« Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Tome 1 » : différence entre les versions

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– Écoutez, monsieur Blifil, reprit l’excellent homme, j’ai toujours eu pour principe de tirer des événements humains le meilleur parti possible. Ma sœur, quoique beaucoup plus jeune que moi, est parvenue à l’âge de discrétion. Si votre frère eût trompé un enfant, j’aurais de la peine à lui pardonner ; mais une femme qui a passé trente ans, doit savoir ce qui peut contribuer le plus à son bonheur. Ma sœur a épousé un homme, à la vérité, moins riche qu’elle. Si
 
 
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cependant elle trouve en lui des qualités suffisantes pour compenser l’inégalité de fortune, je ne vois nulle raison de blâmer son choix. À mon avis, comme au sien, le bonheur ne consiste pas uniquement dans la richesse. J’avouerai qu’après l’avoir souvent assurée, qu’en fait de mariage, je ne gênerais point son inclination, j’aurais pu m’attendre à être consulté par elle, dans cette circonstance ; mais la matière est délicate, et la modestie a des scrupules qu’il n’est pas facile de vaincre. Quant à votre frère, je n’ai aucun reproche à lui faire, il ne me doit rien ; je ne pense pas qu’il fût obligé de me demander mon consentement, ma sœur, je le répète, étant jouissante de ses droits, et en âge de ne répondre de ses actions qu’à elle-même. »
 
Le docteur renouvela ses déclamations contre le capitaine, accusa l’écuyer d’un excès d’indulgence pour lui, jura de ne plus le revoir, et de le renier pour son frère. Il fit ensuite un pompeux éloge de la bonté de M. Allworthy, éleva jusqu’au ciel le prix de son amitié, et finit par dire qu’il ne pardonnerait jamais au capitaine de l’avoir exposé à perdre un pareil trésor.
 
« Quand j’aurais à me plaindre de votre frère, répondit l’écuyer, je ne ferais pas retomber sur l’innocent les torts du coupable ; mais je vous assure que je ne suis nullement blessé de sa conduite.
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Votre frère me paraît un homme d’honneur et de sens. Je ne désapprouve point le goût de ma sœur pour lui, persuadé que je suis qu’elle est aussi l’objet de son affection. J’ai toujours regardé l’amour comme l’unique fondement du bonheur, dans le mariage. Lui seul produit cette vive et tendre amitié, qui doit être le ciment de l’union conjugale. Tout mariage contracté par d’autres motifs, me semble très criminel. C’est une profanation de la plus sainte des cérémonies, que suivent d’ordinaire les regrets et le malheur. N’est-ce pas, en effet, commettre une véritable profanation, que de convertir une institution divine en un coupable sacrifice à l’avarice, ou à la volupté ? et peut-on donner un autre nom à ces alliances, dans lesquelles on ne considère que la fortune ou la beauté ?
 
« Refuser à la beauté le privilège de plaire aux yeux, d’exciter même un sentiment d’admiration, ce serait une injustice et une absurdité. L’Écriture en parle souvent, et toujours avec estime. J’eus moi-même le bonheur d’épouser une femme que le monde trouvait belle, et, s’il faut dire la vérité, je ne l’en aimais que mieux. Mais n’envisager dans le mariage que la beauté, la rechercher avec une passion qui rende insensible à toutes les imperfections morales, ou l’exiger d’une manière si absolue, qu’on dédaigne une
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femme parée des charmes de la candeur, de la piété, de la raison, si elle ne joint à ces qualités essentielles le frêle avantage de la figure, c’est une conduite aussi indigne d’un homme sensé que d’un chrétien : et l’on peut, sans manquer de charité, supposer que ceux qui agissent ainsi, n’ont d’autre vue que le plaisir des sens, dont l’institution du mariage n’a pas été le but.
 
« Pour ce qui est de la fortune, la prudence humaine conseille, et avec raison, de la prendre en considération. Dans l’ordre social, l’état du mariage, le soin des enfants, obligent à une dépense proportionnée au rang et à la position qu’on occupe dans le monde. Cependant la vanité et la folie l’étendent fort au-delà des justes bornes. Elles créent infiniment plus de besoins que la nature. Un équipage pour la femme, de grands établissements pour les enfants, sont mis, par l’usage, au nombre des choses nécessaires ; et dans le dessein de se les procurer, on néglige, on méprise les biens les plus solides, les plus doux, la religion et la vertu.
 
« Cette soif des richesses approche quelquefois de la démence, comme lorsqu’un homme opulent épouse une femme sans esprit et sans mœurs, ou disgraciée de la nature, afin d’augmenter des biens déjà plus que suffisants pour satisfaire tous ses goûts. S’il ne veut pas qu’on le taxe d’extravagance,
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il doit avouer au moins qu’il est incapable de sentir les douceurs de l’amour, ou qu’il sacrifie le plus grand bonheur dont on puisse jouir, aux vaines lois d’une absurde opinion qui tire son origine et sa force de la folie. »
 
Ici finit le discours, ou plutôt le sermon de M. Allworthy. Le docteur y avait prêté une oreille attentive, quoiqu’il se fût fait de temps en temps quelque violence, pour prévenir une légère contraction dans les muscles de son visage. Dès que l’écuyer eut cessé de parler, il loua son éloquence, avec la chaleur d’un jeune ecclésiastique admis à la table de son évêque, le jour où monseigneur a daigné monter en chaire.
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Trait d’ingratitude monstrueuse qui excitera, nous l’espérons, l’indignation du lecteur.
 
On doit juger, par ce qui précède, que la réconciliation entre les deux époux et M. Allworthy ne fut qu’une affaire de forme. Au lieu de
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nous y arrêter, nous nous hâterons d’arriver à un sujet plus important.
 
Le docteur, après avoir conté au capitaine ce qui s’était passé entre M. Allworthy et lui, ajouta en riant : « Oh ! par ma foi, je vous ai drapé d’une jolie façon. J’ai fait plus, j’ai prié, conjuré le bon écuyer de ne point vous pardonner. Les sentiments qu’il avait manifestés en votre faveur, me permettaient de hasarder de pareilles instances, auprès d’un homme de son caractère. Il importait d’ailleurs, autant pour vous que pour moi, de prévenir tout soupçon d’intelligence entre nous. »
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Le diable, dans son dernier voyage sur la terre, laissa cette maxime à ses disciples : Une fois parvenu au but où tu aspires, aie soin de tirer l’échelle ; c’est-à-dire, quand tu as fait ta fortune par les bons offices d’un ami, hâte-toi de rompre au plus vite avec lui.
 
Nous n’assurerons pas que cette maxime infernale ait servi de règle au capitaine. Ce que nous pouvons dire hardiment, c’est qu’il est très-permis de la regarder comme le principe de sa conduite, et fort difficile de lui en assigner un autre. Dès qu’il se vit possesseur de miss Bridget, et réconcilié avec
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M. Allworthy, il témoigna à son frère une froideur qui augmenta de jour en jour, et dégénéra en une rudesse de manières dont tout le monde fut frappé. Le docteur lui en fit ses plaintes en particulier ; il n’obtint, pour toute satisfaction, que cette réponse : « Monsieur, si quelque chose vous déplaît dans la maison de mon frère, vous êtes le maître d’en sortir. »
 
Une ingratitude si noire et si étrange blessa le pauvre docteur jusqu’au fond de l’âme ; car l’ingratitude ne perce jamais plus douloureusement le cœur, que lorsqu’elle vient de ceux pour qui l’on a transgressé ses devoirs. Qu’un indigne retour soit le prix d’une grande et louable action, la réflexion en adoucit toujours l’amertume ; mais comment se consoler de l’ingratitude d’un ami, aux intérêts duquel on a eu la faiblesse de sacrifier sa conscience ?
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M. Allworthy parla lui-même au capitaine en faveur de son frère, et voulut savoir de quels torts il l’accusait. Le misérable n’eut pas honte de répondre, qu’il ne pardonnerait jamais au docteur d’avoir cherché à le perdre, par un vil calcul d’intérêt : « J’ai tiré, dit-il, de sa propre bouche, l’aveu de sa perfidie ; et c’est une bassesse qu’il m’est impossible d’oublier. »
 
M. Allworthy se récria contre une disposition qui lui paraissait inhumaine. Il témoigna tant
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d’horreur pour les esprits implacables, que le capitaine feignit de céder à la raison, et de se réconcilier avec le docteur.
 
Quant à la nouvelle mariée, elle était encore, suivant le proverbe, dans la lune de miel. Idolâtre de son époux, il lui semblait qu’il n’avait jamais tort. Elle partageait tous ses sentiments. Haïssait-il quelqu’un, c’était pour elle un motif suffisant de le haïr aussi.
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Il forma un jour le dessein d’ouvrir son cœur à M. Allworthy ; mais il n’eut pas la force de faire un aveu qui devait laisser à sa charge une si grande part du crime. Il sentit, en outre, qu’en peignant son frère de noires couleurs il aggraverait d’autant son propre tort, et n’aurait que plus de sujet de redouter la colère de l’écuyer.
 
Il prétexta donc une affaire qui l’obligeait de
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partir, et promit de revenir dans peu. Il prit congé du capitaine avec une cordialité si bien feinte ; celui-ci joua de même si parfaitement son rôle, que M. Allworthy demeura convaincu de la sincérité de leur réconciliation.
 
Le docteur se rendit en droiture à Londres, où il mourut bientôt de chagrin, maladie qui tue beaucoup plus de gens qu’on ne pense, et qui enrichirait bien davantage les registres mortuaires, si l’on appelait les médecins pour la guérir.
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II.
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PEINTURE DU BONHEUR CONJUGAL À DIFFÉRENTES ÉPOQUES DE LA VIE. ÉVÉNEMENTS ARRIVÉS PENDANT LES DEUX PREMIÈRES ANNÉES QUI SUIVIRENT LE MARIAGE DE MISS BRIDGET ALLWORTHY ET DU CAPITAINE BLIFIL.
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Caractère de cette histoire ; en quoi elle ressemble aux autres, ou en diffère.
 
En donnant à cet ouvrage le titre d’Histoire, préférablement à celui de Vie, ou d’Éloge, beaucoup plus à la mode aujourd’hui, nous avons eu l’intention de prendre pour modèle l’écrivain philosophe, attentif à peindre les révolutions des empires, et non le pesant et prolixe historien qui, pour conserver scrupuleusement l’ordre des faits, ne consacre pas moins de temps au détail de mois et d’années dépourvus d’intérêt,
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qu’au tableau des époques rendues fameuses par de grands et mémorables événements.
 
De pareilles histoires ressemblent fort aux gazettes, qui contiennent toujours le même nombre de lignes, qu’il y ait des nouvelles ou non. On peut encore les comparer aux voitures publiques qui, vides ou pleines, font constamment le même trajet. On dirait que l’écrivain se croit obligé de suivre le temps, pas à pas ; il parcourt avec une égale lenteur les siècles de stupidité monacale, où le monde semble sommeiller, et l’âge brillant et guerrier si bien décrit par un poëte latin, dans des vers dont nous hasardons une faible imitation :
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Rangerait à la fois les ondes et la terre[5].
 
Nous suivrons un système tout opposé. Lorsqu’il se présentera quelque situation extraordinaire (et nous en promettons beaucoup de ce
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genre), nous n’épargnerons ni temps, ni peine pour en tracer une fidèle peinture ; mais si des années s’écoulent sans rien amener d’important, nous ne craindrons pas de laisser un vide dans notre histoire ; et, nous hâtant d’arriver à des époques fécondes en événements, nous passerons sous silence ces intervalles de stérilité.
 
On doit les envisager comme les numéros perdants à la grande loterie du temps. Nous donc, qui tenons les registres de cette loterie, nous imiterons les judicieux receveurs de celle qu’on tire à l’hôtel-de-ville de Londres. Ils se gardent bien d’offrir aux yeux du public la longue et fâcheuse liste des numéros perdants qu’ils ont débités. Mais le gros lot vient-il à sortir ? toutes les gazettes s’empressent de l’annoncer, et de nommer le bureau où il a été pris. Plus d’un receveur en réclame ordinairement l’honneur pour le sien, sans doute afin de donner à entendre, que les chefs de certains bureaux sont initiés aux secrets de la fortune.
 
On doit s’attendre, par conséquent, à trouver dans cet ouvrage des chapitres tantôt fort courts, tantôt très-longs ; les uns ne contenant que l’espace d’un jour, les autres embrassant des années ; quelquefois l’histoire paraîtra s’arrêter dans sa marche, et quelquefois avoir des ailes. Qu’on ne s’avise point, pour cela, d’attaquer notre méthode.
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Nous prétendons n’en être responsable à aucun tribunal de critique quelconque. Fondateur d’un nouvel empire littéraire, il nous est libre d’établir dans notre domaine telles lois qu’il nous plaît. C’est à vous, chers lecteurs, en qualité de nos sujets, de les recevoir avec confiance et soumission. Or, pour vous rendre l’obéissance facile et douce, nous vous prévenons que ces lois n’auront d’autre but que votre plaisir et votre avantage. Exempt du fol orgueil des tyrans de droit divin, nous ne pensons pas que vous soyez nos esclaves ; le ciel ne nous a placé au-dessus de vous que pour votre bien, si nous sommes destiné à votre usage, vous ne l’êtes pas au nôtre. En faisant ainsi de votre intérêt la grande règle de nos travaux, nous espérons que vous concourrez unanimement au maintien de notre dignité, et que vos hommages répondront à notre mérite et à nos souhaits.
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La naissance d’un rejeton d’une sœur chérie, combla de joie M. Allworthy, sans diminuer toutefois son affection pour l’enfant trouvé, dont il était le parrain, à qui il avait donné son propre nom de Thomas, et qu’il visitait, au moins une fois par jour, dans la chambre de sa nourrice.
 
Il proposa à sa sœur de faire élever ensemble le nouveau-né et le petit Tom. Mistress Blifil y consentit, quoiqu’avec un peu de répugnance. Elle évitait, comme on l’a dit, de contrarier
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son frère, et montrait, pour cette raison, à l’enfant trouvé, plus de bienveillance que les femmes d’une vertu rigide n’en témoignent d’ordinaire à ces créatures infortunées, qu’on peut véritablement appeler, malgré leur innocence, des monuments vivants du libertinage.
 
Le capitaine avait plus de peine à souffrir dans M. Allworthy une conduite qu’il jugeait répréhensible. Il lui insinuait souvent, qu’adopter les fruits du vice, c’était l’encourager. Versé dans les saintes écritures, il en citait plusieurs passages, tels que ceux-ci : « Dieu recherche les fautes des pères sur les enfants. » « Les pères ont mangé des raisins surs, et les dents des enfants en ont été agacées. » D’où il concluait que les bâtards devaient porter la peine du crime de leurs parents. Il disait encore, que si la loi ne permettait pas textuellement de les faire périr, elle les considérait, du moins, comme des êtres étrangers à la société ; que l’Église les regardait du même œil, et qu’on ne pouvait rien faire de mieux pour eux, que de les vouer dès le berceau aux plus vils emplois de la société.
 
À ces arguments et à beaucoup d’autres semblables, M. Allworthy répondait, que les enfants, quel que fût le crime de leurs parents, étaient innocents ; que le premier des deux passages cités par le capitaine, exprimait une menace particulière
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faite au peuple juif, à cause de son idolâtrie, et de l’ingratitude dont il s’était rendu coupable envers son père céleste ; que le second, était moins une sentence formelle prononcée contre le péché, qu’une parabole destinée à en montrer les suites inévitables. Il ajoutait que ce serait une absurdité, et presque un blasphème, de représenter Dieu vengeant sur l’innocent les fautes du coupable, et détruisant ainsi les premiers principes du droit naturel, et les notions fondamentales du juste et de l’injuste, que lui-même a gravés dans nos âmes, et qui doivent nous servir de règle pour juger, non-seulement de ce qui ne nous a point été révélé, mais de la vérité même de la révélation. Il n’ignorait pas, disait-il, que bien des gens partageaient, sur ce sujet, le sentiment du capitaine. Quant à lui, il était d’une opinion contraire, et décidé à prendre autant de soin du pauvre orphelin, que d’un enfant légitime qui aurait eu le bonheur d’être trouvé en sa place.
 
Tandis que M. Blifil, à qui l’affection de l’écuyer pour le petit Tom commençait à inspirer de la jalousie, travaillait de tout son pouvoir à l’expulser de la maison de son bienfaiteur, mistress Déborah fit une découverte qui faillit devenir plus fatale à l’enfant trouvé que tous les arguments du capitaine.
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Nous ne saurions dire si l’insatiable curiosité de la gouvernante dirigea, en cette occasion, ses démarches, ou si elle fut guidée par le désir de s’assurer les bonnes grâces de mistress Blifil qui, malgré les marques de bienveillance qu’elle donnait en public au petit Tom, le maltraitait souvent en particulier, et reprochait à son frère sa tendresse pour lui : quoi qu’il en soit, elle se croyait sûre d’avoir découvert le père de l’orphelin.
 
L’importance de cet événement va nous obliger de remonter à son origine, et d’exposer en détail les causes qui l’ont produit. Cette recherche nous forcera de pénétrer dans l’intérieur d’une petite famille inconnue jusqu’à présent à nos lecteurs, et dont le régime domestique était si bizarre, si extraordinaire, que les gens mariés les plus crédules pourront bien le regarder comme une fable.
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Le pauvre magister avait embrassé une profession qui semble exiger quelque savoir, et ce n’était pas par là qu’il brillait. Au demeurant le meilleur homme du monde, ami de la joie, fécond en saillies, il passait dans le canton pour un prodige d’esprit. Les gentilshommes des environs se l’arrachaient, et comme il ne savait ce que c’était que de refuser, il perdait à se divertir chez eux, un temps qu’il aurait employé plus utilement dans son école.
 
Un personnage de cette trempe était peu propre à exciter la jalousie des savants professeurs d’Eton et
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de Westminster. Ses écoliers se partageaient en deux classes. Dans la première figurait seul le fils aîné d’un écuyer du voisinage, qui, à l’âge de dix-sept ans, commençait le rudiment. La seconde se composait du fils cadet de ce même écuyer, et de sept enfants de la paroisse auxquels il apprenait à lire et à écrire.
 
Le bénéfice qu’il retirait de cette école, ne lui aurait pas fourni les moyens de faire grande chère, s’il n’avait point eu d’autres ressources. Il remplissait dans le village l’office d’écrivain et celui de barbier, et recevait en outre de M. Allworthy, tous les ans à Noël, une pension de dix livres sterling qui le mettait en état de passer gaîment ce jour de fête.
 
Le pédagogue possédait encore un trésor : c’était une femme qu’il avait épousée pour sa fortune, consistante en vingt livres sterling, amassées dans la cuisine de M. Allworthy. Son extérieur n’offrait rien d’attrayant. Nous ignorons si elle avait servi de modèle à notre ami Hogarth ; mais elle ressemblait trait pour trait à la jeune femme qui verse du thé à sa maîtresse dans le troisième tableau des Progrès du libertinage[6]. Elle était de
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plus prosélyte déclarée de la fameuse secte fondée jadis par Xantippe : ce qui la rendait plus redoutable dans l’école, que son mari même. À dire vrai, ni là, ni ailleurs, le pauvre homme n’était jamais le maître en sa présence.
 
Quoique la physionomie de cette femme annonçât peu de douceur naturelle, il était possible que son humeur fût aigrie par une circonstance, qui empoisonne d’ordinaire la félicité conjugale. On a dit avec raison des enfants, qu’ils sont les gages de l’amour : or, depuis neuf ans d’union, elle ignorait le bonheur d’être mère, sans qu’elle pût accuser de cette disgrâce, ni l’âge, ni la complexion de son mari, qui ne comptait pas encore trente ans, et avait la réputation d’être ce qu’on appelle un bon vivant.
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De là naissait pour lui un nouveau sujet de trouble et d’affliction. Sa moitié se montrait si jalouse, qu’à peine osait-il parler à une femme du village. La moindre prévenance, la plus simple politesse envers une personne du sexe, attirait aussitôt sur elle et sur lui un violent orage.
 
Pour se préserver des infidélités de son mari, dans sa propre maison, notre moderne Xantippe avait toujours soin de choisir ses servantes parmi
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ces filles dont la figure semble garantir la vertu. Jenny Jones était de ce nombre.
 
Au précieux avantage que nous venons d’indiquer, cette jeune fille joignait une extrême modestie : ce qui, chez les femmes, est réputé une preuve certaine d’esprit. Elle avait passé plus de quatre ans chez M. Partridge (ainsi se nommait le maître d’école), sans causer aucun ombrage à sa maîtresse. Celle-ci, non contente de la traiter avec bonté, permettait à son mari de lui donner les leçons de latin dont nous avons parlé.
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Mais il en est de la jalousie comme de la goutte. Quand ces maladies sont une fois dans le sang, il n’existe aucun moyen d’en prévenir les accès, et souvent une cause aussi légère qu’imprévue, suffit pour les déterminer.
 
Mistress Partridge en est la preuve. Pendant quatre ans, elle avait laissé son mari cultiver en paix l’esprit de Jenny. Elle souffrait même que cette fille négligeât, pour l’étude, les soins du ménage. Un jour que le hasard l’avait conduite dans la classe, elle y trouva Jenny occupée à lire avec Partridge, qui, en ce moment, était appuyé sur son épaule. À la vue de sa maîtresse, Jenny se leva brusquement, nous ignorons pour quelle raison. Mistress Partridge fut frappée de ce mouvement, et le soupçon pénétra pour la première fois dans son cœur.
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pour la première fois dans son cœur.
 
Il y demeura d’abord renfermé, comme un ennemi trop faible qui attend un renfort pour se montrer et commencer l’attaque. Ce renfort ne se fit pas attendre longtemps. Quelques jours après, le mari et la femme étant à dîner ensemble, Partridge dit à sa servante : Da mihi aliquid potum[7]. La pauvre fille sourit, peut-être de ce mauvais latin : mistress Partridge l’ayant regardée, elle rougit, sans doute par honte d’avoir ri de son maître. Là-dessus mistress Partridge entra en fureur, et lui lança son assiette de bois à la tête, en s’écriant : « Impudente coquine ! quoi ! sous mes yeux, vous osez vous jouer de moi avec mon mari ! » Aussitôt elle se leva de table, armée de son couteau, dont elle eût fait un sanglant usage si Jenny, qui se trouvait heureusement plus près de la porte que sa maîtresse, ne se fût dérobée par la fuite à sa rage. Quant au mari, soit que la surprise l’eût rendu immobile, soit que la peur (ce qui est bien aussi probable) l’eut empêché de hasarder la moindre opposition, il demeura sur sa chaise, l’œil fixe, tremblant de tous ses membres, et n’osa ni faire un mouvement, ni proférer une parole jusqu’au moment où
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sa femme, revenant de la poursuite de Jenny, l’obligea de songer à son propre salut, et de se sauver comme sa servante.
 
La bonne mistress Partridge n’était pas plus qu’Othello, d’humeur
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Un fardeau bien porté perd beaucoup de son poids[10] ;
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il la citait sans cesse ; et pour ne point mentir, les occasions ne lui manquaient pas d’en éprouver la justesse.
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Le maître d’école et sa femme passèrent le reste de cette journée d’une manière assez désagréable ; mais dans l’intervalle du soir au matin, le mari trouva moyen d’apaiser un peu le courroux de sa moitié, qui daigna enfin recevoir ses excuses. Elle y ajouta foi d’autant plus volontiers, que Partridge, au lieu de chercher à retenir Jenny, parut fort aise de son départ. Il lui reprochait d’employer la plus grande partie de son temps à la lecture, et de prendre peu de soin du ménage ; il se plaignait encore de ce qu’elle était devenue entêtée et impertinente. La vérité est que Jenny avait avec son maître de fréquentes disputes sur des questions de grammaire, qu’elle entendait beaucoup mieux que lui. Partridge n’en voulait pas convenir ; il traitait sa résistance d’opiniâtreté, et commençait à se sentir pour elle une assez forte aversion.
 
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CHAPITRE IV.
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Combat, ou plutôt duel le plus sanglant dont il soit fait mention dans les annales domestiques.
 
Les raisons exposées dans le chapitre précédent, jointes à certaines pratiques du rit conjugal bien connues de la plupart des maris, et dont le secret, comme celui des francs-maçons, ne doit se confier qu’aux membres de l’honorable confrérie, produisirent dans l’esprit de mistress Partridge une révolution complète. Elle crut avoir condamné son mari sans sujet, et tâcha de réparer, par des témoignages de tendresse, l’injustice de ses soupçons. Toujours extrême dans ses sentiments, elle poussait l’amour aussi loin que la haine. Ces passions se succédaient rapidement chez elle, et il ne se passait presque jamais vingt-quatre heures, que le pédagogue ne fût l’objet de l’une et de l’autre. Cependant, quand la colère avait éclaté avec plus de violence que de coutume, le calme était, pour l’ordinaire, de plus longue durée. C’est ce qui arriva dans le cas présent. Après un effrayant accès
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de jalousie, mistress Partridge se maintint dans un état de douceur et de complaisance tout nouveau pour son mari ; et sans quelques petits exercices journaliers, dont les imitatrices de Xantippe ne peuvent se dispenser, il aurait joui pendant plusieurs mois d’une entière tranquillité.
 
Le calme parfait, en mer, est suspect aux matelots expérimentés, comme l’avant-coureur de la tempête ; et bien des gens exempts de superstition, sont disposés à voir dans une longue et profonde paix un pronostic de guerre. C’est pour cela que les anciens avaient coutume, en pareille circonstance, de sacrifier à Némésis, divinité qui, dans leurs idées religieuses, regardait d’un œil jaloux la félicité des humains, et se faisait un jeu cruel de la troubler.
 
Comme nous sommes fort éloigné de croire à cette déesse du paganisme, et d’encourager une vaine superstition, nous souhaiterions que M. Jean Fr… ou quelque philosophe non moins profond, prît la peine de nous expliquer la véritable cause de ces passages subits de la bonne à la mauvaise fortune, qu’on a si souvent observés, et dont nous allons donner un nouvel exemple. Notre tâche se borne à raconter les faits : celle de les interpréter appartient à de plus habiles que nous.
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On a toujours aimé à savoir ce qui se passe hors de chez soi, et à s’en entretenir : aussi dans tous les siècles et chez tous les peuples, les gens oisifs se sont-ils réunis en certains endroits, pour satisfaire une mutuelle curiosité. Parmi ces lieux de rassemblement, il n’en est point de plus renommés que les boutiques de barbiers. En Grèce, les nouvelles de barbiers étaient une expression proverbiale ; et Horace, dans une de ses épîtres, fait, sous le même rapport, une mention honorable des barbiers romains.
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Ceux d’Angleterre ont la réputation de ne le céder en rien à leurs prédécesseurs d’Athènes et de Rome. Les nouvelles étrangères se discutent dans leurs boutiques, presque aussi pertinemment que dans les cafés, et l’on y commente les événements domestiques avec plus d’étendue et de liberté ; mais ces deux espèces de clubs ne sont à l’usage que des hommes ; or, les Anglaises, surtout celles de la classe inférieure, étant plus habituées à se réunir entre elles que les femmes d’aucune contrée de l’Europe, et pour le moins aussi curieuses que l’autre moitié du genre humain, il y aurait un grand vice dans notre ordre social, si elles n’avaient pas également le moyen de satisfaire leur penchant naturel pour le caquetage.
 
Grâce à l’agrément que leur procure un point
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fixe de réunion, elles doivent s’estimer les plus heureuses femmes de l’univers. Nous ne nous souvenons pas, en effet, d’avoir lu dans l’histoire, ni vu dans nos voyages, que les personnes du sexe jouissent nulle part ailleurs d’un pareil avantage.
 
Le rendez-vous accoutumé n’est autre que la boutique de l’épicier, vrai bureau de nouvelles, ou, comme on dit vulgairement, de commérage, dans toutes les paroisses d’Angleterre.
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Mistress Partridge, guérie depuis longtemps de sa jalousie, et qui n’avait point eu d’autre sujet de plaintes contre sa servante, répondit qu’elle ignorait quel si grand service elle avait pu rendre à la paroisse, en renvoyant Jenny ; car elle pensait qu’on aurait de la peine à y trouver sa pareille.
 
« Oui vraiment, dit la commère, quoiqu’il ne manque pas chez nous de filles dévergondées. À ce que je vois, vous ignorez qu’elle est accouchée de deux bâtards ; mais, attendu qu’ils ne sont pas nés sur la paroisse, mon mari et l’autre inspecteur de l’hospice assurent qu’ils ne seront pas à notre charge.
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assurent qu’ils ne seront pas à notre charge.
 
– Deux bâtards ! s’écria mistress Partridge, vous m’étonnez. Je ne sais s’ils doivent être ou non à notre charge ; ce qu’il y a de certain, c’est qu’ils ont été faits ici, car il n’y a pas un mois que la coquine en est partie. »
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Rien de si prompt que l’opération de la pensée, quand la jalousie avec ses deux compagnes ordinaires, l’espérance ou la crainte, en est le mobile. Mistress Partridge se rappelle aussitôt que Jenny, pendant qu’elle demeurait chez elle, ne sortait presque point du logis. L’attitude du pédagogue, qu’elle avait surpris appuyé sur l’épaule de cette fille, la manière brusque dont celle-ci s’était levée à son approche, le latin, le sourire, mille circonstances effacées de sa mémoire, s’y retracent à la fois. La satisfaction que son mari avait témoignée du départ de Jenny, lui paraît presque au même instant feinte et sincère, et dans ce dernier cas, sert encore à confirmer sa jalousie. Elle l’attribue à la satiété, et à cent autres causes odieuses. En un mot, elle demeure convaincue du crime de son mari, et s’élance hors de l’assemblée, tout en désordre.
 
Qu’on se représente une jeune chatte, digne rejeton de la branche aînée de sa race, égale en cruauté, quoique inférieure en force au tigre
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royal lui-même. Vient-elle à laisser échapper de ses griffes une souris, qu’elle s’est plu longtemps à torturer, elle se fâche, s’irrite, gronde, et jure. Si l’on déplace le meuble derrière lequel s’est réfugiée la souris, elle fond comme l’éclair sur sa proie, et avec un redoublement de rage, elle mord, égratigne, déchire, et met en pièces le faible animal.
 
Telle et non moins furieuse, mistress Partridge se précipite sur le pédagogue, l’accable d’injures, l’attaque à coups de poing, à coups de dents. En un instant, sa perruque est arrachée, sa chemise vole en lambeaux, et de son visage déchiré coulent cinq ruisseaux de sang, indices visibles du nombre de griffes dont la nature a pourvu sa redoutable ennemie.
 
M. Partridge se borna d’abord à la défensive. Il tâcha de garantir sa figure avec ses mains ; mais voyant que la fureur de sa femme allait toujours croissant, il crut qu’il pouvait chercher à la désarmer, ou du moins à enchaîner ses bras. Dans cette lutte, mistress Partridge perdit son bonnet ; ses cheveux, trop courts pour atteindre ses épaules, se dressèrent sur sa tête ; son corset, qu’attachait un simple nœud, s’ouvrit, et sa gorge volumineuse, privée d’appui, prit une direction contraire à celle de ses cheveux. Son visage était teint du sang de son mari, elle grinçait des dents, le feu jaillissait de ses prunelles, comme les étincelles de la fournaise d’un
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forgeron : en sorte que cette moderne amazone aurait glacé d’effroi un homme beaucoup plus hardi que Partridge.
 
Le pédagogue, en s’emparant de ses bras, eut enfin le bonheur de rendre inutiles les armes qu’elle avait au bout des doigts. Mistress Partridge ne se vit pas plus tôt réduite à l’impuissance d’agir, que la douceur naturelle à son sexe l’emporta sur la colère ; elle fondit en larmes et s’évanouit.
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Dès qu’elle eut repris ses sens et restauré ses forces, à l’aide d’un cordial, elle instruisit la compagnie des nombreux outrages de son mari, qui, non content, dit-elle, de souiller le lit conjugal, n’avait répondu à ses justes reproches que par les plus cruels traitements, lui avait arraché les cheveux, déchiré son corset, et donné des coups dont elle garderait la marque jusqu’au tombeau.
 
Le malheureux, qui portait sur sa figure des
Le malheureux, qui portait sur sa figure des preuves sensibles et multipliées de la fureur de sa femme, resta muet d’étonnement à cette étrange accusation. Dans le fait, il ne l’avait pas frappée une seule fois. La troupe des commères interpréta son silence comme un aveu de son crime, et le chargeant à l’envi d’injures et d’imprécations, déclara qu’il n’y avait qu’un lâche qui fût capable de battre une femme.
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preuves sensibles et multipliées de la fureur de sa femme, resta muet d’étonnement à cette étrange accusation. Dans le fait, il ne l’avait pas frappée une seule fois. La troupe des commères interpréta son silence comme un aveu de son crime, et le chargeant à l’envi d’injures et d’imprécations, déclara qu’il n’y avait qu’un lâche qui fût capable de battre une femme.
 
Le pédagogue supporta patiemment l’orage ; mais quand mistress Partridge osa imputer à sa brutalité le sang dont elle était couverte, il ne put s’empêcher de le réclamer, car c’était bien réellement le sien. « N’est-ce pas, disait-il, le comble de l’injustice, d’invoquer contre moi mon propre sang, comme on invoque celui d’une personne assassinée contre le meurtrier ? »
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Après avoir adressé au pédagogue une multitude de reproches sur le passé, et de conseils pour l’avenir, elles se retirèrent, laissant le mari et la femme engagés dans un entretien, où Partridge apprit bientôt la cause de toutes ses souffrances.
 
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CHAPITRE V.
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Peu de jours après, le maître d’école du petit Badington devint la fable du pays. On disait qu’il avait battu sa femme, de la manière la plus barbare. On publiait même en certains lieux, qu’il l’avait assassinée, ici qu’il lui avait cassé les bras, là, les jambes ; en un mot, on affirmait que de tous les outrages que peut essuyer une créature humaine, il n’en était pas un que mistress Partridge n’eût reçu de son mari.
 
On variait également sur le sujet de la querelle. Plusieurs prétendaient que mistress Partridge avait
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surpris le pédagogue couché avec sa servante ; d’autres, faisant une version contraire, accusaient la femme d’infidélité et le mari de jalousie.
 
Déborah était depuis longtemps instruite de la brouillerie des deux époux ; mais comme elle en ignorait le véritable motif, elle avait jugé convenable de se taire. Peut-être aussi son silence provenait-il de deux autres causes. On donnait généralement tort au mari, et elle avait eu à se plaindre de la femme, lorsque celle-ci était fille de cuisine chez M. Allworthy : or, l’altière gouvernante n’était pas d’humeur à pardonner aisément une offense.
 
Cependant mistress Wilkins, douée d’une vue perçante, et capable de lire de loin dans l’avenir, avait jugé qu’il était très-vraisemblable que le capitaine serait un jour son maître. D’un autre côté, le peu de bienveillance de M. Blifil pour l’enfant trouvé ne lui échappait point. Elle s’imagina qu’elle le servirait selon ses désirs, si elle parvenait à faire quelque découverte propre à diminuer l’affection que M. Allworthy témoignait à cet enfant. Le capitaine en éprouvait un extrême mécontentement qu’il ne pouvait cacher, même en présence de M. Allworthy. C’était en vain que sa femme, plus habile à jouer son rôle en public, lui recommandait souvent de fermer les
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yeux, à son exemple, sur une folie qu’elle voyait, disait-elle, aussi bien que lui, et qu’elle blâmait autant que personne.
 
Déborah ayant appris, par hasard, longtemps après, la vérité de l’histoire, s’en fit conter toutes les particularités, puis se hâta d’apprendre au capitaine qu’elle était enfin parvenue à découvrir le père du petit bâtard, pour l’amour duquel il lui fâchait, disait-elle, de voir que M. Allworthy se perdait de réputation dans le pays.
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Au reste, s’il ne montra pas de joie devant elle, il en éprouva intérieurement une très-vive, et se promit de tirer bon parti de cette confidence.
 
Il en garda longtemps le secret, dans l’espoir que M. Allworthy apprendrait le fait par quelque autre ; mais mistress Wilkins, soit qu’elle eût été blessée
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des reproches du capitaine, soit qu’elle fût dupe de sa finesse, et craignît de lui avoir déplu, n’ouvrit plus la bouche sur ce sujet.
 
Il doit paraître un peu étrange, en y réfléchissant, que Déborah n’eut point fait part de sa découverte à mistress Blifil. Cette réserve s’accorde mal avec l’habitude qu’ont les femmes, de se communiquer toutes les nouvelles scandaleuses qui parviennent à leurs oreilles. On ne saurait guère l’expliquer, que par la mésintelligence survenue entre elle et sa maîtresse, mésintelligence qui pouvait provenir du mécontentement que causaient à mistress Blifil les attentions trop marquées de Déborah pour l’enfant trouvé ; car tandis que la gouvernante travaillait à le perdre, dans le dessein de gagner les bonnes grâces du capitaine, elle l’accablait de caresses devant M. Allworthy, dont la tendresse pour cet enfant croissait de jour en jour. Mistress Blifil s’offensa peut-être d’une pareille conduite, malgré le soin que prenait Déborah, de lui exprimer dans d’autres moments, des sentiments tout opposés : ce qu’il y a de sûr, c’est qu’elle la haïssait ; et si elle n’eut point la volonté ou le pouvoir de la faire congédier, elle lui rendit la vie si dure, que Déborah, outrée de dépit, affecta, pour la contrarier, de donner ouvertement mille marques d’affection au petit Tom.
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Le capitaine voyant donc que l’histoire courait risque de se perdre, chercha l’occasion de la raconter lui-même.
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Un jour qu’il s’était engagé avec M. Allworthy dans une discussion sur la charité, il s’efforçait de lui prouver que l’Écriture n’emploie nulle part ce mot, comme synonyme de bienfaisance et de générosité.
 
« La religion chrétienne, disait-il, a été instituée dans un plus noble but, que celui de confirmer une doctrine qu’un grand nombre de philosophes païens avaient enseignée longtemps auparavant. Quoique la bienfaisance puisse, à la rigueur, s’appeler une vertu morale, il s’en faut de beaucoup qu’elle ressemble à cette sublime disposition chrétienne, à cette haute élévation de pensée qui tient par sa pureté de la perfection angélique, et qu’on ne saurait acquérir, exprimer, ni sentir qu’avec le secours de la grâce. On a plus approché du sens de l’Écriture, lorsqu’on a entendu par charité, la candeur, ou l’habitude de bien penser de ses frères, et de juger favorablement de leurs actions, vertu d’une nature plus éminente et plus étendue que celle de l’aumône. L’aumône, dût-elle aller jusqu’à l’entier sacrifice d’une fortune considérable, demeurerait toujours renfermée dans des bornes étroites, tandis que la charité bien interprétée, embrasse tout le genre humain.
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bien interprétée, embrasse tout le genre humain.
 
« Pour peu qu’on songe à la pauvreté des premiers apôtres, on ne saurait s’imaginer, sans absurdité, que leur divin maître leur ait fait un devoir de l’aumône ; et s’il est impossible de croire qu’il l’ait prescrite à des hommes incapables de l’exercer, encore moins pouvons-nous penser qu’elle soit comprise comme synonyme de charité, par ceux qui ont les moyens de la pratiquer, et qui n’en usent pas.
 
« Au reste, bien qu’elle me semble fort peu méritoire de sa nature, j’avoue que les bons cœurs y trouveraient un grand plaisir, sans les fâcheuses méprises où elle expose trop souvent. Combien de fois n’arrive-t-il pas qu’on répand ses bienfaits sur des sujets qui en sont indignes ? Vous conviendrez que vous êtes tombé, vous-même, dans cette erreur, en comblant de biens ce vaurien de Partridge. Deux ou trois exemples pareils seraient bien capables de diminuer la satisfaction intérieure qu’un homme compatissant trouverait autrement dans la générosité. Ils pourraient même enchaîner son penchant à la bienfaisance, par la crainte d’encourir le reproche de soutenir et de favoriser le vice : imprudence que le motif le plus pur ne saurait excuser, s’il n’est accompagné d’une attention scrupuleuse
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dans le choix de ceux qu’on oblige : et je ne doute pas que cette considération n’ait fort contribué à restreindre la libéralité de plus d’un homme recommandable par sa vertu et par sa piété.
 
M. Allworthy répondit au capitaine que, ne sachant pas le grec, il ne pouvait apprécier la véritable signification du mot traduit par celui de charité ; mais qu’il avait toujours pensé que la charité consistait en action, et que l’aumône en faisait une partie essentielle.
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« À l’égard du mérite, dit-il, je suis tout-à-fait de votre avis. Il y en a fort peu à s’acquitter d’une obligation qui, de quelque façon qu’on interprète le mot charité, paraît évidemment imposée par mille passages du Nouveau-Testament. Cette obligation sacrée que prescrit la loi naturelle, aussi bien que la loi divine, est si douce à remplir, que s’il en existe une dont l’accomplissement porte avec soi sa récompense, c’est bien assurément celle-là.
 
« Il faut pourtant convenir qu’il y a quelquefois dans la bienfaisance, je devrais dire dans la charité, une sorte de mérite incontestable : par exemple, quand, par un principe de bienveillance et d’affection chrétienne, on donne ce dont on a soi-même besoin, quand on se résout à prendre sur son nécessaire pour adoucir, en la partageant, l’indigence
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d’autrui. Mais ne secourir ses frères que de son superflu, être charitable, disons le mot, moins aux dépens de sa personne que de sa bourse ; sauver une famille de la misère, plutôt que de décorer son appartement d’un tableau rare, ou de satisfaire toute autre vanité aussi frivole : c’est se montrer uniquement homme ; je vais plus loin, c’est presque agir en épicurien. Est-il en effet une jouissance plus désirable pour un vrai épicurien, que celle de manger en même temps (s’il est permis de s’exprimer ainsi) par plusieurs bouches : ce qu’on peut dire de celui à qui beaucoup d’indigents doivent le pain dont ils se nourrissent ?
 
« Quant à la crainte, fondée sur une triste expérience, d’obliger des gens qui peuvent devenir par la suite indignes de nos bontés, elle ne doit point détourner de la bienfaisance l’homme sensible. Des traits plus ou moins multipliés d’ingratitude, ne sauraient justifier une cruelle indifférence au malheur de nos semblables, et jamais ils n’endurciront une âme vraiment généreuse. Pour fermer à la charité le cœur d’un homme compatissant, il ne lui faudrait rien moins que la conviction d’une perversité universelle, et cette conviction le conduirait nécessairement à l’athéisme ou au désespoir. Mais un petit nombre d’individus vicieux n’autorise
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point à conclure que l’espèce entière soit corrompue. C’est une conséquence que n’adoptera jamais l’homme qui, en sondant sa conscience, y trouve la preuve certaine du contraire. »
 
Après avoir ainsi répondu au capitaine, M. Allworthy lui demanda qui était ce Partridge, qu’il avait traité de vaurien.
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À ces mots, M. Allworthy témoigna beaucoup de surprise. Le capitaine n’en montra pas moins de ce que l’écuyer ignorait la chose. Il la savait, dit-il, depuis plusieurs mois, et parut se rappeler avec un effort de mémoire, que c’était mistress Wilkins qui la lui avait apprise.
 
Là-dessus on fit venir la gouvernante, qui confirma ce que venait de dire le capitaine. L’écuyer la chargea d’aller sur-le-champ au petit Badington, s’informer de la vérité du fait. Ce fut le capitaine lui-même qui conseilla cette démarche. Ennemi de toute précipitation en matière criminelle, il déclara qu’il ne voudrait pas que son beau-frère prît une résolution préjudiciable à l’enfant, ou au père de l’enfant, avant d’être bien convaincu du crime de ce dernier. Le capitaine en avait déjà acquis en secret la certitude
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par un voisin de Partridge ; mais il était trop généreux pour se servir de ce témoignage auprès de M. Allworthy.
 
