« Walden ou la vie dans les bois/Fabulet/10 » : différence entre les versions

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Version du 9 mars 2016 à 10:17

Traduction par Louis Fabulet.
Éditions de la Nouvelle revue française (p. 169-185).

LA FERME BAKER


Parfois mes pas me portaient soit aux bouquets de pins, dressés comme des temples, ou des escadres en mer, toutes voiles dehors, leurs rameaux ondoyant où se jouait la lumière, si veloutés, si verts, si ombreux, que les Druides eussent délaissé leurs chênes pour adorer en eux ; soit au bois de cèdres[1] passé l’Étang de Flint, où les arbres couverts de baies bleues givrées, poussant toujours plus haut leur flèche, sont dignes de se dresser devant le Valhalla, et le genévrier rampant couvre le sol de festons chargés de fruits ; soit aux marais où l’usnée se suspend en guirlandes aux sapins noirs, et les « chaises de crapaud »[2], tables rondes des dieux des marais, couvrent le sol, pour d’autres et plus beaux champignons adorner les troncs d’arbres, tels des papillons, tels des coquillages, bigorneaux végétaux ; où croissent le rhododendron et le cornouiller, où brille la baie rouge du marseau comme des yeux de lutins, où le celastrus grimpant sillonne et broie en ses replis les bois les plus durs, et où par leur beauté les baies du houx sauvage[3] font au spectateur oublier son foyer, où il est ébloui, tenté, par d’autres fruits sauvages, innommés, défendus, trop dorés pour le palais des mortels. Au lieu d’aller voir quelque savant, je rendais mainte visite à certains arbres d’espèces rares en ce voisinage, debout tout là-bas au centre d’un herbage, au cœur d’un bois, d’un marais, au sommet d’une colline ; tels le bouleau noir dont nous possédons quelques beaux spécimens de deux pieds de diamètre ; son cousin le bouleau jaune, à l’habit d’or flottant, parfumé comme le premier ; le hêtre au tronc si pur et joliment peint de lichen, parfait en tous ses détails, dont, à l’exception de quelques spécimens dispersés, je ne connais qu’un seul petit groupe d’arbres de bonne taille laissé sur le territoire de la commune, et que certains supposent avoir été semés par les pigeons que jadis près de là on appâtait avec des faines, il vaut la peine de voir la fibre d’argent étinceler si vous fendez ce bois ; le tilleul ; le charme ; le celtis occidentalis, ou faux ormeau, dont nous ne possédons qu’un spécimen de belle venue, le mât plus élevé de quelque pin, un arbre à bardeaux, ou un sapin du Canada plus parfait que d’ordinaire, dressé à l’instar d’une pagode au milieu des bois ; et maints autres que je pourrais mentionner. C’étaient les temples visités par moi hiver comme été.

Une fois il m’arriva de me tenir juste dans l’arc-boutant d’un arc-en-ciel, lequel remplissait la couche inférieure de l’atmosphère, teintant l’herbe et les feuilles alentour, et m’éblouissant comme si j’eusse regardé à travers un cristal de couleur. C’était un lac de lumière arc-en-ciel, dans lequel, l’espace d’un instant, je vécus comme un dauphin. Eût-il duré plus longtemps qu’il eût pu teindre mes occupations et ma vie. Lorsque je marchais sur la chaussée du chemin de fer, je ne manquais jamais de m’émerveiller du halo de lumière qui entourait mon ombre, et volontiers m’imaginais être au rang des élus. Quelqu’un dont je reçus la visite me déclara que les ombres d’Irlandais marchant devant lui n’avaient pas de halo autour d’elles, que les indigènes seuls était l’objet de cette distinction. Benvenuto Cellini nous raconte dans ses mémoires, qu’après je ne sais plus quel rêve ou quelle vision terrible dont il fut l’objet au cours de son incarcération dans le château Saint-Ange, une lumière resplendissante apparut au-dessus de l’ombre de sa tête matin et soir, qu’il fût en Italie ou en France, lumière particulièrement apparente lorsque l’herbe était humide de rosée. Il s’agissait probablement du phénomène auquel j’ai fait allusion, et qui s’observe principalement le matin, mais aussi à d’autres heures, et même au clair de lune. Quoique constant on ne le remarque pas d’ordinaire, et dans le cas d’une imagination aussi sensible que celle de Cellini, c’en est assez pour fonder une superstition. En outre, il nous raconte qu’il le montra à fort peu de personnes. Mais ne sont-ils pas, en effet, l’objet d’une distinction, ceux qui ont conscience d’être le moins du monde observés ?

Je me mis en route un après-midi pour aller, à travers bois, pêcher à Fair-Haven, dans l’intention de corser mon maigre menu de légumes. Ma route était de passer par la Prairie Plaisante, dépendance de la Ferme Baker, cette retraite que, depuis, un poète[4] a célébrée en des vers qui débutent ainsi :

« Thy entry is a pleasant field,
Which some mossy fruit trees yield
Partly to a ruddy brook,
By gliding musquash undertook,
And mercurial trout,
Darting about.
 »[5]

J’avais songé à l’habiter avant d’aller à Walden. Je « chipai » les pommes et sautai le ruisseau, effarouchant rat et truite. C’était un de ces après-midi qui semblent indéfiniment longs devant vous, au cours duquel maints événements peuvent arriver, une large part de notre vie naturelle, bien qu’il fût à demi écoulé déjà lorsque je partis. Il survint en chemin une averse, qui m’obligea à me tenir une demi-heure sous un pin, amoncelant les branches au-dessus de ma tête, et nanti de mon mouchoir pour hangar ; et lorsque enfin j’eus jeté ma ligne par-dessus l’herbe à brocheton, debout dans l’eau jusqu’à mi-corps, je me trouvai soudain dans l’ombre d’un nuage, et le tonnerre se mit à gronder avec de tels accents que je ne pus faire d’autre que de l’écouter. Les dieux doivent être fiers, pensais-je, avec ces éclairs fourchus pour mettre en déroute un pauvre pêcheur désarmé ; aussi me hâtai-je en quête d’abri vers la plus prochaine hutte, laquelle à un demi-mille de toute espèce de route, mais d’autant plus près de l’étang, était depuis longtemps inhabitée :

