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{{tiret2|sur|veillance}} occulte et de police secrète. Et très vite la limite sera atteinte : un pareil système est incompatible avec un pareil empire ; le maître est déjà débordé, ses conseillers ne tarderont pas à l’être aussi.
Tout cela est vrai, mais il est également vrai que toute une part de gouvernement se trouve — tant par la force des choses que par le rôle intéressé de certains fonctionnaires — soustraite au contrôle du tsar et que partout où ce contrôle fait défaut, la vénalité et la corruption ont libre carrière. En supposant même que par un effort presque surhumain on parvienne à extirper ces vices qu’une longue tradition a profondément enracinés, que pourrait-on contre la méfiance qui répond d’en haut à la confiance d’en bas ? Un pouvoir despotique est tenu d’être méfiant ; plus le pays est vaste, peuplé et actif, plus ses gouvernants sont incités à rendre la surveillance étroite. Il n’est pas indispensable que leur police soit sanguinaire comme le fut l’inquisition {{corr|d’Etat|d’État}} créée par Pierre le Grand ; il est même superflu qu’il y en ait deux s’espionnant l’une l’autre comme le voulait Nicolas I{{er}} ; mais elle n’en demeure pas moins la seule source de renseignements, l’unique sécurité.


Pendant ce temps, la démocratie rurale est isolée ; ces fonctionnaires et ces politiciens dont le pouvoir ne peut se passer contribuent à le séparer d’elle, à accroître la densité des couches intermédiaires qui empêchent le Tsar et le moujik de se connaître et de se comprendre. On est étonné que la démocratie rurale soit si lente dans son évolution ; étant donné qu’elle sort d’une servitude de trois siècles, cet étonnement n’est pas de mise. Du reste, son avenir n’est guère indécis, tant les traits qui la distinguent sont déjà marqués. D’abord le nombre et l’uniformité ; les paysans représentent 85 p. c. de la population totale — chiffre énorme dont leur similitude accroît la signification ; ils sont partout les mêmes, à la fois réalistes et mystiques, absolus ou dissimulés, sachant souffrir patiemment et attendre indéfiniment. C’est en second lieu leur conception du pouvoir et de la propriété ; pour eux, le Tsar est tout-puissant, non pas en fait, mais (ce qui est plus grave) en droit. L’expropriation implicitement contenue dans l’acte d’émancipation de 1801 n’a pu, bien entendu, que les confirmer dans ce radicalisme. Tout le monde sait que beaucoup d’entre eux n’en furent pas satisfaits. « Petit père, disaient les délégués d’une commune à un seigneur, que les choses restent comme par le passé ; nous vous appartenons, mais la terre est à nous. » Cette offre est topique : ''la terre est à eux !'' Au fond, depuis trente neuf ans, ils n’en ont pas démordu ; il y a là une conviction qui se transformera, mais qui ne s’effacera pas. Une troisième caractéristique, c’est l’organisation de la commune, si robuste qu’elle a pu traverser intacte la haute période d’asservissement. « Il est peu d’États en Europe et en Amérique, a dit M. Leroy-Beaulieu, où la commune ait vis-à-vis du pouvoir central une telle autonomie ; il n’en est peut-être pas un où elle garde sur ses membres une telle puissance. » Toutes les fonctions y sont électives et salariées, le collectivisme y a posé plus d’un germe et, d’autre part, l’esprit de clocher n’y règne pas ; ils sont tous pareils, les clochers, sur la terre russe, et le moujik semble avoir gardé quelque chose de ces tendances nomades qui décidèrent jadis Féodor et Boris Godounof à le fixer au sol, afin qu’il n’échappe point, par ses constantes pérégrinations, au service et au fisc.
De là, ces « façades » innombrables qui, dans les institutions russes, trompent à chaque instant le regard. On n’élève plus sur le passage du souverain, comme au temps de Catherine, des villages de carton peuplés de figurants et destinés à masquer le caractère inculte de la contrée et par suite le détournement des crédits affectés à son développement. Mais on n’a pas renoncé à simuler des réformes et à tourner habilement les difficultés qui pouvaient en résulter. Des lois de détail viennent amender la loi fondamentale qui reste seule en vue : ou bien on a recours aux « règlements temporaires » qui, sans modifier le principe du droit, en suspendent l’application. Certains délits sont soustraits « provisoirement » aux juridictions compétentes et déférés à des tribunaux d’exception : de toutes façons, les concessions accordées en bloc sont reprises une à une. Après cela, on peut se vanter que la peine de mort soit abolie (sauf en matière politique), qu’une partie de la magistrature soit élue, qu’il y ait un jury, ou que la presse soit relativement libre… — C’est exact en théorie et faux en pratique. L’instruction publique révèle des contradictions plus surprenantes encore. La méfiance, ici, est universelle et incessante. Un Russe a pu dire que dans son pays, tous les efforts du ministre de l’instruction publique étaient dirigés contre l’enseignement populaire. Ce n’était pas un paradoxe.


Il ne faudrait pas conclure de tout ceci que la commune russe menace de devenir un foyer révolutionnaire. Bien au contraire, les paysans répugnent à toute propagande anarchiste. Mais il n’en est pas moins vrai que « la Russie est le seul pays du monde où l’on pourrait supprimer la propriété par décret »<ref name="p28">A. Leroy-Beaulieu.</ref>, et cela, ils s’en rendent compte ; ce seul fait est pernicieux pour l’ordre social. Il implique l’existence d’un malentendu
{{corr|A|À}} vrai dire, aucun de ces abus n’est prémédité. La volonté de réformer, d’améliorer est sincère. On ne donne pas avec la pensée de retirer ensuite ; mais on retire parce qu’on ne peut pas faire autrement, parce que rien n’est prêt pour acclimater une liberté, si humble soit-elle ; parce que la méfiance est l’unique moyen de gouvernement, et la police, l’unique instrument. Et le mal ne fera qu’empirer. La population s’accroît, l’immigration étrangère aussi ; les chemins de fer, l’électricité, les applications de la science s’étendent ; tout cela comporte une activité intellectuelle, des changements sociaux, lents, mais certains, et contre lesquels aucune force humaine ne saurait lutter. En quoi pourrait s’en trouver facilité l’établissement de libertés qu’hier on jugeait dangereuses ? Demain, elles le seraient encore bien davantage. Le tsarisme ne se maintiendra qu’à grand renfort de {{tiret|sur|veillance}}