 
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On peut s’étonner qu’une aventure si connue, et dont on avait tant parlé, ne fût point parvenue aux oreilles de M. Allworthy. Il était peut-être le seul dans le canton qui l’ignorât.
 
Pour expliquer jusqu’à un certain point cette singularité, nous croyons devoir apprendre au lecteur, qu’il n’y avait pas en Angleterre un homme moins intéressé que l’écuyer Allworthy à combattre l’interprétation donnée au mot charité, dans le chapitre précédent. Il possédait la vertu de charité dans les deux acceptions. Nul
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n’était plus sensible au malheur des autres, ni plus prompt à le soulager ; nul aussi ne se montrait plus soigneux de ménager leur réputation, ni plus lent à prendre d’eux une opinion défavorable.
 
La médisance ne trouvait point d’accès à sa table. S’il est facile (suivant un ancien proverbe) de juger un homme par la société qu’il fréquente, nous osons dire de même, que par le genre de conversation qui règne à la table d’un grand seigneur, on peut connaître ses principes religieux et politiques, son caractère, et ses mœurs ; car, à l’exception d’un petit nombre d’hommes singuliers, qui ne craignent point de manifester en tous lieux leurs sentiments, le reste est assez souple pour conformer son langage aux goûts et à l’inclination de ses supérieurs.
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Mais revenons à mistress Wilkins. Elle s’acquitta en peu de temps de sa mission, quoiqu’il y eût quinze milles de distance du château de l’écuyer au petit Badington. À son retour, elle apporta des preuves si positives du fait imputé au maître d’école, que M. Allworthy résolut de mander le coupable, et de l’interroger viva voce. Partridge fut donc sommé de venir exposer devant lui ses moyens de défense, s’il en avait à faire valoir.
 
À l’heure fixée, il se présenta dans la salle du Paradis, avec Anne sa femme, et mistress Wilkins son accusatrice.
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avec Anne sa femme, et mistress Wilkins son accusatrice.
 
Quand M. Allworthy fut assis sur son tribunal, on appela Partridge. La déposition que fit contre lui mistress Wilkins, excita son indignation. Il la repoussa comme une odieuse calomnie, et protesta hautement de son innocence. L’écuyer interrogea ensuite mistress Partridge. Elle commença par s’excuser, en termes modestes, de la nécessité où elle était réduite de déposer contre son mari ; puis elle raconta toutes les circonstances déjà connues du lecteur, et y ajouta, en finissant, l’aveu que le coupable lui-même avait fait de sa faute.
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Nous n’oserions affirmer que mistress Partridge la lui eût réellement pardonnée. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’elle figurait malgré elle dans cette cause, et nous avons de fortes raisons de croire qu’elle n’aurait jamais consenti à y jouer un rôle, si mistress Wilkins n’était parvenue, à force d’adresse, à tirer d’elle une entière confidence de ses griefs, et ne lui avait promis, au nom de M. Allworthy, que la punition de son mari, ne s’étendrait en aucune façon sur elle.
 
Partridge persista à soutenir son innocence. Il convenait de l’aveu qu’on lui objectait ; mais il ne l’avait fait, disait-il, que pour se délivrer des importunités de sa femme, qui, se croyant sûre de
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son crime, jurait de ne lui point laisser de repos qu’il ne l’eût avoué, et s’engageait dans ce cas à ne jamais lui en reparler. C’était là le motif qui l’avait porté à se reconnaître coupable, malgré son innocence, et il se serait aussi bien accusé d’un meurtre, s’il avait plu à sa femme de l’y contraindre.
 
Mistress Partridge ne put entendre de sang-froid cette imputation. Dans la conjoncture présente, les larmes étaient son unique ressource. Elle y eut recours, et en répandit une grande abondance ; puis s’adressant à M. Allworthy : « Monsieur, s’écria-t-elle, daignez, je vous prie, m’écouter. Il n’y eut jamais une pauvre femme plus outragée que moi. Ce n’est pas le seul manque de foi que j’aie à reprocher à ce méchant homme : non, monsieur, il m’a donné cent autres preuves d’infidélité. J’aurais pu lui passer son ivrognerie et sa paresse, s’il n’avait pas violé l’un des principaux commandements de Dieu. Encore s’il avait commis le crime hors de chez moi, j’en aurais été moins offensée ; mais le commettre avec ma propre servante, dans ma propre maison, sous mon propre toit ! souiller mon chaste lit avec d’infâmes créatures !… Oui, vilain, vous l’avez souillé, et vous osez m’accuser de vous avoir arraché par force l’aveu de la vérité ! Peut-on croire, monsieur, je vous le demande, que
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je lui aie fait cette violence ? Je ne porte, hélas ! sur mon corps que trop de marques de sa brutalité. Si vous étiez un homme, misérable, vous auriez eu honte de maltraiter ainsi une femme ; mais vous n’êtes pas un homme, vous le savez bien… Vous n’avez jamais été non plus un mari pour moi… Vraiment, il vous sied bien de courir après des coquines, quand vous ne pouvez pas… Tenez, monsieur, puisqu’il me pousse à bout, je suis prête à jurer sur ma tête que je les ai surpris couchés ensemble. C’est ce que vous aviez sans doute oublié, traître, quand vous avez poussé la fureur jusqu’à me battre, quand vous m’avez mis le visage tout en sang, uniquement parce que je vous reprochais avec douceur votre adultère ; mais j’ai pour moi le témoignage de tous mes voisins. Ah ! vous m’avez brisé le cœur ; oui, oui, cruel, oui, vous m’avez brisé le cœur. »
 
M. Allworthy interrompit mistress Partridge, en cet endroit de son pathétique discours. Il la pria de se calmer, et promit de lui rendre bonne et prompte justice ; puis se tournant vers le pédagogue, que la surprise et la peur avaient comme métamorphosé en statue, il lui dit qu’il était fâché de voir qu’il existât dans le monde un homme aussi pervers que lui. Il l’assura que ses mensonges et ses contradictions manifestes, aggravaient beaucoup sa faute ; qu’un aveu et un repentir sincère pouvaient
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seuls lui en obtenir le pardon. Il l’exhorta donc à ne point persister dans ses dénégations, et à confesser un fait si évidemment prouvé par le témoignage de sa propre femme.
 
Arrêtons-nous ici un moment, pour rendre hommage à la sagesse de notre jurisprudence, qui refuse d’admettre le témoignage d’une femme pour ou contre son mari. Sans cette prudente disposition, dit un savant auteur qu’on n’a jamais cité jusqu’à présent, à notre connaissance, ailleurs que dans des livres de droit, que de dissensions dans les ménages ! que de parjures ! que d’époux condamnés à l’amende, au fouet, à la prison, au bannissement, à la potence !
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Partridge gardait le silence. Interpellé de répondre, il déclara qu’il avait dit la vérité, et prit à témoin de son innocence le ciel et Jenny Jones elle-même, à laquelle il demanda d’être confronté sur-le-champ, ignorant ou feignant d’ignorer qu’elle avait quitté le canton.
 
M. Allworthy, que l’amour de la justice et un rare sang-froid disposaient toujours à écouter avec patience autant de témoins qu’un accusé voulait en faire entendre, consentit à différer son jugement jusqu’à l’arrivée de Jenny, qu’il envoya aussitôt chercher par un exprès. Il exhorta, en attendant, Partridge et sa femme à vivre en paix, adressant principalement cette recommandation à
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celui des deux qui en avait le moins besoin : après quoi il leur enjoignit de se représenter sous trois jours ; car il en fallait un entier pour se rendre à la nouvelle demeure de Jenny.
 
Au jour marqué, les parties étant en présence, l’exprès rapporta, qu’il n’avait pas trouvé Jenny dans son nouveau domicile, attendu qu’elle en était partie depuis peu de jours, pour suivre un officier recruteur.
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M. Allworthy observa que le témoignage d’une créature, en apparence si méprisable, méritait peu de foi. Il ne doutait pas d’ailleurs, ajouta-t-il, que si elle était présente et qu’elle voulût dire la vérité, elle ne confirmât ce qui était suffisamment prouvé par le concours de tant de circonstances, par l’aveu de Partridge, et par la déposition de sa femme. Il pressa de nouveau le pédagogue de confesser son crime ; mais voyant qu’il persévérait dans ses dénégations, il le déclara coupable, et désormais indigne de sa protection et de ses bienfaits. En conséquence, il supprima la pension qu’il lui faisait, et le congédia, en lui recommandant le travail pour sa subsistance et celle de sa famille dans ce monde, et le repentir pour son bonheur dans l’autre.
 
Le pauvre Partridge devint ainsi un des hommes les plus malheureux qu’il y eût sur la terre. Il avait perdu la meilleure partie de son revenu
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par la faute de sa femme, et celle-ci lui reprochait chaque jour d’être la cause de sa ruine. Quelle que fût la rigueur de son sort, il fallut qu’il s’y résignât.
 
Quoique nous l’ayons appelé le pauvre Partridge, nous prions le lecteur d’attribuer cette épithète à notre naturel compatissant, et de n’en rien préjuger en faveur de son innocence. On saura peut-être un jour la vérité ; mais si la muse de l’histoire daigne nous confier son secret, nous nous garderons de le révéler avant qu’elle nous en ait donné la permission.
 
Suspends donc, ami lecteur, ta curiosité. Que le fait en question fût vrai ou faux, il est certain que M. Allworthy avait des preuves plus que suffisantes peur condamner Partridge. Une cour d’assises en eût même exigé moins, dans une cause semblable. Cependant, en dépit de l’assertion si formelle de mistress Partridge, assertion qu’elle n’eût pas craint de confirmer par serment, le maître d’école pourrait encore être innocent. Si l’on compare l’époque des couches de Jenny avec celle de son départ du petit Badington, il paraît évident qu’elle y était devenue grosse, mais il ne s’ensuit pas nécessairement que Partridge fût le père de son enfant. Sans s’arrêter à d’autres particularités, il y avait dans la maison qu’habitait le pédagogue un jeune homme de dix-huit ans, dont l’intimité avec Jenny aurait pu exciter des soupçons raisonnables ;
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mais tel est l’aveuglement de la jalousie, que cette circonstance ne s’offrit pas une seule fois à l’esprit de mistress Partridge.
 
Malgré les exhortations pressantes de M. Allworthy, nous ne voudrions pas jurer que le repentir eût pénétré dans le cœur de Partridge. Quant à sa femme, elle en conçut un très-vif de sa déposition contre lui, surtout lorsqu’elle vit que Déborah refusait, au mépris de sa promesse, de s’intéresser pour elle auprès de M. Allworthy. Elle recourut avec plus de succès à mistress Blifil. Cette dame, comme on a dû s’en apercevoir, était d’un bien meilleur naturel. Elle sollicita son frère de rendre au maître d’école sa petite pension. La pitié n’était pourtant pas le seul motif qui la faisait agir. Elle en avait un autre plus puissant, que nous exposerons tout à l’heure.
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Tout le monde avait d’abord applaudi au jugement rendu par l’écuyer ; mais Partridge n’en eut pas plus tôt ressenti les effets rigoureux, que ses voisins commencèrent à s’attendrir et à plaindre son infortune. Ils taxèrent de cruauté ce qu’ils avaient appelé justice ; ils se récrièrent contre la froide et dure insensibilité du juge, et firent un pompeux éloge de l’indulgence et de la pitié.
 
Les cris redoublèrent encore à la mort de mistress Partridge.
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On ne rougit pas de l’imputer à la barbarie de M. Allworthy, quoiqu’elle eût été causée, non par la misère, mais par la maladie dont on vient de parler.
 
Partridge ayant perdu sa femme, son école, sa pension, et ne recevant plus rien de son bienfaiteur caché, résolut de quitter un pays où il courait risque de mourir de faim au milieu de la commisération publique.
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Cette conduite chagrinait fort le capitaine ; les libéralités journalières de M. Allworthy ne lui déplaisaient pas moins ; il les regardait comme autant d’atteintes portées à sa propre fortune.
 
Sur ce point, et, à dire vrai, sur tout autre, il différait de sentiment avec sa femme. Des gens sages ont prétendu que l’esprit fait des passions plus durables que la beauté. On vit ici la preuve du contraire. L’esprit dont se piquaient les deux époux devint entre eux une véritable pomme de
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discorde, et la source d’une multitude de querelles qui finirent par inspirer à la femme un souverain mépris pour son mari, et au mari une profonde aversion pour sa femme.
 
Adonnés l’un et l’autre à l’étude de la théologie, ils en avaient fait, dès les premiers moments de leur connaissance, le principal sujet de leurs entretiens. Le capitaine, en homme qui savait vivre, ne manquait pas, avant son mariage, de déférer en toutes choses à l’opinion de miss Bridget ; et il ne lui rendait pas cet hommage avec la grossière maladresse d’un sot opiniâtre qui, même en cédant, conserve encore un air de triomphe. M. Blifil, quoiqu’un des plus vains personnages qu’il y eût au monde, s’avouait vaincu de si bonne grâce, que sa belle antagoniste, persuadée de sa sincérité, sortait toujours du combat enchantée d’elle et de lui.
 
Cette complaisance du capitaine pour une personne dont il méprisait les connaissances, lui coûtait moins que s’il eût été forcé, par un calcul d’intérêt, de se soumettre à l’autorité d’un Hoadley, ou de tout autre savant célèbre. Cependant, quelque légère que fût la contrainte qu’il s’imposait, il n’était pas homme à la prolonger sans motif. Aussi, dès que le mariage lui permit de s’en affranchir, il changea de ton, de manières, et se mit à régenter sa femme avec le despotisme et l’insolencel’
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insolence qui caractérisent une âme basse, et qu’une âme élevée peut seule pardonner.
 
Quand la première fièvre d’amour fut passée, dans les longs et paisibles intervalles qui s’écoulèrent entre les accès, mistress Blifil ouvrit les yeux. Elle remarqua l’étrange changement survenu dans la conduite du capitaine, qui ne répondait plus à ses arguments que par des marques de dédain. Elle se sentit peu disposée à souffrir patiemment un pareil outrage. Le ressentiment qu’il lui causa aurait pu produire quelque événement tragique, si, par une heureuse diversion, il ne se fût changé en un mépris qui modéra sa haine, mais lui en laissa encore une dose fort honnête.
 
Celle que lui portait le capitaine était d’une nature plus franche. Il ne lui savait pas plus mauvais gré de la médiocrité de son esprit et de ses connaissances, que de la petitesse de sa taille. L’injurieuse bizarrerie de son opinion sur le sexe féminin, surpassait l’aigreur du morose Aristote. À ses yeux, une femme était un simple animal domestique, un peu supérieur à un chat, parce que ses fonctions ont plus d’importance ; mais il trouvait la différence entre les deux si légère, qu’en épousant le château et les terres de M. Allworthy, il aurait pris indistinctement l’un ou l’autre par-dessus le marché. Néanmoins, son
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orgueil, facile à blesser, s’irrita du mépris que sa femme commençait à lui témoigner, et ce dépit, joint à la satiété d’un amour depuis longtemps importun, remplit son cœur du plus vif sentiment de dégoût et d’aversion.
 
Il n’y a réellement dans le mariage qu’une manière d’être qui en exclue tout-à-fait le plaisir, c’est l’état d’indifférence. Si, comme nous l’espérons, la plupart de nos lecteurs connaissent, par expérience, la douceur que l’on goûte à rendre heureux l’objet de sa tendresse, quelques-uns aussi, nous le craignons, ont éprouvé la satisfaction qu’on trouve à tourmenter l’objet de sa haine. C’est sans doute pour se procurer ce dernier genre de volupté, que tant d’époux se privent du repos dont ils pourraient jouir, malgré une fâcheuse opposition d’humeur et de caractère. De là dans une femme ces feints transports d’amour et de jalousie, ce refus constant de tous les plaisirs, pour mettre obstacle à ceux de son mari ; de là dans un mari cette contrainte habituelle qu’il s’impose, cette obstination à rester enfermé chez lui avec une compagne qu’il déteste, pour la réduire à l’unique société d’un compagnon qu’elle ne déteste pas moins ; de là encore ces torrents de larmes dont une veuve arrose les cendres d’un époux, qu’elle abreuva d’amertume pendant sa vie, et qu’elle regrette de ne pouvoir plus faire enrager après sa mort.
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Jamais couple ne savoura mieux le charme de la contradiction que M. et Mme Blifil. L’un ouvrait-il un avis, l’autre embrassait aussitôt l’avis contraire. Si le mari proposait une partie de plaisir, la femme s’y refusait à l’instant. Il ne leur arrivait en aucune occasion d’aimer ou de haïr, de louer ou de blâmer la même personne. Le capitaine voyait de mauvais œil l’enfant trouvé, ce fut pour mistress Blifil une raison de le caresser presque autant que son propre fils.
 
On juge combien une pareille mésintelligence entre le mari et la femme devait affliger M. Allworthy, qui avait cru assurer, par cette union, leur bonheur et le sien. Néanmoins, quoique trompé dans ses espérances, il était loin de connaître toute la vérité. Le capitaine, pour des raisons faciles à comprendre, se tenait soigneusement sur ses gardes devant lui ; de son côté, mistress Blifil, de crainte de lui déplaire, observait en sa présence la même réserve. Dans le fait, il est possible qu’un tiers entretienne d’étroites relations avec des époux un peu discrets, qu’il habite même longtemps sous le même toit, et ne soupçonne en aucune façon leur mutuelle antipathie. Bien que le jour entier soit quelquefois trop court pour la haine, ainsi que pour l’amour, le grand nombre d’heures que les gens mariés ont coutume de passer ensemble
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loin de tous les regards, fournit à ceux qui sont capables de la moindre retenue, une ample liberté de satisfaire l’une ou l’autre de ces passions, et leur permet de paraître un certain temps dans le monde, sans se donner de marques de tendresse, s’ils s’aiment, sans s’arracher les yeux, s’ils se détestent.
 
Peut-être, cependant, l’écuyer était-il assez instruit de la conduite des deux époux, pour éprouver un secret sentiment de peine. Il ne faut pas toujours conclure qu’un homme sage n’a point le cœur blessé, parce qu’il s’abstient de pleurer et de gémir, comme une femme ou un enfant. On peut supposer encore que si M. Allworthy découvrait quelques défauts dans le capitaine, il en était faiblement choqué. Le propre de la vraie sagesse et de la vraie bonté, est de prendre les personnes et les choses telles qu’elles sont, sans rêver une perfection chimérique. On aperçoit des défauts dans un parent, dans un ami, on ne se croit obligé d’en avertir ni lui, ni les autres, on ne l’en aime pas moins pour cela. Si l’indulgence ne tempère la sévérité d’un esprit pénétrant, ce serait folie de vouloir contracter des liaisons d’amitié. N’en déplaise à nos amis, nous n’en connaissons point qui n’aient leurs imperfections, et nous serions fâché de penser qu’ils ne vissent pas les nôtres. Rien de
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plus juste que de montrer et de réclamer à son tour une indulgente bienveillance. C’est un exercice de l’amitié, c’est peut-être le plus doux de ses plaisirs ; et il ne faut y attacher aucune condition d’amendement. Quoi de plus extravagant, que de prétendre corriger les infirmités de ceux qu’on aime ? Il peut se trouver une tache dans le meilleur naturel, comme dans le plus beau vase. Quoique cette tache soit ineffaçable, l’un et autre ne perdent rien de leur prix.
 
Enfin M. Allworthy voyait certainement des imperfections dans le capitaine ; mais ce dernier les dissimulait avec tant d’adresse et une prudence si soutenue, qu’elles ne semblaient à l’écuyer que de légers défauts dans un caractère estimable. Sa bonté les excusait, et sa sagesse l’empêchait d’en parler au capitaine. Il aurait bien changé de sentiment, s’il était parvenu à découvrir l’exacte vérité ; ce qui serait sans doute arrivé, pour peu que les deux époux eussent continué à vivre ensemble de la même façon. La fortune secourable y mit bon ordre, en forçant le capitaine de prendre un parti qui lui rendit toute la tendresse de sa femme.
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M. Blifil se dédommageait amplement des pénibles et courts instants qu’il passait avec sa femme, par les agréables spéculations auxquelles il se livrait quand il était seul.
 
Ces spéculations avaient pour unique objet la fortune de M. Allworthy. Il s’appliquait sans relâche à en calculer la valeur, et trouvait toujours des raisons de refaire ses calculs à son avantage. Il se plaisait à projeter des changements dans le château, dans les jardins, à former divers plans pour l’amélioration de la terre, et pour l’embellissement de l’habitation. Dans ce dessein, il étudiait avec ardeur l’art des jardins, la science de l’architecture, et dévorait tous les ouvrages qui traitent de l’un ou de l’autre. C’était là sa seule occupation, son seul amusement. Enfin, il dressa un plan admirable, que nous regrettons
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d’autant plus de ne pouvoir exposer aux yeux du lecteur, qu’à notre avis le luxe du siècle présent aurait peine à en égaler la magnificence. Ce plan avait, au suprême degré, le double mérite qui recommande les grandes entreprises de cette nature. Il fallait pour l’exécuter des sommes énormes, et un long espace de temps. Mais le capitaine pensait que l’immense fortune de M. Allworthy, qu’il regardait déjà comme la sienne, fournirait de reste à la dépense. Quant au temps, il trouvait dans son âge, qui n’était encore que le terme moyen de la vie, et dans la force de sa constitution, toutes les garanties désirables.
 
Rien ne lui manquait plus pour commencer l’exécution immédiate de son plan, que la mort de M. Allworthy. Il employa ce qu’il savait d’algèbre à en supputer l’époque approximative, il compulsa les tables de mortalité, médita sur les cas fortuits, sur les maladies imprévues, et demeura convaincu qu’en mettant les choses au pis, la chance qu’il souhaitait ne pouvait manquer d’arriver dans un petit nombre d’années.
 
Mais un soir qu’il était livré à ses réflexions accoutumées, un accident aussi funeste qu’inopiné en interrompit le cours. La malice du sort ne pouvait lui jouer un tour plus noir, plus cruel, plus fatal à ses desseins. Bref, pour ne pas
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tenir davantage le lecteur en suspens, au moment où le cœur du capitaine se dilatait de joie, en songeant à l’accroissement de bonheur que lui procurerait la mort de M. Allworthy… il mourut lui-même d’une attaque d’apoplexie.
 
Le malheur voulut qu’il fût frappé de ce coup de foudre, comme il se promenait seul dans la campagne, à l’entrée de la nuit : en sorte que personne ne se trouva à portée de le secourir, en supposant que son état eût offert quelque ressource. Il prit donc la mesure de l’espace désormais suffisant pour son ambition, et demeura étendu, sans vie, sur la terre. Exemple remarquable d’une vérité si bien exprimée par Horace :
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« Tu rassembles les plus précieux matériaux pour élever un superbe édifice, quand tu n’as besoin que d’un pic et d’une bêche. Tu te bâtis une demeure de cinq cents pieds de long, sur cent de large, et tu oublies celle de six sur deux. »
 
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CHAPITRE IX.
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Le souper était servi depuis longtemps. M. Allworthy, sa sœur, et une de leurs amies, attendaient pour se mettre à table l’arrivée du capitaine, qui était toujours très-exact à l’heure des repas. M. Allworthy, surpris de son absence, en témoigna le premier de l’inquiétude, et donna ordre qu’on allât le chercher aux environs du château, et dans les avenues du parc qu’il avait coutume de fréquenter.
 
On ne l’y trouva point. Le capitaine, par un fâcheux hasard, avait suivi ce soir-là, dans sa promenade, une direction nouvelle. Mistress Blifil parut sérieusement alarmée. Son amie, bien instruite de l’état de son cœur, tâcha de la rassurer. Elle lui dit que ses craintes étaient sans doute naturelle, mais qu’il ne fallait pas trop
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s’y livrer ; que la beauté de la soirée avait peut-être engagé le capitaine à prolonger sa promenade, ou qu’un voisin l’avait retenu à souper, Mistress Blifil répondit qu’elle n’en croyait rien ; que son mari avait certainement éprouvé quelque accident, qu’il savait combien elle était prompte à s’alarmer et ne s’arrêtait jamais chez personne sans lui en donner avis.
 
La dame ayant épuisé tous les arguments, eut recours aux prières ; elle conjura mistress Blifil de ne point s’abandonner à des terreurs qui pouvaient compromettre sa santé, et, remplissant un verre de vin, elle l’invita et finit par la décider à le boire.
 
M. Allworthy, qui avait été lui-même à la recherche du capitaine, rentra en ce moment, tout consterné, et presque privé de l’usage de la parole ; mais, comme la douleur affecte diversement les différents caractères, la même émotion qui comprimait sa voix, donna l’essor à celle de mistress Blifil. Elle proféra des plaintes amères qu’elle accompagna d’un torrent de larmes. L’ingénieuse amie, tout en approuvant son affliction, essaya d’en modérer l’excès, par des réflexions philosophiques sur les nombreuses traverses dont la vie humaine est semée, et sur la nécessité de s’armer de courage, pour supporter les coups du sort, quelque terribles et quelque soudains qu’ils fussent.
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Elle lui dit que son frère lui donnait l’exemple de la fermeté ; que, sans éprouver une douleur qu’on pût comparer à la sienne, il en ressentait pourtant une très-vive, mais qu’il savait la contenir dans de justes bornes, et se résigner à la volonté divine.
 
« Ne me parlez pas de mon frère, s’écria mistress Blifil, je suis la seule à plaindre. Peut-on comparer les alarmes d’un ami aux angoisses d’une femme, en pareille circonstance ? Ah, il est mort ! on l’a assassiné ! je ne le verrai plus ! » À ces mots un déluge de pleurs opérant sur elle le même effet que la consternation avait produit sur M. Allworthy, elle garda un morne silence.
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On peut observer ici un nouveau contraste dans les effets de la douleur. Nous avons vu M. Allworthy perdre la parole, par la même cause qui avait excité les bruyantes exclamations de mistress Blifil ; le spectacle actuel fit couler en abondance les larmes du frère, et tarit subitement celles de la sœur : elle poussa un grand cri et s’évanouit.
 
La salle se remplit bientôt de domestiques :
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les uns aidèrent la dame étrangère à secourir mistress Blifil ; les autres, secondés de M. Allworthy, transportèrent le capitaine dans un lit bien chaud, et l’on mit en œuvre tous les moyens connus pour le rappeler à la vie.
 
Nous serions heureux de pouvoir apprendre au lecteur, que ces soins divers furent couronnés d’un égal succès. Ceux que l’on prodigua à mistress Blifil réussirent si bien, qu’après un évanouissement d’une durée convenable, elle reprit ses sens, à la satisfaction générale. Il n’en alla pas de même du capitaine : aspersion d’eau froide, saignée, frictions, rien n’eut d’efficacité. La mort, ce juge inexorable, l’avait condamné, et refusa de lui accorder un sursis, malgré l’intervention de deux médecins qu’on avait appelés, et qui ne parurent que pour recevoir leurs honoraires.
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Ces docteurs que, pour éviter toute allusion maligne, nous distinguerons par les lettres initiales Y et Z, après avoir tâté le pouls du capitaine, le premier au bras droit, et le second au bras gauche, convinrent qu’il était tout-à-fait mort ; mais ils différèrent de sentiment sur la cause qui avait terminé sa vie. Le docteur Y soutint qu’il était mort d’apoplexie, et le docteur Z, d’épilepsie.
 
De là naquit une vive dispute entre les deux savants. Ils exposèrent leur avis avec chaleur, et l’appuyèrent d’argumentsd’
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arguments d’un poids si égal, qu’ils ne servirent qu’à les confirmer réciproquement dans leur opinion.
 
À dire vrai, la plupart des médecins adoptent une maladie d’affection, à laquelle ils attribuent toutes les victoires de la mort sur la nature humaine. La goutte, le rhumatisme, la pierre, la gravelle, la consomption, la fièvre nerveuse ou morale, ont chacune leur patron dans la docte faculté. Ainsi s’expliquent les fréquentes contestations qu’excite parmi les disciples d’Hippocrate le trépas de leurs patients ; et le fait que nous venons de rapporter apprend à ne point s’en étonner.
 
On demandera peut-être pourquoi nos esculapes, au lieu de chercher à ranimer le capitaine, s’engagèrent dans une discussion puérile sur la cause de sa mort. Mais toutes les ressources de l’art avaient été épuisées avant leur arrivée. On avait eu soin de mettre le capitaine dans un lit bien chaud, de le saigner, de lui frotter le front et les tempes, d’appliquer sur ses lèvres et à ses narines des eaux spiritueuses. Les docteurs se voyant prévenus dans leurs ordonnances, ne surent comment employer l’espace de temps que l’usage et la décence les obligent de consacrer à leurs visites, pour faire semblant d’en gagner le salaire. Ils se trouvèrent donc dans la nécessité
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d’imaginer un sujet quelconque de conversation ; et pouvait-il s’en présenter un plus naturel que celui qu’ils choisirent ?
 
Ils allaient se retirer, quand M. Allworthy, s’éloignant du défunt, avec un sentiment de résignation aux décrets de la Providence, les pria d’entrer chez sa sœur, avant leur départ.
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L’état de la femme était tout l’opposé de celui du mari. Les secours de la médecine ne pouvaient rien pour l’un, et l’autre n’en avait nul besoin.
 
C’est bien à tort qu’on a coutume d’accuser les médecins d’être amis de la mort ; nous croyons, au contraire, que si l’on comptait les personnes guéries par leur art, et celles qui en sont les victimes, on trouverait que le premier nombre l’emporte sur le second. Quelques médecins portent même si loin la circonspection que, pour ne pas s’exposer à tuer leurs malades, ils s’abstiennent de leur prescrire aucun remède curatif, et n’ordonnent que ce qui ne peut leur faire ni bien ni mal. Nous en avons entendu plusieurs ériger gravement
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en maxime qu’il fallait laisser agir la nature, et que le médecin devait se borner à l’observer, sans doute pour l’applaudir lorsqu’elle a bien rempli son rôle.
 
Nos docteurs aimaient si peu la mort, qu’ils abandonnèrent le défunt après une courte visite. Ils ne se montrèrent pas si pressés de quitter leur malade vivante : tous deux furent bientôt d’accord sur son état, et se mirent à rédiger de concert une longue ordonnance.
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Enfin, quand la décence lui permit de mettre un terme à son désespoir et à sa maladie, elle congédia les médecins et commença à recevoir du monde. On ne remarquait en elle d’autre changement que celui de ses habits, à la sombre couleur desquels notre veuve avait assorti sa physionomie et son maintien.
 
M. Blifil fut enterré, et il aurait couru grand risque de tomber bientôt dans l’oubli, si M. Allworthy n’avait pris soin d’en préserver sa mémoire,
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en faisant graver sur sa tombe l’épitaphe suivante, composée par un homme aussi ingénieux que véridique, et qui connaissait parfaitement le défunt :
 
CI GIT,
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QU’ELLE AVAIT POUR LUI.
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Quelque chose, ou rien.
 
On voudra bien se souvenir qu’au commencement du second livre de cette histoire, nous avons annoncé l’intention de sauter par-dessus des intervalles de temps considérables, toutes les fois qu’ils n’offriraient rien d’intéressant. En cela nous avons moins consulté la dignité de l’histoire et notre commodité personnelle, que le plaisir et l’avantage du lecteur ; car outre que
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nous lui sauvons ainsi l’ennui d’une lecture dépourvue d’agrément et d’instruction, nous lui fournissons l’occasion d’exercer sa sagacité, en remplissant ces lacunes par ses propres conjectures ; genre de travail auquel les chapitres précédents ont déjà dû le préparer.
 
Qui ne juge, par exemple, que la perte d’un ami causa d’abord à M. Allworthy ces émotions douloureuses, qu’éprouvent en pareille circonstance les hommes qui n’ont pas un cœur de marbre ? Qui ne juge encore que la philosophie et la religion modérèrent, avec le temps, et dissipèrent à la fin son affliction ? La première lui en montra l’inutilité et la folie, la seconde en condamna l’excès comme injurieux à la Providence, et adoucit en même temps l’amertume de sa peine, par cette consolante perspective qui donne à l’homme ferme et pieux la force de quitter un ami mourant, presque avec le même calme, avec la même confiance de le revoir, que s’il ne partait que pour un long voyage.
 
Il suffit aussi d’une médiocre pénétration pour deviner comment se comporta mistress Blifil. Pendant tout le temps que le chagrin doit se manifester par des signes extérieurs, on peut être sûr qu’elle observa scrupuleusement les règles que prescrivent l’usage et la décence, conformant le changement de son visage à celui de ses vêtements,
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passant tour à tour du grand deuil au petit, du noir au gris, du gris au blanc ; et, dans la même proportion, du désespoir à la douleur, de la douleur à la tristesse, de la tristesse aux regrets, jusqu’au jour où il lui fut permis de reprendre sa sérénité première.
 
Nous n’avons cité ces deux exemples que pour donner une idée de la tâche imposée au commun de nos lecteurs. On a lieu d’attendre des esprits supérieurs, un plus grand effort d’intelligence et de jugement. Nous ne doutons point que ces derniers ne découvrent beaucoup d’événements notables, arrivés dans la famille de notre respectable gentilhomme, durant l’espace de temps que nous avons cru devoir passer sous silence ; car cette époque, sans rien offrir qui nous ait paru digne d’entrer dans notre histoire, renferme cependant plusieurs faits aussi importants que ceux dont le détail remplit les feuilles quotidiennes ou hebdomadaires des gazetiers de nos jours, insipide et stérile nourriture d’une foule de gens désœuvrés. L’exercice que nous proposons au lecteur développera d’une manière aussi utile qu’agréable, quelques-unes des plus nobles facultés de son esprit. N’est-il pas en effet plus avantageux de savoir deviner, en toute occasion, les actions des hommes par leur caractère, que de juger leur caractère par leurs actions ? Il faut avoir, à la vérité,
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la vue bien perçante pour atteindre le but dans le premier cas ; mais avec une vraie sagacité, on peut y parvenir aussi sûrement que dans le dernier.
 
Persuadé que la plupart de nos lecteurs possèdent éminemment cette qualité précieuse, nous leur avons laissé un espace de douze années, comme un champ propre à l’exercer. Nous allons maintenant leur présenter notre héros à l’âge d’environ quatorze ans, ne doutant point qu’ils ne soient depuis longtemps impatients de le connaître.
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Le héros de cette grande histoire paraît sous de très-fâcheux auspices. Petit conte d’un genre si commun, que quelques personnes le trouveront peut-être indigne d’attention. Un mot ou deux sur un écuyer. Détails moins succincts, concernant un garde-chasse et un précepteur.
 
Comme nous avons résolu, en écrivant cette histoire, de ne flatter personne, mais de prendre toujours la vérité pour guide, nous sommes obligés
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de montrer notre héros sous un jour beaucoup moins avantageux que nous ne l’aurions souhaité, et de déclarer avec franchise, dès sa première apparition sur la scène, qu’il n’y avait personne dans la maison de M. Allworthy, qui ne le crût destiné à être pendu.
 
Cette conjecture, nous le disons à regret, ne paraissait que trop bien fondée. Le petit fripon, presque au sortir du berceau, annonçait du penchant pour beaucoup de vices, et notamment pour celui qui mène en droite ligne à la fin tragique que chacun lui prophétisait. Déjà il avait été convaincu de trois graves délits : d’avoir volé des fruits dans un verger, dérobé un canard dans la cour d’une ferme, et pris la balle de M. Blifil dans sa poche.
 
Ses défauts étaient d’autant plus frappants, qu’ils contrastaient avec les vertus de son compagnon, jeune homme si accompli, que la maison de l’écuyer et tout le voisinage retentissaient de ses louanges. M. Blifil semblait né, en effet, de la manière la plus heureuse ; il était sobre, discret, religieux, plus qu’on ne l’est d’ordinaire à son âge. Ces qualités lui avaient gagné l’affection de tous ceux qui le connaissaient, tandis que Tom Jones était l’objet de l’aversion générale ; et bien des gens s’étonnaient que M. Allworthy eût l’imprudence d’exposer les mœurs de son neveu à la contagion du mauvais exemple, en le faisant élever avec un tel vaurien.
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Une aventure arrivée à peu près vers ce temps, fera mieux connaître le caractère des deux enfants, que la plus longue dissertation.
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Peut-être cette horrible scélératesse de Jones, dont nous venons de rapporter deux ou trois traits, provenait-elle en partie des mauvais conseils du garde-chasse, qui, en plusieurs circonstances, avait été le receleur de ses larcins. C’était lui, par exemple, qui avait mangé, avec sa famille, le canard entier et plus de la moitié des pommes, quoique le pauvre Jones, découvert seul, eût supporté la honte de ces deux vols, et par-dessus le marché tous les coups. Il en fut encore de même à l’occasion suivante.
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La terre de M. Allworthy était contiguë au domaine d’un de ces gentilshommes, connus en Angleterre sous le nom de conservateurs de gibier. À voir l’inflexible rigueur avec laquelle ces gens-là vengent la mort d’un lièvre, ou d’une perdrix, on les croirait enclins à la superstition des banians de l’Inde, dont un grand nombre, dit-on, consacrent leur vie à la conservation de certains animaux. Mais nos banians anglais ne peuvent être accusés d’une pareille idolâtrie. S’ils se montrent si jaloux de garantir leurs lièvres et leurs perdrix de toute insulte étrangère, c’est pour avoir le plaisir d’en faire eux-mêmes une plus ample boucherie.
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Loin de partager le préjugé commun contre cette classe d’hommes, nous pensons au contraire qu’ils remplissent parfaitement le vœu de la nature, et leur noble destination. Si, comme le dit Horace, il y a dans l’espèce humaine des individus fruges consumere nati, nés pour consommer les fruits de la terre, nous ne doutons pas non plus qu’il n’y en ait d’autres feras consumere nati, nés pour manger les animaux des champs, ou, en termes vulgaires, le gibier ; et personne ne niera, ce nous semble, que ces gentilshommes ne soient très-fidèles à leur vocation.
 
Un jour que le petit Jones chassait avec le garde, une compagnie de perdrix se leva sur les
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limites du domaine où la fortune, pour seconder les sages vues de la nature, avait placé un de ces conservateurs de gibier dont il est question.
 
Nos chasseurs suivirent de l’œil les perdrix, qui s’abattirent dans des touffes de genêts, à deux ou trois cents pas des possessions de M. Allworthy.
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L’écuyer avait défendu au garde, sous peine de perdre sa place, de jamais mettre le pied sur les terres de ses voisins, sans distinction des propriétaires peu jaloux de leur chasse, et du gentilhomme si amoureux de la sienne. Cette défense n’avait pas été respectée très-scrupuleusement, à l’égard des premiers. Quant au second, chez qui les perdrix avaient cherché un asile, le garde, bien instruit de son caractère, s’était toujours abstenu de violer sa propriété ; et peut-être eût-il encore observé la même resserve, s’il eût été seul ; mais cédant aux instances de son jeune compagnon, et entraîné par sa propre ardeur, il franchit la limite et tua une perdrix.
 
Dans ce moment, notre gentilhomme passait par hasard à cheval près de là, suivi de ses gens. Il accourut au bruit du coup, et ne vit que Tom, le garde s’étant caché dans une épaisse touffe de genêts, où il eut le bonheur d’échapper à ses regards. Transporté de fureur, il fouilla l’enfant : ayant trouvé sur lui la perdrix, il jeta feu et flamme, et jura qu’il allait se plaindre à M. Allworthy. Il
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tint parole, vola chez l’écuyer, et lui dénonça le délit avec autant d’emportement, que si l’on eût forcé son château, et pillé ses meubles les plus précieux. Il dit qu’il avait entendu partir deux coups de fusil, presque à la fois ; que Tom par conséquent n’était point seul, quoiqu’il n’eût pu découvrir son complice. « Nous n’avons trouvé, ajouta-t-il, que cette perdrix, mais Dieu sait le dégât qu’ils ont fait ! »
 
Tom, au retour de la chasse, fut conduit chez M. Allworthy. Questionné par lui sur ce qui s’était passé, il lui avoua le fait, sans alléguer d’autre excuse que la vérité ; c’est-à-dire, que la compagnie de perdrix était partie de ses terres.
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Le garde, homme très-suspect, fut aussitôt mandé et interrogé. Le drôle, plein de confiance dans la promesse que Tom lui avait faite de prendre tout sur son compte, nia effrontément qu’il l’eût accompagné, ni même vu de toute l’après-midi.
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M. Allworthy se tournant vers Tom, avec un air de sévérité qui ne lui était pas ordinaire, le pressa de nouveau de nommer son complice. L’enfant persista dans sa première réponse. L’écuyer, irrité de son obstination, le congédia en lui donnant jusqu’au lendemain matin pour réfléchir, et le prévenant qu’il serait alors interrogé par une autre personne et d’une autre manière.
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Le garde n’était guère plus tranquille. Il partageait l’appréhension de Jones, et s’intéressait beaucoup moins à la peau de son jeune ami, qu’il ne redoutait sa faiblesse.
 
Le lendemain matin, quand Tom entra chez le révérend M. Thwackum, à qui l’écuyer avait confié l’éducation des deux enfants, il eut à essuyer les mêmes questions que la veille ; il y fit les mêmes réponses, et ce nouvel interrogatoire fut suivi du fouet appliqué d’une manière si barbare, qu’il différa peu de la question qu’on donne aux criminels, en certains pays, pour leur arracher des aveux.
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en certains pays, pour leur arracher des aveux.
 
Tom endura ce supplice avec une fermeté héroïque. En vain son maître lui demandait, entre chaque coup, s’il persévérait à nier la vérité ; il aima mieux se laisser écorcher vif que de trahir son ami, et de violer sa promesse.
 
Le garde fut ainsi soulagé d’une cruelle anxiété. Quant à M. Allworthy, il éprouva un sentiment de pitié pour Tom ; car outre que le pédagogue, furieux de n’avoir pu obtenir de l’enfant l’aveu qu’il en exigeait, avait poussé la rigueur du châtiment fort au-delà de son intention, il commençait à soupçonner le gentilhomme de s’être trompé. Sa démarche précipitée, la violence de son emportement, rendaient cette conjecture assez vraisemblable. Le dire de ses gens lui paraissait d’ailleurs mériter peu de foi. Or comme M. Allworthy ne pouvait supporter un instant l’idée d’avoir commis une injustice, il envoya chercher Tom, et d’un ton aussi doux qu’amical : « Mon cher enfant, lui dit-il, je suis convaincu que mes soupçons étaient mal fondés ; je regrette qu’ils vous aient attiré une punition si sévère. » Après ces paroles affectueuses, il lui donna un petit cheval, pour le dédommager, et lui témoigna de nouveau son chagrin de ce qui s’était passé.
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Tant de bonté fit sur Tom une impression que n’aurait pu produire l’excès de la rigueur. Les verges de Thwackum n’avaient point ébranlé sa constance, la douceur de M. Allworthy pensa en triompher. Il fondit en larmes, tomba à genoux, et s’écria : « Oh ! monsieur, vous êtes trop bon pour moi… oui, infiniment trop bon… En vérité, je ne mérite pas que vous me traitiez si bien… » Et le cœur plein d’émotion, il allait laisser échapper son secret, quand le bon génie du garde-chasse lui ferma la bouche, en lui montrant les suites funestes de son indiscrétion.
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– L’honneur ! s’écria Thwackum avec feu, pur entêtement ! pure obstination ! l’honneur enseigne-t-il à mentir ? l’honneur peut-il exister, indépendamment de la religion ? »
 
Ceci se passait à table, vers la fin du dîner, en présence d’un tiers qui se mêla alors à la
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conversation, et qu’avant d’aller plus loin, nous ferons connaître en peu de mots au lecteur.
 
 
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Ce personnage, établi depuis quelque temps chez M. Allworthy, se nommait Square. Une éducation soignée avait fécondé en lui un fond naturellement ingrat. Il était très-versé dans la lecture des anciens, et savait par cœur Aristote et Platon. Il avait choisi de préférence ces deux grands hommes pour ses modèles, adoptant tantôt l’opinion de l’un, tantôt celle de l’autre ; en morale, platonicien déclaré, en religion, zélé péripatéticien.
 