« And here a poet builded,
  In the completed years,
For behold a trivial cabin
  That to destruction steers.
 »[6]

Tel le prétend la Muse. Mais là-dedans, je m’en aperçus, habitaient maintenant John Field, un Irlandais, et sa femme, avec plusieurs enfants, depuis le garçon à large face, qui aidait son père à l’ouvrage, et tout à l’heure arrivait de la tourbière en courant à ses côtés pour échapper à la pluie, jusqu’au petit enfant tout ridé, sibyllin, à tête en pain de sucre, qui était assis sur le genou de son père tout comme dans les palais des nobles, et du fond de sa demeure, lieu d’humidité et de famine, promenait curieusement ses regards sur l’étranger avec le privilège de l’enfance, ne sachant s’il n’était le dernier d’une noble lignée, l’espoir et le point de mire du monde, au lieu du pauvre marmot famélique de John Field. Nous restâmes là assis ensemble sous la partie du toit qui coulait le moins, pendant qu’au-dehors il pleuvait à verse et tonnait. Je m’étais assis là maintes fois jadis avant que ne fût construit le navire qui fit passer cette famille en Amérique. Honnête homme, laborieux, mais sans ressources, tel était évidemment John Field ; et sa femme – elle aussi était vaillante pour faire cuire l’un après l’autre tant de dîners dans les profondeurs de cet imposant fourneau ; avec sa face ronde et luisante, et sa poitrine nue, encore toute à la pensée d’améliorer un jour sa condition ; le balai ne lui quittant pas la main, sans effet nulle part apparent. Les poulets, qui de même ici s’étaient abrités de la pluie, arpentaient la pièce, tels des membres de la famille, trop humanisés, pensai-je, pour bien rôtir. Ils restaient là à me regarder dans le blanc des yeux ou becquetaient mon soulier de façon significative. Pendant ce temps mon hôte me raconta son histoire, combien dur il avait travaillé à « tourber » pour le compte d’un fermier du voisinage, retournant un marais à la pelle ou louchet à tourber pour dix dollars par acre et l’usage de la terre avec engrais pendant un an, et comme quoi son petit gars à large face travaillait de bon cœur tout le temps aux côtés de son père, sans se douter du triste marché qu’avait fait ce dernier. Je tentai de l’aider de mon expérience, lui disant qu’il était l’un de mes plus proches voisins, et que moi aussi qui venais ici pêcher et avais l’air d’un fainéant, gagnais ma vie tout comme lui ; que j’habitais une maison bien close, claire et propre, qui coûtait à peine plus que le loyer annuel auquel revient d’ordinaire une ruine comme la sienne ; et comment, s’il le voulait, il pourrait en un mois ou deux se bâtir un palais à lui ; que je ne consommais thé, café, beurre, lait, ni viande fraîche, et qu’ainsi je n’avais pas à travailler pour me les procurer ; d’un autre côté, que ne travaillant pas dur, je n’avais pas à manger dur, et qu’il ne m’en coûtait qu’une bagatelle pour me nourrir ; mais que lui, commençant par le thé, le café, le beurre, le lait et le bœuf, il avait à travailler dur pour les payer, et que lorsqu’il avait travaillé dur, il avait encore à manger dur pour réparer la dépense de son système ; qu’ainsi c’était bonnet blanc, blanc bonnet – ou, pour mieux dire, pas bonnet blanc, blanc bonnet du tout – attendu qu’il était de mauvaise humeur, et que par-dessus le marché il gaspillait sa vie ; cependant, il avait mis au compte de ses profits en venant en Amérique, qu’on pouvait ici se procurer thé, café, viande, chaque jour. Mais la seule vraie Amérique est le pays où vous êtes libre d’adopter le genre de vie qui peut vous permettre de vous en tirer sans tout cela, et où l’État ne cherche pas à vous contraindre au maintien de l’esclavage, de la guerre, et autres dépenses superflues qui directement ou indirectement résultent de l’usage de ces choses. Car à dessein lui parlai-je tout comme si ce fût un philosophe, ou s’il aspirât à le devenir. Je verrais avec plaisir tous les marais de la terre retourner à l’état sauvage, si c’était la conséquence, pour les hommes, d’un commencement de rachat. Un homme n’aura pas besoin d’étudier l’histoire pour découvrir ce qui convient le mieux à sa propre culture. Mais, hélas ! la culture d’un Irlandais est un ouvrage à entreprendre avec une sorte de « louchet à tourber » moral. Je lui dis que puisqu’il travaillait si dur à tourber, il lui fallait de grosses bottes et des vêtements solides, lesquels cependant ne tardaient pas à se salir et s’user ; alors que je portais des souliers légers et des vêtements minces, qui ne coûtent pas moitié autant, tout habillé comme un monsieur qu’il me crût être (ce qui, cependant, n’était pas le cas), et qu’en une heure ou deux, sans travail, et en manière de récréation, je pouvais, si je voulais, prendre autant de poisson qu’il m’en fallait pour deux jours, ou gagner assez d’argent pour me faire vivre une semaine. Si lui et sa famille voulaient vivre simplement, ils pourraient tous aller à la cueillette des myrtils pendant l’été pour leur plaisir. Sur quoi John poussa un soupir, et sa femme ouvrit de grands yeux en appuyant les poings aux hanches, et tous deux semblèrent se demander s’ils possédaient un capital suffisant pour entreprendre cette carrière-là, ou assez d’arithmétique pour réussir dedans. C’était pour eux « marcher à l’estime », et ils ne voyaient pas clairement la façon d’atteindre ainsi le port ; en conséquence, je suppose qu’ils prennent encore la vie bravement, à leur façon, face à face, y allant de la dent et de l’ongle, sans avoir l’art de fendre ses colonnes massives à l’aide d’un coin bien affilé, et d’en venir à bout en détail ; – croyant devoir s’y prendre avec elle rudement, comme il s’agit de manier un chardon. Mais ils luttent avec un écrasant désavantage, – vivant, John Field, hélas ! sans arithmétique, et manquant ainsi le but.

