux-mêmes par le simple jeu de l’évolution, car nous avons noté des germes d’amélioration que le temps doit suffire à développer. Une autre constatation rassurante, c’est que ces défauts sont inégalement répandus en Europe. Les petits pays en sont beaucoup plus indemnes que les grands. Or, ce sont ceux précisément où l’esprit public est le mieux formé et le nationalisme le moins en vogue ; le lien entre les deux phénomènes est donc évident ; il y a là un rapprochement curieux qui prête à des réflexions suggestives.

Prenons, par exemple, la Suisse, la Hollande, la Suède, le Danemark, la Grèce… Ce ne sont pas les questions troublantes qui font défaut. La Suède a son conflit avec la Norwège ; la Suisse, sa lutte entre le centralisme et le fédéralisme ; la Hollande gouverne un vaste empire colonial ; le Danemark a été démembré ; la Grèce fut constituée sans recevoir une dot suffisante. Tous ces peuples pourraient souffrir de leur déchéance relative et en concevoir de l’amertume. Les Grecs ne peuvent oublier qu’ils possédèrent Gonstantinople, ni les Suédois que toutes les rives de la Baltique furent à eux ; les Danois formèrent jadis un grand royaume ; les Suisses et