Malgré sa prédilection pour la morale de Platon, il ne laissait pas de goûter aussi celle d’Aristote, qu’il considérait plutôt comme métaphysicien que comme politique. Il poussait ce sentiment au point de réduire la vertu à une
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simple théorie. Nous n’avons jamais ouï dire, à la vérité, qu’il en ait fait l’aveu à personne ; mais pour peu qu’on examine sa conduite, on se convaincra que c’était sa véritable opinion ; et nous ne voyons que ce moyen d’expliquer les contradictions, qu’on pourrait autrement remarquer dans son caractère.
 
M. Thwackum et lui ne se rencontraient guère, sans disputer ensemble ; car ils avaient des principes diamétralement opposés. Square prétendait que la nature humaine renferme en soi la perfection de toutes les vertus, et que les vices de l’âme, comme les difformités du corps, sont une exception à la loi générale. Thwackum soutenait que le cœur humain, depuis la chute du premier homme, n’est qu’une sentine d’iniquités, et que la grâce divine peut seule le régénérer et le purifier. Dans leurs fréquentes discussions sur la morale, nos deux antagonistes ne s’accordaient qu’en un point. Jamais il ne leur arrivait de proférer le mot de bonté. La beauté naturelle de la vertu, telle était l’expression favorite du premier ; le divin pouvoir de la grâce, celle du second. Square jugeait de toutes les actions, d’après la règle immuable de la justice et l’éternelle convenance des choses ; Thwackum décidait tout d’autorité, s’appuyant sur l’Écriture et sur ses commentateurs, comme l’avocat
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s’appuie sur Littleton et sur Coke, dont le commentaire est, dans les tribunaux, d’un poids égal à celui du texte.
 
Après ce court préambule, on voudra bien se reporter à la fin du dernier chapitre, où le théologien adresse à M. Allworthy cet argument qu’il croyait sans réplique : « L’honneur peut-il exister indépendamment de la religion ? »
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Square prit la parole et dit, qu’il était impossible de raisonner philosophiquement sur des mots, avant d’en avoir bien déterminé la signification ; qu’à peine y en avait-il deux d’un sens plus vague et plus incertain, que ceux dont M. Thwackum s’était servi, puisque l’on comptait presque autant d’opinions différentes sur l’honneur, que sur la religion. « Si par honneur, ajouta-t-il, vous entendez la beauté naturelle de la vertu, je soutiens qu’il peut exister indépendamment de toute religion, oui, vous en conviendrez vous-même, indépendamment de toute religion, une seule exceptée ; et cet aveu, je l’obtiendrai pareillement du juif, du mahométan, de tous les sectaires du monde. »
 
Thwackum repartit, qu’on reconnaissait à cette manière d’argumenter, la malice ordinaire aux ennemis de la véritable Église ; qu’il ne doutait pas que tous les hérétiques, tous les infidèles ne voulussent, s’ils le pouvaient, renfermer l’honneur
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dans le cercle de leurs systèmes insensés, et de leurs damnables égarements. « Non, non, s’écria-t-il, l’honneur est un, malgré l’absurde diversité des idées qu’on y attache. La religion aussi est une, en dépit de la multitude des hérésies et des sectes qui partagent le monde. Par la religion, j’entends la religion chrétienne ; par la religion chrétienne, la religion protestante ; et par la religion protestante, la religion anglicane. Par l’honneur, j’entends ce don divin de la grâce dont notre sainte religion est la source, et la source unique : or, prétendre que l’honneur, tel que je l’entends ici, tel qu’on a dû croire que je l’entendais, puisse enseigner le mensonge, c’est avancer un paradoxe qui révolte la raison. »
 
« Je n’avais pas voulu, par politesse, répliqua Square, tirer de mes raisonnements la même conséquence. Si vous vous êtes aperçu de ma réserve, vous ne l’avez point imitée. Quoi qu’il en soit, laissant de côté la religion, je vois, d’après notre manière de concevoir l’honneur, que nous en avons une idée différente, sans quoi nous nous servirions des mêmes termes pour le définir. J’ai dit que le véritable honneur et la véritable vertu étaient presque synonymes, et fondés tous deux sur la règle immuable de la justice, et sur l’éternelle convenance des choses. Or, le mensonge répugnant à l’un et à l’autre, il
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est hors de doute que le véritable honneur ne peut conseiller un mensonge. Nous sommes, je pense, d’accord là-dessus. Mais en conclure que cet honneur a pour base la religion, à laquelle il est antérieur, si l’on entend par religion une loi positive…
 
– Moi ? s’écria Thwackum en furie, moi d’accord avec un homme qui ose dire que l’honneur est antérieur à la religion ? Monsieur Allworthy, je vous le demande, ai-je professé une pareille doctrine ? »
 
« Eh ! messieurs, messieurs, repartit l’écuyer, ne vous échauffez pas tant. Vous avez tous deux mal compris ma pensée. C’est du faux honneur, et non du véritable que j’ai parlé. » M. Allworthy aurait eu de la peine à calmer la violence toujours croissante de la dispute, sans un incident qui l’interrompit pour le moment.
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Qu’il nous soit permis, avant de passer outre, de prévenir certaines méprises, où un excès de zèle pourrait faire tomber quelques-uns de nos lecteurs. Nous serions au désespoir d’en offenser aucun, surtout ceux d’entre eux qui sont les amis sincères de la religion et de la vertu.
 
À Dieu ne plaise que, par une fausse ou maligne interprétation de notre pensée, on nous prête l’odieux dessein de tourner en ridicule ce qui élève l’homme au plus haut degré de perfection où il puisse atteindre, ce qui épure et ennoblit son âme, et le distingue essentiellement de la brute. Nous osons dire, et plus le lecteur sera vertueux lui-même, plus il aura de penchant à nous croire, nous osons dire que nous aimerions mieux ensevelir dans un éternel oubli les sentiments de Thwackum et de Square, que de porter la moindre atteinte à la religion et à la vertu.
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porter la moindre atteinte à la religion et à la vertu.
 
C’est au contraire dans l’intérêt de l’une et de l’autre, que nous avons entrepris de peindre, d’après nature, deux de leurs faux et prétendus champions. Un ami perfide est le pire des ennemis. Les grimaces des hypocrites, nous ne craignons pas de l’affirmer, ont fait plus de tort à la religion et à la vertu, que les sophismes des incrédules et les sarcasmes des libertins. Nous disons plus, si la religion et la vertu, dans leur pureté primitive, sont réputées à juste titre les liens de la société civile et les bienfaitrices de l’humanité, du moment que le mensonge, la fraude, et l’hypocrisie, y mêlent leurs poisons, elles deviennent le plus redoutable fléau dont le ciel puisse châtier la terre, et inspirent aux hommes toutes les fureurs et tous les crimes.
 
Nous pensons donc qu’on approuvera le ridicule que nous avons versé sur nos deux personnages. Une seule chose nous inquiète et nous afflige : comme il leur arrivera de temps en temps de mêler à leurs erreurs des pensées vraies et justes, nous craignons qu’on ne confonde les unes avec les autres, et qu’on ne nous accuse de vouloir les tourner toutes indistinctement en dérision. Mais que le lecteur considère que ces deux hommes n’étant ni des imbéciles, ni des insensés,
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on ne peut supposer qu’ils n’aient émis que des opinions fausses ou absurdes. Quelle injustice n’aurions-nous pas commise à leur égard, en ne présentant que le mauvais côté de leurs caractères, et combien leurs raisonnements auraient paru misérables et monstrueux !
 
En un mot, ce n’est ni la religion, ni la vertu, mais le manque de toutes deux que nous attaquons ici. Si Thwackum et Square avaient moins négligé dans la composition de leurs systèmes opposés, le premier la vertu, le second la religion ; s’ils ne s’étaient pas accordés à en exclure totalement la bonté naturelle du cœur, jamais ils n’auraient été livrés à la risée publique, dans cette équitable et véridique histoire, dont nous allons reprendre le fil.
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L’incident qui mit fin à la dispute rapportée dans le chapitre précédent, n’était autre qu’une querelle survenue entre M. Blifil et Tom Jones. Le premier en était sorti avec le nez tout en sang ; car s’il avait, quoique le plus jeune, l’avantage de la taille sur son camarade, il ne l’égalait pas, à beaucoup près, dans le noble art de boxer.
 
Tom, loin d’abuser de sa supériorité, évitait, autant qu’il le pouvait, les occasions d’en venir aux mains avec lui. Malgré toutes ses espiègleries, c’était un garçon sans méchanceté ; il aimait d’ailleurs Blifil ; et puis la crainte de M. Thwackum,
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qui servait toujours de second à son élève favori, aurait suffi pour le rendre circonspect.
 
Mais comme l’a très-bien observé un certain auteur, nul homme n’est sage à toute heure du jour ; comment un enfant le serait-il ? Une dispute s’étant élevée au jeu entre les deux condisciples, M. Blifil traita Tom de bâtard : sur quoi celui-ci, qui était peu endurant, lui appliqua au milieu du visage un coup de poing, qui produisit le fâcheux effet dont nous avons parlé.
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– Quel mensonge, enfant ? demanda vivement Thwackum.
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– Eh mais ! monsieur, reprit Blifil, ne vous a-t-il pas dit qu’il chassait seul, lorsqu’il tua la perdrix ? il sait pourtant bien, car il m’en a fait l’aveu, que Black Georges, le garde-chasse, était avec lui. Il m’a dit de plus, oui, vous m’avez dit, menteur, niez-le si vous l’osez, vous m’avez dit que vous n’auriez pas avoué la vérité, quand notre maître vous aurait écorché vif. »
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À ces mots, le feu étincela dans les yeux de Thwackum. « Oh ! oh ! s’écria-t-il en triomphe, voilà donc votre notion de l’honneur ! voilà l’enfant qu’il ne fallait pas fouetter une seconde fois ! » M. Allworthy, d’un air plus doux, se tourna vers Tom, et lui dit : « Est-ce vrai, mon ami ? Comment avez-vous pu soutenir un mensonge avec tant d’obstination ?
 
– Monsieur, répondit Tom, personne ne hait plus que moi le mensonge. Mais je me suis cru obligé, par honneur, d’agir comme j’ai fait. J’avais promis à Georges de ne point le nommer ; je devais d’autant plus lui tenir parole, qu’il m’avait prié de ne pas mettre le pied sur la terre de votre voisin, et qu’il n’y était entré lui-même, qu’en cédant à mes instances. Voilà toute la vérité. Vous me voyez prêt à en faire le serment. Ayez pitié, je vous en conjure, de ce malheureux et de sa famille. Je suis le seul coupable. Ce n’est qu’avec beaucoup de peine, que je l’ai déterminé à
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enfreindre vos ordres. En conscience, monsieur, ce que j’ai dit peut à peine s’appeler un mensonge. Je courais seul après les perdrix ; il ne m’a suivi que pour empêcher un plus grand mal. Punissez-moi, monsieur, reprenez-moi mon petit cheval ; mais, au nom de Dieu, pardonnez à Black Georges. »
 
M. Allworthy hésita un moment, puis il renvoya les deux enfants, avec l’injonction d’être plus sages à l’avenir, et de vivre ensemble en meilleure intelligence.
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Opinion du théologien et du philosophe sur les deux enfants. Motifs de cette opinion, et autres matières.
 
Il est probable que M. Blifil, en révélant un secret qui lui avait été confié dans l’épanchement de l’amitié, épargna à son camarade une sévère correction. Le seul fait du nez cassé aurait décidé Thwackum à y procéder
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sur l’heure ; mais l’importance de l’autre affaire, détourna l’attention de celle-ci. M. Allworthy déclara aux deux instituteurs que l’enfant méritait plutôt une récompense qu’un châtiment, et la main de Thwackum fut enchaînée par un pardon général.
 
Ce pédant, qui n’avait que les verges en tête, se récria contre une indulgence qu’il traita de faiblesse criminelle ; il dit, qu’en pareil cas, le pardon ne servait qu’à encourager le vice ; il insista sur la nécessité de châtier les enfants, et cita à ce sujet de nombreux passages de Salomon et des Pères que nous ne rapporterons point ici, parce qu’ils se trouvent dans beaucoup d’autres livres. Passant ensuite au vice du mensonge, il en démontra l’énormité, et prouva qu’il n’était pas moins fort sur ce nouveau texte que sur le précédent.
 
Square dit, qu’il avait en vain cherché à concilier l’action de Tom avec l’idée de la vertu parfaite ; il observa que cette action avait, au premier coup d’œil, l’apparence du courage ; mais que le courage étant une vertu, et le mensonge, un vice, on tenterait inutilement de les accorder ensemble. Il ajouta, que ce serait confondre le vice avec la vertu, et qu’il laissait, en conséquence, à M. Thwackum le soin de juger s’il ne convenait pas d’infliger à Jones une nouvelle correction.
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Nos deux savants hommes, en blâmant Tom d’un commun accord, faisaient de concert l’éloge de Blifil. Dévoiler la vérité, c’était, selon le théologien, remplir le devoir de tout homme religieux ; selon le philosophe, c’était se conformer à la règle immuable de la justice, et à l’éternelle convenance des choses.
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Le bon gentilhomme se montra plus rigoureux envers son garde. Il le fit venir, et, après une dure réprimande, il lui paya ses gages et le renvoya. M. Allworthy pensait avec raison, qu’il y a une grande différence entre le mensonge qu’on fait pour se justifier soi-même, et celui qu’on ne se permet que pour excuser autrui. Ce qui le rendait surtout inflexible, c’était la bassesse avec laquelle le garde avait souffert que Tom subît, pour l’amour de lui, une punition cruelle, dont il aurait dû le préserver par l’aveu de sa propre faute.
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Quand cette histoire devint publique, bien des gens différèrent de Thwackum et de Square dans leur façon de juger les deux enfants. M. Blifil passa généralement pour un lâche, pour un perfide ; on ne lui épargna aucune épithète injurieuse, tandis que Tom fut partout honoré du titre de brave, de loyal garçon, d’ami généreux. Sa conduite avec Black Georges lui rendit l’affection des domestiques. Quoique le garde ne fût aimé d’aucun d’eux avant cette aventure, à peine eut-il été congédié, qu’il devint l’objet de leur pitié. Tous célébrèrent à l’envi la courageuse amitié de Tom Jones, et blâmèrent la lâcheté de M. Blifil, aussi ouvertement qu’ils le purent, sans courir le risque d’offenser sa mère. Le pauvre Tom ne gagna rien à cela. Pour une occasion perdue, Thwackum en retrouva mille, et le manque de verges aurait pu seul ralentir l’activité de son bras.
 
Si le pédagogue n’avait été excité à ce jeu que par le plaisir qu’il y prenait, il est probable que M. Blifil en aurait eu aussi sa part. Cependant, bien que M. Allworthy lui eût souvent recommandé de ne mettre aucune différence entre les deux enfants, il se montrait aussi doux, aussi indulgent pour l’un, que dur et même barbare pour l’autre. À la vérité, M. Blifil avait trouvé le secret de gagner son affection, par le profond
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respect qu’il témoignait pour sa personne, et par l’extrême attention qu’il prêtait à ses leçons. Il savait par cœur, il répétait sans cesse ses phrases favorites ; il soutenait ses principes religieux avec un zèle extraordinaire dans un si jeune homme, et bien propre à lui concilier les bonnes grâces de ce digne précepteur.
 
Tom Jones, au contraire, ne donnait à son maître aucune marque de respect. Souvent il passait à côté de lui sans le saluer, sans lui ôter son chapeau. Il ne se souciait pas plus de ses préceptes que de ses exemples. Inconsidéré, étourdi, léger dans ses propos comme dans sa conduite, il se permettait fréquemment les plaisanteries les plus libres et les plus indécentes, sur la gravité pédantesque de son camarade.
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Les mêmes motifs portaient M. Square à préférer Blifil. Tom Jones écoutait les savants discours du philosophe, avec autant d’indifférence que ceux du théologien. Il osa un jour se moquer de la règle de la justice, et dit une autre fois qu’il ne connaissait point de règle qui put former un homme tel que son père. (M. Allworthy l’autorisait à l’appeler ainsi.)
 
À l’âge de seize ans, Blifil savait plaire à la fois aux deux rivaux. Avec l’un, il était tout à la religion ; avec l’autre, tout à la vertu. Les trouvait-il ensemble, il gardait un profond silence que tous deux interprétaient en leur faveur, et à son avantage.
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tous deux interprétaient en leur faveur, et à son avantage.
 
Non content de flatter ses maîtres en face, il saisissait l’occasion de les louer en leur absence. Lorsque son oncle applaudissait aux sentiments de religion ou de vertu dont il avait soin de se parer, il ne manquait point d’en attribuer le mérite aux instructions de Thwackum et de Square. Il savait que M. Allworthy répétait ces éloges aux personnes intéressées, et l’expérience lui avait appris combien le théologien et le philosophe y étaient sensibles ; car de toutes les sortes de flatterie, la louange indirecte est la plus séduisante.
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Blifil ne tarda pas non plus à s’apercevoir de la satisfaction que causait à M. Allworthy lui-même, le panégyrique de ses instituteurs. L’excellent homme y voyait une preuve manifeste de la sagesse de son plan d’éducation. Frappé des imperfections de l’enseignement dans nos collèges, et des dangers auxquels les mœurs de la jeunesse y sont trop souvent exposés, il avait pris le parti d’élever chez lui son neveu avec son fils adoptif, espérant les préserver ainsi tous deux de la corruption presque inévitable dans les écoles publiques.
 
Un ami plein de lumières et de probité, qu’il consulta sur le choix d’un précepteur, lui proposa Thwackum. Ce Thwackum était agrégé d’un collège où il avait
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presque toujours résidé, et jouissait d’une haute réputation de piété, de science, et de vertu. Il dut, selon toute apparence, à ces précieuses qualités la recommandation de l’ami de l’écuyer, qui avait d’ailleurs des obligations personnelles à sa famille, la plus considérable d’un bourg qu’il représentait au parlement.
 
Thwackum, au premier abord, plut extrêmement à M. Allworthy. Notre respectable gentilhomme trouva qu’il ressemblait de tout point, au portrait qu’on lui en avait fait. Ce n’est pas qu’après une connaissance plus approfondie, il ne remarquât en lui des défauts, dont il aurait souhaité qu’il fût exempt ; mais comme ces défauts paraissaient plus que balancés par ses bonnes qualités, il ne crut pas devoir le congédier : et, dans le fait, un pareil procédé n’aurait pas été suffisamment justifié ; car il ne faut pas s’imaginer que Thwackum se montrât à M. Allworthy, tel qu’on le voit dans cette histoire. Nos lecteurs se tromperaient aussi, s’ils pensaient que la plus intime liaison avec le théologien, les eût mis en état de découvrir ces faiblesses, qui n’ont pu échapper à notre profonde pénétration. Ceux qui, séduits par une vaine présomption, s’aviseraient de reprocher à M. Allworthy un manque
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de prudence ou de sagacité, commettraient une grande injustice, et payeraient d’ingratitude l’importante confidence que nous voulons bien leur faire.
 
Les erreurs palpables de Thwackum, servaient beaucoup à pallier les erreurs opposées de Square. L’écuyer ne voyait pas moins les secondes que les premières, et les condamnait également : toutefois, il se flattait que ce qui surabondait chez l’un des instituteurs, corrigerait ce qui manquait à l’autre, et que les enfants, aidés de ses secours particuliers, puiseraient dans leurs leçons de solides principes de religion et de vertu. Si le succès ne répondit pas à son attente, il faut s’en prendre sans doute à quelque vice de son plan d’éducation. Nous laissons au lecteur la liberté de deviner, s’il peut, en quoi il péchait. Loin d’avoir la prétention de peindre dans cette histoire des caractères parfaits, nous voulons qu’on n’y en trouve aucun dont la nature humaine n’offre le modèle.
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Les détails que nous venons de donner expliquent assez, ce nous semble, la différence d’opinion et de conduite du philosophe et du pédagogue, à l’égard des deux enfants. Elle avait encore une autre cause qui mérite, par son extrême importance, d’être exposée dans un chapitre à part.
 
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CHAPITRE VI.
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Dans ce dessein ils avaient jeté les yeux sur cette aimable veuve, qu’une assez longue absence n’a point effacée, nous l’espérons, du souvenir de nos lecteurs. La conquête de mistress Blifil était l’objet de leur commune ambition.
 
On pourra s’étonner, que de quatre personnages que nous avons introduits jusqu’ici dans le château de M. Allworthy, trois soient tombés amoureux d’une dame déjà sur le retour, et qui n’avait jamais eu une grande réputation de beauté. Mais il est de fait que les amis de cœur, les connaissances
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intimes, ont tous une sorte d’inclination naturelle pour les femmes qui composent la famille de leur hôte, ou de leur ami ; c’est-à-dire, pour sa grand’mère, sa mère, sa sœur, sa fille, sa tante, sa nièce, et sa cousine, si elles sont riches ; ou pour sa femme, sa sœur, sa fille, sa nièce, sa cousine, sa maîtresse, et sa servante, si elles sont jolies.
 
Nous ne voudrions pourtant pas insinuer, que des hommes du caractère de Thwackum et de Square, eussent conçu un projet peu conforme aux principes de certains moralistes sévères, avant d’avoir bien examiné si, comme dit Shakespeare, c’était un cas de conscience ou non. Le théologien se fondait sur ce que l’Écriture ne défend nulle part de convoiter la sœur de son prochain ; et il savait qu’en matière de jurisprudence, expressum facit cessare tacitum, la loi permet ce qu’elle n’interdit pas : or, comme l’Écriture, qui défend en plusieurs passages de convoiter la femme et les biens du prochain, ne fait nulle part mention de sa sœur, il en concluait qu’on pouvait aspirer légitimement à la posséder. Quant à Square, bien fait de sa personne, et avide de fortune, il conciliait sans peine son inclination avec l’éternelle convenance des choses.
 
Les deux rivaux, attentifs à chercher les moyens de plaire à leur veuve, n’en imaginèrent pas de
Les deux rivaux, attentifs à chercher les moyens de plaire à leur veuve, n’en imaginèrent pas de meilleur que de donner, en toute circonstance, à son fils, la préférence sur Tom. Persuadés que l’affection de M. Allworthy pour l’enfant trouvé lui était fort désagréable, ils ne doutaient pas qu’elle ne leur sût gré des humiliations et des dégoûts, dont ils l’abreuvaient à l’envi l’un de l’autre. Sa haine apparente pour Tom, leur était un garant de sa reconnaissance pour ceux qui le maltraitaient. En cela Thwackum avait un avantage incontestable. Square ne faisait que déchirer la réputation du pauvre Tom. Thwackum avait le privilège d’entamer sa peau. Il regardait chaque coup de fouet qu’il lui appliquait, comme un compliment adressé à sa maîtresse ; en sorte qu’il pouvait répéter, avec justesse, ce vieil adage des correcteurs de collège, castigo te, non quod odio habeam, sed quod amem ; je te châtie, non par haine, mais par amour ; adage qu’il avait sans cesse à la bouche, ou, pour mieux dire, au bout des doigts.
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meilleur que de donner, en toute circonstance, à son fils, la préférence sur Tom. Persuadés que l’affection de M. Allworthy pour l’enfant trouvé lui était fort désagréable, ils ne doutaient pas qu’elle ne leur sût gré des humiliations et des dégoûts, dont ils l’abreuvaient à l’envi l’un de l’autre. Sa haine apparente pour Tom, leur était un garant de sa reconnaissance pour ceux qui le maltraitaient. En cela Thwackum avait un avantage incontestable. Square ne faisait que déchirer la réputation du pauvre Tom. Thwackum avait le privilège d’entamer sa peau. Il regardait chaque coup de fouet qu’il lui appliquait, comme un compliment adressé à sa maîtresse ; en sorte qu’il pouvait répéter, avec justesse, ce vieil adage des correcteurs de collège, castigo te, non quod odio habeam, sed quod amem ; je te châtie, non par haine, mais par amour ; adage qu’il avait sans cesse à la bouche, ou, pour mieux dire, au bout des doigts.
 
Telle était la principale cause de la conformité d’opinion de ces deux hommes sur leurs élèves. Hors ce point, ils ne se montraient d’accord en rien. Outre qu’ils professaient des principes opposés, ils soupçonnaient depuis longtemps leurs mutuels desseins, et nourrissaient l’un pour l’autre une haine profonde. Les succès qu’ils obtenaient tour à tour l’augmentaient encore.
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Mistress Blifil avait, dès l’origine, pénétré leurs vues secrètes sans qu’ils s’en doutassent, et qu’ils eussent l’intention de les lui découvrir. La crainte qu’elle n’en fût blessée, et n’en instruisît M. Allworthy, les obligeait d’agir avec beaucoup de circonspection. Cette crainte n’avait aucun fondement. Mistress Blifil était loin de s’offenser d’une passion, dont elle comptait recueillir seule tout le fruit, c’est-à-dire, une ample moisson de louanges et d’hommages. En conséquence, elle caressait alternativement l’espoir de ses amants, et tenait entre eux la balance égale. Elle se sentait, il est vrai, plus d’inclination pour les principes du théologien ; mais la personne du philosophe lui plaisait davantage. Square était un homme agréable, au lieu que Thwackum ne ressemblait, pas mal à ce monsieur qui corrige les dames de Bridewell, dans les Progrès du libertinage.
 
Soit que mistress Blifil fût rassasiée des douceurs du mariage, soit plutôt qu’elle fût dégoûtée de son amertume, soit pour quelque autre motif que nous ignorons, elle ne put se résoudre à écouter la proposition d’un second hymen. Toutefois elle eut à la fin des entretiens si intimes avec Square, qu’il en courut des bruits sur son compte. Nous les croyons calomnieux, et nous nous abstiendrons d’en souiller notre
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histoire, autant par égard pour cette dame, que par respect pour la règle de la justice et l’éternelle convenance des choses. Un fait certain, c’est que Thwackum continua de fouetter, sans avancer d’un pas vers le terme de ses vœux.
 
Il était tombé, ainsi que Square, dans une erreur grossière dont il revint beaucoup plus tard que son rival. On a vu, par ce qui précède, que mistress Blifil n’avait pas eu fort à se louer des procédés de son mari. Elle l’abhorrait, et la mort seule avait pu adoucir un peu la violence de sa haine. Il ne faut donc point s’étonner, si elle ne prenait pas un intérêt bien vif à l’enfant qu’elle avait eu de lui. Loin de s’en occuper, elle le voyait rarement dans ses premières années, et ne lui donnait aucune marque de tendresse. De là vint qu’elle souffrit, sans trop de répugnance, les témoignages d’affection que M. Allworthy prodiguait à Tom Jones, qu’il appelait son fils, et traitait en toutes choses aussi bien que son neveu. La conduite de mistress Blifil passait aux yeux des uns pour l’effet d’une pure soumission aux volontés de son frère : les autres pensaient, avec Thwackum et Square, qu’elle n’en haïssait pas moins l’enfant trouvé. Ils croyaient même que plus elle lui montrait de bienveillance, plus elle le détestait au fond du cœur, et méditait sa ruine. Intéressée à le perdre, il lui était difficile de persuader qu’elle ne cherchât point à y réussir.
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difficile de persuader qu’elle ne cherchât point à y réussir.
 
Ce qui confirmait encore Thwackum dans cette idée, c’est qu’elle l’avait adroitement engagé plus d’une fois à fouetter Tom, en l’absence de M. Allworthy, qui n’aimait pas ce genre de punition, et que jamais elle ne lui avait fait pareille recommandation à l’égard du jeune Blifil. Square s’était aussi laissé prendre à ce piège. Au reste quoique mistress Blifil eut pour son fils une haine véritable (sentiment qui n’est pas sans exemple, quelque monstrueux qu’il paraisse), on remarquait à travers sa complaisance pour M. Allworthy, un vif mécontentement des bontés dont il comblait l’enfant trouvé. Elle s’en plaignait souvent hors de sa présence, elle l’en blâmait devant Thwackum et Square, et se permettait même de lui reprocher en face sa faiblesse, à la plus légère contestation qui s’élevait entre eux.
 
Mais lorsque Tom, en grandissant, commença à donner des marques de ce caractère sensible et généreux qui plaît tant aux femmes, l’éloignement que mistress Blifil avait montré pour lui dans son enfance, diminua par degrés. Elle en vint au point de le préférer si ouvertement à son propre fils, qu’il fut impossible de se méprendre davantage sur ses sentiments. Elle le recherchait
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avec empressement ; elle ne se lassait pas du plaisir de le voir. À dix-huit ans, Tom était le rival de Thwackum et de Square. La médisance changea alors d’objet ; le nom de Tom remplaça dans toutes les bouches celui du philosophe, qui en conçut pour notre héros une haine implacable.
 
 
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M. Allworthy n’était point porté par caractère à voir les choses du mauvais côté, et il ignorait ces propos malins qui parviennent rarement aux oreilles d’un frère, ou d’un époux, lors même que tout le voisinage en est étourdi. Cependant l’affection de sa sœur pour Tom, et la préférence trop visible qu’elle lui donnait sur Blifil, nuisirent beaucoup dans son esprit à notre jeune ami.
 
La nature avait doué le bon écuyer d’un cœur si compatissant, que le sentiment impérieux de la justice pouvait seul arrêter les effets de sa bienfaisance.
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L’infortune, quand l’intérêt qu’elle inspire n’était balancé par aucun tort, suffisait pour le disposer à la pitié, et pour donner des droits à sa protection.
 
Lorsqu’il fut convaincu que mistress Blifil détestait son fils, il commença, par cet unique motif, à le regarder d’un œil de compassion ; et vous connaissez, mon cher lecteur, l’empire de la compassion sur les belles âmes.
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Dès ce moment il vit, comme à travers un prisme, la moindre apparence de vertu dans son neveu, et n’aperçut presque plus aucun de ses défauts. Si l’aimable sentiment de la pitié justifie à un certain point ce premier degré de prévention, le suivant n’a d’excuse que dans la faiblesse de la nature humaine. M. Allworthy n’eut pas plus tôt remarqué la prédilection de mistress Blifil pour Tom Jones, que le pauvre garçon, bien qu’innocent, perdit de jour en jour dans son affection tout ce qu’il gagnait dans celle de sa sœur. Ce refroidissement, sans éteindre tout-à-fait sa première tendresse, le disposa peu à peu à recevoir ces impressions qui produisirent les grands événements qu’on verra dans la suite, événements auxquels il faut convenir que l’infortuné Tom ne contribua que trop par sa légèreté, son imprudence, et ses égarements.
 
Les exemples que nous rapporterons, si l’on en
Les exemples que nous rapporterons, si l’on en saisit le véritable sens, fourniront d’utiles leçons aux jeunes gens bien nés qui nous liront un jour. Ils les convaincront que la bonté du cœur et la franchise du caractère, quoique dignes de mille éloges, et la source des plus douces jouissances, ne suffisent point pour réussir dans le monde. La prudence et la circonspection sont nécessaires aux hommes même les plus irréprochables ; elles forment en quelque sorte une sauvegarde, sans laquelle il n’y a point de sûreté pour la vertu. Ce n’est pas assez que les intentions, nous disons plus, que les actions soient essentiellement bonnes, il faut encore qu’elles le paraissent. Quelque beauté qu’ait l’intérieur, on ne doit pas négliger le dehors ; autrement la malice et l’envie noirciront si bien l’âme la plus pure, que la pénétration et la bonté d’un Allworthy ne sauront en découvrir l’excellence. Ô mes jeunes lecteurs, ayez toujours présent à l’esprit, qu’il n’existe aucun homme assez parfait, pour pouvoir manquer impunément aux règles de la prudence, et que la vertu elle-même ne paraît belle, qu’autant qu’elle se montre parée des ornements extérieurs de la bienséance et de l’honnêteté. La suite de notre histoire, si vous nous lisez avec attention, vous offrira des preuves suffisantes de la vérité de cette maxime.
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saisit le véritable sens, fourniront d’utiles leçons aux jeunes gens bien nés qui nous liront un jour. Ils les convaincront que la bonté du cœur et la franchise du caractère, quoique dignes de mille éloges, et la source des plus douces jouissances, ne suffisent point pour réussir dans le monde. La prudence et la circonspection sont nécessaires aux hommes même les plus irréprochables ; elles forment en quelque sorte une sauvegarde, sans laquelle il n’y a point de sûreté pour la vertu. Ce n’est pas assez que les intentions, nous disons plus, que les actions soient essentiellement bonnes, il faut encore qu’elles le paraissent. Quelque beauté qu’ait l’intérieur, on ne doit pas négliger le dehors ; autrement la malice et l’envie noirciront si bien l’âme la plus pure, que la pénétration et la bonté d’un Allworthy ne sauront en découvrir l’excellence. Ô mes jeunes lecteurs, ayez toujours présent à l’esprit, qu’il n’existe aucun homme assez parfait, pour pouvoir manquer impunément aux règles de la prudence, et que la vertu elle-même ne paraît belle, qu’autant qu’elle se montre parée des ornements extérieurs de la bienséance et de l’honnêteté. La suite de notre histoire, si vous nous lisez avec attention, vous offrira des preuves suffisantes de la vérité de cette maxime.
 
Qu’on nous pardonne notre courte apparition
Qu’on nous pardonne notre courte apparition sur la scène, où nous sommes venu jouer un moment le rôle que remplissait le chœur dans les pièces des anciens. En signalant à la jeunesse les écueils contre lesquels l’innocence et la bonté font trop souvent naufrage, nous avons craint qu’elle ne se méprît sur les moyens de salut que nous lui présentions ; et ne pouvant mettre nos conseils dans la bouche d’aucun de nos personnages, nous avons été forcé de prendre nous-mêmes la parole.
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sur la scène, où nous sommes venu jouer un moment le rôle que remplissait le chœur dans les pièces des anciens. En signalant à la jeunesse les écueils contre lesquels l’innocence et la bonté font trop souvent naufrage, nous avons craint qu’elle ne se méprît sur les moyens de salut que nous lui présentions ; et ne pouvant mettre nos conseils dans la bouche d’aucun de nos personnages, nous avons été forcé de prendre nous-mêmes la parole.
 
 
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Tom garda ce cheval environ six mois, puis il le conduisit à une foire voisine, où il le vendit.
 
Interrogé à son retour par Thwackum sur l’emploi qu’il avait fait de l’argent, il refusa de le lui dire.
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qu’il avait fait de l’argent, il refusa de le lui dire.
 
« Oh ! oh ! s’écria Thwackum, vous ne me le direz pas ? eh bien ! les verges vont me l’apprendre. » C’était le moyen dont il se servait, d’ordinaire, pour éclaircir les cas douteux.
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« Monsieur, dit Tom, il est de mon devoir de ne vous rien cacher. À l’égard de mon lâche tyran, c’est avec un bâton que je prétends lui répondre, et j’espère être bientôt en état de le payer de cette façon de toutes ses barbaries. »
 
M. Allworthy le réprimanda sévèrement sur la manière indécente dont il osait parler de son maître, et sur les projets de vengeance qu’il annonçait contre lui. Il le menaça de l’abandonner, s’il entendait jamais sortir de sa bouche de pareils propos, ne voulant être, lui dit-il, ni l’appui, ni le bienfaiteur d’un vaurien. Il arracha ainsi de Tom quelques marques de repentir peu sincères. Notre jeune homme brûlait de se venger des faveurs cuisantes qu’il avait reçues tant de fois de la main du pédagogue. M. Allworthy le détermina
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pourtant à témoigner du regret de son emportement, et après une salutaire remontrance, il lui permit de s’expliquer, ce qu’il fit de la sorte.
 
« En vérité, monsieur, il n’y a personne au monde que j’honore autant que vous ; je sais tout ce que je vous dois, et j’aurais horreur de moi-même, si je me sentais capable d’ingratitude. Oh ! que mon petit cheval ne peut-il parler ! il vous dirait combien il m’était cher. Je prenais, à le nourrir de ma main, plus de plaisir encore qu’à le monter. Ah ! monsieur, le cœur m’a saigné quand il a fallu m’en séparer. Jamais je n’aurais pu me résoudre à le vendre, pour tout autre motif. Vous-même, monsieur, j’en suis sûr, vous auriez fait comme moi, à ma place. Vous êtes si sensible au malheur d’autrui ! Que serait-ce, si vous aviez à vous reprocher d’en être cause ? En vérité, monsieur, il n’y eut jamais de misère comparable à la leur.
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– De qui parlez-vous, mon enfant ? que voulez-vous dire ?
 
– Oh monsieur ! depuis sa disgrâce, votre pauvre garde et sa nombreuse famille sont exposés chaque jour à mourir de faim et de froid. Je n’ai pu supporter la vue de ces malheureux nus et sans pain, et surtout l’idée d’être l’auteur de leurs souffrances ; non, monsieur, je ne l’ai pu ! (Ici il versa un torrent de pleurs.) C’est, continua-t-il,
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pour les sauver d’une mort certaine, que je me suis défait du petit cheval que vous m’aviez donné, et que j’aimais tant. Je ne l’ai vendu que pour eux ; ils en ont eu tout l’argent, tout, jusqu’au dernier sou. »
 
M. Allworthy garda quelques moments le silence, et des larmes d’attendrissement s’échappèrent de ses yeux, avant qu’il fût en état de parler. Enfin, il congédia Tom avec une douce réprimande, en le priant de s’adresser à lui désormais dans des cas semblables, au lieu de recourir à des expédients extraordinaires, pour soulager par lui-même les malheureux.
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La conduite de Tom devint le sujet d’un vif débat entre Thwackum et Square. Le premier soutint qu’elle faisait injure à M. Allworthy, qui avait voulu punir le garde de sa désobéissance. Il dit qu’il y avait des cas, où ce que le monde appelle charité, était en opposition formelle avec la rigueur dont il plaisait au ciel d’user envers quelques personnes ; que la prétendue bienfaisance de Tom contrariait de même la juste sévérité de M. Allworthy ; et il finit, selon sa coutume, par l’éloge du fouet.
 
Square embrassa avec chaleur l’avis, opposé, soit en haine de Thwackum, soit pour plaire à M. Allworthy, qui semblait approuver fort la conduite de Jones. Quant aux arguments dont il
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se servit pour la justifier, comme ils n’échapperont point à la sagacité de la plupart de nos lecteurs, nous nous dispenserons de les répéter ici. Il n’était sans doute pas difficile de concilier avec la règle de la justice, une action qu’il eût été impossible de rapporter à un autre principe.
 
 
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Incident d’un genre odieux, suivi des commentaires de Thwackum et de Square.
 
Des philosophes plus renommés que nous, ont observé qu’un malheur n’arrive guère seul. Nous n’en voulons pour preuve que ces hommes trop avides du bien d’autrui. A-t-on découvert une de leurs fourberies, il est rare qu’on ne parvienne pas successivement à les connaître toutes. À peine le pauvre Tom avait-il obtenu grâce pour la vente de son petit cheval, qu’on découvrit qu’il s’était défait quelque temps auparavant d’une belle bible que lui avait donnée M. Allworthy, et qu’il en avait employé
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le prix de la même manière que celui du cheval. M. Blifil, quoique déjà possesseur d’une bible pareille, l’avait achetée, tant par amitié pour Tom que par respect pour le livre, ne voulant point le laisser passer à vil prix dans des mains étrangères. Il profita donc lui-même du bon marché ; car c’était un garçon avisé, et si économe, qu’il entassait, sou sur sou, tout l’argent que lui donnait M. Allworthy.
 
Il y a, dit-on, des gens qui ne peuvent lire que dans leurs propres livres. M. Blifil ne leur ressemblait pas. Dès qu’il eut en sa possession la bible de Tom, il n’en ouvrit plus d’autre. Il affectait même de l’avoir sans cesse entre les mains. Or, comme il consultait souvent M. Thwackum sur les passages difficiles, le pédagogue aperçut par malheur le nom de Tom écrit en plusieurs endroits du livre. Cette découverte amena des questions qui obligèrent M. Blifil à révéler le mystère.
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M. Thwackum jura qu’un tel sacrilège ne demeurerait pas impuni : en conséquence, il procéda sans délai à la fustigation, et courut après dénoncer à M. Allworthy ce crime monstrueux, comme il l’appelait ; fulminant contre Tom, et le comparant aux acheteurs et aux vendeurs que Jésus-Christ chassa du temple.
 
Square vit le fait sous un jour différent. Selon lui, il n’y avait pas plus de mal à vendre un livre,
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qu’à en vendre un autre ; aucune loi divine ni humaine n’interdisait la vente des bibles : partant, l’action de Tom ne blessait en rien la convenance des choses. Il dit à Thwackum que sa grande colère, en cette occasion, lui rappelait l’histoire d’une dévote qui, par un pur zèle de religion, vola un jour les sermons de Tillotson à une femme de sa connaissance.
 
Cette anecdote fit monter le rouge au visage du théologien, qui n’était pas naturellement des plus pâles, et il se préparait à une réplique vigoureuse, lorsque mistress Blifil, présente au débat, s’interposa entre les deux champions. Elle se rangea, de l’opinion de M. Square, qu’elle appuya de doctes arguments, et finit par dire que si Tom était coupable, la vérité l’obligeait de convenir que son fils ne l’était pas moins ; car elle ne voyait aucune différence entre les vendeurs et les acheteurs, qui avaient mérité également d’être chassés du temple.
 
L’avis de mistress Blifil termina la dispute. Le triomphe de Square lui causa un accès de joie qui le rendit incapable de proférer un seul mot. Thwackum se tut, étouffant presque de rage, et n’osant parler, de crainte de déplaire à la dame qu’il avait, comme on l’a vu, intérêt à ménager. M. Allworthy dit que la punition infligée à l’enfant le dispensait d’exprimer son sentiment ; mais nous pensons qu’on n’aura pas de peine à le deviner.
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nous pensons qu’on n’aura pas de peine à le deviner.
 
Peu de temps après, l’écuyer Western (ainsi se nommait le gentilhomme sur les terres duquel on avait tué la perdrix) rendit plainte contre Black Georges, pour un nouveau délit de chasse. Ce fut une circonstance funeste à ce malheureux. Outre qu’elle eût suffi pour opérer sa ruine, elle le perdit dans l’esprit de M. Allworthy, qui était sur le point de lui rendre ses bonnes grâces, et voici comment. Un soir que l’excellent homme se promenait avec Blifil et Tom Jones, ce dernier lui fit prendre adroitement le chemin qui menait à la demeure de Black Georges. Il y trouva la famille du garde, c’est-à-dire sa femme et ses enfants, en proie à tous les maux dont la faim, le froid, et la nudité, peuvent assaillir des créatures humaines ; car le payement d’anciennes dettes avait presque absorbé les libéralités de Jones.
 
Une pareille scène ne pouvait manquer d’émouvoir le cœur de M. Allworthy. Il donna sur-le-champ à la mère une couple de guinées, pour acheter de quoi vêtir ses enfants. La pauvre femme, pénétrée de reconnaissance, fondit en larmes ; et tout en remerciant l’écuyer, elle rendit à Jones mille actions de grâces. « C’est ce bon jeune homme, dit-elle, qui nous a préservés, moi et les miens, d’une mort certaine. Depuis longtemps
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nous ne mangeons pas un morceau de pain, ces pauvres enfants n’ont pas un haillon sur le corps, dont nous ne soyons redevables à sa générosité. » En effet, indépendamment du petit cheval et de la bible, il avait vendu à leur profit sa robe de chambre et quelques autres objets.
 