« Pêchez-vous quelquefois ? » demandai-je. « Oh, oui, je prends une friture de temps en temps, quand j’ai un moment de loisir ; de la bonne perche, que je prends. » « De quel appât vous servez-vous ? » « Je prends des vairons avec les vers ordinaires, et j’amorce la perche avec eux. » « Tu ferais bien d’y aller maintenant, John », déclara sa femme, le visage rayonnant et plein d’espoir ; mais John prit son temps.

L’averse était maintenant passée, et un arc-en-ciel au-dessus des bois de l’est promettait un beau soir ; aussi me retirai-je. Une fois dehors je demandai une tasse d’eau, espérant apercevoir le fond du puits, pour compléter mon inspection des lieux ; mais là, hélas ! rien qu’écueils et sables mouvants, corde rompue, d’ailleurs, et seau perdu sans retour. En attendant, le vaisseau culinaire voulu fut choisi, l’eau, en apparence, distillée, puis, après consultation et long délai, passée à celui qui avait soif, – sans toutefois qu’on permît à cette eau de rafraîchir plus que reposer. Tel gruau soutient ici la vie, pensai-je ; sur quoi fermant les yeux, et écartant les pailles au moyen d’un courant sous-marin adroitement dirigé, je bus à l’hospitalité vraie la plus cordiale gorgée que je pus. Je ne fais pas le dégoûté en tels cas, où il s’agit de montrer du savoir-vivre.

Comme je quittais le toit de l’Irlandais après la pluie, et dirigeais de nouveau mes pas vers l’étang, ma hâte à prendre du brocheton, en pataugeant dans des marais retirés, dans des fondrières et des trous de tourbière, dans des lieux désolés et sauvages, m’apparut un instant puérile, à moi qu’on avait envoyé à l’école et au collège ; mais comme je descendais au pas de course la colline vers l’ouest rougeoyant, l’arc-en-ciel par-dessus l’épaule, et dans l’oreille de légers bruits argentins apportés, à travers l’atmosphère purifiée, de je ne sais quels parages, mon Bon Génie sembla dire : « Va pêcher et chasser au loin jour sur jour, – plus loin, toujours plus loin – et repose-toi sans crainte au bord de tous les ruisseaux et à tous les foyers que tu voudras. Souviens-toi de ton Créateur pendant les jours de ta jeunesse[7]. Lève-toi libre de souci avant l’aube, et cherche l’aventure. Que midi te trouve près d’autres lacs, et la nuit te surprenne partout chez toi. Il n’est pas de champs plus grands que ceux-ci, pas de jeux plus dignes qu’on n’en peut jouer ici. Pousse sauvage selon ta nature, comme ces joncs et ces broussailles, qui jamais ne deviendront foin anglais. Que le tonnerre gronde ; qu’importe s’il menace de ruine les récoltes des fermiers ? Ce n’est pas sa mission vis-à-vis de toi. Prends abri sous le nuage, tandis qu’ils fuient vers charrettes et hangars. Fais qu’à toi nul vivant ne soit trafic, mais plaisir. Jouis de la terre, mais ne la possède pas. C’est par défaut de hardiesse et de foi que les hommes sont où ils sont, achetant et vendant, et passant leur vie comme des serfs. »

Ô Ferme de Baker !

« Landscape where the richest element
Is a little sunshine innocent. » …

« No one runs to revel
On thy rail-fenced lea. » …

« Debate with no man hast thou,
  With questions art never perplexed,
As tame at the first sight as now
  In thry plain russet gabardine dressed. » …

« Come ye who live,
And ye who hate,
Children of the Holy Dove,

  And Guy Faux[8] of the state,
And hang conspiracies
From the tough rafters of the tree ! »[9]

Docilement, à la nuit venue, les hommes rentrent seulement du champ ou de la rue proches, que hantent leurs échos domestiques, et leur vie languit à respirer et respirer encore sa propre haleine ; leurs ombres matin et soir atteignent plus loin que leurs pas journaliers. De loin devrions-nous rentrer, d’aventures et périls et découvertes chaque jour, riches d’une expérience et d’un caractère neufs.

Je n’avais pas atteint l’étang que sous je ne sais quelle fraîche impulsion John Field était sorti, les idées modifiées, lâchant le « tourbage » avant ce coucher de soleil-là. Or, lui, le pauvre homme, ne fit que déranger une paire de nageoires pendant que je prenais toute une belle brochette, et déclara que c’était bien là sa veine ; mais ayant, avec moi, changé de banc dans le bateau, voici qu’il vit la veine, elle aussi, changer de banc. Pauvre John Field ! – j’espère qu’il ne lira pas ces lignes, à moins qu’il ne doive en tirer profit, – qui songe à vivre dans ce pays primitif et neuf à la mode de quelque vieux pays dérivatif, et à prendre de la perche avec des vairons. Non que ce ne soit parfois un bon appât, je le concède. Avec son horizon bien à lui, tout pauvre homme qu’il est, né pour être pauvre, avec son héritage de pauvreté irlandaise ou de pauvre vie, sa grand-mère du temps d’Adam et ses façons tourbeuses, sans jamais devoir s’élever en ce monde, lui ni sa postérité, jusqu’à ce que leurs lourds pieds palmés d’échassiers de tourbières aient aux talons des talaires.

CONSIDÉRATIONS PLUS HAUTES


Comme je rentrais par les bois avec ma brochette de poisson, traînant ma ligne, la nuit tout à fait venue, j’aperçus la lueur d’une marmotte qui traversait furtivement mon sentier, et, parcouru d’un tressaillement singulier de sauvage délice, fus sur le point de m’en saisir pour la dévorer crue ; non qu’alors j’eusse faim, mais à cause de ce qu’elle représentait de sauvagerie. Une fois ou deux, d’ailleurs, au cours de mon séjour à l’étang, je me surpris errant de par les bois, tel un limier crevant de faim, dans un étrange état d’abandon, en quête d’une venaison quelconque à dévorer, et nul morceau ne m’eût paru trop sauvage. Les scènes les plus barbares étaient devenues inconcevablement familières. Je trouvai en moi, et trouve encore, l’instinct d’une vie plus élevée, ou, comme on dit, spirituelle, à l’exemple de la plupart des hommes, puis un autre, de vie sauvage, pleine de vigueur primitive, tous deux objets de ma vénération. J’aime ce qui est sauvage non moins que ce qui est bien. La part de sauvagerie et de hasard qui résident encore aujourd’hui dans la pêche me la recommandent. J’aime parfois à mettre une poigne vigoureuse sur la vie et à passer ma journée plutôt comme font les animaux. Peut-être ai-je dû à cette occupation et à la chasse, dès ma plus tendre jeunesse, mon étroite intimité avec la Nature. Elles nous initient de bonne heure et nous attachent à des scènes avec lesquelles, autrement, nous ferions peu connaissance à cet âge. Les pêcheurs, chasseurs, bûcherons, et autres, qui passent leur vie dans les champs et les bois, en un certain sens partie intégrante de la Nature eux-mêmes, se trouvent souvent en meilleure disposition pour l’observer, dans l’intervalle de leurs occupations, que fût-ce les philosophes ou les poètes, qui l’approchent dans l’expectative. Elle n’a pas peur de se montrer à eux. Le voyageur sur la prairie est naturellement un chasseur, aux sources du Missouri et de la Colombie un trappeur, et aux Chutes de Sainte-Marie un pêcheur. Celui qui n’est que voyageur, n’apprenant les choses que de seconde main et qu’à demi, n’est qu’une pauvre autorité. Notre intérêt est au comble lorsque la science raconte ce que ces hommes connaissent déjà, soit par la pratique, soit d’instinct, pour ce que cela seul est une véritable humanité, ou relation de l’humaine expérience.

Ils se trompent, ceux qui affirment que le Yankee a peu d’amusements, du qu’il n’a pas autant de jours de fête publics qu’on en a en Angleterre, et qu’hommes et jeunes garçons ne jouent pas à autant de jeux qu’on y joue là-bas, pour ce qu’ici les plaisirs plus primitifs mais plus solitaires de la chasse, de la pêche, et autres semblables, n’ont pas cédé la place aux premiers. Il n’est guère de jeune garçon de la Nouvelle-Angleterre parmi mes contemporains, qui n’ait épaulé une carabine entre l’âge de dix et quatorze ans, et ses terrains de chasse et de pêche furent non point limités comme les réserves d’un grand seigneur anglais, mais sans plus de bornes même que ceux d’un sauvage. Rien d’étonnant, donc, à ce qu’il ne soit pas plus souvent resté à jouer sur le pré communal. Mais voici qu’un changement se fait sentir, dû non pas à plus d’humanité, mais à plus de rareté du gibier, car peut-être le chasseur est-il le plus grand ami des animaux chassés, sans excepter la « Humane Society »[10].

En outre, une fois à l’étang, il m’arrivait de vouloir ajouter du poisson à mon menu pour varier. C’est à vrai dire grâce au genre de nécessité qui poussa les premiers pêcheurs que moi-même je me suis livré à la pêche. Quelque sentiment d’humanité auquel j’aie pu faire appel contre cela, toujours il fut factice, et concerna ma philosophie plus que mes sentiments. Je ne parle ici que de la pêche, car il y avait longtemps que je sentais différemment à l’égard de la chasse aux oiseaux, et j’avais vendu ma carabine avant de gagner les bois. Non pas que je sois moins humain que d’autres, mais je ne m’apercevais pas que mes sentiments en fussent particulièrement affectés. Je ne m’apitoyais ni sur les poissons ni sur les vers. C’était affaire d’habitude. Pour ce qui est de la chasse aux oiseaux, pendant les dernières années que je portai une carabine, j’eus pour excuse que j’étudiais l’ornithologie, et recherchais les seuls oiseaux nouveaux ou rares. Mais j’incline maintenant à penser, je le confesse, qu’il est une plus belle manière que celle-ci d’étudier l’ornithologie. Elle requiert une attention tellement plus scrupuleuse des mœurs des oiseaux, que, fût-ce pour cet unique motif, je m’empressai de négliger la carabine. Toutefois, en dépit de l’objection relative au sentiment d’humanité, je me vois contraint à douter si jamais exercices d’une valeur égale à ceux-là pourront jamais leur être substitués ; et chaque fois qu’un de mes amis m’a demandé avec inquiétude, au sujet de ses garçons, si on devait les laisser chasser, j’ai répondu oui, – me rappelant que ce fut l’un des meilleurs côtés de mon éducation, – faites-en des chasseurs, encore que simples amateurs de sport pour commencer, si possible, de puissants chasseurs[11] pour finir, au point qu’ils ne trouvent plus de gibier assez gros pour eux en cette solitude ou toute autre du règne végétal, – des chasseurs aussi bien que des pêcheurs d’hommes. Jusqu’ici je suis de l’opinion de la nonne de Chaucer, qui

______« yave not of the text a pulled hen
That saith that hunters ben not holy men. »[12]

Il est une période dans l’histoire de l’individu aussi bien que de la race, où les chasseurs sont l’« élite », comme les appelaient les Algonquins. Nous ne pouvons que plaindre le jeune garçon qui n’a jamais tiré un coup de fusil ; il n’en est pas plus humain, c’est son éducation qui a été tristement négligée. Telle fut ma réponse pour ce qui est de ces jeunes gens que telle question préoccupait, sûr qu’ils ne tarderaient pas à être au-dessus d’elle. Nul être humain passé l’âge insouciant de la jeunesse, ne tuera de gaieté de cœur la créature, quelle qu’elle soit, qui tient sa vie du même droit que lui. Le lièvre aux abois crie comme un enfant. Je vous préviens, ô mères, que mes sympathies ne font pas toujours les distinctions philanthropiques d’usage.