Tom, en revenant au château, fit à M. Allworthy une peinture si touchante du repentir et de la misère de Black Georges, que le bon écuyer se laissa désarmer. Il dit qu’il trouvait le garde assez puni ; qu’il consentait à lui pardonner, et songerait aux moyens de pourvoir à ses besoins et à ceux de sa famille.
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Malgré l’obscurité de la nuit, malgré des torrents de pluie, Jones, transporté de joie, s’empressa de retourner sur ses pas, l’espace d’un mille, pour informer la femme du garde de l’heureux succès de sa démarche ; mais comme ceux qui se hâtent trop d’annoncer une bonne nouvelle, il ne recueillit d’autre fruit de sa précipitation, que le chagrin d’avoir bientôt à détruire l’espérance qu’il avait donnée. Le mauvais génie de Black Georges profita de l’absence de son ami, pour changer de nouveau la face des choses.
 
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CHAPITRE X.
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M. Blifil était loin d’éprouver au même point que Jones l’aimable sentiment de la pitié ; mais, en revanche, il possédait à un plus haut degré que son camarade une qualité bien supérieure, l’amour de la justice. Il suivait en cela les préceptes et l’exemple de Thwackum et de Square. Ces deux personnages avaient beau parler souvent de la pitié, il était évident que Square la jugeait incompatible avec la règle de la justice, et que Thwackum avait pour principe d’exercer la justice, et de laisser au ciel la pitié. Ils différaient pourtant un peu d’opinion sur la manière de pratiquer cette sublime vertu, à l’aide de laquelle Thwackum eût été capable de détruire une moitié du genre humain, et Square, l’autre moitié.
 
M. Blifil avait gardé le silence, en présence de Jones ; mais après un mûr examen, il ne put souffrir
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que son oncle honorât de ses bontés un homme qui n’en était pas digne. Il résolut donc de l’instruire sur-le-champ du délit que nous n’avons qu’indiqué précédemment.
 
Environ un an après sa disgrâce, et avant que Tom eût vendu le petit cheval, le garde n’ayant pas une bouchée de pain pour apaiser sa faim et celle de sa famille, traversait un champ de blé appartenant à M. Western. Il aperçut un lièvre au gîte, et, sans respect pour le droit de propriété, ni pour les lois de la chasse, il tua l’animal d’un coup de bâton.
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Le malheur voulut qu’au bout d’un certain temps, le revendeur qui avait acheté le lièvre fût pris, chargé d’une quantité de gibier considérable. Pour calmer la colère de l’écuyer, il se vit forcé de lui dénoncer quelque braconnier. Black Georges s’offrit d’abord à sa pensée ; il le nomma, comme un homme déjà suspect à M. Western, et mal famé dans le pays. C’était d’ailleurs le moindre sacrifice qu’il pût faire à sa sûreté, le garde ne lui ayant pas fourni depuis lors une seule pièce de gibier. Il trouva ainsi le moyen de mettre à couvert ses meilleures pratiques ; car l’écuyer, charmé de pouvoir punir Black Georges, que ce seul délit rendait assez coupable, n’étendit pas plus loin ses recherches.
 
Si l’aventure eût été fidèlement rapportée à M. Allworthy,
Si l’aventure eût été fidèlement rapportée à M. Allworthy, il est probable qu’elle aurait fait peu de tort au garde-chasse dans son esprit ; mais il n’est pas de zèle plus aveugle que celui qu’inspire un amour excessif de la justice. M. Blifil avait oublié l’époque du délit ; il en exagéra aussi les circonstances : il dit que Georges avait tué des lièvres, et l’addition d’une simple lettre dénatura le fait. La vérité aurait pu se découvrir plus tard, si Blifil n’avait pris la précaution perfide d’exiger de son oncle le secret, avant de lui conter la chose. De cette façon le malheureux garde fut condamné, sans pouvoir se défendre. Il avait tué le lièvre, il existait une plainte contre lui.
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il est probable qu’elle aurait fait peu de tort au garde-chasse dans son esprit ; mais il n’est pas de zèle plus aveugle que celui qu’inspire un amour excessif de la justice. M. Blifil avait oublié l’époque du délit ; il en exagéra aussi les circonstances : il dit que Georges avait tué des lièvres, et l’addition d’une simple lettre dénatura le fait. La vérité aurait pu se découvrir plus tard, si Blifil n’avait pris la précaution perfide d’exiger de son oncle le secret, avant de lui conter la chose. De cette façon le malheureux garde fut condamné, sans pouvoir se défendre. Il avait tué le lièvre, il existait une plainte contre lui.
 
C’étaient deux faits certains, M. Allworthy n’éleva point de doutes sur le reste.
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La joie des pauvres gens fut de courte durée. Le lendemain matin, M. Allworthy annonça qu’il avait de nouveaux et graves sujets de mécontentement contre Black Georges ; et, sans s’expliquer davantage, il défendit à Tom de lui parler désormais en sa faveur. « J’aurai soin, ajouta-t-il, de donner du pain à sa famille. Quant à cet incorrigible vaurien, je l’abandonne à la rigueur des lois. »
 
Tom, qui n’avait pas le moindre soupçon de la perfidie de Blifil, ne put deviner ce qui excitait la colère de M. Allworthy. Toutefois, comme aucun obstacle n’était capable de rebuter son amitié pour Georges, il tenta un autre moyen de prévenir sa ruine.
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pour Georges, il tenta un autre moyen de prévenir sa ruine.
 
Jones entretenait, depuis peu, des relations très-fréquentes avec M. Western. Il s’était acquis une haute estime dans l’esprit du vieux chasseur, par son adresse à franchir les fossés, les haies, les barrières, et par cent autres prouesses aussi brillantes. L’écuyer disait de lui, qu’avec des encouragements convenables, on pourrait en faire un grand homme ; il regrettait souvent de n’avoir pas un fils qui lui ressemblât, et un jour, dans une orgie, il paria mille guinées que Tom était en état de conduire une meute, aussi bien que le meilleur chasseur du canton.
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Grâce à ces merveilleux talents, notre jeune homme avait si bien su plaire à M. Western, qu’il était le compagnon habituel de ses chasses, et le convive le plus fêté à sa table. Tout ce que l’écuyer aimait le mieux, ses fusils, ses chiens, ses chevaux, n’étaient pas moins à la disposition de Tom, que s’il les eût possédés en propre. Il conçut donc le dessein d’employer son crédit à servir son ami Black Georges, et de lui procurer chez M. Western une place pareille à celle qu’il occupait auparavant chez M. Allworthy.
 
Quand on songe aux anciens sujets de plaintes que cet homme avait donnés à M. Western et au courroux qu’inspirait au gentilhomme la gravité
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de son premier délit, on est tenté de taxer de témérité et de folie l’entreprise de Jones. Cependant, dût-on trouver sa confiance un peu présomptueuse, on ne pourra qu’applaudir à l’énergie de son zèle, dans une occasion si difficile.
 
Ce fut à la fille de M. Western qu’il adressa sa prière. Cette jeune personne, âgée d’environ dix-sept ans, était, après les chiens et les chevaux, l’objet de la tendre affection de son père. Elle avait quelque influence sur l’esprit de l’écuyer, Tom se flattait d’en avoir un peu sur le sien. Mais comme il s’agit ici de la future héroïne de notre histoire, d’une jeune beauté que nous aimons beaucoup, et que bientôt, selon toute apparence, la plupart de nos lecteurs aimeront beaucoup aussi, il ne serait pas convenable de la faire paraître, pour la première fois, à la fin d’un livre.
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Se montre en ses récits un peu moins ennuyeuse.[12]
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Or, la bière étant la liqueur favorite des historiens modernes, peut-être même leur muse, si l’on en croit Buttler, qui la regarde comme la source de l’inspiration, il convient que le lecteur n’oublie pas non plus d’en boire ; car, tout livre doit se lire avec le même esprit et de la même manière qu’il a été fait ! Aussi le fameux auteur d’Hurlothrumbo disait-il à un savant évêque, que si sa grandeur n’avait pas senti le mérite de sa pièce, c’est qu’elle ne l’avait pas lue un violon à la main, comme il en tenait un lui-même en la composant.
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Afin d’éviter la sécheresse et la monotonie de nos modernes histoires, nous avons pris soin d’enrichir la nôtre de comparaisons, de métaphores, de descriptions, et d’autres ornements poétiques. Cette variété, destinée à remplacer la bière et à rafraîchir l’esprit, préviendra l’assoupissement dont le lecteur n’a pas moins de peine à se défendre que l’auteur, dans le cours d’un long ouvrage. Sans de certains repos ménagés avec art, la meilleure narration, si elle était toute simple, toute nue, lasserait l’attention la plus infatigable. Il faudrait avoir la faculté qu’Homère attribue à Jupiter d’être inaccessible au sommeil, pour soutenir la lecture d’une gazette en plusieurs volumes.
 
C’est au lecteur à juger si nous avons bien
C’est au lecteur à juger si nous avons bien choisi les occasions d’orner notre récit. Il conviendra, sans doute, qu’il ne pouvait s’en présenter une plus favorable, que le moment où nous allons introduire sur la scène un personnage considérable, un personnage qui n’est rien moins que l’héroïne de ce poëme héroï-historico-prosaïque. Nous avons donc cru devoir prévenir les esprits en sa faveur, par la réunion des plus riantes images que la nature ait offertes à nos pinceaux. La méthode que nous suivons est fondée sur de nombreuses autorités ; d’abord, sur celle de nos poëtes tragiques, qui manquent rarement de préparer l’auditoire à l’entrée de leurs principaux acteurs.
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choisi les occasions d’orner notre récit. Il conviendra, sans doute, qu’il ne pouvait s’en présenter une plus favorable, que le moment où nous allons introduire sur la scène un personnage considérable, un personnage qui n’est rien moins que l’héroïne de ce poëme héroï-historico-prosaïque. Nous avons donc cru devoir prévenir les esprits en sa faveur, par la réunion des plus riantes images que la nature ait offertes à nos pinceaux. La méthode que nous suivons est fondée sur de nombreuses autorités ; d’abord, sur celle de nos poëtes tragiques, qui manquent rarement de préparer l’auditoire à l’entrée de leurs principaux acteurs.
 
Chez eux, le héros de la pièce s’annonce toujours au bruit des tambours et des fanfares, pour exciter dans l’assemblée une humeur belliqueuse, et disposer l’oreille à un cliquetis de mots, à un ronflement de périodes que l’aveugle de M. Locke pourrait fort bien confondre avec le son aigu d’une trompette. Les amoureux, au contraire, viennent-ils à paraître, une musique mélodieuse les accompagne sur le théâtre, soit pour pénétrer le spectateur des charmes de la volupté, soit pour le provoquer au doux sommeil où la scène suivante doit le plonger.
 
Et non – seulement les poëtes tragiques, mais leurs capricieux tyrans, les directeurs de spectacles, connaissent
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parfaitement le secret d’éveiller l’attention du public. Au tintamarre musical qui annonce l’approche du héros, ils ont coutume de joindre une troupe de gardes chargés de précéder sa marche : cortège indispensable, comme on le verra par l’anecdote suivante, tirée de l’histoire des coulisses.
 
Un jour, le roi Pyrrhus dînait dans une taverne voisine du théâtre, lorsqu’on vint le chercher pour remplir son rôle. Le héros, qui ne voulait point laisser là une excellente épaule de mouton, ni s’exposer par un retard à la colère du directeur, s’était avisé de gagner sous main son escorte, et de la disperser adroitement. Cette ruse eut un plein succès. Tandis que le directeur criait d’une voix de Stentor : « Où sont les gardes qui doivent marcher devant le roi Pyrrhus ? » le monarque acheva tranquillement son épaule de mouton, et l’auditoire impatient fut obligé de se contenter, en l’attendant, de l’insipide musique de l’orchestre.
 
Enfin les politiques, esprits déliés et subtils, semblent avoir aussi senti l’avantage de cette espèce de charlatanerie. Nous sommes convaincu que notre vénérable magistrat, le lord-maire, doit une bonne partie du respect qu’on lui témoigne pendant l’année de sa charge, à la solennité de son installation. Nous-mêmes, il faut l’avouer, quoique peu sujet à être dupe de l’apparence,
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nous nous sommes quelquefois laissé éblouir par l’éclat d’une magnificence extraordinaire. En voyant, dans une cérémonie publique, s’avancer d’un pas majestueux un homme précédé d’une foule de gens, dont l’unique fonction est de marcher devant lui, nous avons conçu une plus haute idée de sa dignité que nous n’avions fait, lorsqu’il s’était offert à nos yeux dans une situation commune. Et pour citer un exemple analogue à ce sujet, on sait qu’il est d’usage qu’une jeune bouquetière précède la pompe du couronnement, et jonche de fleurs les chemins par où doit passer le brillant cortège. Les anciens se seraient figuré que c’était Flore en personne. Abusés par la voix de leurs prêtres et de leurs magistrats, ils auraient cru voir, sous les traits d’une simple mortelle, la déesse elle-même. Pour nous, qui ne voulons surprendre la religion de personne, nous laisserons les esprits incrédules à qui répugne la théologie païenne, transformer, s’il leur plaît, notre déesse en bouquetière. Il nous suffit de l’annoncer avec la solennité, avec l’élévation de style, et toutes les circonstances propres à lui attirer l’admiration générale. À dire vrai, nous serions tenté, pour certaines raisons, d’engager ceux qui ont reçu du ciel un cœur sensible, à ne pas pousser plus loin la lecture de cet ouvrage. Mais comme le portrait de notre héroïne, quelque séduisant
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qu’il soit, est fait d’après nature, nous ne doutons pas que nos jeunes lecteurs ne trouvent dans notre heureuse patrie une foule de beautés, dont les charmes répondront à toutes les idées de perfection, à tous les tendres sentiments que notre pinceau pourra faire naître dans leur esprit.
 
Maintenant, sans autre préambule, nous passerons au chapitre suivant.
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Faible idée de ce que nous sommes capable de faire dans le genre sublime. Portrait de miss Sophie Western.
 
Qu’aucun souffle ennemi ne trouble la paix des airs ! Roi des vents, Éole, retenez dans des chaînes d’airain le fougueux Borée et le piquant Eurus. Toi, doux Zéphire, quitte ta couche odorante, prends ton essor vers les régions du Midi, amène ces brises délicieuses qui engagent l’aimable Flore à
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sortir de sa retraite, et à se montrer parée de diamants liquides, lorsque le premier mai, jour de sa naissance, la déesse du printemps, vêtue d’une robe flottante, rase d’un pied léger la verdure des prairies, que les fleurs naissent en foule sous ses pas, pour lui rendre hommage, et que dans les champs embellis par elle, l’éclat des couleurs le dispute à la suavité des parfums.
 
Puisse notre héroïne paraître aussi charmante ! Chantres ailés, gentils oiseaux, vous dont tout l’art de Handel ne saurait égaler les accords, préparez-vous à célébrer sa présence par d’harmonieux concerts. Votre musique, née de l’amour, en allume aussi la flamme ; excitez dans tous les cœurs cette tendre passion : voici qu’ornée de mille dons que lui a prodigués la nature, parée de jeunesse, de beauté, d’innocence, et de candeur, exhalant de ses lèvres de rose une haleine embaumée, lançant de ses yeux un feu vif et doux, la divine Sophie s’avance.
 
Lecteur, peut-être as-tu vu la Vénus de Médicis, peut-être as-tu admiré les beautés qui décorent la galerie d’Hamptoncourt ; peut-être te souviens-tu des brillantes Churchill, et de leurs illustres rivales, honorées de tant de toasts, au club de Kit-Cate[13] ; ou si leur règne a précédé ta naissance,
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tu as vu du moins leurs filles, ces astres resplendissants de notre âge, astres si nombreux que leurs seuls noms rempliraient toutes les pages d’un volume.
 
En ce cas, tu ne crains pas la dure apostrophe de lord Rochester à un homme qui se vantait froidement d’avoir vu une foule de belles femmes. « Malheureux ! s’écria le lord, tu n’as point d’yeux si tu les a vues sans admirer l’excellence de la beauté ; tu n’as point d’âme, si tu les as vues sans éprouver sa puissance. »
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Cependant, ami lecteur, quand tu aurais vu toutes ces beautés réunies, tu ne pourrais te faire une juste idée de Sophie ; car aucune n’en offrait la véritable image. Elle ressemblait beaucoup à lady Ranelagh, encore plus, dit-on, à la fameuse duchesse de Mazarin, et surtout à cette femme adorée dont les traits ne s’effaceront jamais de mon cœur. Ô mon ami ! si tu l’as connue, il est inutile de te peindre Sophie ; mais de peur que la fortune jalouse ne l’ait dérobée à tes regards, nous allons, malgré le sentiment de notre insuffisance, essayer d’ébaucher pour toi le portrait de notre jeune merveille.
 
Sophie, fille unique de M. Western, était plutôt grande que petite ; sa taille était élégante et fine ; la délicate proportion de ses bras annonçait dans le reste de sa personne une heureuse
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harmonie. Ses cheveux noirs tombaient jusqu’à sa ceinture, avant qu’elle les fît couper pour se conformer à la mode ; ils flottaient depuis sur son cou en anneaux si gracieux, qu’on doutait presque qu’ils fussent naturels. Si l’on se fût permis de trouver quelque partie de son visage moins digne d’éloges que les autres, peut-être eût-on pensé qu’un front un peu plus découvert n’aurait pas nui à sa beauté. Ses sourcils égaux et pleins formaient un arc inimitable ; ses yeux noirs jetaient un éclat que la douceur de sa physionomie avait peine à tempérer. Son nez était d’une régularité parfaite. Sa bouche, ornée de deux rangs de perles, rappelait les vers de sir John Suckling[14].
 
Ses deux lèvres brillaient du plus beau vermillon.
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Qui d’une abeille avait ressenti l’aiguillon.
 
Ses joues présentaient un ovale bien dessiné. Dans la droite était une fossette que découvrait le moindre sourire. L’agréable contour de son menton contribuait encore aux charmes de sa figure. Son teint tenait plus du lis que de la rose ; mais
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quand l’exercice ou la pudeur en augmentait la couleur naturelle, il effaçait le plus bel incarnat. Ces vers du célèbre docteur Donne semblaient faits pour elle[15] :
 
Un sang pur et vermeil animait son visage,
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Le marbre de Paros n’offrait rien de si pur.
 
Telle était l’aimable Sophie ; et ces belles formes avaient reçu du ciel une habitante digne de les animer. Son âme répondait à sa figure ; celle-ci empruntait même quelques charmes de la première. Quand elle souriait, son angélique douceur communiquait à sa physionomie une expression
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que la plus exacte régularité des traits ne saurait donner. Mais comme toutes les perfections morales de notre héroïne vont se découvrir au lecteur, dans l’intimité où nous nous proposons de l’admettre auprès d’elle, il est inutile de lui en tracer d’avance le tableau. Ce serait faire une sorte d’injure à son intelligence, et lui dérober le plaisir d’en juger par lui-même.
 
Nous croyons pourtant convenable de dire, qu’une éducation soignée avait encore ajouté aux heureux dons que Sophie tenait de la nature. Elle avait été élevée sous les yeux d’une tante, femme pleine de sagesse et d’expérience, qui, dégoûtée de la cour, où elle avait passé sa jeunesse, s’était retirée depuis quelques années à la campagne. Grâce à ses leçons, Sophie ne laissait rien à désirer, sous le rapport du goût et de l’instruction. Il ne lui manquait peut-être qu’un peu de cette aisance dans les manières, qui ne s’acquiert que par l’usage du grand monde ; mais ce léger mérite, si estimé de nos voisins les Français, s’achète souvent trop cher : l’innocence y supplée de reste, et nous pensons que le bon sens, joint aux grâces naturelles, n’en a pas besoin pour plaire.
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Quoique la différence de caractère de M. Allworthy et de M. Western ne leur permît pas d’entretenir des relations intimes, ils vivaient en bons voisins. De cette façon, les enfants des deux familles s’étaient connus dès le berceau ; et comme ils étaient à peu près du même âge, ils avaient souvent joué ensemble.
 
L’humeur gaie de Tom plaisait plus à Sophie
L’humeur gaie de Tom plaisait plus à Sophie que l’air sérieux de son camarade, et la préférence qu’elle donnait au premier était si visible, qu’un garçon moins phlegmatique que M. Blifil en aurait pu concevoir de la jalousie ; mais il n’en montrait aucune, et l’équité nous défend de chercher à pénétrer dans le fond de son cœur, à l’exemple de ces gens perfides qui s’étudient à découvrir les défauts secrets de leurs amis, pour se procurer le malin plaisir de les divulguer.
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que l’air sérieux de son camarade, et la préférence qu’elle donnait au premier était si visible, qu’un garçon moins phlegmatique que M. Blifil en aurait pu concevoir de la jalousie ; mais il n’en montrait aucune, et l’équité nous défend de chercher à pénétrer dans le fond de son cœur, à l’exemple de ces gens perfides qui s’étudient à découvrir les défauts secrets de leurs amis, pour se procurer le malin plaisir de les divulguer.
 
Cependant, comme il est naturel de croire au ressentiment de ceux qu’on craint d’avoir offensés, Sophie imputa à la vengeance une action de Blifil, que la sagacité supérieure de Thwackum et de Square interpréta d’une manière beaucoup plus favorable.
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Tom Jones, très-jeune encore, avait fait présent à Sophie d’un oiseau qu’il avait déniché, élevé, et instruit à chanter.
 
Sophie, alors âgée d’environ treize ans, aimait passionnément cet oiseau. Sa plus douce occupation était d’en prendre soin ; son plus grand plaisir, de jouer avec lui. Comblé de faveurs, le petit Tommy (ainsi se nommait l’oiseau) s’était si bien apprivoisé, qu’il mangeait dans la main de sa maîtresse, se perchait sur son doigt, et aimait à se reposer sur son sein, où il semblait presque sentir son bonheur. Toutefois, dans la crainte de le perdre, elle tenait toujours un ruban attaché à sa patte, et ne lui laissait pas la liberté de s’envoler.
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attaché à
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sa patte, et ne lui laissait pas la liberté de s’envoler.
 
Un jour que M. Allworthy et sa famille avaient dîné chez M. Western, Blifil en se promenant dans le jardin avec Sophie, remarqua son extrême tendresse pour le petit Tommy ; il la pria de le lui confier un moment. Sophie y consentit, non sans difficulté. Blifil, à peine maître de l’oiseau, le débarrassa de son ruban, et lui donna la clef des champs.
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Le désespoir de Sophie changea alors d’objet. Craignant pour la vie de Jones, elle cria dix fois plus fort qu’auparavant, et M. Blifil, il faut lui rendre justice, la seconda de toute la force de ses poumons.
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Alarmée par ces cris, la compagnie, qui se trouvait réunie dans la salle à manger donnant sur le jardin, sortit en hâte ; mais à l’instant où elle arrivait au canal, Tom venait de gagner le bord, sain et sauf, car l’eau était heureusement peu profonde en cet endroit.
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Thwackum tança vertement le petit misérable qui était debout devant lui, dégouttant d’eau et transi de froid. M. Allworthy pria le pédagogue de se calmer, et demanda à son neveu la cause de tout ce bruit.
 
« C’est moi, mon cher oncle, repartit Blifil, qui suis le coupable. Je vous jure que j’ai bien du regret de ce que j’ai fait. Je tenais dans ma main l’oiseau de miss Sophie ; persuadé que le pauvre animal soupirait après sa liberté, je n’ai pu m’empêcher, j’en conviens, de lui donner ce qu’il désirait. J’ai toujours regardé l’esclavage comme une grande cruauté ; il me paraît en opposition avec la loi naturelle, qui veut que tout ce qui respire soit libre ; il est de plus contraire à la religion chrétienne, qui nous ordonne de faire à autrui ce que nous voudrions qu’on nous fît. Je me serais pourtant bien gardé d’agir de la sorte, si j’avais cru causer tant de peine à miss Sophie, surtout si j’avais prévu ce qui arriverait à son oiseau, car au moment où M. Jones, qui avait grimpé sur l’arbre pour le rattraper, est tombé
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dans l’eau, l’oiseau s’est envolé une seconde fois, et un vilain faucon fondant sur lui, l’a emporté dans ses serres. »
 
À cette nouvelle, Sophie, que son inquiétude pour Jones avait empêchée de suivre des yeux son cher Tommy, répandit un torrent de larmes. En vain, M. Allworthy essaya de la consoler par la promesse d’un plus bel oiseau, elle déclara qu’elle n’en aurait jamais d’autre. M. Western la gronda de pleurer si fort pour une bagatelle ; mais il dit à Blifil que s’il était son père, il le fustigerait d’importance.
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Matières trop graves et trop profondes pour plaire à tous les lecteurs.
 
Aussitôt que Square eut allumé sa pipe : « Monsieur, dit-il à M. Allworthy, il faut que je vous
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fasse mon compliment sur la rare intelligence de votre neveu. Dans un âge où la plupart des enfants n’ont d’idées que des objets sensibles, il se montre capable de discerner le juste d’avec l’injuste. L’esclavage est en opposition avec la loi naturelle, qui veut que tout ce qui respire soit libre : ce sont ses propres paroles, et l’impression qu’elles ont faite sur moi ne s’effacera jamais. Est-il possible d’avoir une notion plus sublime de la règle de la justice et de l’éternelle convenance des choses ? Ah, la brillante aurore de cet enfant me présage que dans son midi, il égalera les deux Brutus !
 
– Cet enfant, répondit le fougueux Thwackum, après avoir répandu une moitié de son verre et avalé le reste, cet enfant ressemblera, j’espère, à de plus honnêtes gens que vos Brutus. Le passage de l’Écriture qu’il a cité m’en inspire la confiance. Votre loi naturelle est une chimère, un mot vide de sens ; je ne connais point de loi semblable, ni de justice qui en dérive. Faire aux autres ce que nous voudrions qu’on nous fît, voilà le précepte de la religion chrétienne. L’enfant l’a dit, et je m’applaudis de voir que mes leçons aient produit en lui de si bons fruits.
 
– Si la vanité ne blessait pas les convenances, repartit Square, je pourrais m’en permettre un peu. On voit assez, je pense, à quelle source l’enfant
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a puisé ses notions du juste et de l’injuste. Ôtez la loi naturelle, il n’y a plus ni juste, ni injuste dans le monde.
 
– Comment ! répliqua le théologien, niez-vous la révélation ? parlé-je à un déiste, ou à un athée ?
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M. Allworthy dit qu’il désapprouvait l’action de son neveu, sans pouvoir toutefois se résoudre à l’en punir, attendu qu’elle lui semblait provenir d’un motif louable, plutôt que répréhensible. Il ajouta, que si l’enfant avait voulu voler l’oiseau, personne ne serait plus disposé que lui à le châtier avec rigueur ; mais que selon toutes les vraisemblances, il n’avait pas eu ce dessein. Le bon gentilhomme ne pouvait croire, en effet, que Blifil eût agi par un autre motif, que celui qu’il avait allégué ; car la maligne intention que soupçonnait Sophie, n’était pas entrée dans son esprit. Il finit par blâmer de nouveau l’action de son neveu, comme une étourderie que la jeunesse seule rendait excusable.
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Square s’était prononcé d’une façon si énergique, que son silence eût été l’aveu de sa défaite. Il répondit avec vivacité, que M. Allworthy montrait trop de respect pour le misérable intérêt de la propriété ; que quand il s’agissait de porter un jugement sur de grandes et belles actions, il fallait écarter toutes considérations particulières ; qu’en raisonnant d’après ces règles étroites, le dernier des Brutus serait un ingrat, et le premier, un parricide.
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« Et s’ils avaient été tous deux pendus pour leurs crimes, s’écria Thwackum, ils n’auraient eu que ce qu’ils méritaient. Fi ! le vilain couple de païens. Grâce à Dieu, nous n’avons plus de Brutus aujourd’hui. Abstenez-vous désormais, je vous prie, monsieur Square, de remplir la tête de mes élèves de ce fatras anti-chrétien, sinon je ne pourrai me dispenser, tant qu’ils seront sous ma discipline, de l’en expulser à coups de verges. Peu s’en faut que vous n’ayez déjà perverti votre disciple Tom. Je l’entendais l’autre jour soutenir à M. Blifil, qu’il n’y a point de mérite dans la foi, sans les œuvres. Je sais que c’est un de vos principes : d’où je suppose qu’il le tient de vous.
 
– Ne m’accusez pas de l’avoir perverti, dit Square. De qui a-t-il appris à se moquer de la vertu, de la décence, de la justice, et de la convenance des choses, de qui, si ce n’est de vous ? Il
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est bien votre disciple et je le désavoue pour le mien. C’est M. Blifil qui est mon élève. Dans un âge si tendre, cet enfant a déjà des idées de rectitude morale, que je vous défie de déraciner de son esprit.
 
– Oui, oui, repartit Thwackum avec un sourire de dédain, je ne crains pas de le laisser entre vos mains. Il est trop affermi dans la bonne voie, pour que votre jargon philosophique puisse l’en détourner ; non, non, j’ai eu soin de lui inculquer de tels principes…
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– Et moi, si l’orgueil était permis, je pourrais me vanter de lui avoir enseigné la maxime qu’il a lui-même assignée comme le motif de son action.
 
– Ainsi, messieurs, dit Western, vous vous disputez l’honneur d’avoir instruit cet enfant à voler l’oiseau de ma fille. Je vois bien qu’il faut qu’à l’avenir j’aie l’œil sur mes perdrix privées, autrement, quelque beau jour, on viendra, par principe de vertu et de religion, leur donner la clef des champs. » Puis frappant sur l’épaule d’un homme de loi assis à côté de lui : « Qu’en pensez-vous, monsieur le jurisconsulte ? n’est-ce pas agir contre le droit ?
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vous, monsieur le jurisconsulte ? n’est-ce pas agir contre le droit ?
 
– S’il est question d’une perdrix, répondit gravement l’homme de loi, nul doute qu’il n’y ait matière à procès ; car quoique les perdrix soient dans la classe de ce que nous nommons feræ natoræ[17], on peut en réclamer la propriété ; mais s’il s’agit d’un petit oiseau, objet de nulle valeur, on aurait beau le réclamer, il serait réputé nullius in bonis[18]. En ce cas, je pense que la justice ne ferait pas droit à la plainte, et qu’on aurait tort d’intenter un procès.
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– Eh bien ! si l’oiseau est nullius bonus, buvons, et parlons de politique, ou de quelque sujet que nous entendions tous ; car, Dieu me damne, messieurs, si j’ai rien compris à ce que vous venez de dire. Vos beaux raisonnements ne me touchent nullement. Eh quoi ! aucun de vous n’a dit un mot de ce pauvre garçon, dont la conduite mérite tant d’éloges. Risquer de se rompre le cou pour obliger ma fille, n’est-ce pas une action hardie et généreuse ? j’en sais assez pour voir cela. Allons, de par tous les diables, à la santé de Tom. J’aimerai ce garçon-là aussi longtemps que je vivrai. »
 
Cette brusque sortie termina la dispute, qui,
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selon toute apparence, n’aurait pas tardé à recommencer, si M. Allworthy n’eût demandé sa voiture, et emmené les deux champions.
 
Telle fut l’aventure de l’oiseau, et la discussion qu’elle occasionna. Nous avons cru devoir en entretenir le lecteur, quoique l’événement ait précédé de plusieurs années l’époque où notre histoire est maintenant parvenue.
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a dit un poëte, grand maître dans l’art d’aimer. Il est certain que, depuis ce jour, Sophie commença à prendre un peu d’inclination pour Tom, et beaucoup d’aversion pour Blifil.
 
Ces sentiments opposés se fortifièrent dans son cœur par mille petits incidents qu’il est inutile de
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rapporter. On pourra s’en former aisément une idée, d’après le portrait que nous avons fait de Tom et de Blifil, et juger combien le caractère du premier convenait mieux à Sophie que celui du second. À dire vrai, Sophie, quoique très-jeune, voyait fort bien que Tom, tout étourdi, tout inconsidéré, tout vaurien qu’il était, n’avait d’ennemi que lui-même ; tandis que le grave, le discret, le prudent Blifil, n’aimait qu’une seule personne ; et l’on devinera, sans que nous le disions, quelle était cette personne.
 
Ces deux caractères ne reçoivent pas toujours dans le monde la louange ou le blâme qu’ils méritent, et que chacun devrait, ce me semble, leur prodiguer, ne fût-ce que par intérêt personnel. Peut-être y a-t-il, pour cela, un motif politique. Lorsqu’on rencontre un homme d’une bonté parfaite, il est naturel de : penser qu’on a trouvé un trésor, et d’avoir envie de le garder, comme tout autre objet précieux, pour soi seul. On craint de s’exposer, par d’imprudents éloges, à partager le fruit d’une découverte qu’on veut se réserver. Si cette raison ne satisfait pas le lecteur, nous ne savons comment expliquer le peu d’égards que l’on témoigne d’ordinaire pour un caractère qui honore la nature humaine, et fait un bien infini à la société.
 
Sophie ne suivit pas le commun exemple : Tom eut son
Sophie ne suivit pas le commun exemple : Tom eut son estime, et Blifil, son mépris, aussitôt qu’elle put comprendre le sens de ces deux mots. Élevée par sa tante, et depuis plus de trois ans absente de la maison paternelle, elle n’avait vu nos deux jeunes gens que de loin en loin, durant cet intervalle. Une seule fois, elle avait dîné avec sa tante chez M. Allworthy. C’était peu de jours après l’aventure de la perdrix. Sophie en entendit conter à table tous les détails, sans ouvrir la bouche, et sa tante, pendant le retour, ne put obtenir d’elle que quelques paroles ; mais sa femme de chambre s’étant avisée de lui dire, le soir, en la déshabillant : « Eh bien ! mademoiselle, vous avez vu aujourd’hui, je pense, le jeune monsieur Blifil ? – Monsieur Blifil ? répondit-elle en colère ; je hais ce nom comme la bassesse et la perfidie même, et je m’étonne que M. Allworthy ait pu souffrir qu’un pédant barbare maltraitât de la sorte un pauvre enfant, pour une action qui ne prouvait que son bon naturel. » Elle conta ensuite l’histoire à sa femme de chambre, et lui dit en finissant : « Ne trouvez-vous pas que cet enfant a l’âme noble ? »
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estime, et Blifil, son mépris, aussitôt qu’elle put comprendre le sens de ces deux mots. Élevée par sa tante, et depuis plus de trois ans absente de la maison paternelle, elle n’avait vu nos deux jeunes gens que de loin en loin, durant cet intervalle. Une seule fois, elle avait dîné avec sa tante chez M. Allworthy. C’était peu de jours après l’aventure de la perdrix. Sophie en entendit conter à table tous les détails, sans ouvrir la bouche, et sa tante, pendant le retour, ne put obtenir d’elle que quelques paroles ; mais sa femme de chambre s’étant avisée de lui dire, le soir, en la déshabillant : « Eh bien ! mademoiselle, vous avez vu aujourd’hui, je pense, le jeune monsieur Blifil ? – Monsieur Blifil ? répondit-elle en colère ; je hais ce nom comme la bassesse et la perfidie même, et je m’étonne que M. Allworthy ait pu souffrir qu’un pédant barbare maltraitât de la sorte un pauvre enfant, pour une action qui ne prouvait que son bon naturel. » Elle conta ensuite l’histoire à sa femme de chambre, et lui dit en finissant : « Ne trouvez-vous pas que cet enfant a l’âme noble ? »
 
Sophie, revenue chez son père, gouvernait la maison, et faisait les honneurs de sa table, où dînait souvent Tom Jones, que sa passion pour la chasse avait rendu le favori de l’écuyer. Les jeunes gens d’un caractère franc et généreux sont portés à la galanterie. S’ils ont de l’esprit, comme en avait
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Tom, ils manifestent leur aimable penchant par des manières obligeantes et gracieuses, envers le sexe en général. Celles de notre héros formaient un contraste frappant avec la bruyante rusticité des gentilshommes campagnards, et le ton froid et cérémonieux de M. Blifil : aussi, à l’âge de vingt ans, passait-il aux yeux des femmes du voisinage pour un jeune homme charmant.
 
La conduite de Tom avec Sophie n’était remarquable que par une expression particulière de déférence et de respect, distinction que méritaient la beauté, la bonne grâce, l’esprit, et la fortune de cette jeune personne. Quant à des vues sur elle, il n’en avait aucune. Qu’on l’accuse, à présent, si l’on veut, de sottise ; il est possible que nous soyons en état de le justifier plus tard de ce reproche.
 
Sophie joignait à l’innocence et à la candeur d’un ange, une extrême sensibilité. La présence de Tom augmentait singulièrement en elle cette disposition. Notre jeune homme, sans son inexpérience et son étourderie, n’aurait pas manqué de s’en apercevoir, et peut-être M. Western, s’il eût été capable de penser à autre chose qu’à ses chevaux et à ses chiens, en aurait conçu de l’ombrage ; mais le bon écuyer, loin de se défier de rien, laissait à Tom autant d’occasions de s’entretenir avec sa fille, qu’en aurait pu souhaiter l’amant
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le plus tendre ; et Tom, guidé par le seul désir de plaire, faisait, à son insu, plus de progrès dans le cœur de Sophie, que s’il avait eu des desseins sérieux sur sa personne.
 
Mais on doit peu s’étonner que cette passion naissante échappât à des yeux étrangers, puisque Sophie elle-même n’en avait nulle connaissance. Son cœur était perdu sans retour, avant qu’elle soupçonnât qu’il fût en danger.
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Tel était l’état des choses, lorsqu’une après-midi Tom trouvant Sophie seule, lui dit d’un air grave, et après quelques excuses préliminaires, qu’il avait une grâce à lui demander, et qu’il espérait qu’elle daignerait la lui accorder.
 
Ni le début, ni les manières du jeune solliciteur n’étaient de nature à inspirer à Sophie le soupçon qu’il voulût lui parler d’amour. Cependant, soit par un secret avertissement de la nature, soit par toute autre raison que nous ignorons, il est certain que quelque idée de ce genre lui vint à l’esprit ; car son visage se couvrit d’une subite pâleur, ses genoux tremblèrent, et la parole eût expiré sur ses lèvres, si Jones se fût arrêté pour attendre sa réponse. Heureusement il la tira bientôt d’anxiété, en lui apprenant qu’il venait recommander à sa protection Black Georges le garde-chasse, dont la ruine et celle de sa nombreuse famille étaient inévitables, si M. Western donnait suite à la plainte qu’il avait formée contre lui.
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suite à la plainte qu’il avait formée contre lui.
 
Sophie respira : « Eh quoi, monsieur Jones, lui dit-elle avec un sourire plein de charme, est-ce là cette grande faveur que vous me demandiez d’un air si solennel ? je vous l’accorde bien volontiers. Je plains ces pauvres gens de tout mon cœur, je m’intéresse à eux ; pas plus tard qu’hier, j’ai envoyé à la femme de Black Georges une de mes robes, un peu de linge, et dix schellings. Jones le savait, et c’était ce qui lui avait donné l’idée de s’adresser à Sophie.
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« Eh bien, dit Sophie, j’essaierai ; mais je ne vous promets pas de réussir. Quant à votre première requête, soyez sûr que je ne quitterai point mon père, qu’il n’y ait répondu favorablement. Enfin, je ferai tout ce qui dépendra de moi pour le malheureux Black Georges ; car j’ai grand’pitié de lui et de sa famille. Maintenant, monsieur Jones, il faut qu’à mon tour je vous demande une grâce.
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– Une grâce, mademoiselle ! Ah, daignez commander. Un ordre de votre bouche sera pour moi la plus insigne faveur. Oui, j’en jure par cette belle main, je sacrifierais ma vie pour vous servir. »
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Tom promit d’exécuter fidèlement ses ordres, et après l’avoir remerciée de sa complaisance, il la quitta, charmé du succès qu’il avait obtenu.
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La pauvre Sophie était charmée aussi, mais d’une façon bien différente. Ceux de nos lecteurs à qui la nature n’a pas refusé un cœur, se représenteront mieux l’état du sien, que nous ne pourrions le faire, eussions-nous toute l’éloquence d’un poëte ou d’un amant.
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Sophie, quoique excellente musicienne et admiratrice passionnée de Handel, aimait tant son père, qu’elle avait appris par cœur, pour lui plaire, toutes ces vieilles chansons. Elle essayait néanmoins, de temps en temps, de le ramener au goût moderne ; et lorsqu’il la priait de répéter ses ballades, elle répondait souvent par un doux refus, ou en lui demandant la permission d’exécuter quelque morceau de musique nouvelle.
 
Ce soir-là, lorsque M. Western eut fini de boire, Sophie joua d’elle-même, trois fois de suite, tous
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ses airs favoris. L’écuyer lui en sut si bon gré, qu’il se leva brusquement, courut l’embrasser, et jura qu’elle avait fait des progrès surprenants. Sophie saisit cette occasion de présenter à son père la requête de Tom. Elle réussit au gré de ses désirs : M. Western lui dit, que si elle voulait jouer encore une fois le vieux sir Simon, il donnerait le lendemain matin à Black Georges une commission de garde. Le vieux sir Simon fut joué tant et tant, que le bon écuyer finit par s’endormir. Le lendemain, Sophie eut soin de lui rappeler sa promesse. Il chargea aussitôt son procureur d’arrêter les poursuites commencées contre Black Georges, et de lui expédier sa commission.
 
L’issue de cette affaire fut bientôt connue dans le canton. On en parla diversement : les uns applaudirent au bon naturel de Tom ; les autres observèrent avec malignité, qu’il n’était pas étonnant qu’un mauvais sujet en protégeât un autre. Le jeune Blifil enrageait de tout son cœur. Il haïssait depuis longtemps Black Georges, autant que Tom l’aimait, non qu’il en eût jamais reçu la moindre offense, mais par une suite de son grand attachement à la religion et à la vertu ; car Black Georges passait pour un libertin. Blifil représenta la conduite de Tom comme une insulte faite à M. Allworthy, disant avec une douleur
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hypocrite, qu’on ne pouvait expliquer autrement l’intérêt qu’il prenait à un tel vaurien.
 
Thwackum et Square opinèrent dans le même sens, animés tous deux, surtout le dernier, d’un vif sentiment de jalousie. Tom approchait de sa vingtième année, il était beau, bien fait, et mistress Blifil, à en juger par les encouragements qu’elle lui donnait, semblait le voir de jour en jour d’un œil plus favorable.
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Mais la fortune, qui ne favorise guère des étourdis tels que notre ami Tom, peut-être pour les punir du peu d’hommages qu’ils lui rendent, se plut à dénaturer toutes ses actions, et à les présenter à M. Allworthy dans un jour beaucoup moins avantageux, que celui sous lequel sa bonté les lui avait montrées jusqu’alors.
 
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CHAPITRE VI.
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Nous ne nous flattons pas de pouvoir le justifier sur ces deux points. Le premier n’admet pas d’excuse, le second en paraît peu susceptible. Cependant, comme un exposé fidèle des faits adoucit quelquefois la gravité d’une accusation, nous allons les rapporter dans toute leur simplicité. Le lecteur jugera ensuite si M. Jones mérite, ou non, de l’indulgence.
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Il y avait en lui un certain sentiment, sur le nom duquel les philosophes ne sont pas d’accord, mais qui n’en existe pas moins dans le cœur humain, qui lui sert à distinguer le juste de l’injuste, qui le pousse vers l’un et le détourne de l’autre. La personne qui en est douée fait-elle bien, point d’ami plus empressé de lui applaudir ; fait-elle mal, point de censeur plus prompt à la blâmer.
 
On peut comparer ce sentiment au fameux Bahutier[20] de la comédie. En veut-on avoir une idée plus sensible ? C’est un juge placé dans le cœur, comme le grand-chancelier d’Angleterre sur son tribunal. Là, il préside, gouverne, dirige, prononce, acquitte, et condamne suivant le mérite et la justice, avec une intelligence à laquelle rien n’échappe, avec une pénétration que rien ne peut tromper, avec une intégrité que rien ne peut corrompre.
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Ce principe actif constitue peut-être la barrière la plus essentielle, qui sépare l’homme des animaux rangés après lui dans l’ordre de la nature. Si quelque individu à figure humaine en méconnaît l’empire, il faut le considérer comme un déserteur de notre espèce, qui a passé chez les brutes, et qui, en qualité de transfuge, ne mérite pas même d’être placé parmi elles au premier rang.
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Que notre héros tînt ce principe de Thwackum ou de Square, il en avait l’âme fortement pénétrée. S’il ne faisait pas toujours bien, jamais il ne faisait mal par ignorance, ou sans remords. Il savait, que payer d’un larcin la confiance d’un ami, et les bienfaits de l’hospitalité, c’était commettre la plus lâche, la plus odieuse des trahisons. Loin de se figurer que la grandeur de l’offense en diminuât la bassesse, il pensait que si l’on punit d’une mort infâme le vol d’un simple bijou, il n’existe pas de supplice assez rigoureux, pour châtier le scélérat qui ose ravir à un père sa fortune et son enfant.
 