Telle est le plus souvent la présentation du jeune homme à la forêt, et tel ce qu’il porte en lui de plus originel. Il y va d’abord en chasseur et en pêcheur, jusqu’au jour où, s’il détient les semences d’une vie meilleure, il distingue ses propres fins, comme poète ou naturaliste peut-être, et laisse là le fusil aussi bien que la canne à pêche. La masse des hommes est encore et toujours jeune à cet égard. En certains pays ce n’est spectacle rare qu’un curé chasseur. Tel pourrait faire un bon chien de berger, qui est loin de se montrer le Bon Berger. J’ai été surpris de reconnaître que, à part le fendage du bois, le découpage de la glace, ou autre affaire de ce genre, la seule occupation évidente qui jamais à ma connaissance ait retenu toute une demi-journée à l’Étang de Walden l’un quelconque de mes concitoyens, pères ou enfants de la ville, à part une seule exception, était la pêche. En général ils ne s’estimaient fortunés, ou bien payés de leur temps, qu’ils n’eussent pris quelque longue brochette de poisson, malgré l’occasion pour eux d’avoir eu tout le temps Walden sous les yeux. Mille fois pourraient-ils y aller avant que le sédiment de pêche coulant au fond laisse pure leur intention ; mais nul doute que tel procédé de clarification ne cesse un instant de poursuivre son œuvre. Le gouverneur et son conseil gardent un vague souvenir de l’étang, car ils allèrent y pêcher lorsqu’ils étaient enfants ; mais ils sont maintenant trop vieux et trop importants pour aller à la pêche, aussi en est-ce fini pour eux de le connaître. Encore s’attendent-ils cependant à aller au ciel – un jour. Si la législature songe à lui, c’est avant tout pour réglementer le nombre des hameçons dont on doit s’y servir ; mais ils ne connaissent rien à l’hameçon des hameçons grâce auquel il s’agit de pêcher l’étang lui-même, en empalant la législature pour appât. Ainsi, il n’est pas jusque dans les sociétés civilisées, où l’homme embryonnaire ne passe par l’étape de développement de chasseur.

Je me suis aperçu à plusieurs reprises, ces dernières années, que je ne sais pêcher sans descendre un peu au regard du respect de soi-même. J’en ai fait et refait l’expérience. J’y montre de l’adresse, et, comme beaucoup de mes confrères, un certain instinct, qui se réveille de temps en temps, mais toujours la chose une fois faite je sens qu’il eût été mieux de ne point pêcher. Je crois ne pas me tromper. C’est une faible intimation, encore que telles se montrent les premières lueurs du matin. Il y a incontestablement en moi cet instinct qui appartient aux ordres inférieurs de la création ; toutefois chaque année me trouve-t-elle de moins en moins pêcheur, quoique sans plus d’humanité, voire même de sagesse ; pour le moment je ne suis pas pêcheur du tout. Mais je comprends que si je devais habiter un désert je me verrais de nouveau tenté de devenir pêcheur et chasseur pour tout de bon. D’ailleurs il y a quelque chose d’essentiellement malpropre dans cette nourriture comme dans toute chair, et je commençais à voir où commence le ménage, et d’où vient l’effort, qui coûte tant, pour montrer un aspect propre et convenable chaque jour, pour tenir la maison agréable et exempte de toutes odeurs, tous spectacles fâcheux. Ayant été mon propre boucher, laveur de vaisselle, cuisinier, aussi bien que le monsieur pour qui les mets étaient servis, je peux parler par expérience, expérience particulièrement complète. L’objection pratique à la nourriture animale dans mon cas était sa malpropreté ; en outre, lorsque j’avais pris, vidé, fait cuire et mangé mon poisson, il ne me semblait pas qu’il m’eût essentiellement nourri. Insignifiant et inutile, cela coûtait plus que cela ne valait. Un peu de pain ou quelques pommes de terre eussent rempli le même office, avec moins de peine et de saleté. Comme nombre de mes contemporains, j’avais, au cours de maintes années, rarement usé de nourriture animale, ou de thé, ou de café, etc. ; non pas tant à cause des effets nocifs que je leur attribuais, que parce qu’ils n’avaient rien d’agréable à mon imagination. La répugnance à la nourriture animale est non pas l’effet de l’expérience, mais un instinct. Il semblait plus beau de vivre de peu et faire mauvaise chère à beaucoup d’égards ; et quoique je ne m’y sois jamais résolu, j’allai assez loin dans cette voie pour contenter mon imagination. Je crois que l’homme qui s’est toujours appliqué à maintenir en la meilleure condition ses facultés élevées ou poétiques, a de tous temps été particulièrement enclin à s’abstenir de nourriture animale, comme de beaucoup de nourriture d’aucune sorte. C’est un fait significatif, reconnu par les entomologistes – je le trouve dans Kirby et Spence, – que « certains insectes en leur condition parfaite, quoique pourvus d’organes de nutrition, n’en font point usage » ; et ils établissent comme « une règle générale, que presque tous les insectes en cet état mangent beaucoup moins qu’en celui de larves. La chenille vorace une fois transformée en papillon… et la larve gloutonne une fois devenue mouche », se contentent d’une goutte ou deux, soit de miel, soit de quelque autre liquide sucré. L’abdomen sous les ailes du papillon représente encore la larve. C’est le morceau de roi qui tente sa Parque insectivore. Le gros mangeur est un homme à l’état de larve ; et il existe des nations entières dans cette condition, nations sans goût ni imagination, que trahissent leurs vastes abdomens.

Il est malaisé de se procurer comme d’apprêter une nourriture assez simple et assez propre pour ne pas offenser l’imagination ; mais cette dernière, je crois, est à nourrir, lorsqu’on nourrit le corps ; l’un et l’autre devraient s’asseoir à la même table. Encore peut-être ceci se peut-il faire. Les fruits mangés sobrement n’ont pas à nous rendre honteux de notre appétit, plus qu’ils n’interrompent les plus dignes poursuites. Mais additionnez d’un condiment d’extra votre plat, qu’il vous empoisonnera. Vivre de riche cuisine ! le jeu n’en vaut pas la chandelle. Il n’est guère d’hommes qui ne rougiraient de honte s’ils étaient surpris préparant de leurs mains tel dîner, soit de nourriture animale, soit de nourriture végétale, que chaque jour autrui prépare pour eux. Tant qu’il n’en sera autrement, cependant, nous ne sommes pas civilisés, et tout messieurs et dames que nous soyons, ne sommes ni de vrais hommes ni de vraies femmes. Voilà qui certainement inspire la nature du changement à opérer. Il peut être vain de demander pourquoi l’imagination ne se réconciliera ni avec la chair ni avec la graisse. Je suis satisfait qu’elle ne le fasse point. N’est-ce pas un blâme à ce que l’homme est un animal carnivore ? Certes, il peut vivre, et vit, dans une vaste mesure, en faisant des autres animaux sa proie ; mais c’est une triste méthode, – comme peut s’en apercevoir quiconque ira prendre des lapins au piège ou égorger des agneaux, – et pour bienfaiteur de sa race on peut tenir qui instruira l’homme dans le contentement d’un régime plus innocent et plus sain. Quelle que puisse être ma propre manière d’agir, je ne doute pas que la race humaine, en son graduel développement, n’ait entre autres destinées celle de renoncer à manger des animaux, aussi sûrement que les tribus sauvages ont renoncé à s’entre-manger dès qu’elles sont entrées en contact avec de plus civilisées.

Prête-t-on l’oreille aux plus timides mais constantes inspirations de son génie, qui certainement sont sincères, qu’on ne voit à quels extrêmes, sinon à quelle démence, il peut vous conduire ; cependant au fur et à mesure que vous devenez plus résolu comme plus fidèle à vous-même, c’est cette direction que suit votre chemin. Si timide que soit l’objection certaine que sent un homme sain, elle finira par prévaloir sur les arguments et coutumes du genre humain. Nul homme jamais ne suivit son génie, qui se soit vu induit en erreur. En pût-il résulter quelque faiblesse physique qu’aux yeux de personne les conséquences n’en purent passer pour regrettables, car celles-ci furent une vie de conformité à des principes plus élevés. Si le jour et la nuit sont tels que vous les saluez avec joie, et si la vie exhale la suavité des fleurs et des odorantes herbes, est plus élastique, plus étincelante, plus immortelle, – c’est là votre succès. Toute la nature vient vous féliciter, et tout moment est motif à vous bénir vous-même. Les plus grands gains, les plus grandes valeurs, sont ceux que l’on apprécie le moins. Nous en venons facilement à douter de leur existence. Nous ne tardons à les oublier. Ils sont la plus haute réalité. Peut-être les faits les plus ébahissants et les plus réels ne se voient-ils jamais communiqués d’homme à homme. La véritable moisson de ma vie quotidienne est en quelque sorte aussi intangible, aussi indescriptible, que les teintes du matin et du soir. C’est une petite poussière d’étoile entrevue, un segment de l’arc-en-ciel que j’ai étreint.

Toutefois, pour ma part, je ne me montrai jamais particulièrement difficile ; il m’arrivait de pouvoir manger un rat frit avec un certain ragoût, s’il était nécessaire. Je suis content d’avoir bu de l’eau si longtemps, pour la même raison que je préfère le ciel naturel au paradis d’un mangeur d’opium. Je resterais volontiers toujours sobre ; et c’est à l’infini qu’il y a des degrés d’ivresse. Je prends l’eau pour le seul breuvage digne d’un sage ; le vin n’est pas aussi noble liqueur ; et allez donc ruiner les espérances d’un matin avec une tasse de café chaud, ou d’un soir avec une tasse de thé ! Ah, combien bas je tombe lorsqu’il m’arrive d’être tenté par eux ! Il n’est pas jusqu’à la musique qui ne puisse enivrer. Ce sont telles causes apparemment légères qui détruisirent et la Grèce et Rome, et détruiront l’Angleterre et l’Amérique. En fait d’ébriété, qui ne préfère s’enivrer de l’air qu’il respire ? J’ai découvert que la plus sérieuse objection grossière aux travaux continus était qu’ils me forçaient à manger et boire grossièrement de même. Mais je dois dire que sous ce rapport je me trouve à présent quelque peu moins difficile. J’apporte moins de religion à la table, n’y demande pas de bénédicité ; non pas que je sois plus sage que je n’étais, mais, je suis obligé de le confesser, parce que, tout regrettable que cela puisse être, je suis devenu avec les années plus rude et plus indifférent. Peut-être ces questions ne se traitent-elles que dans la jeunesse, comme, en général, on le croit de la poésie. Mon action n’est « nulle part », mon opinion est ici. Malgré quoi je suis loin de me regarder comme l’un de ces privilégiés auxquels le vieux Ved fait allusion lorsqu’il dit que « celui qui a une foi sincère en l’Être Suprême Omniprésent peut manger de tout », c’est-à-dire, n’est pas tenu de s’enquérir de la nature de ses aliments, ou de la qualité de celui qui les prépare ; et même en leur cas faut-il observer, comme un commentateur hindou en a fait la remarque, que le Védant limite ce privilège au « temps de détresse ».