Tels étaient les motifs qui l’empêchaient de songer à s’enrichir par des voies illicites. S’il eût été bien épris de Sophie, peut-être eût-il agi d’une autre façon ; et, dans ce cas, sa faute n’aurait pas été tout-à-fait sans excuse ; car, on nous permettra de le dire, il est très-différent d’enlever une
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fille comme amant, ou comme voleur. Tom n’était point insensible aux attraits de Sophie, il savait apprécier ses aimables qualités ; mais l’amour n’avait nulle part à l’estime qu’il faisait d’elle. Le moment est venu d’expliquer une bizarrerie pour laquelle on pourrait le taxer de stupidité, ou tout au moins d’un manque absolu de goût.
 
La vérité est qu’une autre femme possédait son cœur. On s’étonnera, sans doute, du long silence que nous avons gardé sur ce sujet, et l’on aura peine à deviner quel était l’objet de son affection, puisqu’il ne nous est rien échappé jusqu’ici, d’où l’on ait pu conclure que Sophie avait une rivale. Si notre devoir d’historien nous a forcé de dire un mot de la tendresse de mistress Blifil pour Tom, jamais nous n’avons laissé entendre qu’il en ressentît aucune pour elle : et, en effet, on ne peut nier que les jeunes gens des deux sexes ne soient trop enclins à payer d’ingratitude, les bontés dont les personnes d’un certain âge daignent quelquefois les honorer.
 
Pour ne pas prolonger l’incertitude du lecteur, nous le prions de se souvenir du garde-chasse Georges Seagrim, communément appelé Black Georges. Sa famille se composait d’une femme et de cinq enfants. Le second de ces enfants était une fille nommée Molly, qui passait pour la plus belle du canton.
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Il y a, dit très-bien Congrève, dans la vraie beauté, un charme secret qui échappe aux âmes vulgaires. Nous ajouterons que ce charme se dévoile aux âmes délicates, sous les haillons mêmes de la misère.
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Molly passait, comme on l’a dit, pour une très-belle fille ; mais sa beauté, dépourvue de grâce, tenait fort peu de la délicatesse de son sexe, et aurait aussi bien convenu à un homme qu’à une femme. La fleur de la jeunesse et de la santé en faisait le principal mérite.
 
Chez elle, le moral ressemblait au physique. Autant elle était grande et robuste, autant elle était libre
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et hardie. Elle avait si peu de modestie, qu’on pouvait dire que son amant se montrait plus soigneux de sa vertu qu’elle-même. Comme sa passion égalait, selon toute apparence, celle de Tom, moins celui-ci témoignait d’empressement, plus elle redoublait de prévenances. Lorsqu’elle vit qu’il cessait de venir chez son père, elle chercha toutes les occasions de se trouver sur son chemin : elle en fit tant, qu’il eût fallu que Tom eût été le plus grand, ou le plus mince des héros, pour qu’elle n’atteignît pas le but où elle aspirait. En un mot, son triomphe fut complet ; nous disons son triomphe, car, malgré la résistance qu’elle crut devoir faire à la fin, il est juste de lui attribuer une victoire qu’elle dut tout entière à la constance de ses efforts.
 
Elle joua néanmoins si bien son rôle, que Jones crut être le vainqueur, et s’imagina que Molly n’avait fait que lui rendre les armes. Il aimait aussi à voir dans sa défaite la preuve d’un violent amour ; et cette dernière supposition paraîtra naturelle, si l’on se rappelle la peinture que nous avons faite plus d’une fois de la beauté singulière et de la bonne grâce de notre héros.
 
Il y a des gens, tels que M. Blifil, si idolâtres d’eux-mêmes, qu’ils n’envisagent jamais que leur intérêt et leur satisfaction personnelle, qui regardent d’un œil indifférent le bien et le mal d’autrui, à
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moins qu’ils n’y voient, pour eux, un plaisir ou un avantage. Il existe aussi des hommes d’un caractère opposé, qui puisent dans l’amour-propre un nouveau degré de vertu. Leur rend-on quelque service, on est payé de retour. Le bonheur de la personne qui les oblige, devient en quelque sorte nécessaire à leur félicité.
 
Tel était M. Jones. Il se regardait désormais comme l’unique arbitre de la destinée de Molly. Peut-être lui eût-il préféré une maîtresse nouvelle et plus séduisante ; mais il l’aimait toujours, et ce que la possession avait ôté d’ardeur à sa flamme, était bien compensé par l’idée de l’attachement qu’elle avait pour lui, et par la considération de l’état critique où il l’avait mise. Ainsi, la reconnaissance d’une part, la pitié de l’autre, jointes à un reste de goût assez vif, composaient dans son cœur un sentiment assez digne du nom d’amour, quoiqu’on puisse douter si, dans l’origine, c’eût été le mot propre.
 
De là venait son apparente insensibilité aux charmes de Sophie, et à des marques de bienveillance qu’il aurait pu interpréter, sans présomption, comme une sorte d’encouragement. Trop généreux pour laisser Molly dans la misère et sans appui, il était incapable de tromper, par une feinte tendresse, une personne telle que Sophie. Et il faut convenir que l’un ou l’autre
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de ces crimes, aurait suffi pour lui mériter la fin tragique à laquelle chacun, comme on l’a dit au commencement de cette histoire, l’avait cru destiné dès son enfance.
 
 
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La mère de Molly s’aperçut la première du changement survenu dans la taille de sa fille. Pour le cacher à ses voisins, elle s’avisa de l’affubler de cette robe que Sophie lui avait envoyée, ne soupçonnant guère que la pauvre femme aurait la sottise de la faire porter à ses filles sans en changer la forme.
 
Molly fut enchantée d’avoir une occasion de montrer sa beauté dans tout son lustre. Si elle prenait plaisir, vêtue de haillons, à se regarder dans un miroir ; si elle avait, sous la livrée de la misère, gagné le cœur de Jones, et peut-être celui de plusieurs autres, il lui semblait que la richesse
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de son ajustement allait donner un nouvel éclat à ses charmes, et multiplier le nombre de ses conquêtes.
 
Parée de la robe de Sophie, d’un bonnet neuf garni de dentelles, et de quelques autres dons de son amant, Molly se rend à l’église, le dimanche suivant, un éventail à la main. Les grands se trompent, s’ils croient avoir le privilège exclusif de l’ambition et de la vanité.
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Les villageoises ne sont pas moins exercées aux ruses les plus subtiles de leur sexe, que les belles dames, leurs supérieures en rang et en fortune. À la porte du lieu saint, règnent la pruderie et la coquetterie : on aime à y étaler sa parure ; on s’y permet les œillades, la fausseté, l’envie, la malice, la médisance ; en un mot, tout ce qu’offrent d’ordinaire les cercles les plus polis et les plus brillantes assemblées. Que les grands cessent donc de mépriser l’ignorance du peuple, et le peuple, d’insulter aux vices des grands.
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Molly était assise depuis quelque temps, sans que ses voisines l’eussent reconnue. Chacune se demandait à l’oreille : « Qui est cette demoiselle ? » Quand on sut que c’était la fille de Black Georges, il s’éleva du banc des femmes de telles risées et un tel bruit, que M. Allworthy fut obligé d’interposer son autorité, pour rétablir l’ordre et le silence.
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M. Western avait un domaine dans le lieu où se passait la scène qu’on vient de décrire ; et comme l’église n’en était pas beaucoup plus éloignée de son château, que celle de sa paroisse, il y venait souvent à l’office. Ce jour-là même, il s’y trouvait avec sa fille.
 
Sophie fut frappée de la beauté de Molly, mais ne put s’empêcher de plaindre sa sottise, en voyant sa
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ridicule parure et la jalousie qu’elle excitait parmi ses compagnes. De retour au château, elle fit venir Black Georges. « Amenez-moi votre fille, lui dit-elle, j’ai envie de la placer chez mon père. Peut-être même la prendrai-je auprès de moi, quand ma femme de chambre que je renvoie sera partie. »
 
À ces mots, le pauvre Seagrim, instruit de l’état de sa fille, demeura comme frappé de la foudre. Il répondit en balbutiant, qu’il craignait que Molly ne fût pas assez adroite pour servir mademoiselle Sophie, n’ayant jamais été en condition.
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Black Georges se hâta de retourner chez lui. Il comptait sur les bons conseils de sa femme pour se tirer d’affaire. À son arrivée, il trouva toute sa maison en rumeur. La fatale robe en était cause.
 
Après la retraite de l’écuyer Allworthy et de la noblesse du canton, l’orage que leur présence avait contenu, éclata avec furie. Aux risées, aux sifflets, aux injures, aux gestes menaçants, succédèrent les voies de fait ; et quoique les armes employées en cette circonstance ne fussent point, par leur mollesse, de nature à causer aux combattants la perte de la vie, ou celle d’un membre, elles n’en étaient pas moins redoutables pour une personne aussi élégamment vêtue que Molly. Son
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grand cœur ne put souffrir de sang-froid cette indignité. Ayant donc… Mais arrêtons-nous un moment, pour reprendre haleine. La faiblesse de notre génie nous inspire une juste défiance. Il nous faut implorer le secours d’une puissance supérieure.
 
Ô Muses ! qui que vous soyez, qui aimez à chanter les batailles, c’est vous que j’invoque. Toi surtout, qui célébras jadis le champ de carnage où combattirent Hudibras et Trulla, si tu n’es pas morte de faim, comme ton ami Buttler, daigne m’assister dans ma grande entreprise. Tous les talents ne sont pas donnés à tous.
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Tel que dans la cour d’un riche fermier, beugle un nombreux troupeau de vaches, si tandis qu’on les trait, elles entendent à quelque distance, leurs veaux se plaindre amèrement d’un injuste larcin, telle la populace du comté de Somerset remplit au loin les airs d’une rumeur formée d’autant de cris, d’autant de sons différents, qu’il y a d’individus, ou plutôt de passions parmi eux. Les uns écument de rage, les autres tremblent de peur, la plupart n’ont qu’un désir, celui du scandale et du bruit. L’Envie, sœur de Satan et sa compagne assidue, se glisse dans la foule, et souffle sa noire fureur aux femmes, qui s’élancent sur Molly, et la couvrent d’ordures et de boue.
 
La jeune Seagrim, après avoir tenté en vain
La jeune Seagrim, après avoir tenté en vain une retraite honorable, fait volte face. Elle saisit Bess la déguenillée, qui s’avance la première, et d’un seul coup l’étend à ses pieds. Effrayée du sort de son chef, l’armée ennemie, quoique forte d’environ cent combattants, recule quelques pas, et se retranche derrière une fosse qu’on venait d’ouvrir ; car le champ de bataille n’était autre que le cimetière de la paroisse, où l’on devait inhumer quelqu’un le soir même. Molly poursuit le cours de sa victoire ; elle ramasse un crâne sur le bord de la fosse, le lance avec vigueur, en atteint un tailleur à la tête. Les deux crânes, dans leur rencontre, rendent également un son lugubre et sourd : le tailleur prend mesure de la terre, les deux crânes demeurent à côté l’un de l’autre, et l’on aurait peine à décider quel est maintenant le meilleur. Molly s’arme ensuite d’un long ossement, tombe sur les fuyards, et distribuant libéralement ses coups à droite et à gauche, renverse une multitude de vaillants champions.
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une retraite honorable, fait volte face. Elle saisit Bess la déguenillée, qui s’avance la première, et d’un seul coup l’étend à ses pieds. Effrayée du sort de son chef, l’armée ennemie, quoique forte d’environ cent combattants, recule quelques pas, et se retranche derrière une fosse qu’on venait d’ouvrir ; car le champ de bataille n’était autre que le cimetière de la paroisse, où l’on devait inhumer quelqu’un le soir même. Molly poursuit le cours de sa victoire ; elle ramasse un crâne sur le bord de la fosse, le lance avec vigueur, en atteint un tailleur à la tête. Les deux crânes, dans leur rencontre, rendent également un son lugubre et sourd : le tailleur prend mesure de la terre, les deux crânes demeurent à côté l’un de l’autre, et l’on aurait peine à décider quel est maintenant le meilleur. Molly s’arme ensuite d’un long ossement, tombe sur les fuyards, et distribuant libéralement ses coups à droite et à gauche, renverse une multitude de vaillants champions.
 
Ô Muse ! dis-nous les noms des héros et des héroïnes qui succombèrent dans cette journée funeste ! Jacques Tweddle sentit le premier, sur la nuque, le poids de l’arme terrible. Les rives sinueuses de la Stour le virent naître ; il apprit dans son enfance la musique vocale, et depuis artiste voyageur, promenant son talent de foire en foire, de fête en fête, il charmait des accents de sa voix
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et du son de sa guimbarde, les nymphes et les bergers qui formaient devant lui, sur le gazon, des danses champêtres. Hélas ! que lui sert d’avoir été un des favoris d’Apollon ? son corps gît sur l’herbe épaisse du cimetière. Le vieil Echepole, châtreur de cochons, renommé pour son énorme corpulence, est frappé au front par notre amazone ; il tombe, et sa chute fait presque autant de bruit que celle d’une maison. Sa tabatière s’échappe de sa poche ; Molly s’en empare, comme d’une dépouille légitime. La meunière Kate heurte par malheur, dans sa fuite, une pierre sépulcrale, dont l’angle accroche un de ses bas privé de jarretière, et intervertissant l’ordre naturel, donne un moment à ses talons la supériorité sur sa tête. Betty Pippin et le jeune Roger, son amant, tombent ensemble ; mais, ô sort contraire ! la belle regarde la terre, et le galant, le ciel. Tom Freckle, le fils du forgeron, augmente le nombre des victimes. C’était un ouvrier habile dans son art ; il excellait à faire des patins[21]. Celui qui fût l’instrument de sa perte, était son ouvrage. Que ne chantait-il alors les psaumes à l’église ! il aurait évité son malheureux sort. Miss Crowe, fille de fermier, John Giddish, fermier lui-même, Nan Slouch, Esther Coddling, Will Spray, Tom Bennet,
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les trois miss Potter, dont le père tenait l’auberge du Lion-Rouge, la femme de chambre Betty, Jacques Ostler, et plusieurs autres moins illustres, roulent au milieu des tombeaux. Ce n’est pas que l’infatigable bras de Molly les atteigne tous : beaucoup d’entre eux se renversent l’un l’autre en fuyant.
 
Mais la fortune craignant d’avoir, contre son caractère, favorisé trop longtemps le même parti, surtout le parti le plus juste, change soudain la face du combat. Elle suscite l’intrépide Brown, femme de Zékiel et de la moitié de la paroisse, pour le moins ; Brown, que son courage martial a rendu fameuse, autant que ses exploits amoureux : jamais femme n’orna plus richement, par ses galanteries, le front de son mari, et ne sut mieux, dans des querelles domestiques, lui déchirer le visage avec ses ongles.
 
Cette amazone ne peut voir sans indignation la honteuse déroute des siens. Elle s’arrête, et haussant la voix : « Hommes, ou plutôt femmes du comté de Somerset, s’écrie-t-elle, ne rougissez-vous pas de fuir ainsi devant une seule ennemie ? si aucun de vous n’ose lui tenir tête, Jean Lop et moi, nous aurons l’honneur de la victoire. » Elle dit, fond sur Molly Seagrim, lui arrache l’ossement fatal, déchire son bonnet, la saisit d’une main par la chevelure, et de l’autre la frappe si
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rudement au visage, que le sang jaillit de son nez à gros bouillons. Molly, de son côté, ne reste point oisive ; elle a bientôt décoiffé la Brown, elle la prend aux cheveux, et fait aussi couler un ruisseau de sang de ses narines.
 
Quand les deux antagonistes se sont enlevé réciproquement, de la tête, des dépouilles suffisantes, leur rage se tourne contre leurs vêtements, et avec une telle violence, qu’en quelques minutes, l’une et l’autre demeurent nues jusqu’à la ceinture.
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Il est heureux que les femmes, dans leurs combats à coups de poing, ne suivent pas la même méthode que les hommes. Si elles paraissent sortir un peu, par ces actions viriles, de la délicatesse de leur sexe, elles en conservent du moins l’instinct, en évitant avec soin de se frapper au sein, où le moindre coup pourrait leur être funeste. Il plaît à de malins esprits, d’attribuer ce ménagement à une inclination plus sanguinaire chez elles, que chez nous. Ils prétendent qu’elles visent au nez, parce qu’il est plus facile d’en tirer du sang : nous ne voyons dans cette supposition qu’une méchante épigramme.
 
La Brown avait sur Molly un grand avantage. Sa gorge, si l’on pouvait dire qu’elle en eût une, ressemblait fort, pour la sécheresse et la couleur, à un vieux morceau de parchemin. On aurait pu frapper longtemps dessus, sans lui faire beaucoup de mal.
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pu frapper longtemps dessus, sans lui faire beaucoup de mal.
 
Molly, indépendamment de sa fâcheuse situation, présentait aux coups de son adversaire des formes toutes différentes ; et cette circonstance aurait peut-être inspiré à la Brown l’envie de lui porter une perfide atteinte, si l’arrivée imprévue de Tom Jones, n’eût mis fin à ce combat sanglant.
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« Ma fine, monsieur, lui répondit un paysan en se grattant la tête, je n’en sais rien ; mais on dit, sauf votre respect, qu’il y a eu une batterie entre la femme Brown et Molly Seagrim.
 
– Que dites-vous ? » s’écrie Tom ; et reconnaissant sa chère Molly, malgré le désordre de ses traits et de ses vêtements, sans attendre de réponse,
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il saute à terre, laisse aller son cheval à l’aventure, franchit le mur du cimetière, et vole au secours de sa maîtresse. Molly, qui n’avait pas versé jusque-là une larme, en répand alors un torrent : elle raconte à son amant avec quelle barbarie on l’a traitée. Tom indigné, oublie le sexe de la Brown, ou peut-être ne le distingue-t-il point ; car il n’en reste d’autre indice qu’un jupon en lambeaux. Dans sa rage, il lui applique un ou deux coups de fouet, puis s’élançant sur l’insolente populace, que Molly lui a dénoncée tout entière, il frappe indistinctement et de si grand cœur, qu’à moins de recourir encore une fois à notre Muse, ce qui serait inhumain, après la fatigue que nous lui avons déjà causée, il nous serait impossible de compter les innombrables coups qu’il distribua, dans cette journée mémorable.
 
Ayant balayé d’ennemis le champ de bataille, avec la vigueur d’un héros d’Homère, de don Quichotte, ou du plus brave des chevaliers errants, il retourne près de Molly, qu’il trouve dans un état dont la peinture ne serait pas moins pénible à nos lecteurs qu’à nous-mêmes. À cette vue, sa raison s’égare, il se frappe la poitrine, s’arrache les cheveux, bat du pied la terre, et jure de tirer la plus terrible vengeance des ennemis de son amante. Après ces premiers transports, il se dépouille
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de son habit, en enveloppe Molly, lui met son chapeau sur la tête, essuie avec son mouchoir le sang qui couvre sa figure, puis il appelle le domestique qui les accompagnait, lui ordonne de courir au plus vite au château, et d’en rapporter une selle de femme et un coussin, pour ramener Molly plus doucement chez elle.
 
M. Blifil voulait retenir le domestique, sous prétexte qu’ils pouvaient en avoir besoin ; mais Square lui ferma la bouche, en confirmant l’ordre de Jones.
 
Le domestique revint bientôt avec un coussin. Molly rassembla de son mieux les débris de ses vêtements, se plaça en croupe derrière lui, et, suivie de Square et des deux jeunes gens, regagna la demeure de son père. Là, elle rendit à Jones son habit ; Jones lui donna furtivement un baiser, lui dit tout bas qu’il reviendrait la voir dans la soirée, entrejoignit ses compagnons.
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– Tu as raison, mon enfant, dit la mère en sanglotant, voilà comme elle s’est perdue. Elle nous couvre toutes d’opprobre : c’est la première de la famille qui se soit déshonorée.
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– Vous devriez, ma mère, s’écria Molly, vous montrer plus indulgente. Ma sœur, que voici, n’est-elle pas venue au monde huit jours après votre mariage ?
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La Seagrim s’emporta de nouveau contre sa fille. « Vous nous mettez là dans un bel embarras, s’écria-t-elle ; que dira mademoiselle Sophie de l’état où vous êtes ? Ô ciel ! faut-il que j’aie vécu jusqu’à ce jour pour être témoin d’une telle infamie !
 
– Eh ! quelle est donc, mon père, demanda Molly, cette excellente place que vous m’avez procurée ? (car Georges avait mal compris, ou mal rendu les paroles de Sophie.) On me destine, je suppose, à la cuisine ; mais je ne laverai les assiettes
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de personne, entendez-vous ? Mon amant me fera un meilleur sort. Voyez ce qu’il m’a donné cette après-midi ; il m’a promis que je ne manquerais jamais d’argent, et vous n’en manquerez pas non plus, ma mère, si vous voulez retenir votre langue et consentir à votre bonheur. » En disant ces mots, elle tira de sa poche plusieurs guinées, et en donna une à sa mère.
 
La bonne femme ne sentit pas plus tôt dans sa main la pièce d’or, que cette panacée merveilleuse éteignit comme par enchantement le feu de sa colère. « En effet, mon mari, dit-elle à Georges, il n’y a qu’un sot comme vous, qui soit capable d’accepter une place, sans savoir à quoi elle oblige. Peut-être, comme le dit Molly, veut-on la mettre à la cuisine ; et en vérité je ne me soucie pas qu’on fasse de ma fille une souillon. Quoique pauvre, je suis bien née, voyez-vous : mon père était homme d’église ; et si le dénûment absolu où il m’a laissée, à sa mort, m’a réduite à me mésallier, en épousant un homme de rien, sachez que j’ai des sentiments au-dessus de ma fortune. Eh ! morguienne, que miss Western ne fasse pas tant la renchérie, et se souvienne un peu mieux qui était son grand-père. Plusieurs de mes parents roulaient carrosse, quand les grands-pères de certaines gens allaient à pied. Croit-elle nous avoir fait un grand cadeau, en nous envoyant une de ses vieilles robes. Il y
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a tel de mes parents, qui n’aurait pas ramassé dans la rue cette guenille ; mais le pauvre monde est toujours méprisé. Les gens de la paroisse n’avaient que faire de crier si fort contre Molly ; vous pouviez leur dire, enfant, que votre grand’mère portait de plus belles robes, et toutes neuves encore, sortant de la boutique du marchand.
 
– À la bonne heure ! reprit Georges ; mais que répondrai-je à mademoiselle Sophie ?
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– Ma foi, je n’en sais rien ; cherchez-le vous-même. Il faut toujours que vous attiriez sur votre famille quelque méchante affaire. Vous souvenez-vous du jour où vous tuâtes cette perdrix qui fut la cause de tous nos malheurs ? Ne vous avais-je pas conseillé de ne jamais mettre le pied sur les terres de M. Western ? Ne vous avais-je pas prédit, longtemps d’avance, quelles seraient les suites de votre témérité ? Mais vous n’écoutez que votre mauvaise tête ; allez, vous êtes un imbécile.
 
Black Georges n’était au fond ni colérique, ni brutal, cependant il avait dans le sang une certaine dose de cette humeur que les anciens appelaient irascible, et que sa femme, si elle avait eu un grain de jugement, aurait ménagée avec soin. Une longue expérience lui avait appris que quand la tempête était parvenue à un certain degré, les raisonnements, au lieu de la calmer,
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ne faisaient que l’accroître. Eu conséquence, maître Georges ne marchait guère sans une petite baguette, dont il avait éprouvé plusieurs fois la vertu magique. L’épithète d’imbécile, échappée à sa femme, lui parut un avertissement de s’en servir.
 
Il en fit usage à l’instant. Ce remède, comme les médecines d’une véritable efficacité, parut d’abord irriter le mal ; mais il produisit bientôt les plus heureux effets, et rendit à la malade une parfaite tranquillité.
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On avouera pourtant que c’est une rude médecine ; il faut, pour la supporter, un tempérament robuste. Elle ne convient qu’aux gens du peuple, hors le seul cas, où l’orgueil d’une femme fait sentir trop vivement à son mari la supériorité de sa naissance. Nous pensons qu’alors, tout mari pourrait y recourir à bon droit, si l’application n’en était d’une telle bassesse, que, semblable à une certaine opération médicale qu’il est inutile de nommer, elle souille la main qui l’administre, et révolte la délicatesse d’un homme bien né.
 
La paix ne tarda pas à se rétablir dans toute la famille ; car la vertu de cette médecine ressemble souvent à celle de l’électricité, et se communique aux personnes qui n’ont pas de contact immédiat avec l’instrument. Comme l’une et l’autre
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agissent par le frottement, on peut trouver entre elles quelque analogie. C’est sur quoi M. Freke est prié de faire des recherches, avant de publier la nouvelle édition de son traité de physique.
 
L’orage une fois dissipé, on tint conseil. La proposition de Sophie fut le sujet d’un long débat. Molly ayant persisté dans son refus, on arrêta que la Seagrim irait trouver miss Western, et tâcherait d’obtenir la place pour sa fille aînée, qui ne fit nulle difficulté de l’accepter ; mais la fortune, toujours contraire aux vœux de cette petite famille, trompa encore une fois ses espérances.
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Le lendemain matin, Tom Jones fit une partie de chasse avec M. Western qui, au retour, l’invita à dîner.
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Sophie montra ce jour-là plus d’enjouement, plus de vivacité que de coutume ; elle ne négligea aucun moyen de plaire, peut-être sans se rendre compte de son intention ; en tout cas, si elle eut celle de charmer Tom, elle y réussit à souhait.
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« Hé bien ! mademoiselle, dit-il, vous avez pu remarquer, hier au soir, à l’église, une jeune fille vêtu d’une robe fort élégante. Je crois me souvenir de vous en avoir vu une pareille. De telles parures sont, dans nos campagnes,
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Rara avis in terris, nigroque simillima cygno.
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Un oiseau rare, autant qu’un cygne noir.
 
Le vers latin est de Juvénal. Pour revenir à mon sujet, je disais donc que de telles parures ne se voient guère dans nos campagnes. Peut-être y fit-on d’autant plus d’attention, que la personne ainsi vêtue n’était autre, à ce qu’on m’a dit depuis, que la fille de Black Georges, votre garde-chasse. Les malheurs de cet homme auraient dû, ce semble, le rendre plus sage, et l’empêcher d’habiller sa fille d’une façon si ridicule. Toute l’assemblée éclata en murmures contre elle, et sans l’intervention de l’écuyer Allworthy, le service divin courait risque d’être interrompu. Peu s’en fallut que je ne fusse obligé de m’arrêter au milieu du premier psaume. La prière finie, je rentrai chez moi. Il s’engagea alors dans le cimetière un combat, où plusieurs personnes furent grièvement blessées. Un musicien ambulant, entre autres, eut le crâne à moitié fracassé. Le pauvre diable est venu ce matin faire sa plainte à M. Allworthy. L’écuyer a mandé la fille de Black Georges ; il avait envie d’accommoder l’affaire, quand tout-à-coup, je prie mademoiselle de m’excuser, il s’est aperçu que la créature était, comme qui dirait, à la veille d’accoucher. Il lui a demandé
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quel était le père du petit bâtard, elle a refusé de le dire, et il allait l’envoyer à Bridewell, lorsque je suis parti.
 
– Eh ! mon cher, s’écria Western, n’avez-vous pas d’autres nouvelles à nous apprendre, que l’aventure d’une fille grosse ? Je m’attendais, à votre début, que vous alliez nous entretenir des affaires publiques, des intérêts de l’état.
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– J’en serais bien fâché, dit le ministre.
 
– Pourquoi, fâché ? quel grand mal y aurait-il à
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cela ? Voudrais-tu me persuader qu’il ne t’est jamais arrivé rien de semblable ? En ce cas, mon cher, tu aurais été plus heureux que sage, car je sais que tu as fait bien des fredaines en ta vie.
 
– Votre seigneurie aime à rire. Toutefois, sans parler de ce qu’une telle faute a de répréhensible aux yeux de la morale et de la religion, je craindrais qu’elle ne nuisît à M. Jones, auprès de l’écuyer Allworthy. Quoique M. Jones ait la réputation d’être, assez étourdi, je dois dire à sa louange, que je ne l’ai jamais vu faire une mauvaise action. Voici la première dont je l’entends accuser. Je souhaiterais, à la vérité, qu’il fût un peu plus attentif au service divin ; mais en somme, il me semble
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Les Latins et les Grecs faisaient grand cas de la modestie. Ce jeune gentilhomme (je crois pouvoir l’appeler ainsi, malgré le malheur de sa naissance) me paraît, je le répète, très-honnête, très-modeste, et je serais fâché qu’il se fît tort dans l’esprit de M. Allworthy.
 
– Tort, dans l’esprit d’Allworthy ! bon ! à d’autres !
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comme si Allworthy était un modèle de continence ? Tout le canton ne sait-il pas de qui Tom est fils ? J’ai connu Allworthy à l’université.
 
– À l’université ? je ne croyais pas qu’il y eût été.
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– Si, si, il y a été, et nous y avons fait des nôtres ensemble. Je vous le donne pour le plus grand séducteur de filles qu’il y ait à cinq milles à la ronde. Non, non, ni Allworthy, ni personne au monde n’en voudra mal à Tom pour cette bagatelle, je vous en réponds. Demandez à Sophie ce qu’elle en pense. »
 
C’était faire à cette jeune personne une cruelle question. Elle avait remarqué le changement de couleur de Tom, pendant le récit du ministre, et cet indice, joint au brusque départ du jeune homme, lui donnait lieu de penser que les conjectures de M. Western n’étaient pas dénuées de fondement. Alors se dévoila tout-à-coup à ses yeux le secret de son cœur, ce grand secret qui, depuis si longtemps, ne se découvrait à elle que par degrés et d’une manière presque insensible. Elle ne put se dissimuler le vif intérêt qu’elle prenait à cette affaire. La question cynique de son père lui causa une émotion capable de la trahir ; mais l’écuyer était peu clairvoyant. Sophie se leva, en disant que la discrétion l’engageait à se retirer. Il la laissa sortir, et se contenta
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d’observer d’un ton magistral, qu’il aimait mieux voir une fille trop modeste, que trop hardie : remarque à laquelle le ministre applaudit.
 
Après la retraite de Sophie, l’écuyer et M. Supple eurent ensemble un docte entretien. Les gazettes et les pamphlets politiques leur en fournirent la matière. Tout en discourant, ils firent une libation de quatre bouteilles de vin, à la prospérité de l’Angleterre. M. Western ayant fini par s’endormir, le ministre alluma sa pipe, monta à cheval, et s’en retourna chez lui.
 
Quand l’écuyer eut achevé sa méridienne, il fit prier sa fille de venir lui jouer du clavecin. Elle s’en excusa sur un violent mal de tête ; il n’insista point. Sophie avait rarement besoin de solliciter deux fois sa complaisance. Il l’aimait si passionnément, qu’en contentant ses désirs, il se procurait à lui-même la plus vive satisfaction. Sophie était bien, comme il l’appelait souvent, sa petite mignonne, l’enfant de son cœur ; et elle méritait ces doux noms, par le retour dont elle payait sa tendresse. Toujours soumise aux moindres volontés de son père, l’amour filial lui rendait sa déférence aussi agréable que facile. Quelqu’une de ses compagnes la raillait-elle sur l’importance qu’elle semblait attacher à une obéissance si scrupuleuse : « Vous auriez tort, lui disait-elle, de croire que j’en tire vanité. Je ne fais
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que remplir mon devoir : je trouve d’ailleurs à m’en acquitter un vrai plaisir. Le plus doux pour moi est de contribuer au bonheur de mon père ; et si je puis m’applaudir de quelque chose, c’est d’en voir la faculté, et non d’en faire usage. »
 
Cependant Sophie fut hors d’état, ce soir-là, de suivre le penchant de son cœur. Elle fit demander à son père la permission de ne point paraître à souper. L’écuyer se priva, non sans peine, de sa présence ; il voulait toujours l’avoir à ses côtés, sauf le temps qu’il passait à chasser, ou à boire. Pour tromper son ennui, et pour s’éviter lui-même, le pauvre homme envoya prier un fermier voisin de venir lui tenir compagnie.
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Incident heureux pour Molly Seagrim. Observations puisées bien avant dans la nature.
 
Tom Jones avait monté le matin à la chasse un des chevaux de M. Western. Comme il n’en avait point amené de chez M. Allworthy. Il fut obligé
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de s’en retourner à pied ; il marcha si vite, qu’il fit plus de trois milles en une demi-heure.
 
Près de la grille du château, il rencontra Molly, qu’un constable, avec sa troupe, menait à cette maison où les gens du peuple reçoivent une salutaire leçon de déférence et de respect pour leurs supérieurs, en apprenant à connaître l’énorme différence établie par la fortune entre les coupables que la justice punit, et ceux qu’elle épargne. Si le séjour de Bridewell ne leur sert de rien à cet égard, nous doutons fort qu’il leur procure d’autre instruction utile, ou qu’il les amende beaucoup.
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Un jurisconsulte trouvera peut-être que M. Allworthy excéda, dans cette circonstance, les bornes de son autorité. Et en effet, le défaut d’information légale pouvait rendre sa conduite un peu irrégulière. Cependant, la pureté de son intention doit l’excuser au tribunal de la conscience. Combien d’actes arbitraires commis tous les jours, par des magistrats qui n’ont pas la même excuse que lui.
 
Tom, instruit par le constable de la triste vérité, qu’il n’avait que trop bien devinée, courut à Molly, la pressa contre son cœur en présence de tout le monde, et jura de tuer le premier qui oserait l’arracher de ses bras. Il l’engagea ensuite à se calmer, à sécher ses larmes, il lui promit
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de ne point l’abandonner ; puis l’adressant au constable, qui était pâle de frayeur et le chapeau à la main, il le pria poliment de retourner avec lui au château, et l’assura qu’il n’avait qu’à dire un mot à son père (il appelait ainsi M. Allworthy), pour obtenir la liberté de cette jeune fille.
 
Le constable consentit sans difficulté à sa demande. Il n’en eût pas fait davantage de relâcher sa prisonnière, si Tom l’eût exigé. Il reprit donc avec sa troupe le chemin du château. Tom le fit entrer dans le vestibule, et se hâta d’aller chercher M. Allworthy. Dès qu’il l’eut trouvé, « Daignez, monsieur, s’écria-t-il, en se jetant à ses pieds, daignez m’écouter avec indulgence. C’est moi, je l’avoue, qui suis le père de l’enfant, que Molly porte dans son sein. Ayez compassion, je vous en conjure, de cette infortunée ; considérez que je suis le plus coupable des deux, s’il y a réellement du mal…
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– S’il y a du mal ! répéta M. Allworthy : quoi, jeune homme ! êtes-vous assez perverti, assez abandonné, pour douter qu’il y ait du mal à séduire, à déshonorer une pauvre fille, au mépris de toutes les lois divines et humaines ? vous êtes, sans doute, le plus coupable des deux. Il n’existe pas de châtiment qui puisse expier l’énormité de votre crime.
 
– Monsieur, quel que soit le sort qui m’attende,
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ne rejetez pas ma prière en faveur de Molly. Je l’ai séduite, il est vrai ; mais de vous seul dépend aujourd’hui son salut ou sa perte. Au nom du ciel, révoquez votre arrêt, et ne l’envoyez pas dans un lieu où sa perte serait inévitable.
 
– Qu’on fasse venir un domestique, dit M. Allworthy.
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– Eh bien, dit M. Allworthy, après quelques moments d’hésitation, je révoque ma sentence ; envoyez-moi le constable. » Le constable vint, fut aussitôt congédié, et Molly, remise en liberté.
 
On pense bien que M. Allworthy n’oublia pas
On pense bien que M. Allworthy n’oublia pas de faire à Jones une sévère réprimande. Ceux qui regretteront de ne point la trouver ici, pourront relire, dans le premier livre de notre histoire, la mercuriale à peu près semblable, adressée par le respectable écuyer à Jenny Jones. Avec de légers changements, elle s’applique également bien aux deux sexes. Le jeune homme, dont le cœur n’était point endurci, fut profondément touché des reproches de son bienfaiteur, et se retira dans sa chambre, où il passa le reste de la soirée livré à de pénibles réflexions.
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de faire à Jones une sévère réprimande. Ceux qui regretteront de ne point la trouver ici, pourront relire, dans le premier livre de notre histoire, la mercuriale à peu près semblable, adressée par le respectable écuyer à Jenny Jones. Avec de légers changements, elle s’applique également bien aux deux sexes. Le jeune homme, dont le cœur n’était point endurci, fut profondément touché des reproches de son bienfaiteur, et se retira dans sa chambre, où il passa le reste de la soirée livré à de pénibles réflexions.
 
Son inconduite causait un chagrin sensible à M. Allworthy. Ce digne homme, malgré les assertions de M. Western, s’était toujours montré le partisan des bonnes mœurs, et l’ennemi du libertinage. Rien de plus faux que les couleurs sous lesquelles il avait plu à son voisin de le peindre. Il lui prêtait des aventures galantes à l’université, où il n’avait jamais été, et une légèreté de caractère démentie par une sagesse constante. Nous sommes obligé de convenir que M. Western ne se piquait pas d’une grande véracité. Narrateur peu scrupuleux sur l’exactitude des faits, il se permettait volontiers cette espèce de plaisanterie qui passe souvent dans le monde pour de l’esprit, et que la politesse seule nous empêche d’appeler du nom qu’elle mérite[22].
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Quelle que fût l’aversion de M. Allworthy pour le vice que nous taisons, et pour tous les autres, elle n’allait pas au point de lui fermer les yeux sur les bonnes qualités qui pouvaient s’y trouver jointes, dans l’homme vicieux. Il les voyait, au contraire, d’une manière aussi distincte que si elles n’avaient été ternies par aucune tache. C’est pourquoi, en même temps qu’il s’indignait du libertinage de Tom, il admirait la noble franchise avec laquelle ce jeune homme était venu s’accuser lui-même ; il commença dès-lors, à prendre de lui l’opinion avantageuse que le lecteur en a sans doute déjà conçue ; et pesant ses bonnes et ses mauvaises qualités, il trouva que la balance penchait du côté des premières.
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Ce fut donc en vain que Thwackum, à qui Blifil s’était empressé de raconter l’histoire, déploya contre Tom toute la violence d’une haine invétérée. M. Allworthy l’écouta froidement, et se contenta de lui répondre, que la plupart des jeunes gens d’un tempérament ardent, n’étaient que trop enclins au vice de l’incontinence ; mais qu’il croyait que Tom avait été touché de ses représentations, et se conduirait mieux à l’avenir. Le temps du fouet étant passé, le pédagogue ne put exhaler sa bile qu’en invectives, triste et ordinaire ressource de l’impuissance.
 
Square, moins emporté, était beaucoup plus perfide.
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Sa haine pour Jones surpassait peut-être celle de Thwackum. Il imagina un moyen plus sûr de le perdre dans l’esprit de M. Allworthy.
 
Le lecteur n’a point oublié les différentes scènes de la perdrix, du petit cheval, et de la bible, décrites au second livre de cette histoire. Elles avaient plutôt fortifié qu’affaibli l’affection de M. Allworthy pour Tom ; et l’on conviendra qu’elles auraient affecté de la même manière toute personne capable d’apprécier l’amitié, la générosité, la grandeur d’âme, ou douée enfin de quelque sentiment de bonté.
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Square avait bien jugé l’impression favorable produite sur le digne écuyer par ces diverses preuves de l’excellent naturel de Tom. Le philosophe savait à merveille en quoi consiste la vertu, quoiqu’il ne se montrât pas toujours très-soigneux de la mettre en pratique. Quant à Thwackum, nous ne pourrions dire pourquoi la même idée n’entra point dans sa tête. Accoutumé à voir Tom sous un jour désavantageux, il se persuadait que M. Allworthy le voyait du même œil que lui, mais qu’un fol entêtement l’empêchait d’abandonner cet enfant, jadis l’objet de toute sa tendresse, et de reconnaître ainsi tacitement son erreur.
 
Square saisit l’occasion de porter à Jones le coup le plus cruel, en donnant aux incidents, que
Square saisit l’occasion de porter à Jones le coup le plus cruel, en donnant aux incidents, que nous venons de rappeler, une interprétation maligne. « J’avoue avec peine, dit-il à M. Allworthy, que j’ai été trompé, aussi bien que vous. J’ai applaudi à certaines actions, qui me semblaient inspirées par l’amitié. Quoiqu’il y eût de l’excès dans ce sentiment, et que tout excès soit un mal, je le pardonnais en faveur de l’âge. Je ne soupçonnais guère que des mensonges, dont la cause nous paraissait à tous deux si honorable, n’avaient pour but que de couvrir un honteux libertinage. Vous voyez clairement aujourd’hui, le motif de la feinte amitié que ce jeune homme témoignait au garde-chasse. Il protégeait le père, pour séduire la fille ; il préservait une famille des horreurs de la faim, pour conspirer le déshonneur et la ruine d’un de ses membres. Est-ce là de l’amitié ? est-ce là de la générosité ? Je le demande avec sir Richard Steele, l’épicurien qui prodigue l’or pour satisfaire sa sensualité, mérite-t-il le titre de généreux ? C’en est fait, je n’accorderai plus rien désormais à la faiblesse humaine, et n’appellerai du nom de vertu, que ce qui cadrera avec la règle infaillible de la justice.
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nous venons de rappeler, une interprétation maligne. « J’avoue avec peine, dit-il à M. Allworthy, que j’ai été trompé, aussi bien que vous. J’ai applaudi à certaines actions, qui me semblaient inspirées par l’amitié. Quoiqu’il y eût de l’excès dans ce sentiment, et que tout excès soit un mal, je le pardonnais en faveur de l’âge. Je ne soupçonnais guère que des mensonges, dont la cause nous paraissait à tous deux si honorable, n’avaient pour but que de couvrir un honteux libertinage. Vous voyez clairement aujourd’hui, le motif de la feinte amitié que ce jeune homme témoignait au garde-chasse. Il protégeait le père, pour séduire la fille ; il préservait une famille des horreurs de la faim, pour conspirer le déshonneur et la ruine d’un de ses membres. Est-ce là de l’amitié ? est-ce là de la générosité ? Je le demande avec sir Richard Steele, l’épicurien qui prodigue l’or pour satisfaire sa sensualité, mérite-t-il le titre de généreux ? C’en est fait, je n’accorderai plus rien désormais à la faiblesse humaine, et n’appellerai du nom de vertu, que ce qui cadrera avec la règle infaillible de la justice.
 
La bonté de M. Allworthy avait écarté jusque-là ces idées de son esprit ; mais, présentées par un autre, elles étaient trop spécieuses pour qu’il les rejetât sans examen. Les suggestions de Square le frappèrent vivement, et lui causèrent un
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trouble qui, malgré son attention à le dissimuler, n’échappa point à l’œil scrutateur du philosophe. M. Allworthy lui fit une réponse courte et évasive, et se hâta de changer de conversation. Jones fut heureux d’avoir obtenu sa grâce avant cet entretien, qui donna naissance aux premières impressions défavorables que son père adoptif conçut contre lui.
 