Qui n’a pas tiré parfois de sa nourriture une inexprimable satisfaction dans laquelle l’appétit n’entrait pour rien ? J’ai frémi à la pensée que je devais une perception mentale au sens communément grossier du goût, que j’avais été inspiré par la voie du palais, que quelques baies mangées par moi sur un versant de colline avaient nourri mon génie. « L’âme n’étant pas maîtresse d’elle-même », déclare Thseng-tseu, « l’on regarde, et l’on ne voit pas ; l’on écoute, et l’on n’entend pas ; l’on mange, et l’on ignore la saveur du manger. » Celui qui distingue la vraie saveur de ses aliments ne peut jamais être un glouton ; celui qui ne la distingue pas ne peut être autre chose. Un puritain peut aller à sa croûte de pain bis avec un aussi grossier appétit que jamais un alderman à sa soupe à la tortue. Non que la nourriture qui entre dans la bouche souille l’homme, mais l’appétit avec lequel on la mange. Ce n’est ni la qualité ni la quantité, mais la dévotion aux saveurs sensuelles ; lorsque ce qui est mangé n’est pas une viande appelée à soutenir notre animal, ou à inspirer notre vie spirituelle, mais un aliment pour les vers qui nous possèdent. Si le chasseur montre du goût pour la tortue de vase, le rat musqué et autres friands gibiers de ce genre, la belle dame se permet d’aimer la gelée faite d’un pied de veau, ou les sardines d’au-delà des mers, et les voilà quittes. Lui s’en va au réservoir du moulin, elle à son pot de confitures. Le miracle c’est qu’ils puissent, que vous et moi puissions, vivre de cette sale existence gluante, manger et boire.

Notre existence entière est d’une moralité frappante. Jamais un instant de trêve entre la vertu et le vice. La bonté est le seul placement qui ne cause jamais de déboires. Dans la musique de la harpe qui vibre autour du monde c’est l’insistance à cet égard qui nous pénètre. La harpe est le solliciteur voyageant pour la Compagnie d’Assurances de l’Univers, qui recommande ses lois, et notre petite bonté est toute la prime que nous payons. Si le jeune homme à la fin devient indifférent, les lois de l’univers ne sont pas indifférentes, mais sont à jamais du côté des plus sensitifs. Écoutez le reproche dans le moindre zéphyr, car sûrement il est là, et bien infortuné qui ne l’entend pas. Nous ne saurions toucher une corde ni mouvoir un registre sans que la morale enchanteresse nous transperce. Maint bruit fastidieux, vous en éloignez-vous, se fait musique, fière et suave satire sur la médiocrité de nos existences.

Nous sommes conscients d’un animal en nous, qui se réveille en proportion de ce que notre nature plus élevée sommeille. Il est reptile et sensuel, et sans doute ne se peut complètement bannir : semblable aux vers qui, même en la vie et santé, occupent nos corps. S’il est possible que nous arrivions à nous en éloigner, nous ne saurions changer sa nature. Je crains qu’il ne jouisse d’une certaine santé bien à lui ; que nous puissions nous bien porter sans cependant être purs. L’autre jour je ramassai la mâchoire inférieure d’un sanglier, pourvue de dents et de défenses aussi blanches que solides, qui parlait d’une santé comme d’une force animales distinctes de la santé et force spirituelles. Cet être réussit par d’autres moyens que la tempérance et la pureté. « Ce en quoi les hommes diffèrent de la brute », dit Mencius, « est quelque chose de fort insignifiant ; le commun troupeau ne tarde pas à le perdre ; les hommes supérieurs le conservent jalousement. » Qui sait le genre de vie qui résulterait pour nous du fait d’avoir atteint à la pureté ? Si je savais un homme assez sage pour m’enseigner la pureté, j’irais sur l’heure à sa recherche. « L’empire sur nos passions, et sur les sens extérieurs du corps, ainsi que les bonnes actions, sont déclarés par le Ved indispensables dans le rapprochement de l’âme vers Dieu. » Encore l’esprit peut-il avec le temps pénétrer et diriger chaque membre et fonction du corps, pour transformer en pureté et dévotion ce qui, en règle, est la plus grossière sensualité. L’énergie générative, qui, lorsque nous nous relâchons, nous dissipe et nous rend immondes, lorsque nous sommes continents nous fortifie et nous inspire. La chasteté est la fleuraison de l’homme ; et ce qui a nom Génie, Héroïsme, Sainteté, et le reste, n’est que les fruits variés qui s’ensuivent. Ouvert le canal de la pureté l’homme aussitôt s’épanche vers Dieu. Tour à tour notre pureté nous inspire et notre impureté nous abat. Béni l’homme assuré que l’animal en lui meurt et à mesure des jours, et que le divin s’établit. Peut-être n’en est-il d’autre que celui qui trouve dans la nature inférieure et bestiale à laquelle il est allié une cause de honte. Je crains que nous ne soyons dieux ou demi-dieux qu’en tant que faunes et satyres, le divin allié aux bêtes, les créatures de désir, et que, jusqu’à un certain point, notre vie même ne fasse notre malheur.

« How happy’s he who hath due place assigned
To his beasts and disafforested his mind !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Can use his horse, goat, wolf, and every beast.