 
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Le lecteur ne sera sûrement pas fâché d’aller retrouver avec nous l’aimable Sophie. Il se rappelle l’état pénible où nous l’avons laissée. Elle passa une triste nuit. Le sommeil la favorisa peu, et les songes, encore moins. Le lendemain matin, Honora, sa femme de chambre, en entrant chez elle, la trouva déjà levée et habillée.
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À la campagne, ceux qui vivent dans un rayon de deux ou trois milles, sont réputés proches voisins, et les nouvelles volent, d’une maison à l’autre, avec une incroyable célérité. Honora savait donc, de point en point, l’histoire scandaleuse de Molly. Comme elle était d’un naturel fort communicatif, à peine eut-elle mis le pied chez sa maîtresse, qu’elle s’exprima de la sorte :
 
« Mon Dieu, que va dire mademoiselle ? Cette fille qu’elle vit dimanche dernier à l’église, et qui lui parut si belle, quoiqu’elle en eût jugé autrement si elle l’avait vue de plus près ; eh bien, cette fille vient d’être conduite devant le juge de paix, pour cause de grossesse. Je n’en suis pas surprise ; je n’avais jamais eu grande opinion de sa vertu. Ce qu’il y a de curieux, c’est qu’elle a déclaré que son enfant était du jeune M. Jones, et toute la paroisse assure que M. Allworthy est si furieux contre M. Jones, qu’il ne veut plus le voir. On ne peut s’empêcher de plaindre le pauvre jeune homme, non qu’il mérite grand’pitié, pour s’être ravalé de la sorte ; mais il est si joli garçon ! En vérité, je serais fâchée qu’on le mît à la porte. Je jurerais que la fille n’était pas de moins bonne volonté que lui ; elle m’a toujours paru une insigne effrontée ; et quand les filles font les avances, faut-il s’étonner que les jeunes gens y répondent ? Rien n’est plus naturel. Je
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conviens qu’ils ont grand tort de hanter si mauvaise compagnie ; et lorsqu’il leur en arrive mal, ce n’est que justice. Il est sûr cependant que ces coquines-là sont les plus coupables. Oh, je voudrais de tout mon cœur les voir fouetter à la queue d’un tombereau. Quel dommage qu’elles soient cause de la perte d’un si joli jeune homme ! car on ne peut disconvenir que M. Jones ne soit le plus joli jeune homme qui… »
 
Elle allait continuer sur ce ton, quand Sophie l’interrompit avec un air d’humeur qui ne lui était pas ordinaire : « Pourquoi, je vous prie, lui dit-elle, m’étourdir de ces sots propos ? que m’importe ce que fait M. Jones ? Allez, vous vous ressemblez toutes ; et vous qui parlez, vous ne valez peut-être pas mieux qu’une autre…
 
– Moi, mademoiselle ! je suis fâchée que vous ayez de moi une telle opinion. Je suis sûre qu’il n’y a rien à reprendre dans ma conduite. Tous les jeunes gens du monde peuvent aller au diable, je ne m’en soucie guère. Quoi ! parce que j’ai dit que M. Jones était un joli jeune homme ? Eh mais, chacun le dit comme moi. En vérité, je ne croyais pas qu’il y eût du mal à dire d’un jeune homme qu’il était joli ; mais, assurément, je ne dirai plus cela de M. Jones ; car la beauté de la figure n’est rien, quand la conduite n’y répond pas. Une misérable créature…
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– Cessez de m’étourdir de votre impertinent babil, s’écria Sophie, et allez voir si mon père ne m’attend pas pour le déjeuner ? »
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La conduite de cette fille justifiait-elle les soupçons de sa maîtresse ? C’est un point, cher lecteur, sur lequel il nous est impossible de satisfaire ta curiosité. En revanche, nous allons te peindre ce qui se passait dans le cœur de Sophie. Tu te souviens qu’une secrète affection pour Jones s’y était insinuée peu à peu, et y avait fait, à son insu, de grands progrès. Lorsqu’elle en aperçut les premiers symptômes, ce sentiment lui parut si doux, si délicieux, qu’elle n’eut pas la force de l’étouffer, ni même de le combattre ; et elle se plut à nourrir une passion dont elle n’envisageait point les conséquences.
 
L’aventure de Molly commença à lui ouvrir les yeux ; elle reconnut sa faiblesse. Cette découverte lui causa un trouble extrême, et, produisant l’effet d’un remède amer et violent, elle la guérit momentanément. La métamorphose fut si prompte, que tous les symptômes d’amour disparurent de son cœur, pendant la courte absence de sa femme de chambre. Au retour d’Honora, Sophie avait recouvré un calme parfait, et n’éprouvait plus pour M. Jones qu’une profonde indifférence.
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plus pour M. Jones qu’une profonde indifférence.
 
Les maladies de l’âme ont tant d’analogie avec celles du corps, que nous avons cru ne pouvoir mieux nous faire comprendre, qu’en empruntant à la médecine quelques-uns des termes qui lui sont propres. Nous espérons que la docte faculté, pour laquelle nous professons un juste respect, nous pardonnera ce petit larcin.
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La tendance aux rechutes est un des caractères les plus frappants de cette analogie ; elle se montre, surtout, dans les maladies chroniques de l’ambition et de l’avarice. Nous avons vu des ambitieux, dégoûtés de la cour par de nombreuses disgrâces, seul remède à la passion qui les dévore, rentrer avec ardeur dans la carrière de l’intrigue, pour obtenir la place de chef du grand jury, aux assises. Nous avons ouï parler d’un homme assez bien guéri de son avarice, pour distribuer aux pauvres, en un jour, quelques pièces de menue monnaie, qui, sur son lit de mort, se dédommagea d’une charité si onéreuse, en réglant au rabais les frais de son enterrement avec l’entrepreneur des convois funèbres, qui avait épousé sa fille unique.
 
L’amour, que nous traiterons ici de maladie, contre l’opinion des philosophes stoïciens, offre mille exemples de ces fâcheuses rechutes. Dès
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que Sophie revit Tom Jones, les premiers symptômes de son mal reparurent ; et, depuis ce moment, consumée d’une espèce de fièvre, elle sentit son cœur transir et brûler tour à tour.
 
Quel changement dans sa situation ! Cette passion, naguère si pleine de charmes, s’était transformée en un serpent cruel qui lui déchirait le sein. Elle combattit avec courage ce dangereux ennemi ; pour en triompher, elle employa toutes les ressources d’une raison supérieure à son âge. Ses efforts furent si heureux, qu’elle crut pouvoir se flatter que le temps et l’absence lui procureraient une entière guérison. Elle résolut donc d’éviter Tom Jones autant que possible. Dans cette vue, il lui vint à l’esprit de faire un voyage chez sa tante. Elle ne doutait pas que son père n’approuvât ce projet ; mais la fortune, qui avait d’autres desseins, y mit obstacle par un incident que nous raconterons dans le chapitre suivant.
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Elle y consentit de bonne grâce, quoiqu’elle ne se sentît nul goût pour un exercice, dont la rudesse convenait mal à sa complexion délicate. Mais le moindre désir de son père était une loi pour elle. Une autre raison détermina encore sa prompte complaisance : elle espéra que sa présence modérerait l’impétuosité de l’écuyer, et l’empêcherait de s’exposer, comme il faisait sans cesse, à se rompre le cou.
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Le principal motif qui l’arrêtait, eût été jadis, pour elle, un puissant attrait ; c’était l’occasion fréquente de rencontrer Tom Jones, qu’elle voulait éviter. Mais la saison de la chasse touchait à sa fin. Sophie pensa qu’une courte absence achèverait de la guérir de sa malheureuse passion, et se persuada qu’elle serait en état, l’automne suivante, de revoir Tom Jones sans danger.
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Sophie, à demi morte d’effroi, ne put d’abord répondre aux questions empressées du jeune homme, qui lui demandait avec une tendre sollicitude, si elle n’était point blessée. Quand elle eut repris ses sens, elle l’assura qu’elle ne s’était fait aucun mal, et le remercia du service qu’il lui avait rendu.
 
« Si j’ai eu le bonheur de vous être utile, mademoiselle, dit Jones, j’en suis assez récompensé.
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J’aurais voulu, je vous jure, vous garantir du moindre mal, au prix d’un accident beaucoup plus grave que celui qui m’est arrivé.
 
– Quel accident ? répliqua vivement Sophie. Vous n’êtes pas blessé, j’espère ?
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– Je le crois, mademoiselle ; mais souffrez, je vous prie, que je commence par m’occuper de vous. Il me reste un bras pour vous aider à traverser le champ voisin, d’où il n’y a plus qu’un pas jusqu’au château de votre père. »
 
Sophie voyant le bras gauche de Jones qui pendait à son côté, tandis qu’il lui prêtait de l’autre un appui, ne douta plus de la triste vérité. Elle devint alors beaucoup plus pâle qu’elle ne l’était auparavant, quand elle ne craignait que pour elle seule. Tous ses membres furent saisis d’un tel tremblement, que Jones avait peine à la soutenir ; et son esprit n’étant guère moins agité que son corps, elle ne put s’empêcher de jeter sur son jeune guide un regard où se peignait une émotion si tendre, que la reconnaissance unie à la pitié, n’en saurait produire une semblable dans le cœur d’une femme sensible, sans le secours d’un troisième sentiment plus puissant encore.
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sentiment plus puissant encore.
 
L’écuyer, qui était devant avec ses piqueurs, revint en ce moment sur ses pas, Sophie lui apprit le malheur de Jones, et le pria de prendre soin du blessé. M. Western, à qui la rencontre du cheval échappé de sa fille avait inspiré de vives alarmes, eut une extrême joie de la retrouver saine et sauve. « Je suis enchanté, s’écria-t-il, qu’il n’y ait rien de pis. Si Tom a le bras cassé, nous ferons venir un chirurgien pour le lui remettre. »
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L’écuyer descendit de cheval, et gagna à pied le château, avec sa fille et Jones. Quiconque les eût rencontrés en chemin, aurait jugé, sur la diverse expression de leurs physionomies, que Sophie seule était à plaindre. Jones triomphait d’avoir, selon toute apparence, sauvé la vie de cette jeune personne aux dépens de son bras ; et l’écuyer, quoique fâché de l’accident arrivé à Jones, ne paraissait guère sensible qu’au plaisir de voir sa fille délivrée d’un si affreux péril.
 
Sophie envisagea la conduite de Jones comme la marque d’un grand courage, et elle en fut vivement touchée ; car le courage est sans contredit le meilleur titre de recommandation pour les hommes, auprès des femmes. L’intérêt qu’il excite en elles provient, s’il faut en croire l’opinion commune, de la timidité naturelle au sexe. « La femme, remarque M. Osborne avec moins de justesse que de malignité,
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est la créature la plus craintive que le ciel ait formée. » Aristote, dans sa Politique, lui rend, ce nous semble, plus de justice, quand il dit : « Le courage et la modestie des hommes diffèrent de ces mêmes qualités chez les femmes. Le courage qui sied à une femme serait lâcheté dans un homme, et la modestie d’un homme passerait, dans une femme, pour de l’impudence. » Le sentiment de ceux qui attribuent à la peur la préférence accordée par les femmes aux gens courageux, ne nous paraît pas plus fondé. M. Bayle, dans son article Hélène, la rapporte, avec plus de vraisemblance, à leur passion pour la gloire ; et l’autorité d’Homère, celui de tous les poëtes qui a le mieux connu le cœur humain, vient à l’appui de son assertion. L’héroïne de l’Odyssée, cet illustre modèle de tendresse et de fidélité conjugales, Pénélope, déclare que la gloire d’Ulysse est l’unique source de son amour pour lui.
 
Quoi qu’il en soit, l’accident de Jones fit beaucoup d’impression sur Sophie ; et nous sommes porté à croire, d’après d’exactes recherches, que la beauté de Sophie n’en produisit pas moins sur notre héros, qui, pour dire la vérité, commençait depuis quelque temps à sentir le pouvoir irrésistible de ses charmes.
 
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CHAPITRE XIV.
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Sophie, en arrivant au château, où elle ne s’était traînée qu’avec peine, se laissa tomber sur une chaise. On la préserva d’un évanouissement complet, avec de l’eau fraîche et des sels, et elle était assez bien remise, quand le chirurgien qu’on avait envoyé chercher pour Jones entra. M. Western, qui attribuait l’indisposition de Sophie à sa chute, lui conseilla de se faire saigner, par précaution. Le chirurgien fut du même avis ; il allégua tant de raisons en faveur de la saignée, cita tant d’exemples de personnes qui s’étaient mal trouvées de n’y avoir pas eu recours, que l’écuyer redoubla d’instances, et finit par exiger que Sophie se soumît à l’opération.
 
Elle obéit à regret. Il est probable que les suites de sa frayeur lui paraissaient moins dangereuses qu’à son père. Elle étendit son joli bras, et l’homme de l’artl’
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art se mit en devoir de remplir ses fonctions. Pendant qu’on préparait ce qui était nécessaire, il entreprit de rassurer Sophie ; car il était convaincu que sa répugnance pour la saignée, ne venait que de la peur. Il lui protesta qu’elle pouvait être parfaitement tranquille ; qu’il n’arrivait jamais d’accidents que par l’ignorance de praticiens ineptes, et il eut soin d’insinuer, qu’avec lui, rien de semblable n’était à craindre. « Je n’ai aucune crainte, lui dit Sophie ; quand vous m’ouvririez une artère, je vous jure que je vous le pardonnerais.
 
– Oui ! bien toi, s’écria l’écuyer, mais non pas moi. Qu’il s’avise, morbleu ! de te faire le moindre mal, et je veux être damné, si je ne lui tire pas tout le sang qu’il a dans les veines. »
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Le chirurgien consentit à saigner Sophie à cette condition, et mit dans l’exercice de son art autant de dextérité et de promptitude qu’il l’avait promis. Il ne lui tira que peu de sang, disant qu’il valait mieux renouveler la saignée, que d’en faire d’abord une trop forte.
 
Sophie se retira aussitôt que son bras fut bandé. Elle ne voulait point assister à l’opération que Jones allait subir, et l’exacte bienséance ne lui permettait peut-être pas d’en être témoin. Le principal motif de son éloignement pour la saignée, quoiqu’elle ne l’eût pas manifesté, avait été
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la crainte de retarder le soulagement de Jones ; car l’écuyer Western, dès qu’il s’agissait de sa fille, était incapable de s’occuper d’autre chose. Quant à notre ami Jones, il ressemblait à la Patience assise sur un monument et souriant à la douleur[23]. À la vue du sang qui jaillissait du bras de Sophie, il était devenu presque insensible à sa propre souffrance.
 
Le chirurgien le dépouilla de son habit, lui découvrit le bras, l’étendit et le mania d’une façon si rude, que la douleur arracha au patient quelques grimaces. Il s’en aperçut, et s’écria d’un air surpris. « Qu’avez-vous donc, monsieur ? je suis sûr de ne vous faire aucun mal. » Puis, sans se dessaisir du membre cassé, il entama une longue et savante dissertation anatomique, où il traita ex professo des fractures simples et complexes, passant en revue les différentes manières plus ou moins graves, dont Tom aurait pu se casser le bras.
 
L’auditoire ébahi l’écouta d’une manière attentive, mais profita peu de son discours scientifique, auquel il ne comprit pas un mot. Quand le docteur eut fini de parler, il procéda à l’opération, et la termina plus vite qu’il ne l’avait commencée ; après quoi il ordonna à Jones de ne
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boire que de l’eau de gruau et de garder le lit. M. Western l’obligea d’en accepter un chez lui.
 
Honora était du nombre des personnes présentes à l’opération. Aussitôt qu’elle fut achevée, sa maîtresse la fit appeler, et lui demanda comment allait M. Jones. La soubrette s’extasia sur le courage qu’il avait montré, qualité admirable, dit-elle, dans un si joli jeune homme. Elle loua avec plus de chaleur encore la beauté de sa personne, entra dans beaucoup de détails à ce sujet, et n’oublia pas de vanter la blancheur de sa peau.
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– Amoureuse ! moi, mademoiselle ? Je vous jure, sur mon honneur, qu’il n’en est rien.
 
– Et quand vous le seriez, il n’y aurait pas de quoi en rougir, car c’est assurément un fort aimable jeune homme.
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en rougir, car c’est assurément un fort aimable jeune homme.
 
– Oui, mademoiselle, rien n’est plus vrai. C’est bien le plus joli jeune homme que j’aie vu de ma vie ; et comme le dit mademoiselle, je ne sais pas pourquoi je rougirais de l’aimer, quoiqu’il soit au-dessus de moi ; car enfin les gentilshommes sont de chair et d’os, aussi bien que nous autres domestiques. D’ailleurs, si M. Jones est gentilhomme, par la grâce de M. Allworthy, ma naissance vaut mieux que la sienne. Malgré ma pauvreté, je sors d’une honnête famille ; mon père et ma mère étaient mariés, et beaucoup de gens portent la tête bien haut, qui n’en pourraient pas dire autant de leurs parents. Pardi ! quoique M. Jones ait la peau blanche, oh oui ! la plus blanche qu’on ait jamais vue, je suis chrétienne comme lui, et personne ne peut dire que je sois mal née. Mon grand-père était homme d’église[24], et n’aurait pas trouvé bon, je pense, que quelqu’un de sa famille ramassât les restes d’une Molly Seagrim. »
 
Certains traits de ce discours durent être peu agréables à Sophie ; et il est à croire qu’ellequ’
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elle ne souffrit si longtemps le bavardage d’Honora, que faute de pouvoir mettre plus tôt un frein à sa langue : ce qui n’était pas, comme on sait, chose facile. À la fin pourtant, elle vint à bout d’arrêter ce torrent de paroles. « Honora, dit-elle, je m’étonne que vous osiez traiter de la sorte un ami de mon père. Ceux qui n’ont à lui reprocher que sa naissance, feraient mieux de se taire, et je vous invite à leur en donner l’exemple. Pour ce qui est de la fille en question, je vous défends de jamais prononcer son nom devant moi.
 
– Je suis désolée, reprit Honora, d’avoir offensé mademoiselle. Assurément je hais, autant que mademoiselle, Molly Seagrim. Quant à mal parler de M. Jones, tous les domestiques de la maison peuvent attester que j’ai toujours pris son parti, lorsqu’il était question de bâtards. Qui de vous, leur disais-je, ne voudrait être gentilhomme au même prix ? Oui vraiment, ajoutais-je, il est gentilhomme, et des mieux faits encore. Il a les mains les plus blanches, le meilleur cœur, et le caractère le plus aimable du monde. Aussi, chacun raffole de lui dans le canton… Tenez, mademoiselle, si je ne craignais de vous déplaire, je vous dirais quelque chose…
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– Que me diriez-vous, Honora ?
 
– Oh ! mademoiselle, il n’avait sûrement pas de
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mauvaise intention… Je vous supplie donc de ne pas vous offenser de ce que je vais vous dire.
 
– Parle, parle, Honora, explique-toi sur-le-champ.
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– Il ignorait sans doute que ce manchon fût à moi ?
 
– C’est ce que mademoiselle saura tout à l’heure. Il le baisa donc, le rebaisa, et s’écria que c’était le plus joli manchon du monde. « Eh ! monsieur, lui dis-je, vous l’avez vu cent fois au bras de ma maîtresse. – Oui, mistress Honora, reprit-il, mais en présence de votre charmante maîtresse, peut-on rien admirer qu’elle ? » Ce n’est pas tout encore… Je supplie mademoiselle de ne pas s’offenser ; car il n’avait sûrement pas de mauvaise intention. Un jour que mademoiselle jouait du clavecin devant mon maître, M. Jones était assis dans la pièce voisine. Il avait l’air triste et rêveur. «
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Mon Dieu, monsieur Jones, lui dis-je, à quoi pensez-vous ? je donnerais quelque chose pour le savoir. – Eh ! folle que vous êtes, me répondit-il comme s’il fût sorti d’un songe, à quoi puis-je penser, quand j’entends ces sons divins ? » Puis me serrant la main : « Ô mistress Honora ! s’écria-t-il, heureux celui… » et il soupira. Sur ma parole, son haleine a le parfum de la rose… Mais il n’avait pas de mauvaise intention : ainsi j’espère que mademoiselle ne répétera pas ce que je viens de lui dire ; car il m’a donné une couronne pour m’engager au silence. Il m’a fait de plus jurer le secret sur un livre. À la vérité, je crois que ce n’était pas la Bible. »
 
Jusqu’à ce qu’on ait trouvé un plus beau rouge que le vermillon, nous n’essayerons pas de peindre le teint de Sophie.
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– Ah ! mademoiselle, j’aimerais mieux me couper la langue que de vous offenser. Mademoiselle peut être sûre que je ne dirai jamais rien qui puisse lui déplaire.
 
– Eh bien ! je vous prie de ne plus parler de
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tout ceci : mon père pourrait en être instruit et il serait furieux contre M. Jones, quoique je pense bien, comme vous, qu’il n’avait pas de mauvaise intention… Je serais moi-même fort en colère, si je pouvais supposer…
 
– Sur mon honneur, mademoiselle, je suis persuadée qu’il n’avait pas de mauvaise intention. Il paraissait hors de lui ; il me dit même qu’il pensait être seul, lorsqu’il prononça ces paroles. « Je vous crois, monsieur, lui répondis-je. – Oui, Honora, reprit-il… mais je demande pardon à mademoiselle, je m’arracherais la langue plutôt que de l’offenser.
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Les parties de cette merveilleuse histoire qui nous ont coûté le plus de peine, seront peut-être aussi celles qui procureront au lecteur le moins de plaisir. Il est à craindre que ce ne soit le sort de ces essais placés à la tête de chaque livre, comme un ornement nécessaire au genre de composition dont nous sommes les inventeurs.
 
Nous ne nous croyons pas obligé, en conscience, de justifier notre méthode. Il suffit que nous en ayons fait une règle fondamentale de tout
Nous ne nous croyons pas obligé, en conscience, de justifier notre méthode. Il suffit que nous en ayons fait une règle fondamentale de tout ouvrage prosaï-comi-épique. A-t-on jamais demandé le motif de la rigoureuse unité de temps et de lieu, réputée de nos jours si essentielle à la poésie dramatique ? Exige-t-on des critiques qu’ils disent pourquoi une comédie ne peut pas embrasser l’espace de deux jours, aussi bien que, celui d’un seul ? ou pourquoi les spectateurs, pourvu qu’on les fasse voyager sans frais, comme des électeurs[25], ne seraient pas transportés à cinquante milles, aussi bien qu’à cinq ? Quel commentateur a su rendre raison de l’étroite limite des cinq actes, qu’Aristote a fixée au drame ? Enfin, est-il quelqu’un qui ait tenté de définir ce que les juges modernes du théâtre entendent par le genre noble et le genre bas, distinction subtile, à l’aide de laquelle on a réussi à bannir toute gaîté de la scène, et à la rendre aussi soporifique que nos salons ? Dans ces diverses questions, le monde semble avoir adopté un axiome bien connu : Cuicumque in arte sua perito, credendum est, il faut en croire quiconque est habile dans son art ; et en effet, comment imaginer qu’il existe des gens assez impudents pour s’ériger en docteurs, et pour établir des règles dans un art ou dans une science dont ils ne posséderaient pas les premiers éléments ? N’est-il pas plus naturel de penser, que ces règles sont fondées sur de bonnes et solides raisons qui échappent à la faiblesse de nos lumières ?
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ouvrage prosaï-comi-épique. A-t-on jamais demandé le motif de la rigoureuse unité de temps et de lieu, réputée de nos jours si essentielle à la poésie dramatique ? Exige-t-on des critiques qu’ils disent pourquoi une comédie ne peut pas embrasser l’espace de deux jours, aussi bien que, celui d’un seul ? ou pourquoi les spectateurs, pourvu qu’on les fasse voyager sans frais, comme des électeurs[25], ne seraient pas transportés à cinquante milles, aussi bien qu’à cinq ? Quel commentateur a su rendre raison de l’étroite limite des cinq actes, qu’Aristote a fixée au drame ? Enfin, est-il quelqu’un qui ait tenté de définir ce que les juges modernes du théâtre entendent par le genre noble et le genre bas, distinction subtile, à l’aide de laquelle on a réussi à bannir toute gaîté de la scène, et à la rendre aussi soporifique que nos salons ? Dans ces diverses questions, le monde semble avoir adopté un axiome bien connu : Cuicumque in arte sua perito, credendum est, il faut en croire quiconque est habile dans son art ; et en effet, comment imaginer qu’il existe des gens assez impudents pour s’ériger en docteurs, et pour établir des règles dans un art ou dans une science dont ils ne posséderaient pas les premiers éléments ?
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N’est-il pas plus naturel de penser, que ces règles sont fondées sur de bonnes et solides raisons qui échappent à la faiblesse de nos lumières ?
 
La vérité est qu’on a fait trop d’honneur aux critiques, en les supposant des hommes beaucoup plus profonds qu’ils ne le sont réellement. Ils ont abusé d’une aveugle crédulité, pour s’arroger un pouvoir despotique ; et leur audace en est venue au point, qu’ils occupent aujourd’hui la place des maîtres, et régentent les auteurs dont les devanciers leur dictaient jadis des lois.
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Avec le temps, et dans les siècles d’ignorance, ils usurpèrent le pouvoir et la dignité de leurs maîtres. L’art d’écrire ne fut plus fondé sur la pratique des bons auteurs, mais sur les préceptes des critiques ; le scribe devint législateur, et ceux-là dictèrent des lois, qui n’avaient d’abord d’autre emploi que de les transcrire.
 
Il en résulta un inconvénient grave et presque inévitable.
Il en résulta un inconvénient grave et presque inévitable. Ces critiques, doués d’une faible intelligence, prirent la forme pour le fond, semblables à des juges ineptes qui s’attacheraient servilement à la lettre de la loi, et en rejetteraient l’esprit. Des détails d’un intérêt secondaire dans un grand écrivain constituèrent, à leur avis, son principal mérite ; ils les proposèrent comme des modèles à l’imitation de ses successeurs. Le temps et l’ignorance, deux puissants soutiens de l’erreur consacrèrent leurs fausses doctrines. La république des lettres fut soumise à des lois que n’avouent ni la vérité, ni la nature, et qui ne servent d’ordinaire qu’à enchaîner l’essor du génie. C’est comme si d’excellents traités sur l’art de la danse prescrivaient, pour règle essentielle, de ne danser qu’avec les fers aux pieds et aux mains.
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Ces critiques, doués d’une faible intelligence, prirent la forme pour le fond, semblables à des juges ineptes qui s’attacheraient servilement à la lettre de la loi, et en rejetteraient l’esprit. Des détails d’un intérêt secondaire dans un grand écrivain constituèrent, à leur avis, son principal mérite ; ils les proposèrent comme des modèles à l’imitation de ses successeurs. Le temps et l’ignorance, deux puissants soutiens de l’erreur consacrèrent leurs fausses doctrines. La république des lettres fut soumise à des lois que n’avouent ni la vérité, ni la nature, et qui ne servent d’ordinaire qu’à enchaîner l’essor du génie. C’est comme si d’excellents traités sur l’art de la danse prescrivaient, pour règle essentielle, de ne danser qu’avec les fers aux pieds et aux mains.
 
De peur qu’on ne nous accuse de vouloir imposer des lois à la postérité, sans autre titre que l’ancien axiome de l’école, Ipse dixit, le maître l’a dit, axiome fort peu respectable à notre gré, nous renonçons au privilège que nous avons d’abord invoqué, et nous allons exposer les motifs qui nous ont engagé à insérer ces divers essais dans le cours de notre histoire.
 
Ceci nous conduit à indiquer une source féconde d’intérêt et d’agrément dans les compositions littéraires, source que les auteurs anciens ou modernes ont peu connue ou qu’ils ont négligée : nous voulons
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parler des contrastes répandus dans tous les ouvrages de la création, et qui entrent pour beaucoup dans nos idées de beauté, soit naturelle, soit artificielle. N’est-ce pas, en effet, la difformité d’un objet, qui rehausse la beauté de l’objet contraire ? Ainsi l’obscurité de la nuit, l’âpreté de l’hiver, rendent plus sensibles l’éclat du jour et la douceur du printemps ; sans les ténèbres, on n’aurait qu’une idée très-imparfaite de la lumière.
 
Mais pour prendre un ton moins sérieux, qui doute que la plus jolie femme ne perdît une partie de ses charmes, aux yeux d’un homme qui n’en aurait jamais vu de laides ? Les petites-maîtresses sentent si bien cette vérité, qu’elles sont très-ingénieuses à imaginer des contrastes. Elles s’en servent quelquefois à elles-mêmes ; nous avons remarqué qu’à Bath, elles affectent de paraître le matin aussi négligées que possible, afin de donner plus de lustre aux attraits qu’elles se proposent de faire briller le soir.
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La plupart des artistes mettent cette méthode en pratique, sans en avoir peut-être approfondi la théorie. Le joaillier n’ignore pas que le plus beau diamant a besoin du contraste d’une pierre moins fine, et le peintre obtient souvent des succès par la seule opposition de ses figures.
 
Un grand génie dont s’honore l’Angleterre, a
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pleinement éclairci la matière que nous traitons. Supérieur aux artistes vulgaires, il mérite une place parmi ceux
 
Dont les inventions ont embelli la vie[26].
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Ce drame se divisait en deux parties, l’une sérieuse, l’autre comique. La première présentait un certain nombre de dieux et de héros païens, qui formaient certainement la plus ennuyeuse réunion qu’on eût jamais offerte sur la scène. Dans l’intention de l’auteur, elle devait, à l’insu de la plupart des spectateurs, contraster avec la partie comique, et rendre plus piquants les lazzi d’arlequin.
 
C’était, il faut l’avouer, montrer peu d’égards pour des personnages si dignes de respect. Toutefois l’idée parut assez ingénieuse, et produisit son effet. On n’en sera pas surpris si, aux termes de sérieux et de comique, on substitue ceux d’ennuyeux et de très-ennuyeux. Jamais on n’avait rien vu de si plat que le comique ; l’insipidité n’en pouvait être relevée que par celle du sérieux : or, tel était l’excès d’ennui qu’inspirait la présence des dieux et des héros, que notre arlequin,
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quoique beaucoup moins gai que l’arlequin français, avec lequel il n’a aucun lien de parenté, recevait toujours du public un accueil favorable, parce qu’il le débarrassait d’une compagnie encore plus ennuyeuse que la sienne.
 
Les écrivains judicieux ont pratiqué avec succès l’art des contrastes : aussi je m’étonne du reproche qu’Horace fait à Homère,
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Il ne dort point, afin d’endormir son lecteur[29].
 
À dire vrai, les parties soporifiques d’un livre sont celles où l’on sème adroitement des réflexions sérieuses,
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pour former un contraste agréable avec le reste : et voilà quelle était l’idée d’un auteur enlevé depuis peu aux lettres, lorsqu’il disait[30] : « Toutes les fois que je suis ennuyeux, on peut être sûr que j’ai de bonnes raisons pour l’être. »
 
C’est sous ce jour, ou si l’on veut à travers cette obscurité, que nous prions le lecteur de considérer nos introductions. S’il trouve cette histoire assez fastidieuse en elle-même, sans ces morceaux postiches où nous nous sommes efforcé de répandre l’ennui à pleines mains, il ne tiendra qu’à lui de passer outre, et de commencer chaque livre par le second chapitre.
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M. Jones reçoit beaucoup de visites. Quelques traits de sentiment d’une délicatesse exquise.
 
Tom Jones, pendant son séjour chez l’écuyer Western, reçut un grand nombre de visites. Quelques-unes, peut-être, ne lui furent pas très-agréables.
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M. Allworthy venait le voir presque tous les jours. L’excellent homme compatissait à sa souffrance, il admirait son courage ; mais en même temps, il jugeait nécessaire de lui faire sentir l’imprudence habituelle de sa conduite, et croyait n’en pouvoir trouver une occasion plus favorable que celle où, affaibli par la douleur et frappé d’un danger récent, il était affranchi de ces passions turbulentes qui, dans l’état de santé, nous entraînent à la poursuite du plaisir.
 
Toutes les fois donc que M. Allworthy se trouvait seul avec Jones, surtout après son entière guérison, il lui rappelait ses anciennes fautes, mais du ton le plus affectueux, dans l’unique but d’amener des conseils propres à le garantir de nouveaux écarts : « Songez, lui disait-il, que de votre conduite future dépendent votre bonheur, et la tendresse que vous pouvez encore attendre de votre père adoptif, si vous ne vous rendez pas indigne de mon estime. Quant au passé, je le pardonne et je l’oublie. Croyez-moi, profitez de l’accident qui vous est arrivé, et montrez, par une vie plus réglée, que Dieu vous a envoyé cette affliction pour votre bien. »
 
Thwackum lui rendait des visites non moins fréquentes. La chambre d’un malade semblait aussi au théologien un lieu parfaitement convenable pour des sermons ; mais son langage était plus sévère
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que celui de M. Allworthy. « Vous devez, disait-il à son élève, regarder votre accident comme une juste punition de vos péchés, et remercier tous les jours le ciel à genoux, de ne vous être pas cassé la tête, aussi bien que le bras : ce qui ne tardera pas, je pense, à vous arriver. Pour moi, je me suis souvent étonné que Dieu ne vous ait pas puni plus tôt. On doit en conclure que la justice divine, quoique lente, est toujours infaillible. Comptez que des malheurs plus grands que le premier, et non moins certains, ne manqueront pas de vous surprendre dans votre état de réprobation. Il faudrait, pour les éviter, un sincère et profond repentir, tel qu’on ne peut l’espérer d’un jeune homme aussi abandonné, aussi corrompu que vous l’êtes. Toutefois, malgré le peu de succès que j’ose attendre de mes conseils, mon devoir m’oblige de vous exhorter à changer de vie. Quoi qu’il arrive, liberavi animam meam ; j’aurai sauvé mon âme, ma conscience ne me reprochera rien. Je n’en éprouve pas moins un extrême chagrin de vous voir courir à votre perte dans ce monde, et à une damnation inévitable dans l’autre. »
 
Square parlait d’un ton bien différent. Un bras cassé était, selon lui, un de ces accidents indignes de l’attention du sage. Pour les supporter sans murmure, il suffisait de considérer qu’ils pouvaient
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arriver aux meilleurs comme aux plus pervers des hommes, et qu’ils avaient sans contredit, pour fin, le bien général. C’était, à l’entendre, un pur abus de mots, de donner le nom de mal à ce qui ne blesse en rien la convenance morale. La souffrance physique, effet le plus fâcheux de ces sortes d’accidents, était la chose du monde la plus méprisable. Il citait à ce propos plusieurs belles sentences tirées du second livre des Tusculanes de Cicéron, et des écrits du célèbre lord Shaftesbury. Un jour qu’il les débitait avec une chaleur extraordinaire, il se mordit si rudement la langue, que la douleur le força de s’interrompre, et lui fit même proférer à voix basse un ou deux jurements. Le pis de l’aventure fut que Thwackum était présent. On sait qu’il traitait son adversaire de païen et d’athée. Il s’écria que la justice divine venait de s’exercer d’une manière visible sur M. Square, et accompagna cette exclamation d’un malin sourire qui mit hors des gonds le pauvre philosophe, auquel la morsure de sa langue avait déjà fait perdre un peu de son phlegme ordinaire. Incapable d’exhaler sa rage en paroles, Square se serait peut-être porté à quelque acte de violence, si le chirurgien, qui se trouvait par bonheur dans la chambre, n’eût, contre l’intérêt d’un homme de sa profession, séparé les deux champions et prévenu une rixe sérieuse.
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M. Blifil ne visitait son camarade que rarement, et jamais seul. Ce vertueux jeune homme, malgré les marques d’attachement et de compassion qu’il affectait de donner à Jones, évitait toute intimité avec lui, de crainte, insinuait-il souvent, de s’exposer à la contagion. Il avait sans cesse à la bouche le proverbe de Salomon, sur le danger des mauvaises compagnies. Son zèle n’était pourtant pas aussi amer que celui de Thwackum. Il exprimait toujours quelque espoir, que l’incomparable bonté de son oncle finirait par amender un sujet qu’il croyait encore susceptible de retour à la vertu ; mais il ajoutait, que si M. Jones commettait de nouvelles fautes, il aurait le chagrin de ne pouvoir plus se permettre d’embrasser sa défense.
 
L’écuyer Western ne sortait guère de la chambre du malade, que pour chasser ou pour boire. Quelquefois même il s’y faisait apporter son pot de bière, et ce n’était pas sans peine qu’on l’empêchait de forcer Jones à en prendre sa part. Jamais charlatan n’attribua tant de vertu à son baume, que M. Western en attribuait à la bière ; il en parlait comme d’une panacée plus efficace que toutes les drogues des apothicaires. On obtint pourtant, à force d’instances, qu’il n’en fit pas l’essai sur Jones. Le bon écuyer avait encore une manie dont on ne put le guérir : c’était de sonner tous
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les matins des fanfares sous la fenêtre du malade, en partant pour la chasse, et d’entrer chez lui au retour, en poussant son cri ordinaire : Taïaut ! taïaut ! sans s’informer s’il dormait ou non.
 
Ces façons bruyantes, comme elles étaient exemptes de toute malice, ne produisirent non plus aucun effet fâcheux. La légère contrariété qu’elles causaient à Jones, fut d’ailleurs bien compensée par la visite de Sophie, que M. Western lui amena, dès qu’il put se lever. Bientôt il eut la force de descendre au salon, où elle le charmait durant des heures entières par une musique délicieuse, qu’elle n’interrompait que quand il plaisait à l’écuyer de lui demander le vieux sir Simon, ou quelque autre de ses airs favoris.
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Sophie avait beau s’observer, elle ne pouvait se rendre toujours maîtresse des mouvements de son cœur : car l’amour est comme un feu secret qui tend à se faire jour ; si on lui ferme une issue, il s’en ouvre une autre. Ce que sa bouche cachait avec un soin extrême, ses yeux, sa rougeur, un geste involontaire, le décelaient malgré elle.
 
Un jour, elle jouait du clavecin, et Jones l’écoutait, assis auprès d’elle. L’écuyer entra dans le salon en s’écriant : « Morbleu ! Tom, je viens d’avoir une rude querelle à ton sujet, avec ce pédant de Thwackum. Figure-toi, mon garçon, qu’il
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a osé dire devant moi au voisin Allworthy, que ta blessure était une punition du ciel. Dieu me damne ! ai-je répondu, comment est-ce possible ? Ne s’est-il pas cassé le bras en secourant ma fille ? line punition du ciel ! Tudieu ! s’il ne fait jamais rien de pis, il ira plus droit en paradis que tous les curés du canton ; et il a, certes, plus lieu de se glorifier de sa conduite que d’en rougir.
 
– En vérité, monsieur, répondit Jones, je n’ai lieu ni d’en rougir, ni d’en tirer vanité ; mais si j’ai eu le bonheur d’être utile à miss Western, je mettrai toujours ma blessure au nombre des plus heureux événements de ma vie.
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Jones le remercia et n’accepta point son offre. « Demande même, si tu le veux, la jument alezane que montait Sophie le jour de sa chute. Elle me coûte cinquante guinées, et prendra six ans aux herbes.
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– M’en eût-elle coûté mille, s’écria Jones avec chaleur, je la ferais tuer et jeter aux chiens !
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Sophie se hâta d’interrompre son père, en lui offrant de jouer quelqu’un de ses airs favoris : proposition qui était toujours bien reçue. Elle avait changé plusieurs fois de couleur pendant le dialogue précédent. Il est probable qu’elle interprétait autrement que n’avait fait l’écuyer, la colère de Jones contre la jument. Elle éprouvait une émotion visible, et joua si mal, que M. Western se serait certainement aperçu de son trouble, s’il ne se fût bientôt endormi. Jones, au contraire, n’était rien moins que disposé au sommeil ; il avait les oreilles et les yeux bien ouverts, et fit des observations qui, jointes aux circonstances déjà connues du lecteur, lui donnèrent la preuve qu’il se passait quelque chose d’extraordinaire dans le cœur de Sophie. Plus d’un jeune homme trouvera sans doute sa découverte bien tardive ; mais Jones avait une excessive défiance de lui-même, et sa timidité l’empêchait de s’apercevoir de la bienveillance dont il était l’objet. Ce défaut, si c’en est un, ne peut être corrigé que par l’éducation précoce des grandes villes, aujourd’hui si fort à la mode.
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Une fois que des pensées nouvelles pour Jones se furent emparées de son esprit, elles lui causèrent une agitation qui, dans l’état de faiblesse où il était encore, aurait pu avoir des suites graves, sans la bonté de sa constitution. Il sentait le mérite de Sophie, il admirait ses attraits, ses talents, il adorait ses vertus. Comme il n’avait jamais conçu l’idée de la posséder, ni cherché à nourrir une douce et vaine illusion, sa passion pour elle était beaucoup plus forte qu’il ne le croyait. Frappé d’une lumière subite, il découvrit en même temps qu’il aimait, et qu’il était aimé.
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Beaucoup de mots et peu de chose, pour ceux à qui la nature a refusé un cœur.
 
On se figure peut-être que les émotions qui remplissaient le cœur de Jones avaient tant de charmes, qu’elles devaient, au lieu d’un pernicieux désordre, y exciter une ivresse délicieuse ; mais on se trompe. Quelque ravissantes que soient de
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pareilles émotions, quand on les éprouve pour la première fois, elles occasionnent un trouble dont on a peine à se défendre. Ici d’ailleurs, des réflexions chagrines mêlaient à leur douceur une secrète amertume. C’est ainsi qu’une substance qui, seule, eût flatté le goût, l’affecte désagréablement lorsqu’elle est jointe à d’autres d’une nature contraire.
 
D’abord, malgré la confiance qu’inspirait à Jones l’apparente sensibilité de Sophie, il craignait de s’abuser en confondant la compassion, ou tout au plus l’estime, avec un sentiment plus tendre. Il n’avait pas la folle présomption de croire, que l’affection de Sophie fût de nature à lui permettre d’obtenir jamais le prix auquel son amour, s’il était encouragé, oserait à la fin prétendre. Quand même elle ne lui opposerait aucun obstacle, n’était-il pas certain d’en rencontrer d’insurmontables, du côté de son père ? L’écuyer, gentilhomme campagnard dans ses goûts et dans ses mœurs, pensait en homme du monde sur ce qui avait rapport à la fortune. Il adorait sa fille, et il avait déclaré plusieurs fois à table, le verre en main, qu’il ne la donnerait en mariage qu’au plus riche seigneur du comté : or, Jones n’était ni assez vain, ni assez insensé pour croire que M. Western, quelques bontés qu’il eût pour lui, fût disposé à lui sacrifier ses vues ambitieuses. Il
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n’ignorait pas que la fortune est la première, sinon l’unique considération qui détermine, en pareil cas, le choix des meilleurs parents ; que si l’amitié nous fait épouser avec chaleur les intérêts de ceux qui nous sont chers, elle met peu de zèle à favoriser leurs passions ; qu’enfin, pour comprendre le bonheur que procure l’amour, il faudrait en sentir soi-même l’ardeur. Jones n’avait donc aucun espoir fondé d’obtenir le consentement de M. Western : et chercher à s’emparer, sans son aveu, du cœur de sa fille, le frustrer ainsi du brillant avenir, objet de ses vœux, c’était, selon lui, abuser lâchement de l’hospitalité, et payer d’une noire ingratitude les nombreuses marques de bienveillance que l’honnête et bizarre écuyer lui donnait, à sa manière. S’il n’envisageait une telle conduite qu’avec horreur et mépris, combien n’était-il pas retenu davantage par la crainte d’offenser M. Allworthy, à qui il devait plus qu’un fils ne doit souvent à son père, et qu’il honorait aussi d’une piété plus que filiale. Il savait que ce digne homme abhorrait jusqu’à l’apparence de la bassesse et de la perfidie, et que la moindre souillure de ce genre suffisait pour rendre la personne du coupable odieuse à ses yeux, et son nom insupportable à ses oreilles. Tant d’obstacles invincibles auraient triomphé de ses désirs, quelle qu’en eût été la violence ;
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mais ces désirs même étaient encore combattus par la pitié pour une autre femme. L’image de Molly revenait s’offrir à son imagination. Il avait juré mille fois, entre ses bras, de lui garder une fidélité éternelle. Molly, de son côté, lui avait fait autant de serments de ne pas survivre à son inconstance. Il se la représentait, tantôt accablée sous le poids d’une douleur mortelle, tantôt prête à tomber dans le dernier avilissement, malheur qu’il aurait doublement à se reprocher, pour l’avoir séduite, puis abandonnée ; car il savait la haine que lui portaient ses voisines et ses propres sœurs, et avec quel empressement elles saisiraient l’occasion de la déchirer. Dans le fait, il avait attiré sur elle plus d’envie encore que de honte, ou plutôt celle-ci n’était que la conséquence de l’autre. Beaucoup, de femmes la traitaient avec mépris, qui lui enviaient en secret le cœur et les dons de son amant, et auraient été charmées de les acquérir au même prix. Il regardait donc la perte de la pauvre fille, comme la suite inévitable de son manque de foi, et cette pensée le mettait au désespoir. Il se disait que l’indulgence de Molly ne lui donnait nul droit d’aggraver sa position, déjà trop malheureuse ; que l’obscurité de sa naissance ne rendait pas sa personne moins sacrée, et ne pouvait servir d’excuse à l’auteur de sa ruine. Mais à quoi bon parler
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d’excuse ? il était incapable d’enfoncer le poignard dans le sein d’une créature humaine dont il se croyait aimé, et qui lui avait fait le sacrifice de son innocence. Le noble cœur de Jones plaidait la cause de Molly, non avec la froide éloquence d’un orateur vénal, mais avec le zèle d’un défenseur intéressé lui-même au triomphe de son client.
 
Quand cet habile avocat eut suffisamment excité sa pitié, en lui peignant l’affreuse destinée de Molly, il emprunta le secours d’un plus puissant auxiliaire. Il lui montra cette jeune fille parée des charmes de la fraîcheur et de la beauté, digne objet d’amour par ses attraits, et beaucoup plus encore, du moins pour une âme sensible, par son infortune.
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Jones, au milieu de cette fluctuation de sentiments contraires, passa la nuit dans une pénible insomnie, et le lendemain il s’arrêta à la résolution généreuse de demeurer fidèle à Molly, et d’oublier, s’il le pouvait, Sophie. Il y persévéra le jour suivant jusqu’au soir, caressant en idée l’image de la première, et repoussant celle de l’autre ; mais un incident de peu d’importance qui survint dans la soirée, renouvela ses perplexités, et changea entièrement la disposition de son âme.
 
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CHAPITRE IV.
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Petit chapitre, contenant un petit incident.
 
Honora était du nombre des personnes qui visitaient M. Jones pendant sa retraite. Peut-être, en se rappelant certains traits de sa conversation avec Sophie, la soupçonnera-t-on d’avoir du goût pour lui : on aurait tort. Quoique Jones fût un joli garçon, et qu’Honora aimât assez les jolis garçons, elle ne le distinguait pas des autres. Depuis que le valet de chambre d’un grand seigneur l’avait traîtreusement abandonnée, au mépris d’une promesse solennelle de mariage, elle veillait avec tant de soin sur son cœur, que personne ne pouvait se vanter de l’avoir entamé de nouveau. Elle regardait un bel homme avec ce sentiment d’intérêt général, qu’inspire à un esprit sage et honnête la vue de ce qui est beau ; on pouvait dire d’elle qu’elle aimait les hommes, de la même manière que Socrate aimait le genre humain. Elle en préférait quelques-uns pour leurs qualités
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physiques, comme le philosophe, pour leurs qualités morales ; mais cette préférence n’allait pas jusqu’au point d’altérer la tranquillité de son âme.
 
Le lendemain du jour où Jones soutint ce combat intérieur que nous avons décrit, Honora entra dans sa chambre, et le trouvant seul : « Monsieur, lui dit-elle, où croyez-vous que j’ai été ce matin ? vous ne le devineriez pas en cinquante ans ; et quand vous le devineriez, je vous avertis qu’il m’est défendu de vous le dire.
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Jones la pria avec instances de lui confier son secret, qu’il jura de garder fidèlement.
 
« Eh bien donc, monsieur, vous saurez que ma jeune maîtresse m’a chargée d’aller chez Molly Seagrim, et de m’informer si elle ne manquait de rien.
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La commission était assurément peu agréable, mais les domestiques sont faits pour obéir… Est-il possible, monsieur Jones, que tous vous soyez ravalé de la sorte ? Ma maîtresse m’a donc chargée de porter à Molly Seagrim du linge et un peu d’argent. Elle est en vérité trop bonne, ma maîtresse ; c’est à Bridewell qu’il faudrait envoyer de pareilles créatures. Mademoiselle, ai-je dit, encourage la fainéantise…
 
– Et ma Sophie a eu la bonté…
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– Quoi ! vous lui avez dit ce que j’avais fait ?
 
– Sans doute, monsieur, et ne m’en sachez pas mauvais gré. Mille autres m’auraient payée bien cher pour en instruire ma maîtresse, s’ils avaient
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pu deviner… car, assurément, le plus riche seigneur du comté serait fier avec raison… Mais j’ai grande envie de ne pas vous en dire davantage. »
 
Jones eut recours aux prières, et la détermina bientôt à continuer.
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« Vous saurez donc, monsieur, que ma maîtresse m’avait donné ce manchon ; mais environ un jour ou deux après que je lui eus conté la chose, elle se dégoûta de son nouveau manchon, qui est pourtant le plus joli du monde. « Honora, me dit-elle, ce manchon me déplaît, je le trouve trop lourd, il me fatigue le bras ; en attendant que j’en aie un autre, rendez-moi l’ancien et prenez celui-ci ; » car c’est une excellente maîtresse, qui ne voudrait pas reprendre ce qu’elle a une fois donné. Je lui ai donc rendu son vieux manchon. Depuis ce temps, elle le porte presque toujours à son bras, et je gagerais qu’elle l’a souvent baisé, quand personne ne la voyait. »
 
Cette conversation fut interrompue par l’arrivée de l’écuyer Western, qui venait prendre Jones pour le mener au salon de musique. Le pauvre jeune homme le suivit, tout pâle et tout tremblant. M. Western s’aperçut de son trouble. La présence d’Honora lui inspira des soupçons ; il lâcha contre Jones un gros juron, et lui dit d’un ton moitié plaisant, moitié sérieux, d’aller chercher ailleurs du gibier, et de ne pas chasser sur ses terres.
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du gibier, et de ne pas chasser sur ses terres.
 
Sophie parut ce soir-là plus belle que de coutume, et l’on peut croire que le manchon qu’elle avait à son bras droit, n’augmenta pas médiocrement ses charmes aux yeux de Jones.
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Quelque puérile que cet incident puisse paraître à beaucoup de nos lecteurs, nous avons cru devoir le rapporter, à cause de la vive impression qu’il fit sur Jones. C’est à tort que des historiens sans jugement, retranchent de leurs récits une foule de petits détails, d’où naissent souvent des événements de la plus haute importance. Le monde peut se comparer à une vaste machine, dont les maîtresses roues sont mises en mouvement par d’autres moins grandes, et quelquefois si petites, qu’il faut un œil perçant pour les apercevoir.
 
Ainsi, ce que n’avaient pu faire tous les charmes de l’incomparable Sophie, l’éclat de sa beauté,
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la touchante langueur de ses yeux, l’harmonie de sa voix, la grâce de sa personne, l’agrément de son esprit, son aimable enjouement, la douceur de son caractère, l’élévation de son âme… un manchon en vint à bout !
 
Le poëte de Mantoue nous peint de même, en vers harmonieux, les défenseurs de Troye[31] :
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Le cœur de Jones fut emporté par surprise, comme une autre Troye. Tous ces beaux sentiments d’honneur et de prudence, qu’il avait posés en sentinelle, pour en défendre les approches, désertèrent leur poste, et le dieu d’amour entra triomphant dans la place.
 
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CHAPITRE V.
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Très-long chapitre, contenant un très-grand événement.
 
Le triomphe du dieu de Cythère n’était pas encore complet, il lui restait à vaincre un dernier ennemi, retranché dans la citadelle. Pour quitter la métaphore, la destinée future de Molly tourmentait d’une vive inquiétude le cœur honnête de Jones. Les attraits de la pauvre fille étaient éclipsés, ou plutôt totalement effacés à ses yeux par le mérite supérieur de Sophie ; mais à l’amour avait succédé la pitié, et non le mépris. Jones se considérait comme l’objet unique des affections de Molly, comme le dépositaire de toutes ses espérances. Lui-même, il le savait trop bien, avait autorisé sa confiance par les assurances réitérées d’une tendresse éternelle. Molly devait compter sur la sincérité de ses promesses. Plusieurs fois, elle lui avait déclaré, de la manière la plus solennelle, que de sa conduite avec elle dépendait la félicité,
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ou le malheur de sa vie entière. Il repoussait avec horreur la pensée de plonger dans un abîme de maux, une créature qui lui avait sacrifié le peu qu’elle avait en son pouvoir, qui s’était immolée à ses plaisirs, qui maintenant encore soupirait et languissait, éloignée de sa vue. « Eh quoi ! se disait-il, mon rétablissement, qu’elle a tant souhaité ; ma présence, qui fait l’objet de tous ses vœux, au lieu de lui procurer le bonheur dont elle se flattait, seraient pour elle le signal de la ruine et du désespoir ? Pourrais-je pousser si loin la barbarie ? » Mais au moment où le bon génie de Molly semblait prêt à triompher, l’image de Sophie, de Sophie sensible à son amour (il n’en pouvait plus douter), revint s’offrir à sa pensée ; et tous les obstacles qui lui fermaient l’entrée de son cœur disparurent.
 
À la fin, il s’imagina qu’il pourrait dédommager Molly d’une autre façon ; par exemple, au moyen d’une somme d’argent. La difficulté était de la lui faire accepter. Il en désespérait presque, quand il se rappelait combien de fois, dans l’ivresse de la passion, elle lui avait assuré que l’univers entier ne saurait la consoler de sa perte. Mais elle était pauvre, et comme on l’a vu, d’une excessive vanité. Jones pensa, que malgré l’ardeur apparente de son amour, il serait possible de l’amener,
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avec le temps, à se contenter d’une fortune supérieure à ses espérances, et capable de satisfaire son ambition, en l’élevant au-dessus de ses égales. Il résolut, en conséquence, de saisir la première occasion de hasarder une proposition de ce genre.
 
Un jour que l’écuyer était à la chasse, Tom, qui commençait à sortir, le bras en écharpe, s’échappa du château, et courut chez Molly. Il trouva sa mère et ses sœurs qui prenaient le thé. Elles lui dirent d’abord que Molly n’était pas à la maison ; un instant après, la fille aînée lui apprit, avec un malin sourire, qu’elle était en haut dans son lit. Tom, instruit de l’état de sa maîtresse, monta en silence l’échelle qui conduisait à sa chambre. La porte en était fermée, ce qui lui causa quelque surprise ; il frappa, et attendit un peu de temps avant qu’on ouvrît ; car Molly, à ce qu’elle lui dit depuis, dormait alors profondément.
 
On a remarqué que l’extrême douleur et l’extrême joie produisent des effets à peu près semblables, et que quand l’une ou l’autre affecte notre âme à l’improviste, elle la remplit d’un tel désordre, que l’exercice de nos facultés en demeure souvent suspendu. La présence inopinée de Jones causa tant d’émotion à Molly, que pendant plusieurs minutes, elle ne put exprimer le ravissement dont il est naturel de supposer qu’elle
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fut saisie. Quant à Tom, il éprouva de si vifs transports, une telle ivresse à la vue de son amante, qu’il oublia un instant Sophie et le principal objet de sa visite.
 
Il en rappela bientôt le souvenir. Après de mutuelles effusions de tendresse, il fit tomber insensiblement la conversation sur les suites funestes qu’aurait leur liaison, si M. Allworthy apprenait, qu’au mépris de ses défenses, ils continuaient à se voir. Cette découverte, que la malice de leurs ennemis rendait, dit-il, inévitable, les perdrait tous deux. Puis donc qu’un destin rigoureux les condamnait à une cruelle séparation, il conjurait sa chère Molly de s’y résigner avec courage. Il jurait de ne laisser échapper, dans le cours de sa vie, aucune occasion de lui donner des preuves d’une affection sincère, et de surpasser, s’il en avait jamais le pouvoir, ses espérances et même ses vœux. Enfin, il lui fit espérer que, dans peu, une union sortable et légitime pourrait la rendre infiniment plus heureuse, qu’elle ne le serait jamais en prolongeant avec lui un coupable commerce.
 
Molly garda une minute ou deux le silence, puis fondant en larmes : « Est-ce donc là, s’écria-t-elle, l’amour que vous avez pour moi ? M’abandonner ainsi, après m’avoir perdue ! Ah ! quand je vous disais que tous les hommes sont faux et
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perfides, qu’ils ne tiennent plus aucun compte de nous, dès que leur passion brutale est assouvie, vous preniez le ciel à témoin de votre constance. Pouvez-vous être parjure à ce point ? Hé ! que me font sans vous toutes les richesses du monde, sans vous qui avez gagné mon cœur, et qui le possédez tout entier ? Osez-vous bien, cruel, me parler d’un autre, à moi qui ne puis aimer que vous, tant que je vivrai ? Oui, tous les hommes ne sont rien pour moi. Si demain, le plus riche seigneur du comté venait me demander en mariage, je le refuserais ; car je hais et je méprise tout votre sexe, à cause de vous. »
 
Elle allait continuer sur ce ton, lorsqu’un accident imprévu lui ferma la bouche, au milieu de son pathétique discours. Sa chambre, ou plutôt son galetas, situé au premier étage, c’est-à-dire sous le comble de la maison, était de biais dans tous les sens, et ressemblait au grand delta des Grecs D. Le lecteur en aura une juste idée, quand il saura qu’on ne pouvait s’y tenir debout qu’au milieu. Comme cette chambre n’avait point de cabinet, Molly s’en était fait un, au moyen d’une vieille couverture clouée contre les chevrons du toit. Elle suspendait dans ce recoin, et mettait à l’abri de la poussière, ses meilleures hardes, telles que les débris de sa fatale robe, quelques bonnets, et d’autres ajustements qu’elle avait achetés depuis peu.
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et d’autres ajustements qu’elle avait achetés depuis peu.
 
Cette espèce de cabinet répondait au pied du lit, dont la vieille couverture était si proche, qu’elle lui servait en quelque sorte de rideau. Or, soit que Molly, dans l’emportement de la colère, l’eût poussée du pied, soit que Jones l’eût dérangée par mégarde, soit que les clous qui l’attachaient eussent manqué d’eux-mêmes, à l’instant où Molly prononçait les dernières paroles rapportées plus haut, la maudite couverture tomba, et laissa voir, parmi des habillements de femme, (oserons-nous l’écrire, et le lira-t-on sans douleur ?) le philosophe Square dans l’attitude la plus risible que l’on puisse imaginer ; car la forme du lieu l’obligeait de se tenir courbé, et pour ainsi dire replié sur lui-même.
 
Sa position ne ressemblait pas mal à celle d’un soldat, auquel on a lié ensemble le cou et les talons[32], et mieux encore à l’attitude accroupie où l’on voit souvent, dans les rues les plus fréquentées de Londres, des gens qu’on ne châtie pas, et qu’on devrait châtier de leur cynique impudence. Il était coiffé d’un bonnet de nuit de Molly ; ses deux grands yeux regardaient fixement du côté de Jones, quand la couverture se détacha : de sorte qu’en appliquant sur cette comique figure l’idée d’un philosophe, il eût été impossible au spectateur le plus phlegmatique, de ne pas éclater de rire.
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côté
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de Jones, quand la couverture se détacha : de sorte qu’en appliquant sur cette comique figure l’idée d’un philosophe, il eût été impossible au spectateur le plus phlegmatique, de ne pas éclater de rire.
 
Nous ne doutons point que la surprise du lecteur n’égale celle de Jones. Que penser de la présence de Square en pareil lieu, et comment concilier les soupçons qu’elle doit faire naître, avec l’opinion qu’on a, sans doute, conçue jusqu’ici de ce grave personnage ?
 
Avouons-le toutefois, cette contradiction est moins réelle qu’imaginaire. Les philosophes sont pétris du même limon que les autres créatures humaines. Quelque épurées, quelque admirables que soient leurs théories, un peu de fragilité dans la pratique leur est commun avec le reste des mortels. C’est en effet la théorie seule, et non la pratique, qui les en distingue. Si ces êtres sublimes pensent beaucoup mieux que les autres hommes, ils agissent toujours de la même manière. Ils connaissent très-bien le secret de dompter les passions, de réprimer les appétits déréglés des sens, de vaincre la douleur et la volupté. Cette science, facile à acquérir, est pour eux une source d’ingénieuses méditations : mais la pratique en serait pénible et importune ; aussi la même philosophie qui leur révèle ces grands principes de la morale, leur enseigne à s’en affranchir, dans l’habitude de la vie.
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leur enseigne à s’en affranchir, dans l’habitude de la vie.
 
M. Square se trouvait à l’église, le dimanche où la robe de Molly causa le tumulte dont on a parlé. Il y remarqua, pour la première fois, cette paysanne, et fut si frappé de sa beauté, qu’il proposa le soir à ses élèves de changer le but de leur promenade, dans l’espérance de revoir Molly, en passant devant sa demeure. Comme il ne fit part alors de son dessein à personne, nous n’avions pas jugé à propos d’en instruire le lecteur.
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Le péril et les obstacles constituaient, en bonne partie, ce qu’il plaisait à M. Square d’appeler l’inconvenance des choses. La difficulté qu’il prévoyait à séduire cette jeune fille, la crainte du ridicule qu’imprimerait à son caractère la découverte d’une coupable intrigue, étaient pour lui un frein puissant, et l’on peut croire qu’il n’eut d’abord d’autre intention, que de s’amuser des riantes idées qu’excite en nous la vue de la beauté. Les hommes les plus graves en apparence, se plaisent quelquefois à en récréer leur esprit, après de sérieuses études. C’est dans ce dessein qu’ils gardent au fond de leurs cabinets, loin de tous les regards, certains livres, certains tableaux, et qu’ils font souvent de certains mystères de la philosophie naturelle, le principal sujet de leurs entretiens.
 
Mais quand le philosophe apprit, un ou deux
Mais quand le philosophe apprit, un ou deux jours après, que cette vertu, qu’il croyait si rebelle, avait déjà subi le joug d’un vainqueur, il donna une plus libre carrière à ses désirs. Square n’était point de ces gens délicats qui rebutent un mets friand, parce qu’un autre en a goûté avant eux. Au contraire, il n’en aimait que mieux Molly, coupable d’une première faiblesse, sentant bien qu’avec son innocence, elle aurait été plus difficile à vaincre. Il tenta l’entreprise et réussit.
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jours après, que cette vertu, qu’il croyait si rebelle, avait déjà subi le joug d’un vainqueur, il donna une plus libre carrière à ses désirs. Square n’était point de ces gens délicats qui rebutent un mets friand, parce qu’un autre en a goûté avant eux. Au contraire, il n’en aimait que mieux Molly, coupable d’une première faiblesse, sentant bien qu’avec son innocence, elle aurait été plus difficile à vaincre. Il tenta l’entreprise et réussit.
 
Ce serait une erreur de croire que Molly préférât le philosophe à son jeune amant. S’il lui avait fallu opter entre eux, nul doute que Jones n’eût été l’objet de son choix. Square ne dut pas seulement le succès qu’il obtint, à ce calcul des plus simples, que deux valent mieux qu’un (calcul qui eut pourtant son poids dans la balance). L’accident et l’absence de Jones, furent encore pour lui des circonstances favorables. Enfin, quelques présents qu’il sut faire à propos, amadouèrent si bien la jeune fille, qu’elle ne put résister à une occasion opportune, et Square triompha sans peine des faibles restes de sa vertu.
 
Ce fut environ quinze jours après que Jones, rendant visite à sa maîtresse, la trouva couchée avec Square. Cette circonstance explique assez pourquoi la vieille mère lui dit d’abord que Molly n’était pas à la maison. Comme elle tirait parti du désordre de sa fille, elle l’encourageait et le favorisait
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de tout son pouvoir. Il n’en était pas de même de la sœur aînée : elle portait à Molly tant d’envie et tant de haine, qu’elle aurait sacrifié de bon cœur sa part du profit, pour avoir le plaisir de la déshonorer et de nuire à son trafic. Elle apprit donc à Jones que sa sœur était au lit, dans l’espoir qu’il la surprendrait entre les bras de Square : ce qui n’aurait pas manqué d’arriver, si Molly n’avait pris la précaution de fermer sa porte aux verrous. Elle eut ainsi le temps de cacher son amant derrière le rideau, où il fut si malheureusement découvert.
 
À l’apparition soudaine de Square, Molly désespérée enfonça sa tête sous la couverture, et s’écria qu’elle était perdue. La pauvre fille, encore novice dans son métier, manquait de cette insigne effronterie qui sert si bien, en pareil cas, les femmes du grand monde, soit en leur fournissant à propos une adroite excuse, soit en les armant d’audace pour braver la colère d’un époux qui, de peur d’un éclat, par amour du repos, ou par crainte du galant, se contente ordinairement de fermer les yeux et de se taire. Molly, confondue par la présence de Square, n’essaya plus de soutenir une cause qu’elle avait défendue jusque-là avec tant de larmes, avec tant de protestations d’amour et de fidélité.
 
Le personnage découvert derrière la tapisserie n’était guère
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moins consterné qu’elle. Il demeura quelque temps immobile, incertain de ce qu’il devait dire, et n’osant lever la tête. Jones, qui était peut-être le plus interdit des trois, retrouva le premier la parole ; et, se remettant du désordre où l’avaient jeté les tendres reproches de Molly, il fit un grand éclat de rire, salua M. Square, et lui offrit la main pour l’aider à sortir de son trou.
 
Dès que le philosophe eut atteint la partie de la chambre où l’on pouvait se tenir debout, il regarda Jones d’un air plein de gravité. « Monsieur, lui dit-il, vous triomphez, je le vois, de cette grande découverte. Je jurerais que vous jouissez d’avance du plaisir de me couvrir de honte. Si pourtant vous voulez écarter la prévention, vous conviendrez que vous êtes le seul blâmable en tout ceci. Je n’ai point à me reprocher d’avoir corrompu l’innocence, je n’ai rien fait de répréhensible aux yeux de quiconque juge les actions d’après la règle de la justice. La convenance dépend de la nature des choses, non des mœurs, des usages, ni des lois. Rien ne blesse la convenance, que ce qui est contraire à la nature.
 
– Puissamment raisonné, vieux fou ; mais, de grâce, pourquoi penses-tu que j’aie envie de te livrer à la risée publique ? Je n’ai jamais été, je t’assure, plus content de toi de ma vie ; et l’aventure
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restera secrète, à moins que tu n’aies envie de la divulguer toi-même.
 
– Mais, M. Jones, je ne voudrais pas que vous me crussiez indifférent au soin de ma réputation. La bonne réputation est une sorte de χαλόγ[33] qu’on ne doit mépriser en aucune façon. Y porter soi-même atteinte, c’est commettre un crime odieux, un véritable suicide. Si donc vous consentez à taire mes faiblesses (j’en puis avoir comme un autre, puisque nul homme n’est absolument parfait), comptez aussi sur ma discrétion. Il y a des choses qu’il convient de faire, et dont il ne convient pas de se vanter ; car la malignité humaine envenime souvent les actions les plus innocentes, et même les plus louables.
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– Vous tîntes pourtant un autre langage, lorsqu’on découvrit ma liaison avec cette jeune fille.
 
– Il est vrai ; mais la faute en fut au ministre Thwackum, qui me présenta le fait sous un faux jour. Il vous peignit comme un corrupteur de l’innocence ;
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je dus vous blâmer à ce titre. Ce fut cela, monsieur, rien que cela… Car vous savez, M. Jones, que les circonstances les plus légères, oui, monsieur, les plus légères, altèrent sensiblement la convenance morale et la nature des choses.
 
– À quoi bon tout ce verbiage ? je vous le répète, il ne tiendra qu’à vous qu’on n’entende point parler de ce que j’ai vu. Je n’en dirai jamais un mot à personne, si vous vous conduisez bien avec cette fille. Vous, Molly, soyez fidèle à votre ami, et non content d’oublier votre inconstance, je vous ferai encore tout le bien qui dépendra de moi. » À ces mots il prit congé d’eux, se laissa glisser le long de l’échelle, et disparut.
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Square se félicita d’en être quitte, selon toute apparence, à si bon marché. Molly, dès qu’elle fut revenue de sa confusion, reprocha vivement au philosophe de lui avoir fait perdre Jones ; mais il trouva bientôt le moyen de dissiper son chagrin, moitié par des caresses, moitié par un petit lénitif qu’il tira de sa bourse, remède d’une efficacité merveilleuse pour chasser de l’esprit les sombres vapeurs, et y ramener la sérénité.
 
Molly prodigua mille témoignages de tendresse à son nouvel amant, se moqua avec lui de ce qu’elle avait dit à Jones, et de Jones lui-même, jurant que si le jeune homme avait autrefois possédé
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sa personne, nul autre que Square n’avait jamais possédé son cœur.
 
 
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L’infidélité manifeste de Molly aurait justifié plus de ressentiment que Jones n’en fit paraître, et s’il eût abandonné sur-le-champ cette indigne maîtresse, peu de gens l’en auraient blâmé, sans doute ; mais au lieu de la traiter avec le mépris qu’elle méritait, il en eut pitié. Quoique l’amour qu’il conservait pour elle, ne fût point de nature à le rendre très-sensible à son manque de foi, il se reprochait amèrement de l’avoir séduite, et s’imputait tous les désordres où elle semblait prête à se plonger.
 
Cette idée lui causait une peine extrême. L’aînée des Seagrim, Betty, eut la bonté de l’en soulager. Elle lui fit entendre que ce n’était pas lui, mais
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un nommé Will Barnes, qui avait obtenu le premier, les bonnes grâces de sa sœur, et que l’enfant dont il se croyait le père ne lui appartenait qu’à un titre fort incertain.
 
Jones chercha sur-le-champ les moyens de s’assurer de la vérité du fait, et bientôt l’aveu de Will Barnes et celui de Molly elle-même, le convainquirent que Betty ne l’avait pas trompé.
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Il serait difficile de dire ce qui le trahissait le plus, de l’art ingénieux à cacher sa passion, ou de la nature toujours prête à en révéler le secret. Tandis que l’un lui imposait devant Sophie une sévère réserve, le condamnait au silence, le forçait même d’éviter ses regards, l’autre semblait se faire un jeu de détruire en un instant l’effet de toutes ses précautions. À l’approche de sa jeune maîtresse, il pâlissait, il tressaillait, s’il la voyait paraître inopinément. Quand par hasard ses yeux rencontraient les siens, le sang refluait avec violence vers ses joues, et son visage devenait brûlant. Si la politesse l’obligeait de lui parler, de porter à table sa santé, il ne faisait que balbutier ; s’il la touchait, sa main, tout son corps frémissait. Au moindre mot qui avait trait à l’amour, il soupirait involontairement ; et il ne se passait pas un jour, qu’il ne fût exposé à quelque épreuve de ce genre.
 
Tous ces symptômes échappaient à l’attention de l’écuyer, mais non à celle de sa fille. Elle remarqua bientôt l’agitation qui régnait dans le cœur de Jones,
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et elle ne fut pas en peine d’en découvrir la cause, elle la trouvait dans son propre sein. Cette conformité de sentiments, qui n’est autre chose que la sympathie, tant de fois observée chez les amants, fait assez connaître pourquoi Sophie était beaucoup plus clairvoyante que son père.
 
À dire vrai, il y a un moyen plus simple et plus clair, d’expliquer l’étonnante supériorité de pénétration qu’on remarque dans certaines personnes, et ce moyen n’est pas seulement applicable aux amants, mais à tous les hommes. D’où vient, par exemple, qu’un fripon se montre, pour l’ordinaire, si habile et si prompt à découvrir des fourberies dont un honnête homme, d’ailleurs beaucoup plus éclairé, est souvent la dupe ? Il n’existe point de sympathie générale entre les fripons ; ils ne font point usage, comme les francs-maçons, de signes particuliers pour s’entendre ; mais le même sujet les occupe tous ; toutes leurs pensées sont constamment tournées vers le même but. Il ne faut donc s’étonner ni de l’aveuglement de l’écuyer, ni de la pénétration de sa fille. L’idée de l’amour n’était jamais entrée dans la tête du premier, et la seconde, en ce moment, n’en avait point d’autre.
 
Quand Sophie fut bien convaincue de la passion de Jones, et qu’elle eut la certitude d’en être l’objet, elle
Quand Sophie fut bien convaincue de la passion de Jones, et qu’elle eut la certitude d’en être l’objet, elle comprit aisément les motifs de sa conduite. Tant de délicatesse le lui rendit plus cher encore, et fit naître dans son cœur les deux sentiments qu’un amant doit souhaiter davantage d’inspirer à sa maîtresse, l’estime et la pitié. Eh ! quelle femme serait assez rigide pour l’en blâmer ? qui oserait lui faire un crime de plaindre des maux qu’elle avait causés ; d’estimer l’infortuné qui, par un dévouement héroïque, s’efforçait d’étouffer la flamme dont il était consumé, semblable à ce généreux enfant de Sparte qui se laissait dévorer par sa proie, plutôt que d’avouer son larcin ? Ainsi, la réserve de Jones, son silence, sa froideur, le soin qu’il prenait de l’éviter, étaient aux yeux de Sophie les preuves les plus fortes, les plus touchantes qu’il pût lui donner de son amour. Bientôt elle éprouva pour lui tous les sentiments qui peuvent s’allier avec le devoir, dans l’âme d’une femme tendre et vertueuse, l’estime, la reconnaissance, la pitié, l’admiration… Enfin, bientôt elle aima Jones éperdûment.
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comprit aisément les motifs de sa conduite. Tant de délicatesse le lui rendit plus cher encore, et fit naître dans son cœur les deux sentiments qu’un amant doit souhaiter davantage d’inspirer à sa maîtresse, l’estime et la pitié. Eh ! quelle femme serait assez rigide pour l’en blâmer ? qui oserait lui faire un crime de plaindre des maux qu’elle avait causés ; d’estimer l’infortuné qui, par un dévouement héroïque, s’efforçait d’étouffer la flamme dont il était consumé, semblable à ce généreux enfant de Sparte qui se laissait dévorer par sa proie, plutôt que d’avouer son larcin ? Ainsi, la réserve de Jones, son silence, sa froideur, le soin qu’il prenait de l’éviter, étaient aux yeux de Sophie les preuves les plus fortes, les plus touchantes qu’il pût lui donner de son amour. Bientôt elle éprouva pour lui tous les sentiments qui peuvent s’allier avec le devoir, dans l’âme d’une femme tendre et vertueuse, l’estime, la reconnaissance, la pitié, l’admiration… Enfin, bientôt elle aima Jones éperdûment.
 
Un jour, nos deux amants se rencontrèrent dans le parc, au détour de deux allées qui aboutissaient au canal où Jones avait failli autrefois de se noyer, pour rattraper l’oiseau chéri de Sophie. Elle dirigeait depuis peu ses promenades vers cet endroit ; elle y venait rêver, avec un mélange de plaisir et de peine, à un accident qui, tout léger
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qu’il était, avait peut-être jeté dans son sein le premier germe d’une passion devenue si profonde.
 
Tous deux avaient l’esprit tellement préoccupé, qu’ils se touchaient presque, avant de s’être aperçus. Leur confusion n’aurait pas échappé à un tiers ; mais ils étaient trop émus pour s’observer l’un l’autre. Dès que Jones fut un peu remis de sa première surprise, il salua miss Western ; elle lui rendit son salut avec timidité. La conversation commença par des lieux communs sur la fraîcheur délicieuse de la matinée ; elle tomba ensuite sur la beauté du paysage. Jones en vanta les charmes. À la vue de l’arbre d’où il était jadis tombé dans l’eau, Sophie ne put s’empêcher de lui rappeler cet accident. « Je suppose, monsieur Jones, lui dit-elle, que vous ne passez point au bord de ce canal sans ressentir un petit frisson ?
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– Peu s’en fallut, monsieur Jones, que votre courage ne vous fît éprouver un sort aussi funeste. Sans doute, vous n’avez pas oublié le danger que vous courûtes alors ?
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– Non, mademoiselle ; et quand j’y pense, je n’éprouve qu’un regret, c’est que l’eau n’ait pas été plus profonde. J’aurais échappé à bien des tourments, que la fortune semble m’avoir réservés.
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– Mais, monsieur Jones, je ne vous comprends pas…, laissez-moi, je ne puis rester ici davantage.
 
– Je ne veux point être compris… je ne puis l’être… Sophie, excusez mon délire… cette rencontre
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inattendue… ma surprise… mon émotion… au nom du ciel, pardonnez-moi si je vous ai offensée ; je n’en avais pas l’intention ; j’aimerais mieux mourir mille fois !
 
– Vous m’étonnez. Comment pouvez-vous croire que vous m’ayez offensée ?
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– La crainte, mademoiselle, trouble aisément la raison, et je ne connais point de crainte égale à celle de vous déplaire… Comment puis-je, comment dois-je parler ? Ah ! de grâce, adoucissez ce front sévère ! le moindre signe de votre colère suffirait pour m’anéantir… je n’ai point eu l’intention… si je suis coupable, accusez-en mes yeux, ou plutôt accusez-en vos charmes… que dis-je ? Ah ! je m’égare, mon cœur ne peut contenir l’excès de mon amour… Sophie ! pardonnez-moi ; j’ai combattu jusqu’à la dernière extrémité ; je me suis efforcé longtemps de vous cacher la flamme qui me dévore, et qui me réduira bientôt, je l’espère, à l’impuissance de vous offenser jamais. »
 
Jones, en achevant ces mots, fut saisi d’un tremblement pareil au frisson de la fièvre. L’agitation de Sophie n’était guère moindre. « Monsieur Jones, lui dit-elle, je n’affecterai pas de ne vous point comprendre, je vous comprends trop bien ; mais, au nom du ciel, si vous avez pour moi quelque affection, souffrez que je retourne au château ; et puissé-je avoir la force de me soutenir jusque-là ! »
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je avoir la force de me soutenir jusque-là ! »
 
Jones, qui lui-même ne se soutenait qu’avec peine, lui offrit son bras. Elle l’accepta, à condition qu’il n’ajouterait pas un mot sur ce sujet. Il le promit, insistant seulement pour obtenir le pardon de l’aveu involontaire que la passion lui avait arraché. Sophie lui répondit, que le pardon dépendrait de sa conduite future. Ce pacte fait, tous deux, d’un pas incertain et tremblant, s’acheminèrent vers le château, sans que l’amant osât une seule fois serrer la main de sa maîtresse, qu’il tenait dans la sienne.
 
Sophie se retira dans sa chambre. Les soins d’Honora et le secours des eaux spiritueuses parvinrent à calmer le trouble de ses sens. Quant à Jones, il reçut pour tout soulagement à ses maux une nouvelle si douloureuse, que nous croyons devoir en remettre le récit au chapitre suivant, pour ne pas confondre deux scènes d’une nature trop différente.
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M. Western avait pris tant d’amitié pour Jones, qu’il ne pouvait se séparer de lui ; et Jones, quoique son bras fût depuis longtemps guéri, se laissait facilement entraîner par l’amour de la chasse, ou par un autre motif, à prolonger son séjour chez l’écuyer. Loin d’être pressé de retourner auprès de son père adoptif. Il passait quelquefois quinze jours de suite sans lui faire une visite, sans même s’informer de ses nouvelles.
 
Pendant un de ces intervalles, M. Allworthy fut attaqué d’un gros rhume, accompagné de fièvre. Il négligea cette indisposition, comme il faisait de toutes celles qui ne le forçaient point de garder le lit, ou d’interrompre ses occupations accoutumées : conduite que nous n’avons garde d’approuver ; car la docte faculté a droit d’exiger qu’aussitôt que la maladie entre par une porte,
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on introduise le médecin par l’autre. C’est le sens du vieil adage : Venienti occurrite morbo,
 
Hâtez-vous d’attaquer le mal dans sa naissance.
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De cette façon la maladie et le médecin se trouvent en présence, et peuvent combattre à armes égales. Si, au contraire, on laisse la maladie se fortifier et se retrancher dans la place, il devient très-difficile, et quelquefois impossible au plus habile praticien de l’en déloger. Souvent même, en gagnant adroitement du temps, elle parvient à mettre la nature de son côté, et à rendre impuissantes toutes les ressources de l’art. Telle était, autant qu’il nous en souvient, l’opinion du savant docteur Misaubin. Il avait coutume de se plaindre qu’on l’appelait toujours trop tard. « Je crois, Dieu me pardonne, disait-il, que mes malades me prennent pour un entrepreneur de convois. Ils ne m’envoient chercher que quand la maladie les a tués. »
 
Faute de soins, l’indisposition de M. Allworthy fit des progrès si rapides, que quand l’ardeur de la fièvre l’obligea d’appeler un médecin, le docteur, dès son arrivée, déclara en secouant la tête qu’on avait trop tardé à l’avertir, et que le malade était dans le plus grand péril. M. Allworthy, qui avait mis ordre à ses affaires dans ce monde, et qui était aussi bien préparé pour l’autre
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que le permet l’humaine nature, entendit cet arrêt avec calme et résignation. Il pouvait dire tous les soirs en se couchant, comme le Caton de la tragédie[34],
 
Que le crime ou l’effroi trouble la paix de l’homme,
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L’excellent homme voulut rassembler autour de lui toutes les personnes de sa maison. Il ne manquait à cette réunion que mistress Blifil, partie depuis peu pour Londres, et M. Jones, que nous avons laissé chez l’écuyer Western, où on alla le chercher, un instant après qu’il eut quitté Sophie.
 
La nouvelle du danger de M. Allworthy, que le domestique exagéra encore, bannît de son esprit
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toute pensée d’amour. Il se précipita dans la voiture qu’on lui avait envoyée, et ordonna au cocher de faire le plus de diligence possible. Nous pouvons assurer que l’image de Sophie ne se présenta pas une seule fois à lui, pendant le trajet.
 
Tout le monde, c’est-à-dire, MM. Blifil, Jones, Thwackum, Square, et quelques domestiques, étant réunis autour du lit de M. Allworthy, le digne homme se leva sur son séant et se disposait à parler, quand il en fut empêché par les cris perçants et douloureux de Blifil. « Mon cher neveu, lui dit-il en lui tendant la main, ne vous désolez pas ainsi du plus ordinaire des événements humains. On s’afflige justement, lorsqu’on voit fondre sur un de ses amis quelque calamité qui, n’étant pas dans l’ordre nécessaire du destin, paraît rendre son sort plus malheureux que celui d’un autre ; mais la mort est inévitable : c’est le terme commun auquel viennent aboutir les diverses fortunes des hommes. Qu’importe le moment où elle se saisit de sa proie ? Si le sage par excellence, compare l’étendue de la vie à celle de la main, ne peut-on pas la regarder comme un jour ? Je vous quitte au déclin de ce jour. Ceux qui sont partis le matin n’ont perdu qu’un petit nombre d’heures peu dignes de regrets, et qui n’eussent été, pour la plupart, que des heures de fatigue, de peine, et de douleur. Je me souviens
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qu’un poëte latin[35] nous peint la sortie de la vie comme celle d’un banquet. Cette pensée m’est souvent revenue à l’esprit, quand j’ai vu des hommes se débattre contre la mort, pour prolonger de frivoles plaisirs, et pour jouir un instant de plus de la société de leurs amis. Mais, hélas ! combien est court le plus long délai que le ciel leur accorde ! qu’il est peu différent de partir le premier ou le dernier ! Voilà le vrai point de vue sous lequel il convient d’envisager la vie. Le regret de quitter nos amis colore d’un aimable prétexte l’horreur que la mort nous inspire ; et cependant, telle est la briève durée des plaisirs mêmes de l’amitié, qu’un homme sage n’y attache qu’un faible prix. Peu de gens, je l’avoue, pensent ainsi. La plupart ne songent à la mort que quand sa faux les menace. Quelque hideux, quelque terrible que leur paraisse de près ce fantôme, son effrayante laideur disparaît à leurs yeux dans le lointain. Abattus, consternés, s’ils se croient en danger de mourir, à peine leur crainte est-elle dissipée, que le souvenir s’en efface de leur esprit. Les insensés ! ils s’imaginent avoir reçu leur grâce. Ils n’ont obtenu qu’un sursis, et un court sursis.
 
« Cessez donc, mon cher enfant, de vous affliger
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de la sorte. Un événement qui peut arriver à toute heure, que chaque élément, chaque particule de matière qui nous environne, peut produire, et auquel nul mortel ne saurait échapper, ne doit nous causer ni surprise, ni regrets.
 
« Mon médecin m’ayant averti, et je l’en remercie, que je touchais au moment de vous quitter, j’ai désiré de m’entretenir un instant avec vous, avant que la maladie qui menace, je le sens, de m’accabler, m’en ait ôté la faculté.
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« Mon neveu Blifil, je vous laisse toute ma fortune, à l’exception d’une rente viagère de cinq cents livres[36] que je vous charge de payer à votre-mère, d’une terre de cinq cents livres de revenu, et d’une somme de six mille livres, dont j’ai disposé ainsi qu’il suit :
 
« C’est à vous, monsieur Jones, que je donne la terre de cinq cents livres de revenu. Comme je connais les inconvénients qui résultent du défaut d’argent comptant, j’y ai ajouté mille livres en espèces. J’ignore
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si vos espérances seront remplies, ou trompées. Peut-être trouverez-vous que je vous donne trop peu, tandis que le monde pourra m’accuser d’avoir trop fait pour vous ; mais je méprise la censure du monde. Quant à vous, je me flatte que vous ne justifierez point, par vos sentiments, cette fâcheuse opinion, excuse ordinaire des âmes dures, que les actes de générosité excitent moins la reconnaissance qu’une cupidité insatiable… Pardonnez-moi cette réflexion ; je ne soupçonne de vous rien de semblable. »
 
Jones se jeta aux pieds de son bienfaiteur, saisit sa main qu’il couvrit de baisers, et l’assura que sa bonté pour lui surpassait, dans cette circonstance comme dans toutes les autres, son mérite et son attente. « Je manque de termes, s’écria-t-il, pour vous exprimer ma reconnaissance. Vos bienfaits me pénètrent le cœur. Mais je ne puis songer en ce moment qu’à la douloureuse situation… Ô mon protecteur ! ô mon père ! » Ici la parole expira sur ses lèvres, et il détourna la tête pour cacher les larmes qui coulaient de ses yeux.
 
M. Allworthy pressa doucement sa main dans la sienne, et continua ainsi : « Je connais, mon enfant, la noblesse et la bonté de votre caractère. Joignez-y la prudence et la piété, et vous serez heureux. Si les premières de ces qualités vous
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rendent digne du bonheur, les dernières seules peuvent vous en faire jouir.
 
« M. Thwackum, je vous ai laissé mille livres. Je ne doute point que cette somme n’excède de beaucoup vos désirs et vos besoins. Acceptez-la, comme un gage de mon amitié. S’il vous reste du superflu, cette rigide vertu dont vous faites profession, vous enseignera la manière d’en user.
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« Monsieur Square, je vous ai légué une pareille somme. Elle vous mettra, je l’espère, en état de mieux réussir à l’avenir dans votre profession, que vous ne l’avez fait par le passé. J’ai souvent observé avec peine, que l’indigence excite plus de mépris que de pitié, surtout chez les gens riches, aux yeux de qui l’homme pauvre passe presque toujours pour un homme sans talent. Le peu que je vous laisse, aplanira les obstacles contre lesquels vous avez eu autrefois à lutter, et vous fournira les moyens d’acquérir le degré de fortune nécessaire à un philosophe tel que vous.
 