And is not ass himself to all the rest !
Else man not only is the herd of swine,
But he’s those devils too which did incline
Them to a headlong rage, and made them worse. »[13]

Toute sensualité est une, malgré les nombreuses formes qu’elle prend ; toute pureté est une. Il en va de même qu’on mange, boive, coïte ou dorme avec sensualité. Il ne s’agit là que d’un seul appétit, et il nous suffit de voir quelqu’un faire l’une ou l’autre de ces choses pour deviner le sensualiste que c’est. L’impur ne peut se tenir debout ni assis avec pureté. Attaque-t-on le reptile à une ouverture de son terrier, qu’il se montre à une autre. Si vous voulez être chaste, il vous faut être tempérant. Qu’est-ce que la chasteté ? Comment un homme saura-t-il s’il est chaste ? Il ne le saura pas. Nous avons entendu parler de cette vertu, mais nous ne savons pas ce que c’est. Nous parlons suivant la rumeur entendue. De l’activité naissent sagesse et pureté ; de la fainéantise ignorance et sensualité. Chez l’homme instruit la sensualité est une habitude indolente d’esprit. Une personne impure est universellement une fainéante, une qui s’assoit près du poêle, que le soleil éclaire couchée, qui se repose sans être fatiguée. Si vous voulez éviter l’impureté, et tous les péchés, travaillez avec ardeur, quand ce serait à nettoyer une écurie. La nature est dure à dompter, mais il faut la dompter. À quoi bon être chrétien, si vous n’êtes pas plus pur que le païen, si vous ne pratiquez pas plus de renoncement, si vous n’êtes pas plus religieux ? Je sais maints systèmes de religion pris pour païens, dont les préceptes remplissent le lecteur de honte, et l’incitent à de nouveaux efforts, quand ce ne serait qu’au simple accomplissement de rites.

J’hésite à dire ces choses, non point à cause du sujet – je ne me soucie guère du plus ou moins d’honnêteté de mes mots –, mais parce que je n’en peux parler sans déceler mon impureté. Nous discourons librement sans vergogne d’une certaine forme de sensualité, et gardons le silence sur une autre. Nous sommes si dégradés que nous ne pouvons parler simplement des fonctions nécessaires de la nature humaine. Aux temps plus primitifs, en certains pays, il n’était pas de fonction qui ne reçût de la parole un traitement respectueux et ne fût régie par la loi. Rien n’était grossier au regard du législateur hindou, quelque offensante que soit la chose pour le goût moderne. Il enseigne la façon de manger, boire, coïter, évacuer l’excrément et l’urine, etc., relevant ce qui est bas, sans s’excuser faussement en traitant ces choses de bagatelles.

Tout homme est le bâtisseur d’un temple, appelé son corps, au dieu qu’il révère, suivant un style purement à lui, et il ne peut s’en tirer en se contentant de marteler du marbre. Nous sommes tous sculpteurs et peintres, et nos matériaux sont notre chair, notre sang, nos os. Toute pensée élevée commence sur-le-champ à affiner les traits d’un homme, toute vilenie ou sensualité, à les abrutir.

John le Fermier était à sa porte un soir de septembre, après une dure journée de labeur, l’esprit encore plus ou moins occupé de son travail. S’étant baigné, il s’assit afin de recréer en lui l’homme intellectuel. Le soir en était un plutôt frais, et quelques-uns des voisins de notre homme appréhendaient la gelée. Peu de temps s’était écoulé depuis qu’il suivait le cours de ses pensées lorsqu’il entendit jouer de la flûte, bruit qui s’harmonisa avec son humeur. Encore pensa-t-il à son travail ; mais le refrain de sa pensée était que quoique celui-ci continuât de rouler dans sa tête, et qu’il se découvrît en train de projeter et de machiner à son sujet contre tout vouloir, cependant il l’intéressait fort peu. Ce n’était guère plus que la crasse de sa peau, cette crasse constamment rejetée. Or, les sons de la flûte parvenaient à ses oreilles d’une sphère différente de celle dans laquelle il travaillait, et suggéraient du travail pour certaines facultés qui sommeillaient en lui. Ils écartaient doucement la rue, le village, l’état dans lequel il vivait. Une voix lui dit, — « Pourquoi rester ici à mener cette triste vie de labeur écrasant, quand une existence de beauté est possible pour toi ? Ces mêmes étoiles scintillent sur d’autres champs que ceux-ci. — » Mais comment sortir de cette condition-ci pour effectivement émigrer là-bas ? Tout ce qu’il put imaginer de faire, ce fut de pratiquer quelque nouvelle austérité, de laisser son esprit descendre dans son corps pour le racheter, et de se traiter lui-même avec un respect toujours croissant.

  1. Le cèdre ou genévrier de Virginie.
  2. Le pittoresque et la similitude du mot breton (Pays de Léon) pour champignon vénéneux m’a fait adopter ici la traduction littérale du mot anglais.
  3. Nemopanthus Mucronata.
  4. William Ellery Channing, ami de Thoreau.
  5. « L’entrée en est un champ plaisant,
    Que le pommier moussu partage
    Avec un ruisseau scintillant
    Pris à loyer par le rat qui s’y cache,
    Et la vive truite
    Qui darde et rentre vite. »

  6. William Ellery Channing.

        « Et ici un poète bâtit
          Au cours des années passées,
        Car voyez une vulgaire cabane
          En route vers la destruction. »
  7. L’Ecclésiaste, XII, 3.
  8. Guy Faux ou Fawkes (1570-1606), célèbre conspirateur, exécuté à Londres le 31 janvier 1606.

  9. William Ellery Channing.

    « Tableau dont le plus riche élément
    Est un petit soleil innocent. » …

    « Personne ne court s’ébattre
    Sur ta prairie enclose. » …

    « De querelle avec nul ne te prends ;
      De questions jamais ne te tourmente
    Docile dès l’abord autant que maintenant.
      Sous ton caban de simple bure. » …

    « Venez vous qui aimez,
      Et vous qui haïssez,
    Enfants de la Sainte Colombe,
    Et Guy Faux de l’État,
    Et pendez les conspirations
    Aux solides poutres des arbres ! »
  10. Nom de société protectrice des animaux.
  11. Genèse.

  12. ______« ne donnera pas du texte une poule plumée,
    Où les chasseurs sont dits n’être pas de saints hommes. »
  13. Épître du Dr John Donne.

    « Heureux celui qui a place assignée
    À ses bêtes et ravit son esprit au régime des forêts !

    . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

    Peut user de son cheval, sa chèvre, son loup et toute bête,

    Sans lui-même être un âne pour le reste !
    Sinon l’homme n’est que le troupeau de porcs,
    Et ces démons aussi qui les portèrent
    À l’aveugle rage où ils se montrèrent pires. »