« Mais je sens que mes forces s’épuisent. Je vous renvoie à mon testament, pour ce qui concerne mes autres dispositions. Mes domestiques y trouveront un motif de se souvenir de moi. J’ai fait en outre un petit nombre de legs pieux, que mes exécuteurs testamentaires acquitteront, je pense, avec fidélité. Je vous donne à tous ma bénédiction. Adieu, je pars… quelques moments avant vous. »
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Adieu, je pars… quelques moments avant vous. »
 
En cet instant, un domestique entra précipitamment et annonça l’arrivée d’un procureur de Salisbury, chargé d’un message secret qu’il ne pouvait, disait-il, communiquer qu’à M. Allworthy en personne. Il ajouta que ce procureur paraissait très-pressé, et se plaignait d’avoir tant d’affaires sur les bras, qu’il ne viendrait jamais à bout de les expédier toutes, quand il se mettrait en quatre pour cela.
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« Allez, mon enfant, dit M. Allworthy à Blifil, et voyez ce que me veut cet homme. Je suis hors d’état de m’occuper d’affaires ; je n’en ai point, d’ailleurs, qui ne vous intéresse maintenant plus que moi. Il m’est impossible de recevoir qui que ce soit ; mon esprit n’est plus capable d’attention. » À ces mots, il les congédia, en leur disant qu’il ne perdait pas l’espérance de les revoir encore ; mais qu’après une si grande fatigue, il avait besoin de repos.
 
Quelques-uns des spectateurs de cette triste scène, se retirèrent en versant des larmes. Le philosophe Square lui-même essuyait ses yeux, peu accoutumés à en répandre. Pour mistress Wilkins, les pleurs tombaient goutte à goutte de sa paupière, comme la gomme, des arbres de l’Arabie. C’était une simagrée que n’omettait jamais l’habile gouvernante, dans les occasions convenables.l’
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habile gouvernante, dans les occasions convenables.
 
Quand tout le monde fut sorti, M. Allworthy remit la tête sur son oreiller, et tâcha de prendre un peu de repos.
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Détails plus naturels qu’agréables.
 
La douleur de perdre son maître n’était pas l’unique source de l’amer ruisseau de larmes qui baignait les joues creuses de mistress Déborah Wilkins. Elle ne fut pas plus tôt remontée dans sa chambre, qu’elle murmura entre ses dents cette agréable complainte : « Assurément, mon maître aurait bien dû mettre quelque différence entre ses autres domestiques et moi. Il me laisse, je suppose, de quoi payer mon deuil ; mais, par ma foi, si c’est là tout, le diable le portera pour moi. Monsieur pouvait savoir que je ne suis point accoutumée à recevoir l’aumône. Je n’ai mis de côté, à son
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service, que cinq cents livres ; et voilà comme il me traite ! la belle manière d’encourager les domestiques à être honnêtes ! car enfin, si je me suis permis, de temps en temps, de prendre quelques bagatelles, d’autres ont pris dix fois davantage : et maintenant il nous confond tous ensemble. Oh ! s’il en est ainsi, que le legs s’en aille au diable avec le testateur… Mais non, je ne veux point y renoncer ; cela causerait trop de joie à certaines gens… Je ferai mieux, j’en achèterai une robe de la couleur la plus gaie que je pourrai trouver ; une vraie robe de bal, et j’irai danser avec sur la tombe de ce vieux ladre. Voilà donc ma récompense d’avoir pris si souvent son parti, quand tout le canton lui jetait la pierre, pour la façon scandaleuse dont il élevait son bâtard ! Mais patience, il va dans un lieu où tout cela lui sera compté. Assurément il aurait mieux fait de se repentir de ses péchés à l’article de la mort, que d’en tirer vanité, et de donner le bien de sa famille à un bâtard. Pense-t-il nous faire accroire qu’il l’a trouvé, par hasard, dans son lit ? la jolie histoire ! ah, ah ! ceux qui cachent une chose, ne sont point en peine de savoir où la retrouver. Dieu lui pardonne : mais si l’on parvenait à découvrir la vérité, ce ne serait pas, je gage, le seul bâtard dont il aurait à répondre. Ce qui me console, c’est qu’ils seront tous connus, là où
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il va. – Je vous renvoie à mon testament. Mes domestiques y trouveront un motif de se souvenir de moi. Ce sont ses propres paroles. Je ne les oublierai jamais, quand je vivrais mille ans. Oui, oui, je me souviendrai toujours de vous, pour m’avoir confondue avec vos domestiques. Je pouvais me flatter, je pense, sans trop de vanité, qu’il ferait une mention particulière de moi, aussi bien que de Square ; mais ce Square est un monsieur, oui vraiment, quoiqu’il n’eût pas d’habit sur le dos la première fois qu’il vint ici. Le beau monsieur, par ma foi ! Depuis nombre d’années qu’il vit dans la maison, je ne crois pas qu’un seul domestique ait vu la couleur de son argent. Au diable de tels messieurs ! » Mistress Wilkins ne borna point là ses murmures ; mais nous pensons que cet échantillon suffira au lecteur.
 
Thwackum et Square s’exprimaient avec moins d’aigreur, sans paraître plus satisfaits. À en juger par la tristesse de leurs physionomies, aussi bien que par le dialogue suivant, ils s’applaudissaient médiocrement de la libéralité du testateur.
 
Environ une heure après qu’on fut sorti de la chambre du malade, Square rencontra Thwackum au salon. « Eh bien ! monsieur, lui dit-il, avez-vous eu des nouvelles de votre ami, depuis que nous l’avons quitté ?
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– Si vous voulez parler de M. Allworthy, repartit Thwackum, il vous convient mieux qu’à moi de lui donner ce titre ; car il l’a bien mérité de vous.
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– Je n’aurais pas abordé le premier ce sujet ; mais puisque vous commencez, je vous dirai sans détour que je suis d’un avis contraire au vôtre. Il y a une grande différence entre un bienfait et une récompense. La place que j’ai remplie dans la maison de M. Allworthy, les soins que j’ai donnés à l’éducation de ses deux enfants, sont des services dont j’aurais pu attendre plus de reconnaissance. Ne croyez pas pourtant que je me plaigne. Saint Paul m’a appris à être satisfait du peu que je possède. Ce peu, fût-il moindre encore, je saurais m’en contenter : mais l’Écriture sainte, en me faisant un devoir de mépriser les richesses, ne m’oblige point de fermer les yeux sur mon propre mérite, ni d’être insensible à l’affront d’une injuste comparaison.
 
– Puisque vous me provoquez, sachez que c’est à moi que l’affront s’adresse. Je n’aurais jamais cru que M. Allworthy fît assez peu de cas de mon amitié, pour me confondre avec un homme à ses gages ; mais je connais la cause de
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son injustice. Elle provient des étroits principes que vous avez travaillé sans relâche à lui inculquer, au mépris de tout sentiment noble et généreux. Les divins attraits de l’amitié ne sont point faits pour une vue faible et grossière comme la vôtre. Ils ne peuvent être aperçus qu’à l’aide de cette règle infaillible de la justice, que vous n’avez cessé de tourner en dérision, jusqu’à ce que vous soyez enfin parvenu à pervertir le jugement de votre ami.
 
– Je souhaiterais pour le salut de son âme, repartit Thwackum en furie, que votre damnable doctrine n’eût point perverti sa foi. C’est à vos principes qu’il faut attribuer sa conduite anti-chrétienne. Quel autre qu’un athée pourrait se résoudre à quitter ce monde, sans avoir mis ordre à sa conscience, sans avoir confessé ses péchés, sans en avoir reçu l’absolution ? et pourtant il n’ignorait pas qu’il y avait quelqu’un, dans sa maison, qui était dûment autorisé à la lui donner. Il reconnaîtra, mais trop tard, sa fatale erreur, lorsqu’il arrivera dans ce séjour de ténèbres, où il y a des pleurs et des grincements de dents. Alors il verra le triste sort que réserve à ses sectateurs cette divinité païenne, cette stérile vertu que vous adorez, vous, et tous les déistes du monde ; alors il appellera un prêtre à grands cris, et il gémira de n’en point trouver, et de n’avoir pas reçu l’absolution, sans laquelle nul ne peut être sauvé.
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sans laquelle nul ne peut être sauvé.
 
– Que ne la lui proposez-vous, si vous la jugez si nécessaire ?
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– Rien de bon, je le crains, repartit Thwackum. Au demeurant, dans l’état ou nous l’avons laissé, il restait, je pense, peu d’espoir. »
 
Le médecin du corps ne comprit peut-être pas bien celui de l’âme. Avant qu’ils pussent s’expliquer l’un à l’autre leur pensée, M. Blifil entra dans la chambre, la tristesse peinte sur le visage,
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et leur dit qu’il avait reçu des nouvelles douloureuses : que sa mère, en revenant de Londres, avait été prise d’une violente attaque de goutte dans la tête et dans l’estomac, et qu’elle était morte, au bout de quelques heures, à Salisbury.
 
« Fatalité ! s’écria le docteur. Que n’ai-je été à portée de la secourir ! On ne peut répondre des événements. La goutte est une des maladies les plus rebelles à la médecine ; et cependant il est bien rare qu’elle résiste à mes remèdes. »
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Square et Thwackum firent à M. Blifil leurs compliments de condoléance, sur la perte de sa mère. Le premier lui conseilla de la supporter en homme ; le second, de s’y résigner en chrétien. M. Blifil leur répondit, qu’il savait très-bien que nous étions tous sujets à la mort ; qu’il tâcherait de ne pas se laisser accabler par son malheur ; mais qu’il ne pouvait s’empêcher d’accuser un peu l’étrange rigueur du sort, qui choisissait, pour le frapper d’un si rude coup, le moment où il craignait d’en recevoir un autre non moins sensible. Il ajouta, que la circonstance présente allait mettre à l’épreuve les excellents principes qu’il tenait de M. Thwackum et de M. Square, et que s’il survivait à tant d’infortunes, il en serait redevable aux leçons de ses maîtres.
 
On délibéra ensuite, si l’on apprendrait à M. Allworthy la mort de sa sœur. Le médecin s’y opposa
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fortement, et toute la faculté, sans doute, eût été de son avis ; mais M. Blifil observa, qu’il avait reçu de son oncle des ordres si formels et si réitérés de ne lui rien cacher, dans la crainte de ce qui en pourrait arriver, qu’il ne se déterminerait, par aucun motif, à y désobéir ; que d’ailleurs, le courage et la piété bien connus de M. Allworthy, l’empêchaient de partager les appréhensions du docteur. Il déclara, en conséquence, qu’il était décidé à lui communiquer sur-le-champ la fatale nouvelle, attendu que si le ciel accordait à ses ferventes prières le rétablissement de son oncle, il ne lui pardonnerait jamais de ne pas l’avoir instruit sur-le-champ d’un événement de cette nature.
 
Le médecin fut forcé de se soumettre à ces raisons, qu’approuvèrent les deux savants personnages. Il entra, suivi de Blifil, dans la chambre de M. Allworthy. À peine lui eut-il tâté le pouls, qu’il trouva une amélioration sensible dans son état. Il dit que le dernier remède avait produit un merveilleux effet, et rendu la fièvre intermittente, en sorte que la situation du malade était maintenant aussi rassurante, qu’elle paraissait auparavant désespérée.
 
À dire vrai, le danger n’avait jamais été aussi grand que le docteur s’était plu à le représenter ; mais comme un prudent général ne dédaigne
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point l’ennemi le plus inférieur en force, un sage médecin ne méprise pas non plus la maladie la moins grave en apparence. Le premier établit une sévère discipline, place avec soin ses sentinelles, ne relâche rien de sa vigilance, quelle que soit la faiblesse de son adversaire ; le second n’oublie pas de composer son maintien, de prendre une physionomie grave, de secouer la tête d’un air d’importance, quelque légère que soit la maladie ; et tous deux, parmi une foule de raisons propres à justifier leur conduite, peuvent en alléguer une excellente, c’est que par là le triomphe devient plus glorieux, et le manque de succès, moins humiliant.
 
M. Allworthy n’eut pas plus tôt remercié le ciel de l’heureux changement survenu dans sa position, que Blifil s’avança vers lui, l’air consterné, son mouchoir sur les yeux pour essuyer ses pleurs, ou pour en faire le semblant, comme Ovide[37] le conseille dans un autre cas,
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et lui apprit ce que le lecteur sait déjà.
 
M. Allworthy reçut la nouvelle avec douleur et résignation ; il laissa échapper une larme, puis reprenant bientôt sa sérénité ordinaire, il s’écria : « Que la volonté de Dieu soit faite en toutes choses ! »
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Que la volonté de Dieu soit faite en toutes choses ! »
 
Il demanda à voir le procureur de Salisbury. M. Blifil lui dit qu’il n’avait pu le retenir un seul moment ; que cet homme paraissait si pressé et accablé de tant d’affaires, qu’il ne viendrait jamais à bout, disait-il, de les expédier toutes, quand il se mettrait en quatre pour cela.
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Qui confirme la vérité de cette remarque d’Eschine, que l’ivresse montre le cœur de l’homme, comme un miroir réfléchit ses traits.
 
On s’étonnera peut-être de n’avoir point ouï parler de M. Jones dans la scène précédente. Sa
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conduite ressembla si peu à celle des autres personnages, que nous n’avons pas voulu le confondre avec eux.
 
Il quitta le dernier la chambre de son père adoptif, et se retira dans la sienne pour se livrer à sa douleur. L’agitation de son âme le força bientôt d’en sortir. Il s’approcha doucement de la porte de M. Allworthy, où il écouta longtemps sans entendre d’autre bruit qu’un ronflement violent, que son imagination frappée lui fit prendre pour le signe d’une pénible agonie. Alarmé de cette idée funeste, il ne put s’empêcher d’entrer dans la chambre. Il y trouva l’excellent homme plongé dans un doux sommeil ; sa garde, assise au pied du lit, dormait aussi, et ronflait de toutes ses forces. Jones se hâta d’imposer silence à cette basse continue, craignant qu’elle ne troublât le repos de M. Allworthy. Il s’assit ensuite à côté de la garde, et y demeura immobile jusqu’au moment où le docteur et Blifil entrèrent ensemble et réveillèrent le malade, le premier pour lui tâter le pouls, le second pour lui faire part d’une nouvelle que Jones, s’il avait connu son dessein, l’aurait bien forcé de remettre à un autre temps.
 
Aux premières paroles de l’imprudent Blifil, Jones eut peine à retenir son indignation, surtout lorsqu’il entendit le docteur déclarer, que c’était malgré lui qu’on apprenait au malade un
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si cruel événement. Mais comme la passion ne l’aveuglait pas au point de lui cacher l’impression dangereuse, que ferait sur M. Allworthy l’éclat d’une querelle, il se contint pour l’instant, et il fut ensuite si content de voir que cette indiscrétion n’avait pas eu de suites fâcheuses, qu’il étouffa sa colère, et ne fit aucun reproche à Blifil.
 
Le médecin dînait ce jour-là chez M. Allworthy. Au sortir de table, il l’alla voir, et revint bientôt après annoncer à la compagnie, avec un air d’assurance et de satisfaction, qu’on pouvait désormais être tranquille sur le compte de son malade ; que la fièvre l’avait quitté, et qu’il se faisait fort d’en prévenir le retour, par le moyen du quinquina.
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Cette nouvelle causa tant de plaisir à Jones, elle le jeta dans un tel ravissement, qu’on pouvait dire de lui, avec vérité, qu’il était ivre de joie : disposition morale qui seconde puissamment les effets du vin ; et comme il but de nombreuses rasades à la santé du docteur et de plusieurs autres, il fut bientôt ivre à la lettre.
 
Le feu du vin redoublant la chaleur naturelle de ses esprits, il fit mille extravagances : il sauta au cou du docteur, le serra dans ses bras, l’assura qu’après M. Allworthy, il était la personne qu’il aimait le mieux au monde. « Oui, docteur, s’écria-t-il, vous méritez qu’on vous élève une
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statue aux frais du public, pour avoir sauvé l’ami des gens de bien, l’ornement de la société, la gloire de l’Angleterre, et l’honneur de la nature humaine. Dieu me damne, si je ne l’aime cent fois plus que mon âme !
 
– Tant pis pour vous, dit Thwackum, quoique vous ayez sans doute assez sujet de l’aimer, car il vous a très-bien traité. Peut-être, au reste, eût-il mieux valu, dans l’intérêt de certaines gens, qu’il ne vécût pas assez pour avoir, plus tard, un juste motif de révoquer ses dons.
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De regretter une tête si chère[38] !
 
Le docteur prévint, par son entremise, l’explosion de la colère qui enflammait Thwackum et Jones. Celui-ci donnant alors un libre essor à sa gaîté, se mit à danser, à chanter des chansons amoureuses, à faire enfin toutes les folies que
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peut inspirer le délire de la joie. Mais l’ivresse, loin de lui inspirer l’envie de quereller personne, augmentait, s’il est possible, l’enjouement accoutumé de son humeur.
 
C’est une erreur commune de croire que les gens querelleurs et méchants dans le vin, sont d’un caractère pacifique et doux avant d’avoir bu. Le vin ne change pas le naturel de l’homme, il ne crée point en lui de nouveaux penchants ; il le prive de la raison, sa sauvegarde habituelle, et le force à découvrir des vices qu’il a l’art de cacher, lorsque aucun nuage n’obscurcit son esprit. Il excite, il allume les passions, surtout celle qui domine dans le cœur. Ainsi la colère, l’amour, la gaîté, l’avarice la générosité, en un mot toutes les affections de l’âme, se manifestent dans l’ivresse avec un degré extraordinaire d’énergie.
 
Cependant, comme il n’y a point de pays où les liqueurs spiritueuses engendrent plus de rixes qu’en Angleterre, principalement parmi le bas peuple, pour qui boire et se battre sont des termes presque synonymes, nous serions fâché qu’on inférât de ce que nous venons de dire, que les Anglais sont la plus méchante de toutes les nations. Peut-être l’amour de la gloire est-il la source ordinaire de leurs querelles ; et, dans ce cas, il faudrait leur décerner la palme du courage. Rien
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n’est plus rare, en effet, que d’entendre citer, en pareille occasion, un trait de perfidie ou de lâcheté. Souvent, au contraire, on voit les combattants se témoigner, pendant l’action, des égards réciproques : en sorte que l’amitié termine, presque toujours, la dispute qu’une joyeuse ivresse avait fait naître.
 
Mais pour reprendre le fil de notre histoire, quoique Jones n’eût montré aucune intention hostile, M. Blifil ne se tint pas moins très-offensé d’une conduite qui s’accordait mal avec l’extrême réserve de son caractère. Il la jugea d’autant plus indécente et plus odieuse, que la mort d’une mère chérie venait, disait-il, de répandre le deuil dans la maison. S’il avait plu au ciel de leur donner quelque espoir du rétablissement de M. Allworthy, c’était par des actions de grâces qu’il convenait de faire éclater leur reconnaissance, et non par l’emportement de l’ivresse et par des chants dissolus, moyens plus capables d’allumer que d’éteindre le courroux céleste. Thwackum qui avait bu, sans qu’il y parût, plus que Tom, applaudit aux pieuses réflexions de Blifil. M. Square, pour des motifs que le lecteur saura deviner, garda le silence.
 
Le vin n’avait pas tellement troublé la raison de Jones, qu’un seul mot ne suffît pour lui rappeler le malheur de M. Blifil. Toujours prêt à reconnaître et à réparer
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ses torts, il tendit la main à son camarade, en signe d’amitié, le priant de l’excuser, si l’excès de joie que lui causait la convalescence de M. Allworthy, avait banni de son esprit toute autre pensée.
 
Blifil repoussa dédaigneusement sa main, et lui répondit avec indignation, qu’il n’était pas surprenant que les spectacles les plus tragiques fussent sans effet sur des aveugles ; que pour lui, ayant le malheur de connaître ses parents, il devait être sensible à leur perte.
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Jones, malgré la bonté de son naturel, était tant soit peu irascible. Il se leva en colère, et saisissant Blifil au collet : « Misérable ! s’écria-t-il, oses-tu bien insulter au malheur de ma naissance ? » Il accompagna cette apostrophe de gestes si violents, que le phlegmatique Blifil perdit patience. Aussitôt commença entre eux un combat qui aurait pu devenir sérieux, sans l’intervention de Thwackum et du docteur. Square, que la philosophie rendait supérieur aux émotions de l’humanité, continua de fumer sa pipe, comme il avait coutume de faire dans toutes les disputes où il ne craignait rien pour lui-même.
 
Les deux champions, réduits à l’impuissance de recourir à une vengeance immédiate, se dédommagèrent de cette contrainte par un torrent d’injures et de menaces, nouvelle espèce de lutte dans
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laquelle la fortune se montra aussi favorable à Blifil, qu’elle lui avait été contraire dans la précédente.
 
À la fin pourtant, il se conclut une trêve, par la médiation des parties neutres : la compagnie se remit à table ; Jones consentit à demander pardon, Blifil l’accorda, la paix fut faite, et les choses semblèrent rétablies in statu quo.
 
Malgré cette réconciliation apparente, le plaisir, que la querelle avait banni, ne revint pas. Tout sentiment de joie était éteint ; on ne traita plus que de graves questions de politique et de morale, sorte d’entretien fort instructif sans doute, mais d’un très-médiocre intérêt. Comme nous n’avons en vue que l’amusement du lecteur, nous passerons sous silence ce qui se dit, jusqu’au moment où les convives s’étant peu à peu retirés, Square et le médecin restèrent seuls. La conversation se ranima un instant par des réflexions critiques sur la dispute des deux jeunes gens. Le médecin prononça, qu’à tout prendre, ils ne valaient pas mieux l’un que l’autre : décision que le philosophe approuva d’un mouvement de tête grave et significatif.
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Jones, avant d’entrer chez M. Allworthy, alla faire un tour dans la campagne, pour tâcher de calmer l’agitation de ses sens. L’image de sa chère Sophie, que la maladie dangereuse de son bienfaiteur avait écartée quelque temps de sa pensée, revint naturellement s’y offrir. Il se livrait à de douces rêveries, lorsqu’un incident qui affligera, comme nous, le lecteur, mais que notre devoir d’historien nous oblige de transmettre à la postérité, en interrompit le cours.
 
C’était pendant une belle soirée des derniers jours du mois de juin ; notre héros avait dirigé ses pas vers un petit bois, où le souffle du zéphyr qui se jouait dans le feuillage, le murmure d’une source d’eau vive, et le ramage de mille oiseaux, formaient
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une harmonie enchanteresse. Il songeait à sa Sophie dans ce lieu si propre à l’amour. Son imagination, dont rien ne gênait l’essor, parcourait en liberté tous ses charmes, se la représentait sous les formes les plus variées, les plus ravissantes ; son cœur brûlant ne respirait que la volupté. Il se jeta sur le gazon qui tapissait le bord du ruisseau, et d’une voix attendrie : « Ô Sophie ! s’écria-t-il, si le ciel me permettait de te serrer dans mes bras, quel serait mon bonheur ! Faut-il, hélas ! que la fortune ait mis entre nous tant de distance ? Ah ! si je te possédais, quand tu n’aurais pour tout bien que les trésors que t’a prodigués la nature, est-il sur la terre un mortel à qui je portasse envie ? De quel œil de dédain je verrais la plus belle Circassienne, parée des plus riches ornements de l’Inde ! que dis-je ! si je croyais que mes yeux pussent regarder avec tendresse une autre femme, je les arracherais à l’instant de ma propre main. Oui, ma Sophie, la fortune inhumaine peut nous séparer pour toujours ; mais tant que je vivrai, je n’aimerai que toi. Je voue à ton image une constance éternelle. Dussé-je renoncer à l’espoir de te posséder jamais, tu n’en seras pas moins la maîtresse absolue de mes pensées, de mon affection, de mon cœur. Ce cœur fidèle ne brûlera que pour toi. Vénus elle-même tenterait en vain de l’enflammer ;
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elle ne trouverait en moi qu’indifférence et froideur. Sophie, Sophie seule est mon idole. Quel enchantement dans ce nom ! je veux le graver sur tous ces arbres ! »
 
À ces mots, il se lève et aperçoit, non sa Sophie, non une jeune Circassienne, richement parée pour le sérail du grand-seigneur, mais une simple paysanne, vêtue d’une jupe de toile grossière, baignée de sueur, une fourche de fer à la main, enfin Molly Seagrim. Notre héros, armé de son couteau, s’apprêtait à graver sur l’écorce des arbres le nom chéri de Sophie, quand Molly s’approchant de lui : « Monsieur, lui dit-elle en souriant vous n’avez pas envie, j’espère, de me tuer ?
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Ce reproche amena un dialogue que nous croyons pouvoir omettre. Il suffira de dire qu’il se prolongea l’espace d’un bon quart d’heure, au bout duquel les deux interlocuteurs s’enfoncèrent ensemble dans l’épaisseur du bois.
 
Quelque invraisemblable que paraisse le fait, il est certain, et de plus assez facile à expliquer.
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Jones fit sans doute réflexion qu’une femme valait mieux que rien, et Molly, de son côté, calcula que deux hommes valaient mieux qu’un.
 
N’oublions pas d’ailleurs, que notre ami jouissait alors très-imparfaitement de cette merveilleuse faculté de l’âme, qui donne aux gens sobres tant d’avantage pour maîtriser leurs passions, et pour résister à l’attrait des plaisirs défendus. Le vin lui en avait presque ôté l’usage, il était dans un tel état, que si la sagesse en personne se fût avisée de vouloir le gourmander, il aurait pu lui faire la réponse que fit jadis un certain Cléostrate à un sot, qui lui demandait s’il n’était pas honteux d’être ivre : « Et vous, n’êtes-vous pas honteux de donner des conseils à un homme ivre ? » Dans le fait, quoique l’ivresse ne soit pas une excuse valable au tribunal de la justice, elle en est une suffisante au tribunal de la conscience. Aussi Aristote, en faisant l’éloge de la loi de Pittacus qui punit d’une double peine les crimes commis par les gens ivres, convient qu’il entre dans cette loi plus de politique que de justice. Or, de toutes les fautes où peut entraîner l’ivresse, celle que commit M. Jones est une des plus graciables. Nous pourrions étaler à ce sujet une abondante érudition, si nous n’étions retenu par la crainte d’ennuyer le lecteur, sans lui rien apprendre. Cette considération nous engage à garder
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pour nous notre science, et à continuer, sans autre digression, le cours de cette histoire.
 
On a observé que la fortune fait rarement les choses à demi. Elle est extrême dans ses faveurs, comme dans ses disgrâces. Au moment où notre héros se retirait à l’écart avec sa Didon,
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MM. Thwackum et Blifil, qui se promenaient en s’entretenant de choses sérieuses, arrivèrent à l’entrée du bois. Le dernier aperçut nos deux amants, lorsqu’ils allaient disparaître dans l’ombre. Il reconnut très-bien Jones, quoiqu’à plus de cent pas de distance. Il ne se méprit pas non plus sur le sexe de l’autre individu, sans pouvoir toutefois distinguer qui c’était. Il tressaillit, se signa, et poussa un grand cri.
 
Thwackum surpris de sa subite émotion, lui en demanda la cause. Blifil répondit, qu’il était sûr d’avoir vu entrer ensemble dans le bois un homme et une femme, qui ne pouvaient avoir que de mauvais desseins. Il jugea à propos de taire le nom de Jones. Dans quel but ? C’est au lecteur pénétrant à le deviner. Nous nous abstenons toujours
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avec soin d’assigner un motif aux actions des hommes, quand nous avons la plus légère crainte de commettre une erreur.
 
Le ministre, rigide observateur des lois de la continence, et grand ennemi du libertinage dans les autres, prit feu au rapport de Blifil, et le pria de le conduire sur-le-champ à l’endroit où les deux individus avaient disparu à ses yeux. Il ne respirait que vengeance, il mêlait aux accents de la colère de fréquentes lamentations, et censurait même indirectement la conduite de M. Allworthy, insinuant que la corruption du pays était, en grande partie, l’effet de l’encouragement qu’il donnait au vice, par sa faiblesse pour un bâtard, et par la coupable indulgence avec laquelle il dérobait des filles perdues aux salutaires rigueurs de la loi.
 
Nos chasseurs avaient pris, en poursuivant leur proie, un sentier embarrassé de ronces. Cet obstacle ralentit leur marche, et le bruit des épines qu’ils froissaient sous leurs pieds avertit Jones de leur approche. Thwackum d’ailleurs, incapable de contenir son indignation, l’exhalait en menaces si violentes, que le son de sa voix convainquit notre ami qu’il était, en termes de chasse, surpris au gîte.
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Comparaison homérique, servant d’introduction au combat le plus sanglant qui puisse se livrer, sans le secours du fer ou de l’acier.
 
Dans la saison où les feux de l’amour embrasent les hôtes des forêts, lorsqu’un cerf, au bois élevé, se prépare à jouir de sa belle compagne, si une meute cruelle s’approche assez du temple de la sauvage Vénus, pour réveiller en elle ce sentiment de crainte ou de pudeur dont la nature a doué toutes les femelles, dans la vue d’empêcher l’aveugle ardeur des mâles d’exposer les mystères sacrés aux regards des profanes ; si, dis-je, pendant que le cerf et son amante célèbrent ces mystères communs à tout ce qui respire[40], quelque
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animal téméraire ose les troubler, au premier mouvement de la biche effrayée, le cerf impétueux et fier s’élance sur le bord du hallier qui leur sert d’asile, s’y tient en sentinelle, frappe du pied la terre, brandit dans l’air son bois superbe, et provoque hardiment au combat l’audacieux qui interrompt ses plaisirs.
 
Tel, et plus terrible encore, se précipite notre héros, à l’approche de l’ennemi. Il fait quelques pas en avant, pour cacher sa maîtresse tremblante et pour assurer sa retraite. Thwackum lançant sur lui des regards furieux : « Fi ! fi ! monsieur Jones, s’écria-t-il d’une voix de tonnerre, est-il possible que ce soit vous ?
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– Si j’ai quelque malheureuse avec moi, il est encore possible que je ne vous dise pas son nom.
 
– Je vous ordonne de me le dire à l’instant. Ne vous imaginez pas, jeune homme, que l’âge, en relâchant les liens de la discipline, vous ait entièrement affranchi de l’autorité de votre maître. Les relations entre le maître et l’élève ont un caractère indélébile, comme toute autre relation quelconque ; car il n’en est point qui ne dérive du ciel même. Sachez donc que vous ne me devez pas moins de respect et d’obéissance aujourd’hui,
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qu’au temps où je vous enseignais les premières règles de votre rudiment.
 
– Vous pouvez le penser ainsi, moi je n’en crois rien, et vous ne me ferez pas changer d’avis, à moins que vous n’ayez entre les mains, pour me convaincre, les mêmes arguments qu’autrefois.
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Thwackum, tout occupé de l’objet de sa recherche, profita de la liberté qu’il avait recouvrée, pour pénétrer dans le bois, sans s’inquiéter de ce que deviendrait son compagnon. Mais Jones, vainqueur de Blifil, ne le laissa pas aller bien loin ; il courut après lui, et le tira rudement en arrière par le pan de son habit.
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Le ministre avait été dans sa jeunesse un redoutable champion, et s’était illustré, tant à l’école qu’à l’université, par la rudesse de son poing. Il est vrai qu’il avait renoncé, depuis nombre d’années, au noble exercice du pugilat ; mais son courage était aussi ferme que sa foi, et sa force physique ne cédait ni à l’un, ni à l’autre. On a pu s’apercevoir, en outre, qu’il était d’une humeur colérique. Lorsqu’en se retournant, il vit son ami étendu sur la terre, et qu’il se sentit pressé lui-même par un adversaire, qui avait toujours été autrefois le patient dans leurs débats, la honte redoubla son dépit ; il prit l’offensive, et attaqua Jones, en face, avec autant de vigueur qu’il l’attaquait jadis par derrière.
 
Notre héros reçut le choc sans sourciller, sa poitrine en retentit ; il riposta avec une égale énergie ; il visait à la poitrine de Thwackum, mais son poing, adroitement rabattu, ne porta que sur le ventre du ministre, qui, garni de deux livres de bœuf et d’autant de pudding, ne rendit pas un son creux. Des deux côtés il se donna un grand nombre de coups plus faciles à imaginer qu’à décrire. À la fin Thwackum fit une lourde chute, Jones en profita pour lui appuyer les deux genoux sur l’estomac, et la victoire n’eût pas été plus longtemps douteuse, si Blifil, qui s’était relevé dans l’intervalle, ne fût revenu à la
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charge, et n’eût donné au ministre, par une utile diversion, le temps de se reconnaître et de reprendre haleine.
 
Tous deux alors assaillirent de concert notre héros, dont le bras était déjà fatigué par son combat avec Thwackum, car quoique le pédagogue, accoutumé à l’emploi du bouleau, préférât jouer des solo sur le dos de ses élèves, et ne se fût livré, dans ces derniers temps, qu’à ce seul exercice, il conservait assez de son ancien talent, pour faire très-bien sa partie dans un duo.
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La mêlée en devint plus furieuse, pendant quelques minutes ; mais Blifil ayant été renversé une seconde fois par Jones, Thwackum se décida à demander quartier au nouvel assaillant, qui n’était autre que M. Western, qu’aucun des combattants n’avait reconnu, dans la chaleur de l’action.
 
L’honnête écuyer se promenait le soir avec quelques amis, quand le hasard le conduisit vers le lieu où se livrait cette sanglante bataille. À la vue de trois hommes aux prises, il jugea, sans un grand effort de génie, que la partie n’était pas égale. Il
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quitta aussitôt sa compagnie, et, ne prenant conseil que de son courage, il se rangea du côté le plus faible. Par ce procédé généreux, il empêcha, selon toute apparence, que M. Jones ne fût victime de la rage de Thwackum, et du pieux dévouement de Blifil pour son ancien maître ; car outre l’inégalité du nombre ; si défavorable à notre jeune héros, son bras cassé n’avait pas encore recouvré sa première force. L’arrivée imprévue de l’écuyer mit bientôt fin au combat, et Jones, grâce au secours de son allié, remporta une victoire complète.
 
 
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Spectacle plus touchant que ne pourrait l’être l’entière effusion du sang d’un Thwackum, d’un Blifil, et de vingt autres de cette espèce.
 
La compagnie de M. Western arriva au moment où le combat finissait. Elle se composait du digne ecclésiastique que nous avons vu dernièrement à
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la table de l’écuyer, de mistress Western, tante de Sophie, et de Sophie elle-même.
 
Arrêtons-nous un instant, et jetons un coup d’œil sur le champ de bataille. D’un côté gisait dans la poussière, pâle et sans haleine, le triste Blifil ; debout, près de lui, triomphait l’heureux Tom Jones, tout couvert de son propre sang et de celui du révérend Thwackum ; de l’autre côté paraissait le pédagogue, tel que le roi Porus, subissant à regret le joug du vainqueur ; et Western-le-Grand, comme un nouvel Alexandre, épargnait généreusement son ennemi vaincu.
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Un objet plus aimable et plus touchant avait attiré tous les regards. C’était la charmante Sophie étendue sans mouvement sur la terre. L’effusion du sang, le danger de son père, peut-être aussi sa crainte pour un autre, avaient glacé ses sens ; elle s’était trouvée mal, avant qu’on pût la secourir.
 
Mistress Western s’aperçut la première de son
Mistress Western s’aperçut la première de son évanouissement. Elle jeta un cri d’alarme qui fut à l’instant répété par deux ou trois personnes. On entendit retentir ces mots : « Miss Western se meurt ! vite de l’eau fraîche ! des sels ! »
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évanouissement. Elle
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jeta un cri d’alarme qui fut à l’instant répété par deux ou trois personnes. On entendit retentir ces mots : « Miss Western se meurt ! vite de l’eau fraîche ! des sels ! »
 
On peut se souvenir que dans la description du bois où se passaient ces grands événements, nous avons fait mention d’un ruisseau qui fuyait, en murmurant, sous le feuillage. Notre ruisseau ne ressemblait pas à ces sources insipides, qu’on voit figurer dans les romans vulgaires, sans autre effet que d’étourdir l’oreille du lecteur d’un vain bruit. Non, la fortune lui gardait plus d’honneurs qu’à aucun de ceux qui baignaient les riants vallons de l’Arcadie.
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Jones frottait les tempes de Blifil, à qui il craignait d’avoir donné un trop rude coup, lorsque ce cri funeste : « Miss Western se meurt ! » vient le glacer d’effroi. Il se relève aussitôt, abandonne Blifil à son sort, vole au secours de Sophie, et tandis que les autres parcourent en vain d’arides sentiers, pour y chercher de l’eau, il la prend dans ses bras, la porte à la hâte au ruisseau, s’y plonge, et arrose abondamment d’une onde pure le visage, la tête, et le cou de son amante évanouie.
 
Par bonheur pour Sophie, le même désordre qui empêchait ses amis de la secourir, les empêcha aussi d’arrêter Jones dans sa course. Il était à moitié chemin, qu’ils ignoraient encore ce qu’il faisait, et il l’avait rappelée à
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la vie, avant qu’ils eussent atteint le bord du ruisseau. Sophie ouvrait les yeux, étendait les bras, et jetait un faible cri, au moment où son père, sa tante, et le ministre, arrivèrent.
 
Jones qui ne s’était point dessaisi jusque-là de son précieux fardeau, le remit alors entre leurs mains. Ce ne fut pas, toutefois, sans se permettre un tendre baiser : liberté dont Sophie se serait sûrement offensée, si elle avait eu l’entier usage de ses sens. Comme elle n’en témoigna aucun déplaisir, il faut croire qu’elle n’était pas tout-à-fait revenue à elle.
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Cette scène tragique se changea en une scène de joie, où nôtre héros joua sans contredit le principal rôle. Plus sensible peut-être au bonheur d’avoir sauvé Sophie, qu’elle ne l’était à la conservation de sa propre vie, il fut aussi le premier objet des félicitations générales. L’écuyer, après avoir embrassé sa fille une ou deux fois, sauta au cou de Jones et faillit l’étouffer de tendresse. Il l’appela le sauveur de Sophie, et déclara que hors sa fille et sa terre, il n’y avait rien au monde qu’il ne fût prêt à lui donner. Cependant, après un moment de réflexion, il excepta encore ses chiens de chasse, et la Paysanne, sa jument favorite.
 
L’état de Sophie ne causant plus d’inquiétude, l’écuyer
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s’occupa de Jones. « Allons, mon garçon, lui dit-il, ôte ton habit et lave-toi le visage ; car, en vérité, tu fais peur. Allons, lave-toi, te dis-je, et suis-moi au château. Nous verrons à t’y trouver un autre habit. »
 
Jones obéit, ôta son habit, et lava dans le ruisseau son visage et sa poitrine, qui étaient tout souillés de sang. L’eau en effaça aisément les taches, mais elle ne put faire disparaître les marques noires et bleues que le poing de Thwackum y avait imprimées. Sophie les aperçut et en poussa un soupir, qu’elle accompagna du plus tendre regard.
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Ce regard ne fut pas perdu pour Jones. Il fit sur lui une impression plus forte que ses blessures, mais une impression bien différente : celle-ci était si douce, si délicieuse, que tous les coups qu’il avait reçus dans le combat, eussent-ils été autant de coups de poignard, elle en aurait suspendu un instant la douleur.
 
La compagnie revint sur ses pas, et arriva bientôt à l’endroit où Thwackum venait de relever M. Blifil. Qu’il nous soit permis d’exprimer ici le vœu d’un ami de l’humanité. Plût au ciel que toutes les querelles se décidassent désormais avec les seules armes dont la sage nature nous a pourvus ! Le fer homicide ne serait plus employé qu’à déchirer les entrailles de la terre ; la guerre,
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ce noble passe-temps des rois, deviendrait un jeu presque innocent, et les combats entre deux grandes armées se livreraient à la satisfaction des belles dames, que rien n’empêcherait d’y assister, avec les monarques eux-mêmes. Si les champs de bataille étaient un moment jonchés de corps humains, un instant après les morts, ou du moins la plupart d’entre eux, se relèveraient comme les troupes de M. Bayes, et se remettraient en marche au son du tambour, ou du violon, selon qu’on en serait convenu d’avance.
 
Pour éviter de traiter cette matière sur un ton de plaisanterie qui pourrait offenser les politiques, ennemis jurés de tout badinage, nous demandons sérieusement si le succès d’une bataille, le sort d’une ville assiégée, ne se décideraient pas aussi bien par le plus ou le moins de têtes cassées, de nez sanglants, et d’yeux pochés, que par des monceaux de cadavres horriblement mutilés ? Cette nouvelle tactique serait, à la vérité, peu favorable aux Français ; elle leur ferait perdre l’avantage que leur donne sur les autres nations la supériorité de leur artillerie ; mais la valeur et la générosité bien connues de ce peuple, nous sont garants qu’il n’hésiterait pas à se mesurer de pair avec ses rivaux, et à rendre, comme on dit, la partie égale.
 
Il est, nous le savons, plus facile de souhaiter
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que d’obtenir une pareille réforme. Contentons-nous donc d’en avoir donné l’idée, et revenons à notre sujet.
 
M. Western ignorait encore ce qui s’était passé avant son arrivée. Curieux de connaître la cause de la querelle, il interrogea Blifil et Jones à ce sujet. Tous deux gardèrent le silence. « Parbleu, dit Thwackum avec impudence, la cause n’en est pas loin d’ici, je crois, et si vous battez bien les buissons, vous la trouverez.
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– Je vous demande pardon, monsieur, dit Thwackum, il n’est pas plaisant pour un homme de mon caractère, d’être traité de la sorte par un enfant ; et pourquoi ? pour avoir fait mon devoir, en tâchant de découvrir et de livrer à la justice une misérable prostituée. Au reste, la principale faute en est à M. Allworthy et à vous, monsieur. Si vous faisiez exécuter les lois, comme vous le devez, vous auriez bientôt purgé le canton de cette vermine.
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– J’en aurais plus tôt exterminé tous les renards. Ne faut-il pas, d’ailleurs « encourager la population, pour réparer les pertes que nous faisons journellement à la guerre ? – Mais, où est-elle ? Je t’en prie, Tom, montre-la-moi. » À ces mots, il se mit à battre les buissons, de la même manière que s’il eût chassé un lièvre. À la fin il s’écria : « Oh ! oh ! l’animal n’est pas loin. Sur mon honneur, voici son gîte, mais il a pris la fuite. » L’écuyer disait vrai ; il se trouvait à la place même d’où la pauvre fille s’était enfuie, dès le commencement de la bagarre, sur autant de pieds qu’un lièvre en emploie pour courir.
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Sophie, qui se sentait faible et craignait une rechute, pria son père de la ramener au château. L’écuyer se rendit sur-le-champ au désir de sa fille ; car c’était le plus, tendre des pères. Il pressa de nouveau la compagnie de venir souper chez lui. Blifil et Thwackum s’en excusèrent. Le premier dit, qu’il avait plus de motifs qu’il n’en pouvait alléguer, pour le moment, de ne point accepter cet honneur ; le second observa, peut-être avec raison, que la bienséance ne permettait pas à un homme de sa profession, de se montrer dans l’état où il était.
 
Jones, incapable de résister au plaisir de passer la soirée avec sa Sophie, suivit l’écuyer Western et les deux dames. Le ministre Supple fermait
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la marche. Il offrit à son confrère Thwackum de lui tenir compagnie ; ne voulant point, par respect pour l’habit qu’il portait, le laisser seul ; mais Thwackum, loin de répondre à sa politesse, le repoussa d’une façon assez incivile du côté de M. Western.
 
Ainsi finit cette sanglante querelle, et ainsi finira le cinquième livre de notre histoire.
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CHAPITRE PREMIER.
=== no match ===
 
 
De l’amour.